Sainte Monique, mère de Saint Augustin, témoin d’espérance

Une femme à la foi inébranlable, aux larmes fécondes, exaucée par Dieu après dix-sept longues années. Un modèle de chrétienne, d’épouse et de mère pour toute l’Église. Une femme témoin d’espérance qui s’est transformée en puissance d’intercession au Ciel. Don Bosco lui-même recommandait aux mères, affligées par la vie peu chrétienne de leurs enfants, de se confier à elle dans leurs prières.

Dans la grande galerie des saints et des saintes qui ont marqué l’histoire de l’Église, Sainte Monique (331-387) occupe une place singulière. Non pas pour des miracles spectaculaires, ni pour la fondation de communautés religieuses, ni pour des entreprises sociales ou politiques de grande envergure. Monique est avant tout citée et vénérée comme mère, la mère d’Augustin, ce jeune inquiet qui, grâce à ses prières, à ses larmes et à son témoignage de foi, devint l’un des plus grands Pères de l’Église et Docteurs de la foi catholique.
Mais limiter sa figure à son rôle maternel serait injuste et réducteur. Monique est une femme qui a su vivre sa vie ordinaire — comme épouse, mère, croyante — de manière extraordinaire, en transfigurant le quotidien avec la force de la foi. Elle est un exemple de persévérance dans la prière, de patience dans le mariage, d’espérance inébranlable face aux égarements de son fils.
Les informations sur sa vie nous proviennent presque exclusivement des Confessions d’Augustin, un texte qui n’est pas une chronique, mais une lecture théologique et spirituelle de l’existence. Pourtant, dans ces pages, Augustin dresse un portrait inoubliable de sa mère : non seulement une femme bonne et pieuse, mais un authentique modèle de foi chrétienne, une « mère des larmes » qui deviennent source de grâce.

Les origines à Thagaste
Monique naquit en 331 à Thagaste, ville de Numidie, Souk Ahras dans l’actuelle Algérie. C’était un centre animé, marqué par la présence romaine et une communauté chrétienne déjà bien enracinée. Elle venait d’une famille chrétienne aisée, où la foi faisait déjà partie de l’horizon culturel et spirituel.
Sa formation fut marquée par l’influence d’une nourrice austère, qui l’éduqua à la sobriété et à la tempérance. Saint Augustin écrira d’elle : « Je ne parlerai pas de ses dons, mais de tes dons à elle, qui ne s’était pas faite seule, ni éduquée seule. Tu l’as créée sans même que son père et sa mère ne sachent quelle fille ils auraient ; et la verge de ton Christ, c’est-à-dire la discipline de ton Fils unique, l’instruisit dans ta crainte, dans une maison de croyants, membre sain de ton Église » (Confessions IX, 8, 17).

Dans les Confessions, Augustin raconte aussi un épisode significatif. La jeune Monique avait pris l’habitude de boire de petites gorgées de vin de la cave, jusqu’à ce qu’une servante la réprimande en l’appelant « ivrogne ». Ce reproche lui suffit pour qu’elle se corrige définitivement. Cette anecdote, apparemment mineure, montre son honnêteté à reconnaître ses propres péchés, à se laisser corriger et à grandir en vertu.

À l’âge de 23 ans, Monique fut donnée en mariage à Patrice, un fonctionnaire municipal païen, connu pour son caractère colérique et son infidélité conjugale. La vie matrimoniale ne fut pas facile. La cohabitation avec un homme impulsif et éloigné de la foi chrétienne mit sa patience à rude épreuve.
Pourtant, Monique ne tomba jamais dans le découragement. Par son attitude faite de douceur et de respect, elle sut conquérir progressivement le cœur de son mari. Elle ne répondait pas avec dureté à ses accès de colère, n’alimentait pas de conflits inutiles. Avec le temps, sa constance porta ses fruits : Patrice se convertit et reçut le baptême peu avant de mourir.
Le témoignage de Monique montre que la sainteté ne s’exprime pas nécessairement par des gestes éclatants, mais par la fidélité quotidienne, par l’amour qui sait transformer lentement les situations difficiles. En ce sens, elle est un modèle pour tant d’épouses et de mères qui vivent des mariages marqués par des tensions ou des différences de foi.

Monique mère
De son mariage naquirent trois enfants : Augustin, Navigius et une fille dont nous ne connaissons pas le nom. Monique leur prodigua tout son amour, mais surtout sa foi. Navigius et sa sœur suivirent un chemin chrétien exemplaire : Navigius devint prêtre ; sa sœur embrassa la voie de la virginité consacrée. Augustin, en revanche, devint rapidement le centre de ses préoccupations et de ses larmes.
Dès son enfance, Augustin montrait une intelligence extraordinaire. Monique l’envoya étudier la rhétorique à Carthage, désireuse de lui assurer un avenir brillant. Mais avec les progrès intellectuels vinrent aussi les tentations : la sensualité, la mondanité, les mauvaises compagnies. Augustin embrassa la doctrine manichéenne, convaincu d’y trouver des réponses rationnelles au problème du mal. De plus, il commença à vivre en concubinage avec une femme dont il eut un fils, Adéodat. Les égarements de son fils incitèrent Monique à lui refuser l’accueil dans sa propre maison. Mais elle ne cessa pas pour autant de prier pour lui et d’offrir des sacrifices : « Le cœur saignant de ma mère t’offrait pour moi nuit et jour le sacrifice de ses larmes » (Confessions V, 7,13) et « elle versait plus de larmes que n’en versent jamais les mères à la mort physique de leurs enfants » (Confessions III, 11,19).
Pour Monique, ce fut une blessure profonde : son fils, qu’elle avait consacré au Christ dans son sein, était en train de se perdre. La douleur était indicible, mais elle ne cessa jamais d’espérer. Augustin lui-même écrira : « Le cœur de ma mère, frappé d’une telle blessure, n’aurait plus jamais guéri : car je ne saurais exprimer adéquatement ses sentiments envers moi et combien son travail pour m’enfanter dans l’esprit était plus grand que celui avec lequel elle m’avait enfanté dans la chair » (Confessions V, 9,16).

La question qui se pose spontanément est la suivante : pourquoi Monique n’a-t-elle pas fait baptiser Augustin immédiatement après sa naissance ?
En réalité, bien que le baptême des enfants fût déjà connu et pratiqué, ce n’était pas encore une pratique universelle. Beaucoup de parents préféraient le reporter à l’âge adulte, le considérant comme un « lavacrum définitif » : ils craignaient que, si le baptisé péchait gravement, son salut serait compromis. De plus, Patrice, encore païen, n’avait aucun intérêt à éduquer son fils dans la foi chrétienne.
Aujourd’hui, nous voyons clairement que ce fut un choix malheureux, car le baptême non seulement nous rend enfants de Dieu, mais nous donne la grâce de vaincre les tentations et le péché.
Une chose est cependant certaine : s’il avait été baptisé enfant, Monique se serait épargné, à elle et à son fils, beaucoup de souffrances.

L’image la plus forte de Monique est celle d’une mère qui prie et pleure. Les Confessions la décrivent comme une femme infatigable dans son intercession auprès de Dieu pour son fils.
Un jour, un évêque de Thagaste — ou, selon certains, Ambroise lui-même — la rassura avec des paroles restées célèbres : « Va, il ne peut pas se perdre, le fils de tant de larmes ». Cette phrase devint l’étoile polaire de Monique, la confirmation que sa douleur maternelle n’était pas vaine, mais faisait partie d’un mystérieux dessein de grâce.

Ténacité d’une mère
La vie de Monique fut aussi un pèlerinage dans les pas d’Augustin. Lorsque son fils décida de partir en secret pour Rome, Monique n’épargna aucun effort ; elle ne considéra pas la cause comme perdue, mais le suivit et le chercha jusqu’à ce qu’elle le trouve. Elle le rejoignit à Milan, où Augustin avait obtenu une chaire de rhétorique. Là, elle trouva un guide spirituel en saint Ambroise, évêque de la ville. Une profonde harmonie naquit entre Monique et Ambroise : elle reconnaissait en lui le pasteur capable de guider son fils, tandis qu’Ambroise admirait sa foi inébranlable.
À Milan, la prédication d’Ambroise ouvrit de nouvelles perspectives à Augustin. Il abandonna progressivement le manichéisme et commença à regarder le christianisme avec des yeux neufs. Monique accompagna silencieusement ce processus : elle ne forçait pas les choses, n’exigeait pas de conversions immédiates, mais priait, apportait son soutien et restait à ses côtés jusqu’à sa conversion.

La conversion d’Augustin
Dieu semblait ne pas l’écouter, mais Monique ne cessa jamais de prier et d’offrir des sacrifices pour son fils. Après dix-sept ans, enfin, ses supplications furent exaucées — et comment ! Augustin non seulement devint chrétien, mais il devint prêtre, évêque, docteur et père de l’Église.
Lui-même le reconnaît : « Toi, cependant, dans la profondeur de tes desseins, tu exauças le point vital de son désir, sans te soucier de l’objet momentané de sa demande, mais en veillant à faire de moi ce qu’elle te demandait toujours de faire » (Confessions V, 8,15).

Le moment décisif arriva en 386. Tourmenté intérieurement, Augustin luttait contre les passions et les résistances de sa volonté. Dans le célèbre épisode du jardin de Milan, en entendant la voix d’un enfant qui disait « Tolle, lege » (Prends, lis), il ouvrit l’Épître aux Romains et lut les paroles qui changèrent sa vie : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne suivez pas la chair dans ses désirs » (Rm 13,14).
Ce fut le début de sa conversion. Avec son fils Adéodat et quelques amis, il se retira à Cassiciacum pour se préparer au baptême. Monique était avec eux, participant à la joie de voir enfin exaucées les prières de tant d’années.
La nuit de Pâques 387, dans la cathédrale de Milan, Ambroise baptisa Augustin, Adéodat et les autres catéchumènes. Les larmes de douleur de Monique se transformèrent en larmes de joie. Elle continua à rester à son service, tant et si bien qu’à Cassiciacum, Augustin dira : « Elle prit soin de nous comme si elle avait été la mère de tous et nous servit comme si elle avait été la fille de tous. »

Ostie : l’extase et la mort
Après le baptême, Monique et Augustin se préparèrent à retourner en Afrique. S’étant arrêtés à Ostie, où ils attendaient le bateau, ils vécurent un moment d’intense spiritualité. Les Confessions racontent l’extase d’Ostie : la mère et son fils, penchés à une fenêtre, contemplèrent ensemble la beauté de la création et s’élevèrent vers Dieu, goûtant par avance la béatitude du ciel.
Monique dira : « Mon fils, quant à moi, je ne trouve plus aucun attrait pour cette vie. Je ne sais ce que je fais encore ici-bas et pourquoi je me trouve ici. Ce monde n’est plus l’objet de mes désirs. Il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle je désirais rester encore un peu dans cette vie : te voir chrétien catholique, avant de mourir. Dieu m’a exaucée au-delà de toutes mes attentes, il m’a accordé de te voir à son service et affranchi des aspirations de bonheur terrestres. Que fais-je ici ?» (Confessions IX, 10,11). Elle avait atteint son but terrestre.
Quelques jours plus tard, Monique tomba gravement malade. Sentant la fin proche, elle dit à ses enfants : « Mes enfants, vous enterrerez votre mère ici ; ne vous souciez pas de l’endroit. Je vous demande seulement ceci : souvenez-vous de moi à l’autel du Seigneur, où que vous soyez. » C’était la synthèse de sa vie : le lieu de la sépulture ne lui importait pas, mais le lien dans la prière et l’Eucharistie.
Elle mourut à 56 ans, le 12 novembre 387, et fut enterrée à Ostie. Au VIe siècle, ses reliques furent transférées dans une crypte cachée dans l’église Sant’Aurea. En 1425, les reliques furent transférées à Rome, dans la basilique Sant’Agostino in Campo Marzio, où elles sont encore vénérées aujourd’hui.

Le profil spirituel de Monique
Augustin décrit sa mère en pesant bien ses mots :
« […] femme quant à son aspect, virile dans sa foi, âgée par sa sérénité, maternelle par son amour, chrétienne par sa piété […] ». (Confessions IX, 4, 8).
Et encore :
« […] veuve chaste et sobre, assidue à l’aumône, dévote et soumise à tes saints, ne laissant passer aucun jour sans apporter l’offrande à ton autel, visitant ton église deux fois par jour, matin et soir, sans faute, et non pour jaser vainement et bavarder comme les autres vieilles femmes, mais pour entendre tes paroles et te faire entendre ses oraisons. Les larmes d’une telle femme, qui par elles te demandait non de l’or ni de l’argent, ni des biens périssables ou volages, mais le salut de l’âme de son fils, aurais-tu pu les dédaigner, toi qui l’avais ainsi faite par ta grâce, en lui refusant ton secours ? Certainement non, Seigneur. Toi, au contraire, tu étais près d’elle et tu l’exauçais, agissant selon l’ordre par lequel tu avais prévu de devoir agir » (Confessions V, 9,17).

De ce témoignage d’Augustin émerge une figure d’une actualité surprenante.
Elle fut une femme de prière : elle ne cessa jamais d’invoquer Dieu pour le salut de ses proches. Ses larmes deviennent un modèle d’intercession persévérante.
Elle fut une épouse fidèle : dans un mariage difficile, elle ne répondit jamais avec ressentiment à la dureté de son mari. Sa patience et sa douceur furent des instruments d’évangélisation.
Elle fut une mère courageuse : elle n’abandonna pas son fils dans ses égarements, mais l’accompagna avec un amour tenace, capable de faire confiance au temps de Dieu.
Elle fut un témoin d’espérance : sa vie montre qu’aucune situation n’est désespérée, si elle est vécue dans la foi.
Le message de Monique n’appartient pas seulement au IVe siècle. Il parle encore aujourd’hui, dans un contexte où de nombreuses familles vivent des tensions, où des enfants s’éloignent de la foi, où des parents expérimentent la fatigue de l’attente.
Aux parents elle enseigne à ne pas renoncer, à croire que la grâce opère de manière mystérieuse.
Aux femmes chrétiennes, elle montre comment la douceur et la fidélité peuvent transformer des relations difficiles.
À quiconque se sent découragé dans la prière, elle témoigne que Dieu écoute, même si son temps ne coïncide pas avec le nôtre.
Ce n’est pas un hasard si de nombreuses associations et mouvements ont choisi Monique comme patronne des mères chrétiennes et des femmes qui prient pour leurs enfants éloignés de la foi.

Une femme simple et extraordinaire
La vie de sainte Monique est l’histoire d’une femme à la fois simple et extraordinaire. Simple, parce qu’elle a vécu le quotidien d’une famille ; extraordinaire, parce qu’elle était transfigurée par la foi. Ses larmes et ses prières ont façonné un saint et, à travers lui, ont profondément marqué l’histoire de l’Église.
Sa mémoire, célébrée le 27 août, à la veille de la fête de saint Augustin, nous rappelle que la sainteté passe souvent par la persévérance cachée, le sacrifice silencieux, l’espérance qui ne déçoit pas.
Dans les paroles d’Augustin, adressées à Dieu pour sa mère, nous trouvons la synthèse de son héritage spirituel : « Je ne puis dire assez combien mon âme lui est redevable, mon Dieu ; mais tu sais tout. Rends-lui par ta miséricorde ce qu’elle te demanda pour moi avec tant de larmes » (Conf., IX, 13).

À travers les événements de sa vie, sainte Monique a atteint le bonheur éternel qu’elle a elle-même défini : « Le bonheur consiste sans aucun doute à atteindre le but et à croire que nous pouvons le rejoindre par une foi ferme, une espérance vive, une charité ardente » (La Félicité 4,35).




La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Vers les hauteurs ! Saint Pier Giorgio Frassati

« Chers jeunes, notre espérance est Jésus. C’est Lui, comme le disait Saint Jean-Paul II, « qui suscite en vous le désir de faire de votre vie quelque chose de grand […], pour vous améliorer et améliorer la société, la rendant plus humaine et plus fraternelle » (XVe Journée Mondiale de la Jeunesse, Veillée de Prière, 19 août 2000). Restons unis à Lui, demeurons dans son amitié, toujours, en la cultivant par la prière, l’adoration, la Communion eucharistique, la Confession fréquente, la charité généreuse, comme nous l’ont enseigné les bienheureux Pier Giorgio Frassati et Carlo Acutis, qui seront bientôt proclamés Saints. Aspirez à de grandes choses, à la sainteté, où que vous soyez. Ne vous contentez pas de moins. Alors vous verrez grandir chaque jour, en vous et autour de vous, la lumière de l’Évangile » (Pape Léon XIV – homélie Jubilé des jeunes – 3 août 2025).

Pier Giorgio et Don Cojazzi
Le sénateur Alfredo Frassati, ambassadeur du Royaume d’Italie à Berlin, était le propriétaire et le directeur du quotidien La Stampa de Turin. Les Salésiens lui devaient une grande reconnaissance. À l’occasion du grand scandale connu sous le nom « L’affaire de Varazze », où l’on avait cherché à jeter le discrédit sur l’honorabilité des Salésiens, Frassati avait pris leur défense. Alors même que certains journaux catholiques semblaient perdus et désorientés face aux graves accusations, La Stampa, après une enquête rapide, avait anticipé les conclusions de la magistrature en proclamant l’innocence des Salésiens. Aussi, lorsque la famille Frassati demanda un Salésien pour suivre les études des deux enfants du sénateur, Pier Giorgio et Luciana, le Recteur Majeur Don Paolo Albera se sentit obligé d’accepter. Il envoya Don Antonio Cojazzi (1880-1953). C’était l’homme qu’il fallait : bonne culture, tempérament jeune et une capacité de communication exceptionnelle. Don Cojazzi avait obtenu une licence en lettres en 1905, en philosophie en 1906, et le diplôme d’aptitude à l’enseignement de la langue anglaise après un sérieux perfectionnement en Angleterre.
Chez les Frassati, Don Cojazzi devint plus qu’un simple « précepteur » qui suivait les enfants. Il devint un ami, surtout de Pier Giorgio, dont il dira : « Je l’ai connu à dix ans et je l’ai suivi pendant presque tout le collège et le lycée avec des leçons qui, les premières années, étaient quotidiennes ; je l’ai suivi avec un intérêt et une affection qui n’ont cessé de grandir ». Pier Giorgio, devenu l’un des jeunes leaders de l’Action Catholique de Turin, écoutait les conférences et les leçons que Don Cojazzi donnait aux membres du Cercle C. Balbo, suivait avec intérêt la Rivista dei Giovani, montait parfois à Valsalice en quête de lumière et de conseil dans les moments décisifs.

Un moment de notoriété
Pier Giorgio l’eut lors du Congrès National de la Jeunesse Catholique italienne, en 1921, quand cinquante mille jeunes défilèrent dans Rome en chantant et en priant. Pier Giorgio, étudiant en polytechnique, portait le drapeau tricolore du cercle turinois C. Balbo. Les troupes royales, tout à coup, encerclèrent l’énorme cortège et l’assaillirent pour arracher les drapeaux. On voulait empêcher les désordres. Un témoin raconta : « Ils frappent avec les crosses des mousquets, saisissent, brisent, arrachent nos drapeaux. Je vois Pier Giorgio aux prises avec deux gardes. Nous accourons à son aide, et le drapeau, avec la hampe brisée, reste dans ses mains. Emprisonnés de force dans une cour, les jeunes catholiques sont interrogés par la police. Le témoin se souvient du dialogue mené avec les manières et les courtoisies utilisées dans de telles circonstances :
– Et toi, comment t’appelles-tu ?
– Pier Giorgio Frassati, fils d’Alfredo.
– Que fait ton père ?
– Ambassadeur d’Italie à Berlin.
Stupeur, changement de ton, excuses, offre de liberté immédiate.
– Je sortirai quand les autres sortiront.
Pendant ce temps, le spectacle bestial continue. Un prêtre est jeté, littéralement jeté dans la cour avec sa soutane déchirée et une joue ensanglantée… Ensemble, nous nous sommes agenouillés par terre, dans la cour, quand ce prêtre blessé a levé son chapelet et a dit : « Oh ! les jeunes, pour nous et pour ceux qui nous ont frappés, prions ! »

Il aimait les pauvres
Pier Giorgio aimait les pauvres, il allait les chercher dans les quartiers les plus éloignés de la ville, montait les escaliers étroits et sombres, entrait dans les greniers où n’habitent que la misère et la douleur. Tout ce qu’il avait en poche était pour les autres, comme tout ce qu’il avait dans son cœur. Il arrivait à passer les nuits au chevet de malades inconnus. Une nuit où il ne rentrait pas, son père, de plus en plus anxieux, téléphona à la préfecture, aux hôpitaux. À deux heures du matin, il entendit la clé tourner dans la serrure et Pier Giorgio entra. Papa explosa :
– Écoute, tu peux rester dehors le jour, la nuit, personne ne te dit rien. Mais quand tu rentres si tard, préviens, téléphone !
Pier Giorgio le regarda, et avec sa simplicité habituelle répondit :
– Papa, là où j’étais, il n’y avait pas de téléphone.
Les Conférences Saint-Vincent de Paul le virent comme un collaborateur assidu ; les pauvres le connurent comme un consolateur et un secouriste ; les misérables greniers l’accueillirent souvent entre leurs murs sordides comme un rayon de soleil pour leurs habitants délaissés. D’une profonde humilité, il ne voulait pas que ce qu’il faisait soit connu de quiconque.

Mon beau et saint Giorgetto
Début juillet 1925, Pier Giorgio fut frappé et terrassé par une violente attaque de poliomyélite. Il avait 24 ans. Sur son lit de mort, alors qu’une terrible maladie dévastait son dos, il pensa encore à ses pauvres. Sur un billet, d’une écriture presque illisible, il écrivit pour l’ingénieur Grimaldi, son ami : Voici les injections de Converso, la police d’assurance est de Sappa. Je l’ai oubliée, pense à la renouveler.
De retour des funérailles de Pier Giorgio, Don Cojazzi écrit d’un trait un article pour la Rivista dei Giovani : « Je répéterai la vieille phrase, mais très sincère : je ne croyais pas l’aimer autant. Mon beau et saint Giorgetto ! Pourquoi ces mots me chantent-ils avec insistance dans le cœur ? Parce que je les ai entendus répéter, je les ai entendus prononcer pendant presque deux jours, par son père, sa mère, sa sœur, d’une voix qui disait toujours et ne répétait jamais. Et pourquoi me viennent en mémoire certains vers d’une ballade de Deroulède : « On parlera de lui longtemps, dans les palais dorés et dans les chaumières perdues ! Car les taudis et les greniers, où il passa tant de fois comme un ange consolateur, parleront aussi de lui. » Je l’ai connu à dix ans et je l’ai suivi pendant presque tout le collège et une partie du lycée… Je l’ai suivi avec une affection et un intérêt croissants jusqu’à sa transfiguration actuelle… J’écrirai sa vie. Il s’agit de la collecte de témoignages qui présentent la figure de ce jeune dans la plénitude de sa lumière, dans la vérité spirituelle et morale, dans le témoignage lumineux et contagieux de bonté et de générosité. »

Le best-seller de l’édition catholique
Encouragé et poussé également par l’archevêque de Turin, Mgr Giuseppe Gamba, Don Cojazzi se mit au travail avec ardeur. Les témoignages arrivèrent nombreux et qualifiés, ils furent ordonnés et examinés avec soin. La mère de Pier Giorgio suivait le travail, donnait des suggestions, fournissait du matériel. En mars 1928, la vie de Pier Giorgio est publiée. Luigi Gedda écrit : « Ce fut un succès retentissant. En seulement neuf mois, 30 000 exemplaires du livre furent épuisés. En 1932, 70 000 exemplaires avaient déjà été diffusés. En 15 ans, le livre sur Pier Giorgio atteignit 11 éditions, et fut peut-être le best-seller de l’édition catholique à cette époque. » La figure mise en lumière par Don Cojazzi fut un étendard pour l’Action Catholique pendant la période difficile du fascisme. En 1942, 771 associations de jeunes de l’Action Catholique, 178 sections aspirantes, 21 associations universitaires, 60 groupes d’étudiants du secondaire, 29 conférences de Saint-Vincent de Paul, 23 groupes d’Évangile… avaient pris le nom de Pier Giorgio Frassati. Le livre fut traduit dans au moins 19 langues. Le livre de Don Cojazzi marqua un tournant dans l’histoire de la jeunesse italienne. Pier Giorgio fut l’idéal désigné sans aucune réserve : quelqu’un qui a su démontrer qu’être chrétien jusqu’au bout n’est pas du tout utopique, ni fantastique.
Pier Giorgio Frassati marqua également un tournant dans l’histoire de Don Cojazzi. Ce billet écrit par Pier Giorgio sur son lit de mort lui révéla de manière concrète, presque brutale, le monde des pauvres. Don Cojazzi lui-même écrit : « Le Vendredi Saint de cette année (1928), avec deux universitaires, j’ai visité pendant quatre heures les pauvres en dehors de la Porta Metronia. Cette visite m’a procuré une leçon et une humiliation très salutaires. J’avais beaucoup écrit et parlé sur les Conférences Saint-Vincent de Paul… et pourtant je n’étais jamais allé une seule fois visiter les pauvres. Dans ces taudis sordides, les larmes me sont souvent venues aux yeux… La conclusion ? La voici claire et crue pour moi et pour vous : moins de belles paroles et plus de bonnes œuvres. »
Le contact vivant avec les pauvres n’est pas seulement une mise en œuvre immédiate de l’Évangile, mais une école de vie pour les jeunes. C’est la meilleure école pour les jeunes, pour les éduquer et les maintenir dans le sérieux de la vie. Qui va visiter les pauvres et touche du doigt leurs plaies matérielles et morales, comment peut-il gaspiller son argent, son temps, sa jeunesse ? Comment peut-il se plaindre de ses propres travaux et douleurs, quand il a connu, par expérience directe, que d’autres souffrent plus que lui ?

Ne pas vivoter, mais vivre !
Pier Giorgio Frassati est un exemple lumineux de sainteté juvénile, actuel, qui « cadre » avec notre époque. Il atteste une fois de plus que la foi en Jésus-Christ est la religion des forts et des vraiment jeunes, qui seule peut illuminer toutes les vérités avec la lumière du « mystère » et qui seule peut donner la joie parfaite. Son existence est le modèle parfait de la vie normale à la portée de tous. Lui, comme tous les disciples de Jésus et de l’Évangile, commença par les petites choses ; il atteignit les hauteurs les plus sublimes à force de se soustraire aux compromis d’une vie médiocre et sans signification et en employant son entêtement naturel dans de fermes résolutions. Tout, dans sa vie, lui fut un marchepied pour monter, même ce qui aurait dû être un obstacle. Parmi ses compagnons, il était l’animateur intrépide et exubérant de toute entreprise, attirant autour de lui tant de sympathie et tant d’admiration. La nature lui avait été généreuse : famille renommée, riche, esprit solide et pratique, physique imposant et robuste, éducation complète, rien ne lui manquait pour se faire une place dans la vie. Mais il n’entendait pas vivoter, mais plutôt conquérir sa place au soleil, en luttant. C’était une trempe d’homme et une âme de chrétien.
Sa vie avait en elle-même une cohérence qui reposait sur l’unité de l’esprit et de l’existence, de la foi et des œuvres. La source de cette personnalité si lumineuse était dans sa profonde vie intérieure. Frassati priait. Sa soif de la Grâce lui faisait aimer tout ce qui remplit et enrichit l’esprit. Il s’approchait chaque jour de la Sainte Communion, puis restait au pied de l’autel, longtemps, sans que rien ne puisse le distraire. Il priait sur les montagnes et en chemin. Ce n’était cependant pas une foi ostentatoire, même s’il faisait de grands signes de croix sur la voie publique en passant devant les églises, même s’il récitait le chapelet à haute voix, dans un wagon de chemin de fer ou dans une chambre d’hôtel. Mais c’était plutôt une foi vécue si intensément et sincèrement qu’elle jaillissait de son âme généreuse et franche avec une simplicité qui convainquait et émouvait. Sa formation spirituelle se renforçait dans les adorations nocturnes dont il fut un fervent promoteur et un participant assidu. Il fit plus d’une fois les exercices spirituels, qui lui procuraient sérénité et vigueur spirituelle.
Le livre de Don Cojazzi se termine par la phrase : « Il suffit de l’avoir connu ou d’avoir entendu parler de lui pour l’aimer, et l’aimer, c’est le suivre. » Le souhait est que le témoignage de Piergiorgio Frassati soit « sel et lumière » pour tous, surtout pour les jeunes d’aujourd’hui.




Prophètes du pardon et de la gratuité

En ces temps où les nouvelles, jour après jour, nous rapportent des expériences de conflit, de guerre et de haine, le risque est grand que nous, en tant que croyants, finissions par être entraînés dans une lecture des événements qui se réduit seulement au niveau politique, ou que nous nous limitions à prendre position en faveur d’une partie ou de l’autre avec des arguments qui reflètent nore manière de voir les choses, notre manière d’interpréter la réalité.

Dans le discours de Jésus qui suit les béatitudes, il y a une série de « petites/grandes leçons » que le Seigneur nous offre. Elles commencent toujours par le verset « vous avez entendu qu’il a été dit ». Dans l’une d’elles, le Seigneur rappelle l’ancien dicton « œil pour œil et dent pour dent » (Mt 5,38).
En dehors de la logique de l’Évangile, cette loi non seulement n’est pas contestée, mais elle peut même être prise comme une règle qui exprime la manière de rétablir les comptes avec ceux qui nous ont offensés. Obtenir vengeance est perçu comme un droit, voire même comme un devoir.
Jésus se présente devant cette logique avec une proposition complètement différente, totalement opposée. À l’inverse de ce que nous avons entendu, Jésus nous dit : « Mais moi, je vous dis » (Mt 5,39). Et ici, en tant que chrétiens, nous devons faire très attention. Les paroles de Jésus qui suivent sont importantes non seulement pour elles-mêmes, mais parce qu’elles expriment de manière très synthétique tout son message. Jésus ne vient pas pour nous dire qu’il y a une autre façon d’interpréter la réalité. Jésus ne vient pas à nous pour élargir l’éventail des opinions à propos des réalités terrestres, en particulier de celles qui touchent notre vie. Jésus n’est pas une autre opinion, mais il incarne lui-même la proposition alternative à la loi de la vengeance.
La phrase « mais moi, je vous dis » est d’une importance fondamentale car ce n’est plus la parole prononcée, mais la personne même de Jésus. Ce que Jésus nous communique, il le vit. Quand Jésus dit « de ne pas vous opposer au méchant ; au contraire, si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre » (Mt 5,39), ces mêmes paroles, il les a vécues en personne. Nous ne pouvons certainement pas dire de Jésus qu’il prêche bien mais que son message n’est pas approprié.
Pour en revenir à notre époque, ces paroles de Jésus risquent d’être perçues comme les paroles d’une personnalité faible, la réaction de quelqu’un qui n’est plus capable de réagir mais seulement de subir. Et de fait, quand nous regardons Jésus qui s’offre complètement sur le bois de la Croix, c’est l’impression que nous pouvons avoir. Et pourtant, nous savons très bien que le sacrifice sur la croix est le fruit d’une expérience qui part de la phrase « mais moi, je vous dis ». Car tout ce que Jésus nous a dit, il a fini par l’assumer pleinement. Et en l’assumant pleinement, il a réussi à passer de la croix à la victoire. La logique de Jésus est une logique qui, apparemment, est celle d’un perdant. Mais nous savons très bien que le message que Jésus nous a laissé, et qu’il a vécu pleinement, est le remède dont ce monde a vraiment besoin aujourd’hui.

Être prophètes du pardon signifie choisir le bien comme réponse au mal. Cela signifie avoir la certitude que la puissance du malin ne conditionnera pas ma façon de voir et d’interpréter la réalité. Le pardon n’est pas la réponse du faible. Le pardon est le signe le plus éloquent d’une liberté capable de reconnaître les blessures que le mal laisse derrière lui, mais avec la conviction que ces mêmes blessures ne seront jamais une poudrière qui fomente la vengeance et la haine.
Réagir au mal par le mal ne fait qu’élargir et approfondir les blessures de l’humanité. La paix et la concorde ne croissent pas sur le terrain de la haine et de la vengeance.

Être prophètes de la gratuité exige de nous la capacité de regarder le pauvre et l’indigent non pas avec la logique du profit, mais avec la logique de la charité. Le pauvre ne choisit pas d’être pauvre, mais celui qui possède a la possibilité de choisir d’être généreux, bon et plein de compassion. Combien le monde serait différent si nos leaders politiques, dans ce scénario où les conflits et les guerres se multiplient, avaient la sagesse de regarder ceux qui paient le prix de ces divisions, les pauvres, les marginalisés, ceux qui ne peuvent pas s’échapper parce qu’ils n’en ont pas les moyens !
Si nous partons d’une lecture purement horizontale, il y a de quoi désespérer. Il ne nous reste plus qu’à rester enfermés dans nos murmures, dans nos critiques. Mais non ! Nous sommes des éducateurs de jeunes. Nous savons bien que ces jeunes, dans notre monde, cherchent des points de référence d’une humanité saine, de leaders politiques capables d’interpréter la réalité avec des critères de justice et de paix. Mais quand nos jeunes regardent autour d’eux, nous savons bien qu’ils ne perçoivent que le vide d’une vision pauvre de la vie.
Nous qui sommes engagés dans l’éducation des jeunes avons une grande responsabilité. Il ne suffit pas de commenter l’obscurité que laisse une absence presque complète de leadership. Il ne suffit pas de commenter qu’il n’y a pas de propositions capables d’enflammer la mémoire des jeunes. Il appartient à chacun et à chacune de nous d’allumer une bougie d’espoir au milieu de cette obscurité, d’offrir des exemples d’humanité réussie au quotidien.
Il vaut vraiment la peine aujourd’hui d’être prophètes du pardon et de la gratuité.




L’éducation de la conscience avec saint François de Sales

Il semble bien que ce soit l’avènement de la réforme protestante qui ait mis à l’ordre du jour le problème de la conscience, et plus précisément de la « liberté de conscience ». Dans une lettre de 1597 à Clément VIII, le prévôt de Sales se plaignait au pape de la « tyrannie » que la « république de Genève » faisait peser « sur les consciences catholiques ». Il demandait au Saint-Siège d’intervenir auprès du roi de France pour qu’il obtienne que les Genevois accordent « ce qu’ils appellent liberté de conscience ». Hostile aux solutions militaires de la crise protestante, il laissait entrevoir dans la libertas conscientiae une issue possible à la confrontation violente, à condition que la réciprocité soit respectée. Revendiquée par Genève en faveur de la Réforme et revendiquée par François de Sales en faveur du catholicisme, la liberté de conscience allait devenir un des piliers de la mentalité moderne.

Dignité de la personne humaine
La dignité de l’individu réside dans sa conscience et la conscience signifie en premier lieu sincérité, honnêteté, franchise, conviction. Le prévôt de Sales avouait par exemple « pour la décharge de [sa] conscience » que le projet des Controverses lui avait été en quelque sorte imposé par autrui. Quand il apportait ses raisons en faveur de la doctrine et de la pratique catholiques, il prenait soin de dire qu’il le faisait « en conscience ». « Dites-moi en conscience », demandait-il avec insistance à ses contradicteurs. Quant à la « bonne conscience », c’est elle qui fait que l’on évite certains actes qui nous mettent en contradiction avec nous-mêmes.
Cependant la conscience subjective individuelle ne peut pas toujours être tenue comme garante de la vérité objective. On n’est pas toujours obligé de croire ce que quelqu’un vous dit en conscience. « Montrez-moi clairement, dit le prévôt aux messieurs de Thonon, que lorsque vous me dites que telle et telle inspiration se passe en votre conscience, vous ne mentez point, vous ne me trompez point ». La conscience peut être victime de l’illusion, de façon volontaire ou même involontaire. « Les plus avares, non seulement ne confessent pas de l’être, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l’être ».
La formation de la conscience est une tâche essentielle, parce que la liberté comporte le risque de « faire le bien et le mal », mais « choisir le mal, ce n’est pas user mais abuser de notre liberté ». Tâche rude, parce que la conscience nous apparaît parfois comme un adversaire, mais c’est un bon adversaire qui « combat toujours contre nous et pour nous » : « il résiste toujours à nos mauvaises inclinations », mais il le fait pour notre bien. Quand l’homme pèche, « le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l’épée au poing », mais c’est « pour l’outrepercer d’une sainte crainte ».
Un des moyens pour exercer une liberté responsable est de pratiquer « l’examen de conscience ». C’est faire comme les colombes qui « se mirent » « auprès des eaux très pures », et qui « se nettoient, purifient et ornent au mieux qu’elles peuvent ». Philothée est invitée à faire cet examen tous les soirs, en se demandant « comme on s’est comporté en toutes les heures du jour ; et pour faire cela aisément, on considérera où, avec qui, et en quelle occupation on a été ».
Une fois l’an, nous devrions faire un examen approfondi de « l’état de notre âme » envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes, sans oublier un « examen sur les affections de notre âme ». L’examen, dit-il aux visitandines, vous conduira à chercher « bien au fond de votre conscience ».
Comment décharger sa conscience quand on sent peser sur elle une erreur ou une faute ? Certains le font d’une mauvaise manière en jugeant et en accusant les autres « du vice auquel ils se sont voués », pensant ainsi « adoucir les remords de leurs consciences ». C’est ainsi qu’on multiplie le risque des jugements téméraires. Au contraire, « ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont guère sujets au jugement téméraire ». Il faut mettre à part le cas des parents, des éducateurs et des responsables du bien public car « une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres ».

Le respect de soi
La conscience exige le respect de soi et des autres. De l’affirmation de la dignité et de la responsabilité de chacun devra naître le respect de soi. Déjà Socrate et toute l’antiquité païenne et chrétienne avaient montré le chemin :

C’est une parole des philosophes, mais qui a été approuvée pour bonne par les docteurs chrétiens : « Connais-toi toi-même », c’est-à-dire, connais l’excellence de ton âme afin de ne la point avilir ni mépriser.

Certains de nos actes constituent non seulement une offense à Dieu, mais aussi une offense à la dignité de l’homme, à sa raison. Leurs conséquences sont déplorables : « La ressemblance et image de Dieu que nous avons est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée », nous sommes rendus « semblables aux bêtes insensées, nous rendant esclaves de nos passions et renversant l’ordre de la raison ».
Il y a des extases et des ravissements qui nous élèvent au-dessus de notre condition naturelle, et d’autres qui nous rabaissent : « Ô hommes, s’écrie l’auteur du Traité de l’amour de Dieu, jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir ravaler votre dignité naturelle, descendant volontairement et vous précipitant en la condition des bêtes brutes » ?
Le respect de soi permettra d’éviter ces deux périls opposés que sont l’orgueil et la dépréciation des dons qui sont en nous. En un siècle où le sens de l’honneur était exalté au maximum, François de Sales a dû intervenir pour dénoncer ses méfaits, notamment dans la question du duel, qui faisait « hérisser les cheveux en tête » à l’évêque de Genève, et plus encore l’orgueil insensé qui en était la cause. « Je suis scandalisé, écrit-il à l’épouse d’un mari duelliste ; en vérité, je ne puis penser comme l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». En se battant en duel, c’est comme « s’ils s’étaient entreservis de bourreau l’un à l’autre ».
D’autres, à l’inverse, n’osent pas reconnaître les dons qu’ils ont reçus et manquent ainsi au devoir de reconnaissance. François de Sales dénonce « certaine fausse et niaise humilité qui leur empêche de regarder rien en eux qui soit bon ». Ils ont tort car « les biens que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement honorés ».
Le premier prochain que je dois respecter et aimer, semble vouloir dire François de Sales, c’est moi-même. Le véritable amour envers moi-même et le respect que je me dois veulent que je tende à la perfection et que je me corrige, s’il en est besoin, mais avec douceur, raisonnablement et plutôt « par voie de compassion » que par colère et avec emportement.
Il existe en effet un amour de soi qui est non seulement légitime, mais bienfaisant et commandé : « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dit le proverbe, et c’est bien la pensée de François de Sales, à condition de ne pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est bon en lui-même. Philothée est invitée à s’interroger sur la façon dont elle s’aime elle-même :

Tenez-vous bon ordre en l’amour de vous-même ? car il n’y a que l’amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l’amour ordonné veut que nous aimions plus l’âme que le corps, que nous ayons plus de soin d’acquérir les vertus que toute autre chose.

Au contraire, l’amour-propre est un amour égoïste, narcissique, replié sur lui-même, jaloux de sa propre beauté et uniquement préoccupé de son intérêt : « Narcisse, disent les profanes, était un enfant si dédaigneux qu’il ne voulut jamais donner son amour à personne ; mais enfin en se regardant dans une claire fontaine, il fut extrêmement épris de sa beauté. »

Le « respect que l’on doit aux personnes »
Si l’on se respecte soi-même on sera plus porté à respecter les autres. Le fait que nous sommes l’image de Dieu a pour corollaire l’affirmation que « tous les hommes ont cette même dignité ». Tout en vivant lui-même dans une société d’ancien régime, fortement inégalitaire, François de Sales a promu une pensée et une pratique du « respect que l’on doit aux personnes ».
Il faut commencer par l’enfant. La mère de saint Bernard, dit l’auteur de l’Introduction, aimait ses enfants à peine nés « avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ». Un reproche très grave adressé par François de Sales aux païens était leur mépris de la vie des êtres sans défense. Le respect de l’enfant à naître s’exprime dans ce passage d’une lettre à une femme enceinte écrite selon la rhétorique baroque de l’époque. Il l’encourage en lui expliquant que l’« enfant qui se forme au milieu de [ses] entrailles est non seulement « une image vivante de la divine Majesté », mais aussi l’image de sa mère. Il recommandait à une autre :

Offrez souvent à la gloire éternelle de notre Créateur la petite créature à la formation de laquelle il vous a voulu prendre pour coopératrice.

Un autre aspect du respect d’autrui concerne le respect de sa liberté. La découverte de nouvelles terres avait eu pour conséquence néfaste la résurgence de l’esclavage, qui ne rappelait que trop les pratiques des anciens Romains au temps du paganisme. La vente d’êtres humains ravalait ceux-ci au rang des bêtes :

Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que lui présenta un certain maquignon ; car en ce temps-là, comme il se fait encore en quelques contrées, l’on vendait les enfants : il y avait des hommes qui en faisaient provision et usaient de ce trafic comme l’on fait des chevaux en nos pays.

De manière plus subtile, le respect d’autrui est continuellement menacé par la médisance et la calomnie. François de Sales insiste beaucoup sur les « péchés de langue ». Un chapitre de l’Introduction traite explicitement « de l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes ». Ruiner la réputation de quelqu’un, c’est commettre un « homicide spirituel » ; c’est ôter « la vie civile » à celui duquel on médit. Aussi, « en blâmant le vice », on s’efforcera d’épargner le plus possible « la personne en laquelle il est ».
Certaines catégories de personnes sont facilement dénigrées ou méprisées. François de Sales défend la dignité des hommes du peuple en s’appuyant sur l’Évangile : « Saint Pierre, commente-t-il, était un homme rude, grossier, un viel pêcheur, métier mécanique, et d’une basse condition ; saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable, savant ; saint Pierre ignorant. » Or, c’est saint Pierre qui fut choisi pour conduire les autres et être le « supérieur universel ».
Il proclame la dignité des malades, disant que « les âmes qui sont en croix sont déclarées reines ». Dénonçant la « cruauté envers les pauvres » et exaltant la « dignité des pauvres », il justifie et précise l’attitude qu’il faut avoir envers eux en expliquant « combien nous devons les honorer, et partant les visiter comme représentant Notre-Seigneur ». Personne n’est inutile, personne n’est insignifiant : « Il n’y a nulle si mauvaise pièce au monde qui ne soit utile a quelque chose ; mais il faut lui trouver son usage et son lieu ».

L’« unidivers » salésien
Le problème qui a toujours tourmenté les sociétés humaines a été celui de concilier la dignité et la liberté de chaque individu avec celles des autres. Il reçoit chez François de Sales un éclairage original grâce à l’invention d’un mot nouveau. En effet, étant donné que l’univers est formé de « toutes choses créées tant visibles qu’invisibles » et que « toute leur diversité se réduit en unité », il propose de l’appeler « unidivers », c’est-à-dire « unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité ».
Pour lui, chaque être est unique. Les personnes sont comme les perles dont parle Pline : « elles sont tellement uniques une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ». Il est significatif que ses deux ouvrages principaux, l’Introduction et le Traité, s’adressent à une personne individuelle, Philothée et Théotime. Que de variété et de diversité entre les êtres ! « Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes semblables ès dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels ». La variété l’enchantait même d’un point de vue purement esthétique, mais il craignait une curiosité indiscrète sur les causes :

Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes, pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’œillet n’est pas un souci, pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce et le citron aigrelet, on se moquerait de ses demandes et on lui dirait : Pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre ; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. […] Toutes ont leur prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leurs variétés, font une très agréable perfection de beauté.

La diversité n’empêche pas l’unité, bien plus elle l’enrichit et l’embellit. Chaque fleur a ses caractéristiques propres qui la distinguent de toutes les autres : « Ce n’est pas le propre des roses d’être blanches, ce me semble, car les vermeilles sont plus belles et de meilleure odeur ; c’est néanmoins le propre du lys ». Certes, François de Sales ne supporte pas la confusion et le désordre, mais il est également ennemi de l’uniformité. La diversité des êtres peut conduire à la dispersion et à la rupture de la communion, mais s’il y l’amour, « lien de la perfection », rien n’est perdu, au contraire la diversité est magnifiée dans la communion.
S’il y bien chez François de Sales une réelle culture de l’individu, celle-ci ne vise pas toutefois une fermeture au groupe, à la communauté ou à la société. Il voit spontanément l’individu inséré dans un milieu ou « état » de vie, qui marque fortement l’identité et l’appartenance de chacun. On ne pourra pas fixer un programme ou un projet de vie égal pour tous, tout simplement parce qu’il sera appliqué et mis en œuvre différemment « par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée » ; il faut en outre l’adapter « aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». François de Sales voit la société répartie en milieux de vie fortement marqués par l’appartenance sociale et les solidarités de groupe, comme lorsqu’il traite « de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés ».
L’amour personnalise, et donc individualise. L’affection qui lie une personne à une autre est unique, comme l’éprouva François de Sales au contact de madame de Chantal :

Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable.

Le soleil luit pour tous et pour chacun : « éclairant un endroit de la terre [il] ne l’éclaire pas moins que s’il n’éclairait point ailleurs et qu’il éclairât cela seul ».

L’être humain est en devenir
Humaniste chrétien, François de Sales croit enfin à la nécessité et à la possibilité du perfectionnement de la personne humaine. Érasme avait forgé la formule : Homines non nascuntur sed finguntur. Alors que l’animal est un être prédéterminé, guidé par l’instinct, l’homme au contraire est en perpétuelle évolution. Non seulement il change, mais il peut se changer lui-même, soit en mieux soit en pire.
Toute la préoccupation de François de Sales fut de se perfectionner lui-même, et d’aider les autres à se perfectionner, non seulement dans le domaine religieux, mais en toute chose. De la naissance à la tombe, l’homme est en apprentissage. Faisons comme le crocodile qui « ne cesse jamais de croître tandis qu’il est en vie ». En effet, « de demeurer en un état de consistance longuement, il est impossible : qui ne gagne, perd en ce trafic ; qui ne monte, descend en cette échelle ; qui n’est vainqueur, est vaincu en ce combat ». Il cite saint Bernard qui disait : « Il est écrit très spécialement de l’homme, que jamais il n’est en un même état : il faut ou qu’il avance, ou qu’il retourne en arrière ». Il faut avancer :

Ne connais-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n’est pas fait pour s’asseoir mais pour marcher ? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s’appelle cheminer.

Cela signifie aussi que la personne est éducable, capable d’apprendre, de se corriger et de s’améliorer. Cela est vrai à tous les niveaux. L’âge parfois n’y fait rien. Voyez ces petits chanteurs de la cathédrale, qui dépassent déjà de loin les capacités de l’évêque dans leur domaine :
J’admire ces petits enfants, qui à peine savent parler et qui chantent déjà leur partie, entendant toutes ces notes et ces règles de musique où je ne pense pas que je puisse rien comprendre, moi qui suis homme fait et qu’on voudrait bien faire passer pour quelque grand personnage.

Personne dans ce bas monde n’est parfait :

Il y en a qui de leurs naturels sont légers, les autres rébarbatifs, les autres durs à recevoir les opinions d’autrui, les autres sont inclinés à l’indignation, les autres à la colère, les autres à l’amour ; et en somme, il se trouve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections.

Faut-il donc désespérer de pouvoir améliorer son tempérament en corrigeant quelques-unes de nos inclinations naturelles ? Nullement :

Quoiqu’elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et modérer, et même on peut s’en délivrer et purger : et je vous dis, Philothée, qu’il le faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc ; pourquoi est-ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ?

D’où la conclusion optimiste mais exigeante : « Il n’y a point de si bon naturel qui ne puisse être rendu mauvais par les habitudes vicieuses ; il n’y a point aussi de naturel si revêche qui, par la grâce de Dieu premièrement, puis par l’industrie et diligence, ne puisse être dompté et surmonté ». Si l’homme est éducable, il ne faut désespérer de personne et se garder des jugements tout faits sur les personnes :

Ne dites pas : un tel est un ivrogne, encore que vous l’ayez vu ivre ; ni, il est adultère, pour l’avoir vu en ce péché ; ni, il est inceste, pour l’avoir trouvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. […] Encore qu’un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux.

L’homme n’a jamais fini de cultiver sa conscience, qui est son jardin secret. C’est la leçon que le fondateur des visitandines leur inculquait quand il les appelait « à cultiver la terre et le jardin » de leurs cœurs et de leurs esprits, car il n’existe pas d’« homme si parfait qui n’ait besoin de travailler, tant pour accroître la perfection que pour la conserver ».




Don Jose-Luis Carreno, missionnaire salésien

Don José Luis Carreño (1905-1986) a été décrit par l’historien Joseph Thekkedath comme « le salésien le plus aimé du sud de l’Inde » dans la première partie du XXe siècle. Partout où il a vécu – que ce soit en Inde britannique, dans la colonie portugaise de Goa, aux Philippines ou en Espagne – nous trouvons des salésiens qui gardent avec affection sa mémoire. Mais, chose étrange, nous ne disposons pas encore d’une biographie adéquate de ce grand salésien, à l’exception de la volumineuse lettre mortuaire rédigée par Don José Antonio Rico : « José Luis Carreño Etxeandía, ouvrier de Dieu ». Nous espérons que cette lacune pourra bientôt être comblée. Don Carreño a été l’un des artisans de la région Asie du Sud, et nous ne pouvons pas nous permettre de l’oublier.

José-Luis Carreño Etxeandía est né à Bilbao, en Espagne, le 23 octobre 1905. Orphelin de mère à l’âge de huit ans, il fut accueilli dans la maison salésienne de Santander. En 1917, à l’âge de douze ans, il entra à l’aspirantat de Campello. Il se souvient qu’à cette époque « on ne parlait pas beaucoup de Don Bosco… Mais pour nous, Don Binelli était un Don Bosco, sans parler de Don Rinaldi, alors Préfet Général, dont les visites nous laissaient une sensation surnaturelle, comme lorsque les messagers de Yahweh visitèrent la tente d’Abraham ».
Après le noviciat et le post-noviciat, il effectua son stage comme assistant des novices. Il devait être un clerc brillant, car Don Pedro Escursell écrit de lui au Recteur Majeur : « Je parle en ce moment même avec l’un des clercs modèles de cette maison. Il est assistant dans la formation du personnel de cette Province ; il me dit qu’il demande depuis longtemps à être envoyé en mission et qu’il a renoncé à le demander parce qu’il ne reçoit pas de réponse. C’est un jeune homme d’une grande valeur intellectuelle et morale. »
À la veille de son ordination sacerdotale, en 1932, le jeune José-Luis écrivit directement au Recteur Majeur, s’offrant pour les missions. L’offre fut acceptée, et il fut envoyé en Inde, où il débarqua à Mumbai en 1933. À peine un an plus tard, lorsque la Province de l’Inde du Sud fut érigée, il fut nommé maître des novices à Tirupattur : il avait à peine 28 ans. Avec ses extraordinaires qualités d’esprit et de cœur, il devint rapidement l’âme de la maison et laissa une profonde impression sur ses novices. « Il nous a conquis avec son cœur paternel », écrit l’un d’eux, l’archevêque Hubert D’Rosario de Shillong.
Don Joseph Vaz, un autre novice, racontait souvent comment Carreño s’était rendu compte qu’il tremblait de froid pendant une conférence. « Attends un instant, hombre », dit le maître des novices, et il sortit. Peu après, il revint avec un pull bleu qu’il donna à Joe. Joe remarqua que le pull était étrangement chaud. Puis il se rappela que sous sa soutane, son maître portait quelque chose de bleu… qui n’était plus là. Carreño lui avait donné son propre pull.
En 1942, lorsque le gouvernement britannique en Inde interna tous les étrangers des pays en guerre avec la Grande-Bretagne, Carreño ne fut pas inquiété, étant citoyen d’un pays neutre. En 1943, il reçut un message via Radio Vatican : il devait prendre la place de Don Eligio Cinato, inspecteur de la province de l’Inde du Sud, lui aussi interné. À la même période, l’archevêque salésien Louis Mathias de Madras-Mylapore l’invita à être son vicaire général.
En 1945, il fut officiellement nommé inspecteur, fonction qu’il occupa de 1945 à 1951. L’un de ses tout premiers actes fut de consacrer la Province au Sacré-Cœur de Jésus. De nombreux salésiens étaient convaincus que la croissance extraordinaire de la Province du Sud était due précisément à ce geste. Sous la direction de Don Carreño, les œuvres salésiennes doublèrent. L’un de ses actes les plus clairvoyants fut le lancement d’un collège universitaire dans le village reculé et pauvre de Tirupattur. Le Sacred Heart College finirait par transformer tout le district.
Carreño fut également le principal artisan de l’« indianisation » du visage salésien en Inde, cherchant dès le début des vocations locales, au lieu de s’appuyer exclusivement sur les missionnaires étrangers. Un choix qui s’avéra providentiel : d’abord, parce que le flux de missionnaires étrangers cessa, il s’interrompit pendant la guerre ; ensuite, parce que l’Inde indépendante décida de ne plus accorder de visas aux nouveaux missionnaires étrangers. « Si aujourd’hui les salésiens en Inde sont plus de deux mille, le mérite de cette croissance doit être attribué aux politiques initiées par Don Carreño », écrit Don Thekkedath dans son histoire des salésiens en Inde.
Don Carreño, comme nous l’avons dit, n’était pas seulement inspecteur, mais aussi vicaire de Mgr Mathias. Ces deux grands hommes, qui s’estimaient profondément, étaient cependant très différents de tempérament. L’archevêque était partisan de mesures disciplinaires sévères envers les confrères en difficulté, tandis que Don Carreño préférait des procédures plus douces. Le visiteur extraordinaire, Don Albino Fedrigotti, semble avoir donné raison à l’archevêque, qualifiant Don Carreño d’« excellent religieux, un homme au grand cœur », mais aussi « un peu trop poète ».
On ne manqua pas non plus de l’accuser d’être un mauvais administrateur, mais il est significatif qu’une figure comme Don Aurelio Maschio, grand procureur et architecte des œuvres salésiennes de Mumbai, ait rejeté avec décision cette accusation. En réalité, Don Carreño était un innovateur et un visionnaire. Certaines de ses idées – comme celle d’impliquer des volontaires non salésiens pour un service de quelques années – étaient, à l’époque, regardées avec suspicion, mais aujourd’hui elles sont largement acceptées et activement promues.
En 1951, à la fin de son mandat officiel d’inspecteur, on demanda à Carreño de rentrer en Espagne pour s’occuper des Salésiens Coopérateurs. Ce n’était pas la vraie raison de son départ, après dix-huit ans en Inde, mais Carreño accepta avec sérénité, même si ce ne fut pas sans douleur.
En 1952, on lui demanda d’aller à Goa, où il resta jusqu’en 1960. « Goa fut un coup de foudre », écrivit-il dans Urdimbre en el telar. Goa, de son côté, l’accueillit dans son cœur. Il poursuivit la tradition des salésiens qui servaient comme directeurs spirituels et confesseurs du clergé diocésain, et fut même le patron de l’association des écrivains de langue konkani. Surtout, il gouverna la communauté de Don Bosco Panjim avec amour, prit soin avec une paternité extraordinaire des nombreux garçons pauvres et, encore une fois, se dédia activement à la recherche de vocations à la vie salésienne. Les premiers salésiens de Goa – des personnes comme Thomas Fernandes, Elias Diaz et Romulo Noronha – racontaient avec les larmes aux yeux comment Carreño et d’autres passaient par le Goa Medical College, juste à côté de la maison salésienne, pour donner leur sang et ainsi obtenir quelques roupies avec lesquelles acheter des vivres et d’autres biens pour les garçons.
En 1961 eut lieu l’action militaire indienne avec l’annexion de Goa. À ce moment-là, Don Carreño se trouvait en Espagne et ne put plus retourner dans sa terre bien-aimée. En 1962, il fut envoyé aux Philippines comme maître des novices. Il n’accompagna que trois groupes de novices, car en 1965, il demanda à rentrer en Espagne. À l’origine de sa décision, il y avait une sérieuse divergence de vision entre lui et les missionnaires salésiens venant de Chine, et spécialement avec Don Carlo Braga, supérieur de la Visitatoria. Carreño s’opposa avec force à la politique d’envoyer les jeunes salésiens philippins nouvellement profès à Hong Kong pour les études de philosophie. Il se trouva que, finalement, les supérieurs acceptèrent la proposition de retenir les jeunes salésiens aux Philippines, mais à ce moment-là, la demande de Carreño de rentrer dans son pays avait déjà été acceptée.
Don Carreño ne passa que quatre ans aux Philippines, mais là aussi, comme en Inde, il laissa une empreinte indélébile, « une contribution incommensurable et cruciale à la présence salésienne aux Philippines », selon les mots de l’historien salésien Nestor Impelido.
De retour en Espagne, il a collaboré avec les Procures Missionnaires de Madrid et de New Rochelle, et à l’animation des provinces ibériques. Beaucoup en Espagne se souviennent encore du vieux missionnaire qui visitait les maisons salésiennes, contaminant les jeunes avec son enthousiasme missionnaire, ses chansons et sa musique.
Mais dans son imagination créative, un nouveau projet prenait forme. Carreño se consacra de tout son cœur au rêve de fonder un Pueblo Misionero avec deux objectifs : préparer de jeunes missionnaires – principalement originaires d’Europe de l’Est – pour l’Amérique latine ; et offrir un refuge aux missionnaires « retraités » comme lui, qui pourraient également servir de formateurs. Après une longue et douloureuse correspondance avec les supérieurs, le projet prit finalement forme dans l’Hogar del Misionero à Alzuza, à quelques kilomètres de Pampelune. La composante vocationnelle missionnaire ne décolla jamais, et très peu de missionnaires âgés rejoignirent effectivement Carreño. Son principal apostolat durant ces dernières années resta celui de la plume. Il laissa plus de trente livres, dont cinq dédiés au Saint-Suaire, auquel il était particulièrement attaché.
Don José-Luis Carreño est décédé en 1986 à Pampelune, à l’âge de 81 ans. Malgré les hauts et les bas de sa vie, ce grand amoureux du Sacré-Cœur de Jésus put affirmer, lors du jubilé d’or de son ordination sacerdotale : « Si il y a cinquante ans ma devise de jeune prêtre était ‘Le Christ est tout’, aujourd’hui, vieux et submergé par son amour, je l’écrirais en lettres d’or, car en réalité LE CHRIST EST TOUT ».

Don Ivo COELHO, sdb




L’arbre

Un homme avait quatre enfants. Il voulait que ses enfants apprennent à ne pas juger les choses rapidement. Il invita donc chacun d’entre eux à aller voir un arbre planté dans un endroit éloigné. Il les envoya un par un, à trois mois d’intervalle. Les enfants obéirent.
Lorsque le dernier revint, il les réunit et leur demanda de décrire ce qu’ils avaient vu.
Le premier fils dit que l’arbre était laid, tordu et plié.
Le deuxième fils dit que l’arbre était couvert de bourgeons verts et qu’il promettait la vie.
Le troisième fils n’était pas d’accord ; il dit qu’il était couvert de fleurs, qui sentaient si bon et qui étaient si belles qu’il dit que c’était la plus belle chose qu’il ait jamais vue.
Le dernier fils n’était pas d’accord avec tous les autres ; il disait que l’arbre était plein de fruits, de vie et d’abondance.
L’homme expliqua alors à ses fils que toutes les réponses étaient correctes car chacun n’avait vu qu’une saison de la vie de l’arbre.
Il ajouta qu’on ne peut pas juger un arbre ou une personne sur une seule saison et que leur essence, le plaisir, la joie et l’amour qui découlent de ces vies ne peuvent être mesurés qu’à la fin, lorsque toutes les saisons sont terminées.

Lorsque le printemps s’en va, toutes les fleurs meurent, mais lorsqu’il revient, elles sourient joyeusement. Dans mes yeux tout passe, sur ma tête tout blanchit.
Mais ne croyez jamais que dans l’agonie du printemps toutes les fleurs meurent parce que, pas plus tard que la nuit dernière, une branche de pêcher était en train de fleurir.
(anonyme du Vietnam)

Ne laissez pas la douleur d’une saison détruire la joie de ce qui viendra plus tard.
Ne jugez pas votre vie en fonction d’une saison difficile. Persévérez à travers les difficultés, et des temps meilleurs viendront certainement au moment où vous vous y attendrez le moins ! Vivez chacune de vos saisons dans la joie et la force de l’espoir.




La dixième colline (1864)

Le rêve de la « Dixième Colline », raconté par Don Bosco en octobre 1864, est l’une des pages les plus évocatrices de la tradition salésienne. Dans ce rêve, le saint se retrouve dans une immense vallée remplie de jeunes : certains sont déjà à l’Oratoire, d’autres sont encore à rencontrer. Guidé par une voix mystérieuse, il doit les conduire au-delà d’un escarpement abrupt, puis à travers dix collines, symboles des dix commandements, vers une lumière qui préfigure le Paradis. Le char de l’Innocence, les cohortes pénitentielles et la musique céleste dessinent une fresque éducative : elles montrent la difficulté de préserver la pureté, la valeur du repentir et le rôle irremplaçable des éducateurs. Avec cette vision prophétique, Don Bosco anticipe l’expansion mondiale de son œuvre et son engagement à accompagner chaque jeune sur le chemin du salut.

            Don Bosco avait rêvé la nuit précédente. Au même moment, un jeune de Casal Monferrato, un certain C. E., fit lui aussi le même rêve au cours duquel il avait l’impression d’être avec Don Bosco et de lui parler. En se levant le matin, il était tellement impressionné qu’il alla raconter son rêve à son professeur, qui le pressa d’aller en parler à Don Bosco. Le jeune alla aussitôt et tomba sur lui au moment où il descendait l’escalier pour le chercher et lui raconter la même chose.
            Don Bosco avait eu l’impression de se trouver dans une immense vallée remplie de milliers et de milliers de jeunes, mais tellement nombreux qu’il ne pensait pas pouvoir en trouver un si grand nombre dans le monde entier. Parmi ces jeunes, il distinguait tous ceux qui avaient été et ceux qui étaient dans la maison. Tous les autres étaient ceux qui viendraient peut-être plus tard. Au milieu des jeunes il y avait les prêtres et les clercs de la maison.
            Une côte très élevée fermait la vallée d’un côté. Tandis que Don Bosco réfléchissait à ce qu’il devait faire de tous ces jeunes, une voix lui dit :
            – Tu vois cette côte ? Eh bien, toi et tes jeunes, vous devez grimper jusqu’au sommet.
            Alors Don Bosco donna l’ordre à tous ces jeunes de se diriger vers le point indiqué. Les jeunes se mirent en marche et, au pas de course, gravirent la pente. Les prêtres de la maison coururent également vers le haut, poussant les jeunes pour les faire avancer, relevant ceux qui tombaient et portant sur leurs épaules ceux qui étaient fatigués et ne pouvaient pas marcher. Don Rua avait retroussé les manches de sa soutane et travaillait plus fort que tous les autres. Il prenait même les jeunes deux par deux et les lançait en l’air sur la côte, sur laquelle ils tombaient sur leurs pieds, puis couraient allègrement de-ci de-là. Don Cagliero et Don Francesia parcouraient les rangs en criant :
            – Courage ! En avant, en avant, courage !
            En peu de temps, ces troupes de jeunes atteignirent le sommet de la côte. Don Bosco était monté à son tour et dit :
            – Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
            Et la voix ajouta :
            – Tu dois franchir avec tes jeunes ces dix collines que tu vois devant toi l’une après l’autre.
            – Mais comment tous ces jeunes, si petits et si délicats, pourront-ils supporter un si long voyage ?
            – On portera ceux qui ne pourront pas aller avec leurs jambes, lui répondit-on.
            Et voici qu’à l’une des extrémités de la colline on vit apparaître et monter un chariot magnifique. Il est impossible de le décrire, tant il était beau, mais on peut tout de même en dire quelque chose. Il était triangulaire et avait trois roues qui se déplaçaient dans toutes les directions. Des trois angles partaient trois perches qui se rejoignaient en un point au-dessus du char, formant une sorte de tonnelle. Sur ce point de jonction s’élevait un magnifique étendard sur lequel était écrit en grosses lettres : Innocentia. Il y avait aussi une bande qui faisait le tour du chariot, marquant le bord et portant l’inscription : Adjutorio Dei Altissimi Patris et Filii et Spiritus Sancti (sous la protection du Dieu Très-Haut, Père et Fils et Saint-Esprit).
            Le chariot, resplendissant d’or et de pierres précieuses, s’avança et s’arrêta au milieu des jeunes. Au commandement, beaucoup d’enfants montèrent dessus. Ils étaient 500. Cinq cents sur plusieurs milliers étaient encore innocents.
            Après les avoir placés sur le chariot, Don Bosco réfléchissait à la direction à prendre, lorsqu’il vit s’ouvrir devant lui une route large et facile, mais toute semée d’épines. Soudain apparurent six jeunes qui étaient morts à l’Oratoire ; Ils étaient vêtus de blanc et portaient une autre belle bannière sur laquelle était écrit : Poenitentia. Ils allèrent se placer à la tête de toutes ces phalanges de jeunes qui allaient commencer la marche à pied. On donna alors le signal du départ. Beaucoup de prêtres se mirent au timon du chariot qui, tiré par eux, se met en marche. Les six vêtus de blanc le suivent. Derrière eux, tout le reste de la multitude. Sur une musique magnifique et inexprimable, les jeunes qui se trouvaient sur le char entonnent le psaume Laudate pueri Dominum (Louez Dieu, vous les petits, Ps 113, 1).
            Don Bosco marchait, enivré par cette musique céleste, lorsqu’il se souvint de se retourner pour voir si tous les jeunes l’avaient suivi. Mais quel spectacle douloureux ! Beaucoup étaient restés dans la vallée, beaucoup avaient rebroussé chemin. Brisé par la douleur, il décida de reprendre le chemin parcouru pour essayer de persuader les jeunes qui s’étaient découragés et les aider à le suivre. Mais on le lui interdit d’une façon absolue. Il s’écria :
            – Mais ces pauvres petits sont en train de se perdre !
            On lui répondit :
            – Tant pis pour eux. Ils ont été appelés comme les autres, et ils n’ont pas voulu te suivre. Ils ont vu le chemin qu’ils devaient prendre, et cela suffit.
            Don Bosco voulut répondre, il pria, il supplia. Tout fut inutile.
            – L’obéissance est pour toi aussi ! – lui dit-on. Et il dut continuer son chemin.
            La douleur n’était pas encore apaisée qu’un autre triste incident se produisit. Beaucoup de jeunes parmi ceux qui se trouvaient sur le chariot étaient tombés à terre l’un après l’autre. Sur 500, il en restait à peine 150 sous la bannière de l’innocence.
            Le cœur de Don Bosco fut pris d’une détresse insupportable. Espérant que ce n’était là qu’un rêve, il fit tout son possible pour se réveiller, mais se rendit compte que c’était une terrible réalité. Il battait des mains et entendait le bruit ; il gémissait et entendait son gémissement se répercuter dans la pièce ; il voulait chasser ce terrible fantasme, mais il ne pouvait pas.
            – Ah, mes chers jeunes ! s’exclamait-il à cet instant, en racontant son rêve. J’ai connu et j’ai vu ceux qui sont restés dans la vallée, ceux qui ont fait demi-tour ou qui sont tombés du chariot ! Je vous ai tous connus. Mais ne doutez pas, je ferai tout mon possible pour vous sauver. Beaucoup d’entre vous, que j’ai invités à se confesser, n’ont pas répondu à l’appel ! Par pitié, sauvez vos âmes.
            Beaucoup de jeunes parmi ceux qui étaient tombés du chariot étaient allés se placer au fur et à mesure dans les rangs de ceux qui marchaient derrière la deuxième bannière. Pendant ce temps, la musique du chariot devenait si douce qu’elle finit par vaincre la douleur de Don Bosco. On avait déjà franchi sept collines et après avoir atteint la huitième, la troupe entra dans un endroit merveilleux où ils s’arrêtèrent pour se reposer un peu. Les maisons y étaient d’une richesse et d’une beauté indescriptibles.
            Don Bosco s’adressa aux jeunes de cette région en ajoutant :
            – Je vous dirai avec sainte Thérèse ce qu’elle a dit des choses du paradis : ce sont des choses qu’on dévalue quand on en parle, parce qu’elles sont si belles qu’il est inutile de s’efforcer de les décrire. Je me contenterai donc de remarquer que les montants des portes de ces maisons semblaient être faits à la fois d’or, de cristal et de diamant, provoquant la surprise, le plaisir de l’œil et la joie. Les champs étaient remplis d’arbres sur lesquels on voyait à la fois des fleurs, des boutons, des fruits mûrs et des fruits verts. C’était un magnifique enchantement.
            Les jeunes allèrent partout de-ci de-là, les uns pour une chose, les autres pour une autre, car ils avaient une grande curiosité ainsi qu’une grande envie des fruits.
            C’est dans ce village que le jeune de Casale rencontra Don Bosco et eut ne long dialogue avec lui. Don Bosco et le jeune se souvenaient parfaitement des questions posées et des réponses reçues. Singulière combinaison de deux rêves.
            Une autre surprise étrange attendait ici Don Bosco. Ses jeunes lui apparurent soudain devenus vieux, sans dents, le visage plein de rides, les cheveux blancs, courbés, boitant, appuyés sur leur bâton. Don Bosco s’étonnait de cette métamorphose, mais la voix lui dit :
            – Tu t’étonnes ? Mais tu dois savoir que ce n’est pas depuis quelques heures que tu as quitté la vallée, mais depuis des années et des années. C’est cette musique qui a fait que ton voyage t’a paru court. Comme preuve, regarde ta physionomie et tu sauras que je dis la vérité. – Et on lui présenta un miroir. Il se regarda dans le miroir et vit qu’il avait l’air d’un vieil homme, avec un visage ridé et des dents mauvaises et peu nombreuses.
            Entre-temps, le groupe se remit en route et les jeunes demandaient de temps en temps à s’arrêter pour voir des choses nouvelles. Mais Don Bosco leur disait :
            – Allez, allez. Nous n’avons besoin de rien, nous n’avons pas faim, nous n’avons pas soif, allons.
            (Au loin, sur la dixième colline apparut une lumière qui augmentait comme si elle sortait d’une porte merveilleuse). Puis le chant reprit, mais d’une beauté telle qu’on ne peut l’entendre et la goûter qu’au Paradis. Ce n’était pas une musique instrumentale et elle ne ressemblait pas à des voix humaines. C’était une musique impossible à décrire. La jubilation qui inonda l’âme de Don Bosco fut tel qu’il se réveilla et se retrouva dans son lit.
            Don Bosco expliqua son rêve de la manière suivante :
            – La vallée est le monde. La grande côte représente les obstacles pour s’en détacher. – Le chariot, vous le comprenez. – Les troupes de jeunes à pied sont les jeunes qui ont perdu leur innocence et se sont repentis de leurs fautes.
            Don Bosco ajouta que les 10 collines représentaient les 10 commandements de la loi de Dieu, dont l’observance conduit à la vie éternelle.
            Puis il ajouta que, s’il le fallait, il était prêt à dire confidentiellement à certains jeunes ce qu’ils faisaient dans le rêve, s’ils étaient restés dans la vallée ou s’ils étaient tombés du chariot.
            Quand il descendit du pupitre, l’élève Ferraris Antonio s’approcha de lui et lui raconta – nous étions présents et nous avons entendu parfaitement ses paroles – qu’il avait rêvé la veille au soir qu’il était en compagnie de sa mère, qui lui avait demandé s’il rentrerait à la maison à Pâques pour les vacances. Il lui avait répondu qu’il irait au paradis avant Pâques. Puis, en confidence, il dit encore quelques mots à l’oreille de Don Bosco. Ferraris Antonio mourut le 16 mars 1865.
            Quant à nous, nous avons immédiatement mis le rêve par écrit, et le soir même du 22 octobre 1864, nous avons ajouté à la fin la note suivante. « Je tiens pour certain que Don Bosco a tenté de dissimuler avec ses explications ce qui est le plus surprenant dans le rêve, du moins dans certains de ses détails. L’explication des dix commandements ne me satisfait pas. La huitième colline sur laquelle Don Bosco fait une halte, et où il se voit comme dans un miroir tellement vieilli, je crois que cela indique que la fin de sa vie arrivera après ses soixante-dix ans. L’avenir nous le dira ».
            Ce futur est donc maintenant du passé, et nous sommes confirmés dans notre opinion. Le rêve indiquait à Don Bosco la durée de sa vie. Comparons ce rêve avec celui de la Roue, que nous n’avons pu connaître que quelques années plus tard. Chaque tour de la Roue représente dix ans ; il en va de même, semble-t-il, dans les déplacements de colline en colline. Chacune des dix collines représente dix ans, et ensemble elles signifient cent ans, le maximum de la vie d’un homme. Or nous voyons Don Bosco encore enfant commencer sa mission parmi ses camarades des Becchi pendant la première décennie et entreprendre ainsi son voyage. Il parcourt entièrement les sept collines, c’est-à-dire les sept collines dans leur totalité, c’est-à-dire sept décennies, ce qui signifie qu’il atteindra soixante-dix ans. Il gravit la huitième colline et s’arrête ; il voit des maisons et des champs merveilleusement beaux, c’est-à-dire sa Pieuse Société rendue grande et féconde par l’infinie bonté de Dieu. Il a encore un long chemin à parcourir sur la huitième colline et il repart, mais il n’atteint pas la neuvième, parce qu’il se réveille. De fait, il n’acheva pas la huitième décennie en mourant à l’âge de 72 ans et 5 mois.
            Qu’en pense le lecteur ? Nous ajouterons que le lendemain soir, Don Bosco nous interrogea sur ce que nous pensions du rêve. Nous lui avons répondu qu’il ne concernait pas seulement les jeunes, mais qu’il indiquait aussi l’expansion de la Pieuse Société dans le monde entier.
            – Mais quoi ? répliqua un de nos confrères ; nous avons déjà les collèges de Mirabello et de Lanzo et on en ouvrira sans doute quelques autres dans le Piémont. Que veux-tu de plus ?
            – Non, l’avenir que le rêve nous annonce sera bien autre chose.
            Et Don Bosco, en souriant, approuva notre conviction.
(1864, MB VII, 796-802)




L’éducation au féminin avec saint François de Sales

La pensée éducative de saint François de Sales dévoile une vision profonde et novatrice du rôle des femmes dans l’Église et la société de son époque. Persuadé que l’éducation des femmes était essentielle à la croissance morale et spirituelle de toute la communauté, le saint évêque de Genève a promu une éducation équilibrée, respectueuse de la dignité féminine tout en étant attentive aux fragilités. Avec un regard paternel et réaliste, il a su percevoir et mettre en valeur les qualités des femmes, les encourageant à cultiver la vertu, la culture et la dévotion. Fondateur de la Visitation avec Jeanne de Chantal, il a défendu avec vigueur la vocation féminine, même face aux critiques et aux préjugés. Son enseignement continue d’offrir des pistes de réflexion actuelles sur l’éducation, l’amour et la liberté dans le choix de sa propre vie.

            Lors de son voyage à Paris en 1619, François de Sales rencontra Adrien Bourdoise, un prêtre réformateur du clergé, qui lui reprocha vivement de trop s’occuper des femmes. L’évêque lui aurait répondu calmement que les femmes étaient au moins la moitié du genre humain, qu’en formant de bonnes chrétiennes on aurait de bons enfants et qu’avec de bons enfants on aurait de bons prêtres. D’ailleurs, saint Jérôme ne leur a-t-il pas consacré beaucoup de temps et d’écrits ? La lecture de ses lettres est recommandée par François de Sales à madame de Chantal, qui y trouvera entre autres beaucoup de choses pour l’éducation de ses filles. On en conclura que le rôle de la femme dans l’éducation justifiait amplement à ses yeux le temps et la sollicitude qu’il leur accordait.

Saint François de Sales et la femme
            « Il faut aider le sexe féminin, lequel on méprise », avait dit un jour l’évêque de Genève à Jean-François de Blonay. Pour comprendre ses préoccupations et sa pensée, il convient de les situer dans son époque. Il faut dire qu’un certain nombre de ses affirmations semblent encore très liées à la mentalité courante. Chez la femme de son temps il déplorait « cette féminine tendreté sur elle-même », la facilité « à se plaindre ou à désirer d’être plainte », une propension plus grande que chez les hommes à la croyance aux songes, à la crainte des esprits et à la crédulité des superstitions, et surtout les « entortillements dans ces pensées de vanité ». Parmi les conseils à madame de Chantal pour l’éducation de ses filles, il n’hésitait pas à écrire : « Ôtez-leur la vanité de l’âme : elle naît presque avec le sexe ».
            Cependant la femme est dotée de grandes qualités. Il écrivait à propos de madame de La Fléchère, qui venait de perdre son mari : « Quand je n’aurais que cette parfaite brebis en mon bercail, je ne me saurais fâcher d’être pasteur de cet affligé diocèse. Après notre madame de Chantal, je ne sais si j’ai fait rencontre d’une âme plus forte en un corps féminin, d’un esprit plus raisonnable et d’une humilité plus sincère ». Les femmes ne sont pas les dernières dans l’exercice des vertus. Comparées aux grands théologiens qui ont dit des merveilles sur les vertus, mais non pas pour les exercer, « il y a eu tant de saintes femmes qui ne savaient pas parler des vertus, lesquelles néanmoins en savaient très bien l’exercice ».
            Les plus dignes d’admiration sont les femmes mariées : « Ah ! mon Dieu, que les vertus d’une femme mariée sont agréables à Dieu car il faut qu’elles soient fortes et excellentes pour durer en cette vocation ! » Dans le combat de la chasteté, il estimait que « les femmes ont souvent combattu plus vaillamment que les hommes ».
            Fondateur d’une congrégation de femmes avec Jeanne de Chantal, il fut en relation constante avec les premières religieuses. À côté des louanges, les critiques commencèrent à pleuvoir. Le fondateur, poussé dans ses retranchements, dut se défendre et les défendre, non seulement en tant que religieuses, mais aussi en tant que femmes. Dans un document qui devait servir de préface aux Constitutions de la Visitation, on retrouve toute la verve polémique dont il savait faire preuve, dirigée non plus cette fois contre les « hérésiarques », mais contre les « censeurs » malveillants et ignorants de cet institut féminin :

La présomption et importune arrogance de plusieurs enfants de ce siècle, qui font profession de blâmer tout ce qui n’est pas selon leur esprit, me donne occasion, voire me force de faire cette préface, mes très chères sœurs, pour armer et mettre en défense votre sainte vocation contre la pointe de leurs langues empestées, afin que les bonnes et pieuses âmes, qui sans doute affectionnent votre tant aimable et honorable institut, trouvent ici de quoi repousser ces traits et flèches de la témérité de ces bizarres et insolents censeurs.

            Estimant peut-être qu’un tel préambule risquait de desservir la cause, François de Sales écrivit une seconde version édulcorée, afin de mettre en lumière l’égalité foncière des sexes. Après avoir cité la Genèse, il concluait : « La femme donc, non moins que l’homme, a la faveur d’avoir été faite à l’image de Dieu ; honneur pareil en l’un et en l’autre sexe ; leurs vertus sont égales ».

L’éducation des filles
             L’ennemi du véritable amour est la « vanité ». Comme chez les moralistes et les pédagogues de son temps, c’était le défaut que François de Sales craignait le plus dans l’éducation des filles. Il en a décrit avec une pointe d’ironie plusieurs manifestations. Voyez « ces demoiselles du monde, lesquelles pour être bien accommodées, s’en vont enflées d’orgueil et de vanité, la tête levée, les yeux ouverts, désirant être remarquées des mondains ».
            L’évêque de Genève s’amuse un peu en se moquant de ces « filles du monde » qui « portent leurs cheveux éparpillés et poudrés », dont la tête est « ferrée comme l’on ferre les pieds des chevaux », et qui « portent quantité d’affiquets ». Il y en a qui « portent des robes qui les serrent et les gênent extrêmement, et cela pour faire voir qu’elles ont la taille belle ». Voilà bien une « folie qui les rend d’ordinaire incapables de rien faire ».
            Que penser alors de certaines beautés artificielles changées en « boutiques de vanité » ? François de Sales préfère une « face nette et décrassée », il veut qu’il n’y ait rien d’affecté, car tout ce qui est fardé déplaît. Il vaut mieux s’en tenir en toute chose à la simplicité et au naturel. Faut-il pour autant condamner tout « artifice » ? Il admet fort bien que « s’il y a quelque défaut en la nature, il faut le corriger par le soin, en sorte que l’on voie l’amendement, mais pur et sans artifice ».
            Que dire des parfums, des affiquets et des habits ? À propos du parfum il dit dans un sermon en parlant de Marie-Madeleine : « C’est une chose excellente ; aussi celui qui est parfumé ressent quelque chose d’excellent », en ajoutant en connaisseur que « le musc d’Espagne est de grande estime parmi le monde ». Dans son chapitre sur « la bienséance des habits », il permet aux filles des affiquets, « parce qu’elles peuvent bien désirer d’agréer à plusieurs, quoique ce ne soit qu’afin d’en gagner un par un saint mariage ». Que voulez-vous ? disait-il avec un brin d’indulgence, « il faut bien que les filles soient un petit peu jolies ».
            C’était sans doute la lecture de la Bible qui l’avait préparé à ne pas bouder la beauté féminine. Chez la bien-aimée du Cantique des Cantiques, il admirait « la remarquable beauté de son visage qui semble un bouquet de fleurs ». Il décrit Jacob, rencontrant Rachel près du puits, qui « pleurait d’attendrissement en voyant une vierge qui lui plaisait et qui le charmait par les grâces de son visage ». Il aimait aussi conter l’histoire de sainte Brigide, née en Écosse, un pays où l’on trouve « les plus belles créatures qu’on puisse voir » ; elle-même était « une fille extrêmement belle », précisant qu’elle était « naturellement » belle.
            L’idéal salésien de la beauté s’appelle la « bonne grâce », qui désigne non seulement la beauté extérieure, mais aussi les mouvements, les gestes et les actions qui sont « comme l’âme et la vie de la beauté ». La grâce veut « la simplicité et la modestie », elle est une perfection qui vient de l’intérieur de la personne. La beauté unie à la grâce fait de Rébecca l’idéal féminin de la Bible. Elle était « si belle et si gracieuse auprès du puits où elle tirait de l’eau pour abreuver ses brebis », et sa générosité lui inspira de donner à boire non seulement au serviteur d’Abraham, mais aussi à ses chameaux.

Instruction et préparation à la vie
            Au temps de François de Sales, la femme avait peu de chances d’accéder à de fortes études. Les filles apprenaient ce qu’elles pouvaient chez elles avec leurs frères, ou quand la famille en avait la possibilité, dans un monastère. La lecture était certainement plus fréquente que l’écriture. Les collèges n’existaient que pour les garçons, ce qui veut dire que l’apprentissage du latin, langue de la culture, leur était pratiquement interdit.
            François de Sales n’était pas contraire aux femmes qui se rendaient savantes, à condition qu’elles ne tombent pas dans la pédanterie et la vanité. Il admirait sainte Catherine qui « fut fort savante, mais sa science était humble ». Parmi les correspondantes de l’évêque de Genève, une femme comme madame de La Fléchère avait étudié le latin, l’italien, l’espagnol et les beaux-arts, mais c’était une exception.
            Pour trouver leur place dans la vie, que ce soit dans la société civile ou dans la vie religieuse, les filles avaient souvent besoin à un certain moment d’une aide particulière. Georges Rolland rapporte que l’évêque s’occupa personnellement de plusieurs cas difficiles. Une femme de Genève, avec trois de ses filles, fut grandement assistée par l’évêque « et d’argent et de crédit ». Il mit une de ses filles en apprentissage chez une femme de la ville, et il lui paya sa pension pendant six années « en blé et en argent ». Il donna aussi cinq cents florins pour le mariage de la fille d’un imprimeur de Genève.
            L’intolérance religieuse du temps provoquait des drames parfois rocambolesques, auxquels l’évêque tentait de remédier. Élevée à Paris par ses parents dans « les erreurs de Calvin », Marie Judith Gilbert découvrit à dix-neuf ans le livre de l’Introduction à la vie dévote, qu’elle n’osait lire qu’en secret. Elle sympathisa avec son auteur dont elle entendit parler. Étroitement surveillée par son père et sa mère, elle réussit à se faire enlever en carrosse, se fit instruire dans la religion catholique et entra chez les sœurs de la Visitation.
            Le rôle social de la femme restait encore très limité. François de Sales n’était pas opposé par principe à l’intervention des femmes dans la vie publique. Parfois cependant il devait tempérer le zèle intempestif d’une correspondante toujours prête à redresser les torts en lui écrivant ces quelques lignes :

Votre sexe et votre vocation ne vous permettent d’empêcher le mal hors de chez vous que par l’inspiration et proposition du bien, et des remontrances simples, humbles et charitables à l’endroit des défaillants, et par avertissement aux supérieurs quand cela se peut.

            Il est significatif qu’une contemporaine de François de Sales, mademoiselle de Gournay, une des premières féministes avant la lettre, femme de lettres et auteur de textes polémiques comme son traité de L’égalité des hommes et des femmes et Le grief des dames, lui voua une grande admiration. Elle s’acharna toute sa vie à démontrer cette égalité en rassemblant tous les témoignages possibles, sans oublier celui du « bon et saint évêque de Genève ».

Éducation à l’amour
            François de Sales n’a pu tant parler de l’amour divin que parce qu’il a été très attentif aux manifestations de l’amour humain sous toutes ses formes. Tout amour a une histoire. Comme pour l’amour divin on peut décrire « l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences » de l’amour humain.
            L’amour naît de la contemplation du beau et le beau se laisse percevoir par les sens, surtout par les yeux. Il se produit un phénomène d’interaction entre le regard et la beauté, « le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l’amour nous la faisant regarder ». L’odorat intervient également, car « les parfums n’ont point d’autre pouvoir pour attirer à leur suite que leur suavité ».
            Après les sens extérieurs interviennent les sens intérieurs, la fantaisie et l’imagination, qui magnifient et transfigurent le réel. « L’amour, par une imperceptible faculté, fait paraître la beauté que l’on aime, plus belle, et la vue pareillement affine l’amour pour lui faire trouver la beauté plus aimable ». On comprend alors pourquoi ceux qui ont peint Cupidon, le dieu de l’amour, lui ont bandé les yeux, disant que « l’amour est aveugle ». À ce stade on arrive à l’amour-passion, qui fait rechercher la rencontre et la conversation, qui désire le secret, et qui fait proférer des paroles qui seraient ridicules si elles ne sortaient d’un cœur passionné.
            Or, cet amour-passion, qui n’est peut-être qu’une « amourette », une « muguetterie », est sujet à bien des péripéties, si bien que l’auteur de l’Introduction présente plusieurs séries de considérations et de mises en garde à propos des « amitiés folâtres », qui ne sont souvent que des « avortons ou plutôt fantômes d’amitié ».
            François de Sales s’est exprimé aussi à propos du baiser, se demandant par exemple avec les commentateurs anciens comment Rachel avait permis à Jacob de l’embrasser. Il explique qu’il y a plusieurs sortes de baisers. Les baisers qui s’échangent fréquemment entre jeunes gens et qui ne sont pas mauvais au départ, peuvent le devenir à cause de la fragilité humaine. Mais le baiser peut aussi être bon. En certains pays la coutume le veut. Il est bon aussi quand c’est un témoignage d’amitié ou de respect. « Notre Jacob embrasse donc très innocemment sa Rachel ; Rachel accepte ce baiser de courtoisie et d’amitié de la part de cet homme au caractère bon et au franc visage ».
            Sur le plan affectif, l’éducation vise à promouvoir la maturité et l’autonomie du sujet, mais il faut du temps pour cela. Il n’est pas toujours facile de concilier la prudence des parents avec le désir de liberté des filles. C’est ainsi qu’une fille à qui on a défendu de sortir dans la rue dès qu’il fait nuit ne manquera pas de dire : « Mon Dieu, j’ai la plus terrible mère qui se peut dire ! Elle ne veut pas même que je sorte de la maison ». On ne lui a défendu de sortir que la nuit, et elle dit que c’est toujours.
            Dans la question de la danse et du bal, qui était également à l’ordre du jour, François de Sales évita les condamnations absolues, comme faisaient les rigoristes du temps, tant catholiques que protestants, tout en se montrant très prudent. Comme pour certains jeux, il y a danger quand on s’y affectionne et qu’on ne peut plus s’en passer : « Il faut que ce soit par récréation et non par affection, pour peu de temps et non jusqu’à se lasser ou s’étourdir ». Il est recommandé par ailleurs d’éviter les passe-temps qui favorisent « les folles amours ».

Le moment du choix
            Quand la jeune fille a grandi, arrive le jour où « il faudra lui parler, cela veut dire de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier ». Homme de son temps, François de Sales partageait dans une large mesure les idées qui accordaient aux parents un rôle important dans la détermination de la vocation de leurs enfants, que ce soit le mariage ou la vie religieuse. « On ne choisit pas pour l’ordinaire son prince et son évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari », constatait l’auteur de l’Introduction. Cependant il dit clairement que « les filles ne peuvent être mariées quand elles disent non ».
            La pratique courante est bien décrite dans ce passage de l’Introduction à la vie dévote parlant de la demoiselle qu’on veut marier : « Premièrement on lui propose le parti ; deuxièmement elle agrée la proposition, et en troisième lieu elle consent ». Comme les filles se mariaient souvent très jeunes, il ne faut pas s’étonner de leur immaturité affective. Elles aiment non seulement leur époux, constatait François de Sales, mais aussi « les bagues et bagatelles, et leurs compagnes avec lesquelles elles s’amusent éperdument à jouer, danser et folâtrer ».
            Le problème de la liberté du choix se posait également pour les enfants que l’on destinait à la vie religieuse. La fille de la baronne de Chantal, Françoise, devait être placée dans un monastère par sa mère qui désirait pour elle une vocation religieuse, mais l’évêque intervint : « Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement je n’approuve pas qu’on devance sa volonté par des résolutions ». Il conseille d’« user de modération » et de procéder plutôt par « inspirations suaves ».
            Certaines jeunes filles hésitaient entre la vie religieuse et le mariage, n’arrivant pas à se décider. Il encouragea la future madame de Longecombe à faire le pas du mariage qu’il voulut célébrer lui-même. Il fit cette bonne œuvre, dira plus tard son mari, à la demande de sa femme « qui avait en affection d’être épousée de sa main et qui peut-être, sans cela, n’aurait jamais pu franchir ce passage à cause de la grande aversion qu’elle avait au mariage ».

La femme et la dévotion
            Étranger à tout féminisme avant la lettre, François de Sales était conscient de l’exceptionnel apport de la femme au plan spirituel. D’autre part, on a fait remarquer qu’en favorisant la dévotion chez les femmes, l’auteur de l’Introduction a favorisé du même coup la possibilité pour elles d’une plus grande autonomie, et d’une forme de « vie privée au féminin ».
            La qualité principale de la femme réside dans sa « puissance d’aimer ». Jeanne de Chantal en était la démonstration vivante : « Je vous vois, ce me semble, ma chère fille, avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment ». Après avoir énuméré un certain nombre de docteurs et de savants, il pouvait écrire dans la préface du Traité de l’amour de Dieu : « Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de l’amour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte Angèle de Foligno, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde ? » À la suite d’une prédication à Grenoble il fit ce constat avec une pointe d’ironie : « Je ne vis jamais un peuple plus docile que celui-ci, ni plus porté à la piété. Surtout les dames y sont très dévotes, car ici, comme partout ailleurs, les hommes laissent aux femmes le soin du ménage et de la dévotion ».
            Les femmes pouvaient-elles se mêler des problèmes de la religion ? « Voici donc cette femme qui fait la théologienne », s’exclame François de Sales en parlant de la Samaritaine de l’Évangile. Faut-il nécessairement y voir une dépréciation des théologiennes ? Ce n’est pas sûr. D’autant qu’il affirme avec force : « Je vous dis qu’une pauvre femme peut autant aimer Dieu qu’un docteur en théologie ». La supériorité n’est pas toujours là où on pense.
            Il y a des femmes supérieures aux hommes, à commencer par la Sainte Vierge comparée à saint Joseph. Certes, François de Sales respecte toujours les principes de l’ordre établi par les lois religieuses et civiles de son temps, envers lesquelles il prêche l’obéissance, mais sa pratique témoigne d’une grande liberté d’esprit. C’est ainsi que pour le gouvernement des monastères de femmes, il estimait qu’il valait mieux qu’elles soient sous la juridiction de l’évêque que de leurs frères en religion, qui risqueraient de les contraindre de façon excessive.
            Les visitandines, quant à elles, ne dépendront d’aucun ordre masculin et n’auront aucun gouvernement central, chaque monastère étant placé directement sous la juridiction de l’évêque du diocèse. Aux sœurs de la Visitation en partance pour une nouvelle fondation il osa même décerner le titre inattendu d’« apôtresses », « non en la dignité, mais en l’office et au mérite ». C’est le témoignage silencieux des visitandines qui sera leur prédication.
            Si l’on entend bien la pensée de l’évêque de Genève, la mission ecclésiale de la femme est d’annoncer non pas la parole de Dieu, mais « la gloire de Dieu » par la beauté de leur témoignage. Les cieux, dit le psalmiste, racontent la gloire de Dieu sans paroles, par leur seule splendeur. Et « n’est-ce pas une plus grande merveille de voir une âme décorée de plusieurs grandes vertus que non pas le ciel décoré d’étoiles ? »




Le sage

L’empereur Cyrus le Grand aimait converser aimablement avec un ami très sage nommé Akkad.
Un jour, alors qu’il revenait épuisé d’une campagne de guerre contre les Mèdes, Cyrus s’arrêta chez son vieil ami pour passer quelques jours avec lui.
– Je suis épuisé, cher Akkad. Toutes ces batailles m’épuisent. Comme j’aimerais pouvoir m’arrêter et passer du temps avec vous, à bavarder sur les rives de l’Euphrate…
– Mais, cher sire, maintenant que vous avez vaincu les Mèdes, que ferez-vous ?
– Je veux m’emparer de Babylone et la soumettre.
– Et après Babylone ?
– Je soumettrai la Grèce.
– Et après la Grèce ?
– Je conquerrai Rome.
– Et après ça ?
– Je m’arrêterai. Je reviendrai ici et nous passerons des jours heureux à converser amicalement sur les rives de l’Euphrate…
– Et pourquoi, sire, mon ami, pourquoi ne pas commencer tout de suite ?

Il y aura toujours un autre jour pour dire : « Je t’aime ».
N’oublie pas tes proches aujourd’hui, chuchote-leur à l’oreille, dis-leur combien tu les aimes. Prends le temps de leur dire : « Je suis désolé », « s’il te plaît, écoute-moi », « merci ».
Demain, tu ne regretteras pas ce que tu as fait aujourd’hui.