Temps de lecture : 13 min.
Le 27 septembre 2025, le père Fabio Attard, recteur majeur des Salésiens, a reçu des mains du maire de Catane, l’avocat Enrico Trantino, la citoyenneté d’honneur de la ville. Il prononça un discours sur l’urgence éducative contemporaine. Partant de l’analyse de la « société liquide » de Bauman, le père Attard dénonce une culture qui transforme les jeunes à éduquer en clients à séduire, les laissant sans repères dans un désert existentiel. Se référant à l’héritage de Don Bosco, il souligne combien les jeunes recherchent désespérément des adultes authentiques et des propositions de valeurs intégrales. Le discours lance un appel urgent à construire des alliances éducatives entre les institutions civiles et religieuses, en investissant dans la formation d’éducateurs qualifiés. Il conclut en invoquant le courage de l’espoir pour offrir aux nouvelles générations des chemins d’avenir, définissant cette mission comme une responsabilité collective indispensable.
1. L’urgence éducative comme bonne nouvelle
Je suis convaincu que ceux d’entre nous qui sont engagés sur la frontière de l’éducation, dans des milieux et des parcours divers, se rendent compte que les temps ont changé. Il nous revient de faire face à ce changement et de le commenter car ce changement a des répercussions très significatives sur le quotidien éducatif. L’un des observateurs les plus attentifs de la société actuelle, le philosophe Zygmunt Bauman, commentant la transition culturelle et sociale dont nous sommes témoins, a écrit :
La culture « liquide » de notre temps, contrairement à celle de l’époque de la construction des nations, n’a pas des gens à éduquer mais plutôt des clients à séduire. Et, contrairement à la culture moderne du « solide » qui l’a précédée, elle ne désire plus se retirer du jeu petit à petit, mais le plus tôt possible. Son objectif est maintenant de rendre sa propre survie permanente, en temporalisant tous les aspects de la vie de ses anciens protégés, maintenant transformés en clients.
Je voudrais commencer par cette réflexion comme point de départ car le besoin et l’urgence de commenter les situations sociales actuelles dans leur ensemble requièrent l’aide de lumières qui nous aident à reconnaître plus clairement l’état actuel de la réalité. Lorsqu’il s’agit d’aborder la vie de nos jeunes, il faut avant toute chose connaître leur histoire et leur habitat.
En tant que salésiens de Don Bosco, nous avons dans notre ADN cette tension naturelle, qui nous pousse à sortir à la rencontre des jeunes là où ils se trouvent. Par sa nature même, notre type de rencontre avec les jeunes ne présuppose pas des conditions préalables. Nous cherchons simplement à être proches, à vivre une rencontre sans préjugés, sans idées préconçues. Tout cela ne signifie cependant pas que nous pouvons nous passer d’une vision claire et d’une formation adéquate. Au contraire, aujourd’hui, nous ne pouvons pas rencontrer les jeunes de manière saine et salutaire si nous ne sommes pas équipés d’une connaissance solide et étendue des divers éléments qui conditionnent la vie sociale, familiale et culturelle de nos jeunes. La bonne volonté de les rencontrer ne suffit pas à elle seule.
À nous tous, adultes et pèlerins des jeunes, il nous est demandé d’être des personnes équipées d’une formation intégrale. Quiconque veut être vraiment au service des jeunes, a d’abord besoin de s’interroger sur ses propres motivations, les plus profondes, celles qui habitent le cœur et qui le poussent à être présent avec eux, à agir en leur faveur. En clair, les raisons de notre mission éducative doivent être renforcées.
Cette première étape en appelle une seconde, celle de s’interroger sur les sources et les racines qui nourrissent ces motivations.
Nous nous demandons si c’est vraiment aimer les jeunes que de leur permettre toutes les possibilités sans limites et sans une vision du but où nous voulons qu’ils arrivent. Nous nous demandons si l’unique objectif, celui de permettre aux jeunes d’arriver à profiter du temps et à se sentir émotionnellement gratifiés, peut leur procurer le vrai bien ? Nous nous demandons si la bonne voie consiste à offrir aux jeunes des occasions et des espaces où le désir superficiel de l’immédiat peut être satisfait sans « si » et sans « mais ». Une société où les adultes considèrent les jeunes comme des clients est une société qui a perdu la boussole de l’avenir en trouvant le raccourci de l’utile et du profit immédiat. Un profit payé avec la monnaie de l’échec éducatif.
Les choix éducatifs et politiques qui, consciemment ou inconsciemment, prennent cette voie, finissent indirectement et subtilement par ne proposer aux jeunes que l’opportunité de consommer le temps de la jeunesse. Mais nous sommes tous conscients que la jeunesse, en tant que moment de la vie, n’’est certainement pas éternelle. La beauté de la jeunesse, en revanche, réside précisément dans le fait qu’elle est une phase de la vie qui, à la suite de l’enfance et de l’adolescence, devient le sein qui donne naissance à l’âge adulte.
Une société qui se limite simplement à offrir aux jeunes des espaces et des expériences où le désir est simplement satisfait, mais non éduqué et mûri, est une société qui finit par consommer la jeunesse en lui faisant perdre la capacité d’être génératrice d’un avenir prometteur et digne. Nous tous, responsables de différentes manières, acteurs de la vie sociale, directement ou indirectement liés à la planète éducative, nous avons la responsabilité de soigner cette phase de la vie, en y voyant précisément le sein qui détient aujourd’hui la clé de l’avenir. Dans tout parcours éducatif, l’avenir est présent, l’avenir est dans le présent.
C’est donc à juste titre que le philosophe Bauman s’interroge sur la manière de nommer la culture actuelle. Il répond en nous demandant d’écouter l’avertissement pour savoir si nous sommes, nous aussi, complices de la situation en rendant cette phase actuelle de l’histoire « liquide comme un grand magasin ».
2. Reconnaître la recherche de sens
Comme premier appel pour nous, éducateurs et éducatrices, acteurs de la vie sociale à tous les niveaux, il est urgent que nous nous rendions compte que c’est une génération qui cherche. Le changement de paradigme de ces dernières décennies a été si fort qu’il a provoqué un véritable et profond tremblement de terre dans la mémoire collective. D’une société monolithique, avec le même vocabulaire, avec des institutions traditionnelles bien établies, comme l’Église, la famille et l’école, nous sommes passés à une société marquée par la fragmentation et l’individualisme. L’image qui caractérise souvent la jeunesse est celle d’une génération de jeunes bons et sincères, mais au nom d’une fausse conception de la liberté et sous prétexte qu’il ne faut pas les conditionner, nous les avons laissés sans cartes, sans nourriture et sans eau, au milieu du désert de nos villes.
C’est une véritable et réelle tragédie de voir comment les paroles des soi-disant prophètes de la sécularisation, qui annonçaient une nouvelle ère de liberté délivrée du lourd fardeau de la religion, nous ont amenés à une situation de vide et de non-sens. À force de proclamer que nous sommes maintenant libérés des superstitions et des modèles culturels traditionnels désuets, d’une vision institutionnalisée qui ne nous a pas permis de grandir comme nous le voulions, nous nous rendons compte que ce qui émerge est un scénario marqué par la désorientation et la perte des points de référence, que les jeunes eux-mêmes recherchent désespérément aujourd’hui.
On était frappé et peut-être même enthousiasmé par l’imaginaire d’une liberté sans freins et sans limites. Mais la réalité que cette illusion nous a laissée, nous la connaissons tous. Quand nos jeunes regardent aujourd’hui les adultes, ils ne sont pas du tout impressionnés. Ils sentent qu’il manque une génération d’adultes significatifs qui sachent déclencher l’énergie du rêve, la puissance et l’enthousiasme de se donner à des causes valables, justes et humainement enrichissantes.
Il faut partir de cet appel urgent, voire de ce cri fort mais silencieux à la fois. Le pape François d’abord et le pape Léon maintenant se positionnent dans un espace synchronisé avec la voix cachée et profonde des jeunes. À cette voix qui cherche, ces pasteurs répondent dans un langage que les jeunes ressentent comme le leur. Ils ne promettent pas d’illusions, n’offrent pas de solutions émotionnellement gratifiantes, mais un appel sain et salutaire, une proximité qui communique un témoignage cohérent et un message crédible. Leur voix parle au cœur inquiet des jeunes, fatigué des fausses promesses et du vide éloquent.
3. Don Bosco : un projet intégral
En ce sens, et dans un contexte historique éloigné de nous du point de vue chronologique, Don Bosco nous communique une expérience qui nous est vraiment proche au niveau affectif. Il a saisi ce mouvement du cœur. C’est un mouvement du cœur qui ne connaît pas de barrières temporelles, culturelles ou continentales. Don Bosco nous enseigne que le cœur des jeunes a comme base un substrat divin, il se nourrit de racines mystiques. C’est le cœur de chaque jeune et de chaque époque. Un cœur qui habite de manière singulière tous les contextes et toutes les cultures et en même temps s’élève au-dessus d’eux. Le cœur des jeunes, d’hier comme ceux d’aujourd’hui, est un cœur qui dans le présent rêve toujours de l’avenir. Aujourd’hui, la différence est que ce cœur crie avec un regard interrogateur et une recherche marquée par une résilience silencieuse. Dans un contexte médiocre et plat, la réalité palpable est que les jeunes, qui sont nés pour regarder en avant et en haut, sentent que leur cri est un cri dans le désert quand ils regardent autour d’eux, quand ils demandent aide, soutien, amour. À leur cri, c’est le vide et le silence qui répondent avec force.
Don Bosco l’a compris en son temps, et la première chose qu’il fait est de se mettre à leurs côtés dans les rues de Turin. Une proximité qui témoignait de son choix d’être pèlerin et serviteur. Fruit d’une écoute saine et prophétique, dans un mouvement de sortie, en s’incarnant dans leur histoire, une proposition variée et multiple a jailli, un espace humain où l’on peut se rencontrer comme amis, une maison où l’on peut expérimenter la beauté de l’esprit de famille, des propositions éducatives qui les préparaient à un avenir digne, des expériences de valeurs qui ne cachent pas et n’ont pas honte d’offrir une proposition spirituelle, enracinée dans une vision d’un Dieu qui aime gratuitement et pardonne abondamment. Dans le plein respect des jeunes, de leurs rythmes et de leurs histoires, Don Bosco a compris que le présent est précisément comme le sein maternel qui génère la vie et comme tel doit être pris au sérieux à tous les niveaux, avec respect et avec amour, de manière intégrale.
Hier comme aujourd’hui, les jeunes recherchent des adultes qui ont un visage propre et un cœur sain. Ils sont à la recherche d’adultes qui soient des pèlerins marqués par des motivations saines. Ils ne veulent pas être traités comme des clients, des consommateurs consommés sur la table du profit. Pour confirmer tout cela, il y a le témoignage que nous voyons encore aujourd’hui, des expériences valables qui nous montrent que lorsqu’ils se trouvent dans un environnement sain, avec des personnes authentiques et des propositions de valeurs, les jeunes apprennent progressivement à faire confiance et à se confier.
4. Alliances éducatives
Grande est la responsabilité de nous tous en cette phase historique. C’est maintenant le temps où nous sommes appelés à favoriser et à promouvoir les bases de véritables alliances éducatives et pastorales. Nous ne pouvons pas nous permettre de regarder ailleurs, de rester fermés et obstinés sur des choix qui écartent les engagements et les investissements de ressources et de personnes dans le domaine éducatif. Il n’est pas non plus temps d’interpréter et de conditionner les défis éducatifs sur des lignes idéologiques, désormais dépassées parce qu’elles ont échoué.
Dans une culture géopolitique mondiale, où investir dans l’économie de la guerre devient plus important que d’investir et de nourrir les pauvres et les affamés, il est urgent et impératif de construire et de soutenir des processus éducatifs qui préparent au monde du travail, de former les jeunes à assumer le bien de la société au niveau social, politique et religieux. Grande est la responsabilité que nous avons devant nous.
Nous sommes appelés à éduquer les jeunes générations à une époque caractérisée par une profonde recherche de sens. C’est là un des défis les plus complexes de notre temps. Nous sommes appelés à reconnaître que nous vivons dans un monde marqué par l’indifférence et le « désenchantement », où les systèmes traditionnels de sens ont été remis en question par la rationalisation moderne, où le modèle économique libéral déplace l’attention de la personne et de son bien intégral pour l’orienter dans une course effrénée vers le profit.
En tant que responsables du bien commun, ce qui doit nous faire réfléchir immédiatement, c’est le fait que non seulement nous risquons d’oublier les réponses aux principales questions sur la vie, mais pire encore, nous risquons d’oublier aussi les questions qui nous poussent à agir correctement. Comme adultes et responsables du bien commun sous ses diverses formes, éducative, spirituelle, culturelle et autre, nous risquons de communiquer une vision défaitiste, un avenir sans espoir si nous perdons nous aussi la capacité de saisir les questions, surtout celles des jeunes.
Don Bosco, à ce stade, nous laisse une leçon qui nous stimule et nous encourage encore aujourd’hui. Chaque point de départ, même celui marqué par la pauvreté et la misère, ne peut pas avoir le dernier mot. Le visage des jeunes, surtout s’il est marqué par la limite et la misère, est une invitation à créer des alliances. Il faut que ceux qui ont à cœur le bien de l’humanité, voient dans le visage des jeunes une ressource humaine qui demande à être aidée pour pouvoir devenir actrice.
S’il n’est pas permis de considérer les jeunes comme un problème, il n’est pas non plus sage de les considérer comme de pauvres mendiants. Ils vivent dans un espace défini par des questions profondes. C’est à partir de ces questions que se construisent ensemble des chemins et des parcours pour leur bien. Aujourd’hui, nous devons nous sentir interpellés par cette base faite de bonté que Don Bosco nous rappelait en son temps.
Les jeunes ont une tension fondamentale vers la bonté. Les jeunes conservent une ouverture naturelle aux valeurs les plus profondes, même lorsqu’ils ne savent pas l’articuler conceptuellement. C’est de là que naît l’urgence d’avoir des éducateurs et des formateurs qui, sachant saisir le bien qui habite le cœur des jeunes, parviennent à favoriser des espaces et des expériences où cette bonté émerge. À travers des projets, des propositions, des milieux et des expériences systématiques, le bien trouvera un environnement systémique qui favorisera sa croissance.
5. Formation d’acteurs dans le domaine éducatif
Dans cette perspective, l’un des défis que nous avons dans l’éducation des jeunes est d’offrir des parcours qui forment et préparent des acteurs dans le domaine éducatif et pastoral. L’avenir des jeunes générations passe par des choix politiques et des propositions de formation qui, avant tout, préparent des éducateurs et des formateurs dans tous les domaines de l’éducation. C’est un défi transversal. Former des enseignants, des travailleurs sociaux, des éducateurs et des animateurs pour les jeunes, les adolescents et les enfants, pour l’État comme pour l’Église, est un défi qui regarde les jeunes avec une vision de grande envergure. Investir dans la formation d’acteurs dans le domaine éducatif est un geste de clairvoyance qui assure à l’avenir des citoyens honnêtes et des personnes marquées par des valeurs transcendantales et spirituelles.
Favoriser les alliances sur le territoire, chercher à travailler ensemble pour le bien des jeunes, spécialement les plus vulnérables, n’est pas un jeu partisan, mais un devoir humain collectif. Étudier ensemble les défis pour pouvoir tracer les étapes à suivre est une voie éclairée par la dignité et la compassion. Dans une logique partagée par tous, qui met le bien de nos jeunes comme priorité, on dépasse définitivement cette lecture idéologique qui a marqué une bonne partie du siècle dernier en Europe. Après les années sans nom nées de la sécularisation et de la modernité, nous nous retrouvons tous orphelins, ayant cru que nous étions des êtres évolués. Les points de référence qui servaient de boussole ayant été balayés, on cherche maintenant avec beaucoup de difficulté à récupérer au milieu de la désertification existentielle ce que nous avions jeté dans la poubelle de l’histoire.
Conclusion
Je voudrais conclure cette relation par une réflexion faite par le pape Benoît XVI lorsqu’il commentait en 2008 l’appel concernant l’urgence éducative. À la fin de son discours, il souligne « combien le sens des responsabilités est décisif dans l’éducation ». Le pape Benoît commente l’appel à la responsabilité en ces termes :
La responsabilité est d’abord personnelle, mais il y a aussi une responsabilité que nous partageons ensemble, en tant que citoyens d’une même ville et d’une même nation, en tant que membres de la famille humaine et, si nous sommes croyants, en tant qu’enfants d’un Dieu unique et membres de l’Église. En fait, les idées, les styles de vie, les lois, les orientations générales de la société dans laquelle nous vivons, et l’image qu’elle donne d’elle-même à travers les médias, exercent une grande influence sur la formation des nouvelles générations, pour le bien mais souvent aussi pour le mal. La société n’est cependant pas une abstraction ; en fin de compte, c’est nous-mêmes, tous ensemble, avec les orientations, les règles et les représentants que nous nous donnons, bien que les rôles et les responsabilités de chacun soient différents. Il faut donc la contribution de chacun de nous, de chaque personne, famille ou groupe social, pour que la société… devienne un environnement plus favorable à l’éducation. (Lettre du Saint-Père Benoît XVI au diocèse et à la ville de Rome sur la tâche urgente de l’éducation, 21 janvier 2008)
Cet appel ne peut pas être pris à la légère. De diverses manières et avec des cris différents, les jeunes nous demandent « aujourd’hui » de les aider à construire le « demain ». Nous mettre en pèlerinage avec eux et pour eux est la mission la plus urgente, le choix le plus noble, que tous ensemble, en tant que ville, nous pouvons et devons assumer, pour les jeunes que Don Bosco appelait « cette portion la plus délicate et la plus précieuse de la société humaine ».
Je souhaite à cette ville, à ses institutions civiles et religieuses, aux diverses ONG, d’avoir le courage de l’espérance, afin qu’ensemble vous puissiez offrir aux jeunes des propositions d’avenir, des chemins qui leur donnent des signes d’un avenir digne.

