La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Vers les hauteurs ! Saint Pier Giorgio Frassati

« Chers jeunes, notre espérance est Jésus. C’est Lui, comme le disait Saint Jean-Paul II, « qui suscite en vous le désir de faire de votre vie quelque chose de grand […], pour vous améliorer et améliorer la société, la rendant plus humaine et plus fraternelle » (XVe Journée Mondiale de la Jeunesse, Veillée de Prière, 19 août 2000). Restons unis à Lui, demeurons dans son amitié, toujours, en la cultivant par la prière, l’adoration, la Communion eucharistique, la Confession fréquente, la charité généreuse, comme nous l’ont enseigné les bienheureux Pier Giorgio Frassati et Carlo Acutis, qui seront bientôt proclamés Saints. Aspirez à de grandes choses, à la sainteté, où que vous soyez. Ne vous contentez pas de moins. Alors vous verrez grandir chaque jour, en vous et autour de vous, la lumière de l’Évangile » (Pape Léon XIV – homélie Jubilé des jeunes – 3 août 2025).

Pier Giorgio et Don Cojazzi
Le sénateur Alfredo Frassati, ambassadeur du Royaume d’Italie à Berlin, était le propriétaire et le directeur du quotidien La Stampa de Turin. Les Salésiens lui devaient une grande reconnaissance. À l’occasion du grand scandale connu sous le nom « L’affaire de Varazze », où l’on avait cherché à jeter le discrédit sur l’honorabilité des Salésiens, Frassati avait pris leur défense. Alors même que certains journaux catholiques semblaient perdus et désorientés face aux graves accusations, La Stampa, après une enquête rapide, avait anticipé les conclusions de la magistrature en proclamant l’innocence des Salésiens. Aussi, lorsque la famille Frassati demanda un Salésien pour suivre les études des deux enfants du sénateur, Pier Giorgio et Luciana, le Recteur Majeur Don Paolo Albera se sentit obligé d’accepter. Il envoya Don Antonio Cojazzi (1880-1953). C’était l’homme qu’il fallait : bonne culture, tempérament jeune et une capacité de communication exceptionnelle. Don Cojazzi avait obtenu une licence en lettres en 1905, en philosophie en 1906, et le diplôme d’aptitude à l’enseignement de la langue anglaise après un sérieux perfectionnement en Angleterre.
Chez les Frassati, Don Cojazzi devint plus qu’un simple « précepteur » qui suivait les enfants. Il devint un ami, surtout de Pier Giorgio, dont il dira : « Je l’ai connu à dix ans et je l’ai suivi pendant presque tout le collège et le lycée avec des leçons qui, les premières années, étaient quotidiennes ; je l’ai suivi avec un intérêt et une affection qui n’ont cessé de grandir ». Pier Giorgio, devenu l’un des jeunes leaders de l’Action Catholique de Turin, écoutait les conférences et les leçons que Don Cojazzi donnait aux membres du Cercle C. Balbo, suivait avec intérêt la Rivista dei Giovani, montait parfois à Valsalice en quête de lumière et de conseil dans les moments décisifs.

Un moment de notoriété
Pier Giorgio l’eut lors du Congrès National de la Jeunesse Catholique italienne, en 1921, quand cinquante mille jeunes défilèrent dans Rome en chantant et en priant. Pier Giorgio, étudiant en polytechnique, portait le drapeau tricolore du cercle turinois C. Balbo. Les troupes royales, tout à coup, encerclèrent l’énorme cortège et l’assaillirent pour arracher les drapeaux. On voulait empêcher les désordres. Un témoin raconta : « Ils frappent avec les crosses des mousquets, saisissent, brisent, arrachent nos drapeaux. Je vois Pier Giorgio aux prises avec deux gardes. Nous accourons à son aide, et le drapeau, avec la hampe brisée, reste dans ses mains. Emprisonnés de force dans une cour, les jeunes catholiques sont interrogés par la police. Le témoin se souvient du dialogue mené avec les manières et les courtoisies utilisées dans de telles circonstances :
– Et toi, comment t’appelles-tu ?
– Pier Giorgio Frassati, fils d’Alfredo.
– Que fait ton père ?
– Ambassadeur d’Italie à Berlin.
Stupeur, changement de ton, excuses, offre de liberté immédiate.
– Je sortirai quand les autres sortiront.
Pendant ce temps, le spectacle bestial continue. Un prêtre est jeté, littéralement jeté dans la cour avec sa soutane déchirée et une joue ensanglantée… Ensemble, nous nous sommes agenouillés par terre, dans la cour, quand ce prêtre blessé a levé son chapelet et a dit : « Oh ! les jeunes, pour nous et pour ceux qui nous ont frappés, prions ! »

Il aimait les pauvres
Pier Giorgio aimait les pauvres, il allait les chercher dans les quartiers les plus éloignés de la ville, montait les escaliers étroits et sombres, entrait dans les greniers où n’habitent que la misère et la douleur. Tout ce qu’il avait en poche était pour les autres, comme tout ce qu’il avait dans son cœur. Il arrivait à passer les nuits au chevet de malades inconnus. Une nuit où il ne rentrait pas, son père, de plus en plus anxieux, téléphona à la préfecture, aux hôpitaux. À deux heures du matin, il entendit la clé tourner dans la serrure et Pier Giorgio entra. Papa explosa :
– Écoute, tu peux rester dehors le jour, la nuit, personne ne te dit rien. Mais quand tu rentres si tard, préviens, téléphone !
Pier Giorgio le regarda, et avec sa simplicité habituelle répondit :
– Papa, là où j’étais, il n’y avait pas de téléphone.
Les Conférences Saint-Vincent de Paul le virent comme un collaborateur assidu ; les pauvres le connurent comme un consolateur et un secouriste ; les misérables greniers l’accueillirent souvent entre leurs murs sordides comme un rayon de soleil pour leurs habitants délaissés. D’une profonde humilité, il ne voulait pas que ce qu’il faisait soit connu de quiconque.

Mon beau et saint Giorgetto
Début juillet 1925, Pier Giorgio fut frappé et terrassé par une violente attaque de poliomyélite. Il avait 24 ans. Sur son lit de mort, alors qu’une terrible maladie dévastait son dos, il pensa encore à ses pauvres. Sur un billet, d’une écriture presque illisible, il écrivit pour l’ingénieur Grimaldi, son ami : Voici les injections de Converso, la police d’assurance est de Sappa. Je l’ai oubliée, pense à la renouveler.
De retour des funérailles de Pier Giorgio, Don Cojazzi écrit d’un trait un article pour la Rivista dei Giovani : « Je répéterai la vieille phrase, mais très sincère : je ne croyais pas l’aimer autant. Mon beau et saint Giorgetto ! Pourquoi ces mots me chantent-ils avec insistance dans le cœur ? Parce que je les ai entendus répéter, je les ai entendus prononcer pendant presque deux jours, par son père, sa mère, sa sœur, d’une voix qui disait toujours et ne répétait jamais. Et pourquoi me viennent en mémoire certains vers d’une ballade de Deroulède : « On parlera de lui longtemps, dans les palais dorés et dans les chaumières perdues ! Car les taudis et les greniers, où il passa tant de fois comme un ange consolateur, parleront aussi de lui. » Je l’ai connu à dix ans et je l’ai suivi pendant presque tout le collège et une partie du lycée… Je l’ai suivi avec une affection et un intérêt croissants jusqu’à sa transfiguration actuelle… J’écrirai sa vie. Il s’agit de la collecte de témoignages qui présentent la figure de ce jeune dans la plénitude de sa lumière, dans la vérité spirituelle et morale, dans le témoignage lumineux et contagieux de bonté et de générosité. »

Le best-seller de l’édition catholique
Encouragé et poussé également par l’archevêque de Turin, Mgr Giuseppe Gamba, Don Cojazzi se mit au travail avec ardeur. Les témoignages arrivèrent nombreux et qualifiés, ils furent ordonnés et examinés avec soin. La mère de Pier Giorgio suivait le travail, donnait des suggestions, fournissait du matériel. En mars 1928, la vie de Pier Giorgio est publiée. Luigi Gedda écrit : « Ce fut un succès retentissant. En seulement neuf mois, 30 000 exemplaires du livre furent épuisés. En 1932, 70 000 exemplaires avaient déjà été diffusés. En 15 ans, le livre sur Pier Giorgio atteignit 11 éditions, et fut peut-être le best-seller de l’édition catholique à cette époque. » La figure mise en lumière par Don Cojazzi fut un étendard pour l’Action Catholique pendant la période difficile du fascisme. En 1942, 771 associations de jeunes de l’Action Catholique, 178 sections aspirantes, 21 associations universitaires, 60 groupes d’étudiants du secondaire, 29 conférences de Saint-Vincent de Paul, 23 groupes d’Évangile… avaient pris le nom de Pier Giorgio Frassati. Le livre fut traduit dans au moins 19 langues. Le livre de Don Cojazzi marqua un tournant dans l’histoire de la jeunesse italienne. Pier Giorgio fut l’idéal désigné sans aucune réserve : quelqu’un qui a su démontrer qu’être chrétien jusqu’au bout n’est pas du tout utopique, ni fantastique.
Pier Giorgio Frassati marqua également un tournant dans l’histoire de Don Cojazzi. Ce billet écrit par Pier Giorgio sur son lit de mort lui révéla de manière concrète, presque brutale, le monde des pauvres. Don Cojazzi lui-même écrit : « Le Vendredi Saint de cette année (1928), avec deux universitaires, j’ai visité pendant quatre heures les pauvres en dehors de la Porta Metronia. Cette visite m’a procuré une leçon et une humiliation très salutaires. J’avais beaucoup écrit et parlé sur les Conférences Saint-Vincent de Paul… et pourtant je n’étais jamais allé une seule fois visiter les pauvres. Dans ces taudis sordides, les larmes me sont souvent venues aux yeux… La conclusion ? La voici claire et crue pour moi et pour vous : moins de belles paroles et plus de bonnes œuvres. »
Le contact vivant avec les pauvres n’est pas seulement une mise en œuvre immédiate de l’Évangile, mais une école de vie pour les jeunes. C’est la meilleure école pour les jeunes, pour les éduquer et les maintenir dans le sérieux de la vie. Qui va visiter les pauvres et touche du doigt leurs plaies matérielles et morales, comment peut-il gaspiller son argent, son temps, sa jeunesse ? Comment peut-il se plaindre de ses propres travaux et douleurs, quand il a connu, par expérience directe, que d’autres souffrent plus que lui ?

Ne pas vivoter, mais vivre !
Pier Giorgio Frassati est un exemple lumineux de sainteté juvénile, actuel, qui « cadre » avec notre époque. Il atteste une fois de plus que la foi en Jésus-Christ est la religion des forts et des vraiment jeunes, qui seule peut illuminer toutes les vérités avec la lumière du « mystère » et qui seule peut donner la joie parfaite. Son existence est le modèle parfait de la vie normale à la portée de tous. Lui, comme tous les disciples de Jésus et de l’Évangile, commença par les petites choses ; il atteignit les hauteurs les plus sublimes à force de se soustraire aux compromis d’une vie médiocre et sans signification et en employant son entêtement naturel dans de fermes résolutions. Tout, dans sa vie, lui fut un marchepied pour monter, même ce qui aurait dû être un obstacle. Parmi ses compagnons, il était l’animateur intrépide et exubérant de toute entreprise, attirant autour de lui tant de sympathie et tant d’admiration. La nature lui avait été généreuse : famille renommée, riche, esprit solide et pratique, physique imposant et robuste, éducation complète, rien ne lui manquait pour se faire une place dans la vie. Mais il n’entendait pas vivoter, mais plutôt conquérir sa place au soleil, en luttant. C’était une trempe d’homme et une âme de chrétien.
Sa vie avait en elle-même une cohérence qui reposait sur l’unité de l’esprit et de l’existence, de la foi et des œuvres. La source de cette personnalité si lumineuse était dans sa profonde vie intérieure. Frassati priait. Sa soif de la Grâce lui faisait aimer tout ce qui remplit et enrichit l’esprit. Il s’approchait chaque jour de la Sainte Communion, puis restait au pied de l’autel, longtemps, sans que rien ne puisse le distraire. Il priait sur les montagnes et en chemin. Ce n’était cependant pas une foi ostentatoire, même s’il faisait de grands signes de croix sur la voie publique en passant devant les églises, même s’il récitait le chapelet à haute voix, dans un wagon de chemin de fer ou dans une chambre d’hôtel. Mais c’était plutôt une foi vécue si intensément et sincèrement qu’elle jaillissait de son âme généreuse et franche avec une simplicité qui convainquait et émouvait. Sa formation spirituelle se renforçait dans les adorations nocturnes dont il fut un fervent promoteur et un participant assidu. Il fit plus d’une fois les exercices spirituels, qui lui procuraient sérénité et vigueur spirituelle.
Le livre de Don Cojazzi se termine par la phrase : « Il suffit de l’avoir connu ou d’avoir entendu parler de lui pour l’aimer, et l’aimer, c’est le suivre. » Le souhait est que le témoignage de Piergiorgio Frassati soit « sel et lumière » pour tous, surtout pour les jeunes d’aujourd’hui.




Le criquet et la monnaie

Un sage indien avait un ami proche qui vivait à Milan. Ils s’étaient rencontrés en Inde, où l’Italien s’était rendu avec sa famille pour un voyage touristique. L’Indien avait servi de guide à l’Italien, l’emmenant explorer les coins les plus caractéristiques de son pays.
En guise de reconnaissance, l’ami milanais avait invité l’Indien chez lui. Il voulait lui rendre la pareille et lui faire découvrir sa ville. L’Indien était très réticent à partir, mais il céda à l’insistance de son ami italien et, un beau jour, il débarqua d’un avion à Malpensa.
Le lendemain, le Milanais et l’Indien se promenaient dans le centre-ville. L’Indien, avec son visage couleur chocolat, sa barbe noire et son turban jaune, attirait le regard des passants, et le Milanais se promenait, fier d’avoir un ami aussi exotique.
Soudain, sur la place San Babila, l’Indien s’arrêta et dit : « Vous entendez ce que j’entends ? » Le Milanais, un peu déconcerté, tendit l’oreille autant qu’il le put, mais admit qu’il n’entendait rien d’autre que le grand bruit de la circulation urbaine.
– Il y a un grillon qui chante tout près, poursuit l’Indien, sûr de lui.
– Vous vous trompez, répondit le Milanais. Je n’entends que le bruit de la ville. D’ailleurs, qui peut penser qu’il y ait des grillons par ici ?

– Je ne me trompe pas. J’entends le chant d’un grillon, rétorqua l’Indien qui se mit résolument à chercher parmi les feuilles de quelques jeunes arbres rabougris. Au bout d’un moment, il montra à son ami, qui l’observait d’un air sceptique, un petit insecte, un splendide grillon chanteur, qui se recroquevillait en grognant contre les perturbateurs de son concert.
– Avez-vous vu qu’il y avait un grillon ? dit l’Indien.
– C’est vrai, admit le Milanais. Vous, les Indiens, vous avez l’ouïe beaucoup plus fine que nous, les Blancs…
– Cette fois, vous avez tort, sourit le sage Indien. Faites attention… L’Indien sortit une petite pièce de sa poche et, feignant de ne pas s’en apercevoir, la laissa tomber sur le trottoir.
Aussitôt, quatre ou cinq personnes se retournèrent pour regarder.
– Vous avez vu ça ? expliqua l’Indien. Cette pièce a produit un tintement plus mince et plus faible que le chant du grillon. Mais avez-vous remarqué combien de Blancs l’ont entendu ?

« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »




Éduquer les facultés de l’esprit avec saint François de Sales

Saint François de Sales présente l’esprit comme la partie la plus élevée de l’âme, dirigée par l’intellect, la mémoire et la volonté. Le cœur de sa pédagogie est l’autorité de la raison, une « torche divine » qui rend l’homme véritablement humain et doit guider, éclairer et discipliner les passions, l’imagination et les sens. Éduquer l’esprit signifie donc cultiver l’intellect par l’étude, la méditation et la contemplation, exercer la mémoire comme réservoir des grâces reçues, et renforcer la volonté afin qu’elle choisisse constamment le bien. De cette harmonie jaillissent les vertus cardinales – prudence, justice, force et tempérance – qui forment des personnes libres, équilibrées et capables d’une véritable charité.

            L’esprit est considéré par François de Sales comme la partie supérieure de l’âme. Ses facultés sont l’entendement, la mémoire et la volonté. L’imagination pourrait en faire partie, dans la mesure où la raison et la volonté interviennent dans son fonctionnement. La volonté, quant à elle, est la faculté maîtresse, à laquelle il convient de réserver un traitement particulier. C’est par l’esprit que l’homme devient, selon la définition classique, un « animal raisonnable ». « Nous ne sommes hommes que par la raison », écrit François de Sales. Après « les grâces corporelles », ce sont « les dons de l’esprit » qui devront faire l’objet de nos réflexions et de notre reconnaissance, et parmi ceux-ci l’auteur de l’Introduction distingue les dons reçus de la nature et ceux acquis par l’éducation :

Considérez les dons de l’esprit : combien y a-t-il au monde de gens hébétés, enragés, insensés ; et pourquoi n’êtes-vous pas du nombre ? Dieu vous a favorisée. Combien y en a-t-il qui ont été nourris rustiquement et en extrême ignorance ; et la Providence divine vous a fait élever civilement et honorablement.

            Parmi les hommes qui ont été comblés sous ce rapport, il faut nommer le « glorieux saint Augustin », riche de « tous les dons de nature et de grâce que le Seigneur lui avait libéralement départis », et doué entre autres « d’un grand esprit, d’un bon jugement accompagné d’une heureuse mémoire ».

La raison, « divin flambeau »
            Dans son Exercice du sommeil ou repos spirituel, composé à Padoue quand il avait vingt-trois ans, François se proposait un sujet de méditation surprenant :

Je m’arrêterai en l’admiration de la beauté de la raison que Dieu a donnée à l’homme, afin qu’éclairé et enseigné par sa merveilleuse splendeur, il haïsse le vice et aime la vertu. Hé ! que ne suivons-nous la lumière brillante de ce divin flambeau, puisque l’usage nous en est donné pour voir où nous devons mettre le pied !

            « La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous, les fruits qui en proviennent ne peuvent être que bons », affirme l’auteur du Traité ; il est vrai qu’elle est « grandement blessée et comme à moitié morte par le péché », mais son exercice n’est pas fondamentalement entravé.
            Dans le royaume intérieur de l’homme, « la raison doit être la reine, à laquelle toutes les facultés de notre esprit, tous nos sens et notre corps même doivent demeurer absolument assujettis ». C’est la raison qui distingue l’homme de l’animal et il faut se garder d’imiter « guenons et marmots, lesquels sont toujours mornes, tristes et fâcheux au défaut de la lune, comme au contraire, au renouvellement d’icelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries ». Il faut faire régner, dit saint François de Sales, « l’autorité de la raison ».
            Entre la partie supérieure de l’esprit, qui doit régner, et la partie inférieure de notre être, que François de Sales désigne parfois sous le nom biblique de « chair », la bataille parfois devient âpre. Chaque camp a ses alliés. L’esprit, qui est le « donjon de l’âme », est accompagné « de ses trois soldats : l’entendement, la mémoire et la volonté ». Attention donc à la chair qui complote et se cherche des alliés dans la place :

Cette chair pratique ores l’entendement, ores la volonté, ores l’imagination, lesquels se bandant contre la raison, livrent bien souvent la place, et font division et mauvais offices à la raison. […] Cette chair allèche la volonté, ores par des plaisirs, ores par des richesses ; ores elle nous met des imaginations de prétentions, ores en l’entendement une grande curiosité, tout sous espèces et prétexte de bien.

            Dans cette bataille, rien n’est perdu tant que l’esprit résiste, alors même que toutes les passions de l’âme semblent en révolte : « Si ces soldats étaient fidèles, l’esprit n’aurait aucune crainte, ains (mais) il se moquerait de ses ennemis, comme font ceux qui, ayant des munitions suffisantes, se trouvent au donjon d’une forteresse imprenable ; et ce, bien que les ennemis soient aux faubourgs, voire que la ville fût prise. » La cause de tous ces déchirements intérieurs est l’amour-propre. En effet, « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».
            En éducation, il est important de faire sentir la supériorité de l’esprit. « Le principe d’une éducation humaine est là, dit le père Lajeunie : montrer à l’enfant, dès que sa petite raison s’éveille, ce qui est beau et bien, et par l’amour du beau, le détourner du laid ; créer ainsi dans son cœur l’habitude du contrôle de ses réflexes instinctifs au lieu de les suivre servilement ; car c’est ainsi que se forme ce processus de sensualisation qui le rend esclave de ses désirs spontanés. À l’heure des choix décisifs cette habitude de céder toujours sans contrôle aux pulsions instinctives peut s’avérer catastrophique. »

L’entendement, « œil de l’âme »
            L’entendement, qui est cette faculté typiquement humaine et rationnelle de connaître et de comprendre, a souvent été comparé à la vue. On dit par exemple : « Je vois », pour dire : « J’ai compris ». Pour François de Sales, l’entendement est « l’œil de notre âme ». L’activité incroyable dont il est capable le rend semblable à « un ouvrier, lequel avec cent milliers d’yeux et de mains, comme un autre Argus, fait plus d’ouvrage que tous les ouvriers du monde, puisqu’il n’y a rien au monde qu’il ne représente ».
            Comment fonctionne l’entendement humain ? François de Sales a analysé avec précision les quatre actions dont il est capable : la simple pensée, l’étude, la méditation et la contemplation. La simple pensée s’exerce sur une grande diversité de choses, sans aucune fin, « comme font les mouches qui se vont posant sur les fleurs sans en prétendre tirer aucun suc ». L’étude au contraire se fait lorsque nous considérons les choses « pour les savoir, pour les bien entendre et pour en pouvoir bien parler », afin d’en « remplir notre mémoire », comme font les hannetons qui « se vont posant sur les roses, non pour autre fin que pour se saouler et se remplir le ventre ».
            François de Sales pourrait s’arrêter là, mais il connaît et recommande deux autres formes plus élevées. Alors que l’étude a pour but d’accroître les connaissances, la méditation se fait « pour émouvoir les affections », et particulièrement celle de l’amour. Mais l’activité suprême de l’entendement est la contemplation, qui consiste à nous réjouir du bien que nous avons connu au moyen de la méditation et que nous avons aimé par le moyen de cette connaissance ; nous ressemblons cette fois aux petits oiseaux de la volière qui prennent plaisir à « donner du plaisir à leur maître ». Avec la contemplation l’esprit humain parvient à son sommet ; l’auteur du Traité de l’amour de Dieu dira que la raison « vivifie enfin l’entendement même par la contemplation ».
            Revenons à l’étude, cette activité de l’entendement qui nous intéresse plus particulièrement. « C’est un vieil axiome entre les philosophes, dit François de Sales, que tout homme désire de savoir ». Reprenant à son compte cette affirmation d’Aristote ainsi que l’exemple de Platon, il veut montrer que c’est là un grand privilège. Ce qu’il veut savoir, c’est la vérité. La vérité est plus belle que « cette fameuse Hélène, pour la beauté de laquelle moururent tant de Grecs et de Troyens ». L’esprit est fait pour la recherche de la vérité : « La vérité est l’objet de notre entendement, qui a, par conséquent, tout son contentement à découvrir et connaître la vérité des choses ». Quand l’esprit trouve quelque chose de nouveau, il en ressent une joie intense, et quand on a commencé à trouver quelque chose de beau, on est porté à poursuivre la recherche, « comme ceux qui ont trouvé une minière d’or fouillent toujours plus avant pour trouver davantage de ce tant désiré métal ». La vérité suprême étant Dieu, c’est la connaissance de Dieu qui est la science suprême qui remplit notre esprit. C’est lui qui nous « a donné l’entendement pour le connaître » ; hors de lui, que de « pensées vaines et cogitations inutiles » !

Cultiver son intelligence
            L’homme se caractérise par un grand désir de savoir. C’est ce désir « qui fit sortir d’Athènes et tant courir ce grand Platon », et qui « fit renoncer ces anciens philosophes à leurs commodités corporelles ». Certains vont même jusqu’à jeûner « pour mieux étudier ». C’est que l’étude nous procure un plaisir intellectuel, supérieur aux plaisirs sensuels et difficile à arrêter : « L’amour intellectuel trouvant en l’union qu’il fait à son objet plus de contentement qu’il n’avait espéré, y perfectionnant sa connaissance, il la continue en s’unissant et s’unit toujours plus en la continuant ».
            Il s’agit de « bien éclairer l’entendement » en s’efforçant de le « purger » des ténèbres de l’ignorance. François de Sales insiste sur la valeur de l’étude et de l’apprentissage : « Étudiez toujours de plus en plus, en esprit de diligence et d’humilité », écrivait-il à un étudiant. Mais il ne suffit pas de purger l’entendement de ses ignorances, il faut aussi le « parer et orner », le « tapisser de considérations ». Pour savoir parfaitement une chose, il faut bien apprendre, prendre du temps, en « assujettissant » l’entendement, c’est-à-dire en l’obligeant à se fixer sur une chose, avant de passer à une autre.
            Le jeune François appliquait son esprit non seulement aux études et aux connaissances intellectuelles, mais aussi à certains sujets essentiels à la vie de l’homme sur la terre, notamment à la « considération de la vanité des grandeurs, des richesses, des honneurs, des commodités et des voluptés de ce monde » ; à la « considération de la laideur, de l’abjection et de la déplorable misère qui se retrouve au vice et au péché » et à la « connaissance de l’excellence de la vertu ».
            L’esprit humain est souvent distrait, il oublie, il est superficiel, se contentant d’une connaissance vague ou vaine. Par la méditation, non seulement des vérités éternelles, mais aussi des phénomènes et des actions de ce monde, il devient capable d’une vision plus réaliste et plus profonde de la réalité. C’est pourquoi les méditations que l’auteur propose à Philothée comportent une première partie intitulée « considérations ». Considérer veut dire appliquer son esprit à un objet bien précis, l’examiner avec attention sous ses divers aspects. François de Sales invite Philothée à « penser », à « voir », à examiner les différents « points », dont certains méritent d’être considérées « à part ». Il exhorte à voir les choses en général et à descendre dans les cas particuliers. Il veut que l’on examine les principes, les causes et les conséquences de telle vérité ou de telle situation, ainsi que les circonstances qui les accompagnent. Il faut aussi savoir « peser » certaines paroles ou sentences dont l’importance risque de nous échapper, les considérer une à une, les comparer l’une à l’autre.
            Comme en toute chose, il peut y avoir des excès ou des déformations dans le désir de savoir. Attention à la vanité du faux savant : il en est en effet qui, « pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l’école chez eux et les tenir pour maîtres : c’est pourquoi on les appelle pédants ». Or, « la science nous déshonore quand elle nous enfle et qu’elle dégénère en pédanterie ». Quel ridicule de vouloir instruire Minerve, la déesse de la sagesse ! « La peste de la science est la présomption, laquelle rend les esprits enflés et hydropiques, ainsi que sont d’ordinaire les savants du monde ».
            Quand notre esprit se pose sur des questions qui nous dépassent et qui sont du domaine des mystères de la foi, il faut le « purger de toute curiosité », il faut le « tenir clos et couvert à telles vaines et sottes questions et curiosités ». C’est la « pureté d’entendement », « seconde modestie » ou « intérieure modestie ». Enfin il faut savoir que l’entendement peut se tromper et qu’il existe des « péchés de l’entendement », comme celui que François de Sales reproche à madame de Chantal qui s’était trompée dans la trop grande estime qu’elle avait de son directeur.

La mémoire et ses « magasins »
            Comme l’entendement, la mémoire est une faculté de l’esprit qui suscite l’admiration. François de Sales la compare à un magasin « qui vaut plus que tous ceux d’Anvers ou de Venise ». Ne dit-on pas « emmagasiner » dans sa mémoire ? La mémoire est un soldat dont la fidélité nous est bien utile. Elle est un don de Dieu, déclare l’auteur de l’Introduction : Dieu vous l’a donnée, dit-il à Philothée, « pour vous souvenir de lui », l’invitant à fuir les « souvenirs détestables et frivoles ».
            Cette faculté de l’esprit humain a besoin d’entraînement. Quand il était étudiant à Padoue, le jeune François exerçait sa mémoire non seulement dans les études, mais aussi dans sa vie spirituelle, où le souvenir des bienfaits reçus est un élément primordial. C’est par elle qu’il faut commencer :

Avant toute autre chose, je tâcherai à rafraîchir ma mémoire de tous les bons mouvements, désirs, affections, résolutions, projets, sentiments et douceurs qu’autrefois la divine Majesté m’a inspirés et fait expérimenter en la considération de ses saints mystères, de la beauté de la vertu, de la noblesse de son service et d’une infinité de bénéfices qu’elle m’a très libéralement départis ; je mettrai ordre aussi à me ramentevoir (souvenir) de l’obligation que je lui ai de ce que, par sa sainte grâce, elle a quelquefois débilité mes sens en m’envoyant certaines maladies et infirmités lesquelles m’ont grandement profité.

            Dans les difficultés et les craintes, il est indispensable de se servir de la mémoire pour « nous ressouvenir des promesses » et « demeurer fermes en cette confiance que tout périra plutôt que ces promesses viennent à manquer ». Cependant, la mémoire du passé n’est pas toujours bonne. En certaines circonstances exceptionnelles de la vie spirituelle, il « la faut purger de la souvenance des choses caduques et affaires mondaines », oublier pour un temps les choses matérielles et temporelles, quoique bonnes et utiles. Dans le domaine moral, et pour exercer les vertus, la personne qui s’est sentie offensée prendra une mesure radicale : « J’ai trop de mémoire des piques et injures, je la perdrai dorénavant ».

« Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable »
            Les capacités de l’esprit humain, notamment de l’entendement et de la mémoire, ne sont pas destinées seulement aux prouesses intellectuelles, mais aussi et avant toute chose à la conduite de la vie. Chercher à comprendre l’homme, à comprendre la vie et à définir les normes de comportement selon la raison, telle devrait être une des tâches fondamentales de l’esprit humain et de son éducation. La partie centrale de l’Introduction, qui traite de « l’exercice des vertus », contient vers la fin un chapitre qui résume en quelque sorte l’enseignement de François de Sales sur les vertus : « Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable ».
            Avec finesse et un brin d’humour, l’auteur dénonce nombre de conduites bizarres, folles ou simplement injustes : « Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup » ; « nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché » ; « ce que nous faisons pour autrui nous semble toujours beaucoup, ce qu’il fait pour nous n’est rien » ; « nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit, et une cœur dur, sévère, rigoureux envers le prochain » ; « nous avons bien deux poids : l’un pour peser nos commodités avec le plus d’avantage que nous pouvons, l’autre pour peser celles du prochain avec le plus de désavantage qu’il se peut ». Pour bien juger, conseille-t-il à Philothée, il faut se mettre toujours à la place du prochain : « Rendez-vous vendeuse en achetant et acheteuse en vendant ». On ne perd rien à vivre « généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur royal, égal et raisonnable ».
            C’est la raison qui est à la base de l’édifice de l’éducation. Certains parents n’ont pas l’esprit juste car « il y a des enfants vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque pas voir, pour quelque imperfection corporelle ; il y a des vicieux qui sont les favoris, pour quelque grâce corporelle ». Il y a des éducateurs et des responsables qui se laissent aller à des préférences. « Tenez bien la balance droite entre les filles », recommandait-il à une supérieure de la Visitation, afin que « les dons naturels ne vous fassent point distribuer iniquement vos affections et bons offices ». Il ajoutait même : « La beauté, la bonne grâce, le bien parler donnent souvent de grands attraits aux personnes qui vivent encore selon leurs inclinations; la charité regarde la vraie vertu et la beauté cordiale, et se répand sans particularité ».
            Mais c’est la jeunesse surtout qui court les risques les plus grands, car si « l’amour-propre nous détraque ordinairement de la raison », cela se vérifie peut-être davantage encore chez les jeunes tentés par la vanité et l’ambition. François de Sales explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde », la nature exacte de ces deux écueils qu’il va rencontrer :

Comme la vanité est un manquement de courage, qui, n’ayant pas la force d’entreprendre l’acquisition de la vraie et solide louange, en veut et se contente d’en avoir de la fausse et vide, aussi l’ambition est un excès de courage qui nous porte à pourchasser des gloires et honneurs sans et contre la règle de la raison. Ainsi, la vanité fait qu’on s’amuse à ces folâtres galanteries qui sont à louange devant les femmes et autres esprits minces, et qui sont à mépris devant les grands courages et esprits relevés ; et l’ambition fait que l’on veut avoir des honneurs avant que les avoir mérités. C’est elle qui nous fait mettre en compte pour nous, et à trop haut prix, le bien de nos prédécesseurs, et voudrions volontiers tirer notre estime de la leur.

            La raison d’un jeune homme risque de se perdre surtout quand celui-ci se laisse « embarrasser parmi les amourettes ». Attention donc, écrit l’évêque au jeune homme, à ne « point permettre à vos affections de prévenir votre jugement et raison au choix des sujets aimables: car quand une fois l’affection a pris course, elle traîne le jugement comme un esclave, à des choix fort impertinents et dignes du repentir qui les suit par après bientôt ». Il expliquait de même aux religieuses de la Visitation que « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».

La raison, source des quatre vertus cardinales
            La raison ressemble au fleuve du paradis, « que Dieu fait sourdre pour arroser tout l’homme en toutes ses facultés et exercices » ; il se divise en quatre bras, qui correspondent aux quatre vertus que la tradition philosophique appelle les quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance. « Toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu’elles ont à la raison ; et une action ne peut être dite vertueuse si elle ne procède de l’affection que le cœur porte à l’honnêteté et beauté de la raison ». Et le chemin du bonheur passe par une vie vertueuse guidée par la raison et caractérisée par ces quatre vertus.
            La prudence « incline notre entendement à véritablement discerner le mal qui doit être évité, d’avec le bien qui doit être fait ». Attention aux passions qui risquent de déformer notre jugement en ruinant la prudence ! La prudence ne s’oppose pas à la simplicité : nous serons à la fois « prudents comme le serpent, pour n’être pas déçus (trompés) ; simples comme la colombe, pour ne point tromper personne ».
            La justice consiste à « rendre à Dieu, au prochain et à soi-même ce qu’il est obligé ». À Dieu nous rendons « la révérence, hommage et soumission que nous lui devons comme à notre souverain Seigneur et principe ». La justice envers les parents comporte le devoir de la piété, laquelle « s’étend à tous les offices qui se peuvent légitimement rendre, soit en honneur, soit en service ».
            La vertu de force sert à « vaincre les difficultés qu’on sent à faire le bien et repousser le mal ». C’est elle qui gouverne « l’appétit irascible ». Elle est bien nécessaire, parce que l’appétit sensuel est « un sujet rebelle, séditieux, remuant ». Quand la raison domine sur les passions, la colère fait place à la douceur, sa grande alliée. Souvent, la force s’accompagne de la magnanimité, « une vertu qui nous porte et incline aux actions grandes et relevées ».
            Enfin la tempérance est indispensable « pour réprimer les inclinations insolentes de la sensualité », elle gouverne « l’appétit de convoitise » et modère les passions. Si l’âme se passionne trop pour la jouissance des cinq sens corporels, elle s’abaisse et se rend incapable de jouissances plus hautes. La vigilance sur nos sens est donc de rigueur, principalement sur les deux sens du toucher et du goût, qui sont « plus grossiers, brutaux et impétueux ».
            En conclusion, ces quatre vertus sont comme des manifestations de cette lumière naturelle que nous fournit la raison. En pratiquant ces vertus, la raison fera « l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».




Faut-il encore se confesser ?

Le sacrement de la confession, souvent négligé dans l’agitation contemporaine, reste pour l’Église catholique une source irremplaçable de grâce et de renouveau intérieur. Nous invitons à redécouvrir sa signification originelle : non pas un rite formel, mais une rencontre personnelle avec la miséricorde de Dieu, instituée par le Christ lui-même et confiée au ministère de l’Église. À une époque qui relativise le péché, la confession se révèle être une boussole pour la conscience, un remède pour l’âme et une porte grande ouverte vers la paix du cœur.

Le Sacrement de la Confession : une nécessité pour l’âme 
Dans la tradition catholique, le Sacrement de la Confession – aussi appelé Sacrement de la Réconciliation ou de la Pénitence – occupe une place centrale dans le cheminement de la foi. Ce n’est pas un simple acte formel ni une pratique réservée à quelques fidèles particulièrement fervents, mais une nécessité profonde qui concerne chaque chrétien, appelé à vivre dans la grâce de Dieu. À une époque où la notion de péché tend à être relativisée, redécouvrir la beauté et la force libératrice de la Confession est essentiel pour répondre pleinement à l’amour de Dieu.

Jésus-Christ lui-même a institué le Sacrement de la Confession. Après sa Résurrection, Il apparut aux Apôtres et dit : « Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus » (Jn 20,22-23). Ces paroles ne sont pas symboliques : elles établissent un pouvoir réel et concret confié aux Apôtres et, par succession, à leurs successeurs, les évêques et les prêtres.

Le pardon des péchés ne se fait donc pas seulement entre l’homme et Dieu de manière privée, mais il passe aussi par le ministère de l’Église. Dieu, dans son dessein de salut, a voulu que la confession personnelle devant un prêtre soit le moyen ordinaire pour recevoir Son pardon.

La réalité du péché 
Pour comprendre la nécessité de la Confession, il faut d’abord prendre conscience de la réalité du péché. 
Saint Paul affirme : « Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3,23). Et : « Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous » (1Jn 1,8). 
Personne ne peut se dire exempt de péché, même après le Baptême, qui nous a purifiés de la faute originelle. Notre nature humaine, blessée par la concupiscence, nous pousse continuellement à tomber, à trahir l’amour de Dieu par des actes, des paroles, des omissions et des pensées. 
Saint Augustin écrit : « C’est vrai : la nature de l’homme fut créée à l’origine sans faute ni vice ; en revanche, la nature actuelle de l’homme, dans laquelle chacun naît d’Adam, a désormais besoin d’un Médecin, car elle n’est pas saine. Certes, tous les biens qu’elle possède dans sa structure, dans la vie, dans les sens et dans l’esprit, elle les reçoit du Dieu suprême, son créateur et artisan. Le vice, qui obscurcit et affaiblit ces biens naturels, et qui fait que la nature humaine a besoin de lumière et de soin, ne vient pas de son artisan irréprochable, mais du péché originel commis par le libre arbitre. » (La nature et la grâce).

Nier l’existence du péché revient à nier la vérité sur nous-mêmes. Ce n’est qu’en reconnaissant notre besoin de pardon que nous pouvons nous ouvrir à la miséricorde de Dieu, qui ne se lasse jamais de nous appeler à Lui.

La Confession : rencontre avec la Miséricorde Divine 
Le Sacrement de la Confession est avant tout une rencontre personnelle avec la Miséricorde divine. Ce n’est pas simplement une auto-accusation ou une séance d’auto-analyse ; c’est un acte d’amour de la part de Dieu qui, comme le père dans la parabole du fils prodigue (Lc 15,11-32), court au-devant du fils repentant, l’embrasse et le revêt d’une nouvelle dignité.

Le Catéchisme de l’Église Catholique affirme : « Ceux qui s’approchent du sacrement de la Pénitence reçoivent de la miséricorde de Dieu le pardon des offenses faites à Lui et se réconcilient en même temps avec l’Église, à laquelle ils ont infligé une blessure par le péché et qui coopère à leur conversion par la charité, l’exemple et la prière. » (CEC, 1422).

Se confesser, c’est se laisser aimer, guérir et renouveler. C’est accueillir le don d’un cœur nouveau.

Pourquoi se confesser à un prêtre ? 
Une des objections les plus courantes est : « Pourquoi dois-je me confesser à un prêtre ? Ne puis-je pas me confesser directement à Dieu ? » Certes, chaque fidèle peut – et doit – s’adresser directement à Dieu par une prière de repentir. Cependant, Jésus a établi un moyen concret, visible et sacramentel pour le pardon : la confession à un ministre ordonné. Et cela vaut pour chaque chrétien, y compris les prêtres, évêques et papes.

Le prêtre agit in persona Christi, c’est-à-dire en la personne du Christ lui-même. Il écoute, juge, absout et offre des conseils spirituels. Il ne s’agit pas d’une médiation humaine qui limiterait l’amour de Dieu, mais d’une garantie offerte par le Christ lui-même : le pardon est communiqué de manière visible, et le fidèle peut en avoir la certitude.

De plus, se confesser devant un prêtre exige l’humilité, une vertu indispensable à la croissance spirituelle. Reconnaître ouvertement ses fautes nous libère du joug de l’orgueil et nous ouvre à la vraie liberté des enfants de Dieu.

Il ne suffit pas de se confesser une fois par an, comme l’exige le minimum de la loi ecclésiastique. Les saints et maîtres spirituels ont toujours recommandé la confession fréquente – même bihebdomadaire ou hebdomadaire – comme moyen de progrès dans la vie chrétienne.

Saint Jean-Paul II se confessait chaque semaine. Sainte Thérèse de Lisieux, bien que moniale carmélite cloîtrée, se confessait régulièrement. La confession fréquente permet d’affiner la conscience, de corriger des défauts enracinés et de recevoir de nouvelles grâces.

Obstacles à la confession 
Malheureusement, beaucoup de fidèles négligent aujourd’hui le Sacrement de la Réconciliation. Parmi les principales raisons, on trouve :

La honte : craindre le jugement du prêtre. Mais le prêtre n’est pas là pour condamner, mais pour être un instrument de miséricorde.

La peur que les péchés confessés soient rendus publics : les confesseurs ne peuvent révéler à personne, en aucune circonstance (y compris aux plus hautes autorités ecclésiastiques), les péchés entendus en confession, même au prix de leur vie. S’ils le font, ils encourent immédiatement l’excommunication latae sententiae (canon 1386, Code de droit canonique). L’inviolabilité du secret sacramentel n’admet aucune exception ni dispense. Et ces conditions s’appliquent même si la Confession n’est pas terminée par l’absolution sacramentelle. Même après la mort du pénitent, le confesseur est tenu de respecter le secret sacramentel.

Le manque du sens du péché : dans une culture qui minimise le mal, on risque de ne plus reconnaître la gravité de ses fautes.

La paresse spirituelle : remettre la Confession à plus tard est une tentation courante qui refroidit la relation avec Dieu.

Les fausses convictions théologiques : certains croient à tort qu’il suffit de « se repentir dans le cœur » sans avoir besoin de la Confession sacramentelle.

Le fait de désespérer du salut : certains pensent qu’il n’y aura plus de pardon pour eux. Saint Augustin dit : « Certains, en effet, après être tombés dans le péché, se perdent encore davantage par désespoir. Non seulement ils négligent le remède de la repentance, mais deviennent esclaves de leurs passions et désirs dépravés pour satisfaire des convoitises honteuses et répréhensibles, comme s’ils perdaient ce à quoi les pousse la convoitise en ne cédant pas, convaincus d’être déjà au bord de la damnation certaine. Contre cette maladie extrêmement dangereuse et nuisible, il est utile de se souvenir des péchés dans lesquels sont tombés même les justes et les saints. » (ibid.)

Pour surmonter ces obstacles, il faut demander conseil à ceux qui peuvent en donner, s’instruire, prier.

Bien se préparer à la confession 
Une bonne confession demande une préparation adéquate, qui comprend :

1. Examen de conscience : réfléchir sincèrement à ses péchés, en s’aidant aussi de listes basées sur les Dix Commandements, les péchés capitaux ou les Béatitudes.

2. Contrition : douleur sincère d’avoir offensé Dieu, et non seulement peur de la punition.

3. Résolution de s’amender : désir réel de changer de vie, d’éviter le péché futur.

4. Accusation intégrale des péchés : avouer tous les péchés mortels de manière complète, en précisant la nature et le nombre (si possible).

5. Pénitence : accepter et accomplir l’œuvre réparatrice proposée par le confesseur.

Les effets de la Confession 
Se confesser ne produit pas seulement un effacement extérieur du péché. Les effets intérieurs sont profonds et transformateurs :

Réconciliation avec Dieu : Le péché rompt la communion avec Dieu ; la Confession la rétablit, nous ramenant à la pleine amitié divine.

Paix et sérénité intérieure : Recevoir l’absolution apporte une paix profonde. La conscience est libérée du poids de la culpabilité et ressent une joie nouvelle.

Force spirituelle : Par la grâce sacramentelle, le pénitent reçoit une force spéciale pour combattre les tentations futures et grandir dans les vertus.

Réconciliation avec l’Église : Étant donné que chaque péché nuit aussi au Corps Mystique du Christ, la Confession répare aussi notre lien avec la communauté ecclésiale.

La vitalité spirituelle de l’Église dépend aussi du renouvellement personnel de ses membres. Les chrétiens qui redécouvrent le Sacrement de la Confession deviennent presque sans s’en rendre compte plus ouverts aux autres, plus missionnaires, plus capables de rayonner la lumière de l’Évangile dans le monde. 
Seul celui qui a expérimenté le pardon de Dieu peut l’annoncer avec conviction aux autres.

Le Sacrement de la Confession est un don immense et irremplaçable. C’est la voie ordinaire par laquelle le chrétien peut revenir à Dieu chaque fois qu’il s’en éloigne. Ce n’est pas un fardeau, mais un privilège ; pas une humiliation, mais une libération.

Nous sommes donc appelés à redécouvrir ce Sacrement dans sa vérité et sa beauté, à le pratiquer avec un cœur ouvert et confiant, et à le proposer avec joie aussi à ceux qui se sont éloignés. Comme le dit le psalmiste : « Heureux l’homme à qui la faute est remise, à qui le péché est pardonné » (Ps 32,1).

Aujourd’hui plus que jamais, le monde a besoin d’âmes purifiées et réconciliées, capables de témoigner que la miséricorde de Dieu est plus forte que le péché. Si nous ne l’avons pas fait à Pâques, profitons du mois marial de mai et approchons-nous sans peur de la Confession : là nous attend le sourire d’un Père qui ne cesse jamais de nous aimer.




Les cadeaux des jeunes à Marie (1865)

Dans le rêve que Don Bosco relate dans la Chronique de l’Oratoire, daté du 30 mai, la dévotion mariale se mue en un jugement symbolique saisissant sur les jeunes de l’Oratoire : un cortège de jeunes garçons s’avance, chacun porteur d’un don, devant un autel splendidement orné pour la Vierge. Un ange, gardien de la communauté, accueille ou rejette les offrandes, en dévoilant leur portée morale – fleurs parfumées ou fanées, épines de la désobéissance, animaux incarnant des vices graves tels que l’impureté, le vol et le scandale. Au cœur de cette vision résonne le message éducatif de Don Bosco : humilité, obéissance et chasteté sont les trois piliers qui permettent de mériter la couronne de roses de Marie.

Le Serviteur de Dieu trouvait sa consolation dans la dévotion à la Sainte Vierge, honorée d’une manière particulière pendant le mois de mai par toute la communauté. Parmi ses mots du soir, la Chronique ne nous a conservé que celui du 30 du mois, qui se révèle extrêmement précieux.

30 mai

            J’ai vu un grand autel dédié à Marie et magnifiquement décoré. J’ai vu tous les jeunes de l’Oratoire s’y rendre en procession. Ils chantaient les louanges de la Vierge céleste, mais pas tous de la même façon, tout en chantant le même chant. Beaucoup chantaient vraiment bien et avec une grande précision de rythme, les uns avec plus de force et les autres avec une voix plus douce. D’autres chantaient d’une voix mauvaise et rauque, d’autres étaient désaccordés, d’autres avançaient en silence et se détachaient de la file, d’autres bâillaient et semblaient s’ennuyer, d’autres se bousculaient les uns les autres et riaient. Puis chacun apportait un cadeau à Marie. Ils portaient tous des bouquets de fleurs, plus ou moins grands et différents les uns des autres. Certains avaient un bouquet de roses, d’autres portaient des œillets, d’autres des violettes, etc. D’autres apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges. D’autres encore apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges : une tête de pourceau, un chat, un plat de crapauds, un lapin, un agneau ou d’autres offrandes.
            Un beau jeune homme se tenait devant l’autel et, en regardant de près, on pouvait voir qu’il avait des ailes derrière les épaules. C’était peut-être l’Ange gardien de l’Oratoire ; au fur et à mesure que les jeunes offraient leurs cadeaux, il les recevait et les déposait sur l’autel.
            Les premiers offrirent de magnifiques bouquets de fleurs et l’Ange, sans rien dire, les déposait sur l’autel. Beaucoup d’autres offrirent leurs bouquets. Il les examinait, défaisait le bouquet, enlevait les fleurs gâtées qu’il jetait, refaisait le bouquet et le plaçait sur l’autel. Aux autres qui avaient dans leurs bouquets des fleurs belles mais inodores, comme des dahlias, des camélias, etc., l’Ange les fit enlever, parce que Marie veut la réalité et non l’apparence. Après avoir refait le bouquet, l’Ange l’offrit à la Vierge. Parmi les fleurs, beaucoup avaient des épines, peu ou beaucoup, et d’autres des clous ; l’Ange enleva les unes et les autres.
            Enfin arriva celui qui portait le pourceau, et l’Ange lui dit : – Comment as-tu le courage de venir offrir ce cadeau à Marie ? Sais-tu ce que signifie le porc ? Il signifie le vilain vice de l’impureté ; Marie, qui est toute pure, ne peut supporter ce péché. Retire-toi, tu n’es pas digne de te tenir devant elle.
            Vinrent ensuite ceux qui avaient un chat, et l’Ange leur dit :
            – Vous aussi, vous osez apporter ces cadeaux à Marie ? Savez-vous ce que signifie le chat ? C’est l’image du vol et vous osez l’offrir à la Vierge ? Les voleurs sont ceux qui prennent l’argent, les objets, les livres de leurs camarades, ceux qui volent les aliments de l’Oratoire, qui déchirent leurs vêtements par méchanceté, qui gaspillent l’argent de leurs parents en n’étudiant pas. – Et il les mit de côté eux aussi.
            Vinrent alors ceux qui avaient des plats de crapauds. L’Ange les regarda avec colère :
            – Les crapauds symbolisent les péchés honteux des scandales, et vous venez les offrir à la Vierge ? Arrière ! retirez-vous avec les autres coupables. – Et ils se retirèrent tout confus.
            Certains s’avançaient avec un couteau planté dans le cœur. Ce couteau signifiait le sacrilège. L’Ange leur dit :
            – Ne voyez-vous pas que vous avez la mort dans l’âme, que si vous êtes encore en vie, c’est une miséricorde spéciale de Dieu, sans quoi vous seriez perdus ? Par pitié, faites-vous enlever ce couteau ! – Et eux aussi furent refusés.
            L’un après l’autre, tous les autres jeunes s’approchèrent. Certains offrirent des agneaux, d’autres des lapins, d’autres des poissons, d’autres des noix, d’autres des raisins, etc. L’Ange accepta tout et déposa le tout sur l’autel. Après avoir ainsi séparé les bons des mauvais, il fit mettre en rang devant l’autel tous ceux dont les cadeaux avaient été acceptés par Marie ; et ceux qui avaient été mis à part étaient, à mon grand regret, beaucoup plus nombreux que je n’avais pensé.
            Puis, de chaque côté de l’autel, apparurent deux autres anges, tenant deux riches corbeilles remplies de magnifiques couronnes, composées de roses somptueuses. Ces roses n’étaient pas tout à fait des roses de la terre, bien qu’apparemment artificielles, symbole d’immortalité.
            L’Ange gardien prit ces couronnes une à une et couronna tous les jeunes qui étaient alignés devant l’autel. Parmi ces couronnes, il y en avait des plus grandes et des plus petites, mais toutes étaient d’une admirable beauté. Notez aussi qu’il n’y avait pas seulement les jeunes de notre maison, mais beaucoup d’autres que je n’avais jamais vus. Il se passa alors une chose merveilleuse ! Certains jeunes étaient apparemment si laids qu’ils en étaient presque repoussants ; ils reçurent les couronnes les plus belles, signe que leur laideur extérieure était compensée par le don et la vertu de chasteté pratiquée à un degré éminent. Beaucoup d’autres avaient la même vertu, mais à un degré moins éminent. Beaucoup se distinguaient par d’autres vertus, telles que l’obéissance, l’humilité, l’amour de Dieu, et tous avaient des couronnes correspondant à l’excellence de ces vertus. L’Ange leur dit :
            – Marie a voulu aujourd’hui que vous soyez couronnés de ces belles roses. Mais n’oubliez pas de continuer à faire en sorte qu’elles ne vous soient pas enlevées. Il y a trois moyens de les conserver. Pratiquez : 1° l’humilité ; 2° l’obéissance ; 3° la chasteté. Ces trois vertus vous rendront toujours agréables à Marie et vous rendront un jour dignes de recevoir une couronne infiniment plus belle que celle-ci.
            Alors les jeunes se mirent à entonner devant l’autel l’AveMaris stella (Je vous salue, Étoile de la mer).
            Et, après avoir chanté le premier verset, ils se mirent en route en procession comme ils étaient venus et commencèrent à chanter Louange à Marie d’une voix si forte que j’en fus étonné et émerveillé. Je les suivis à quelque distance, puis je retournai voir les jeunes que l’Ange avait écartés, mais je ne les vis plus.
            Mes amis ! Je sais quels sont ceux qui ont été couronnés et ceux qui ont été chassés par l’Ange. Je le dirai aux uns et aux autres, afin qu’ils s’efforcent d’apporter à la Vierge des présents qu’elle daignera accepter.
            En attendant, quelques observations. – La première : Tous apportaient des fleurs à la Vierge, et il y avait toutes sortes de fleurs, mais j’ai remarqué que toutes, plus ou moins, avaient des épines parmi les fleurs. J’ai pensé et repensé à ce que signifiaient ces épines et j’ai trouvé qu’elles signifiaient en fait la désobéissance. Garder de l’argent sans permission et sans vouloir le remettre au préfet, demander la permission d’aller dans un endroit et puis aller dans un autre, aller en classe en retard alors que les autres sont déjà là depuis un certain temps, se préparer des petits plats et des petits goûters en cachette, aller dans les dortoirs des autres alors que c’est absolument interdit, quelle que soit la raison ou le prétexte que l’on peut avoir, se lever tard le matin, abandonner les pratiques de piété prescrites, bavarder quand il est temps de se taire, acheter des livres sans les montrer, envoyer des lettres sans permission par l’intermédiaire d’une tierce personne pour ne pas être vu et les recevoir par la même voie, faire des contrats, des achats et des ventes les uns avec les autres : voilà ce que signifient les épines. Beaucoup d’entre vous demanderont : est-ce donc un péché de transgresser les règles de la maison ? J’ai déjà réfléchi sérieusement à cette question et je vous réponds absolument oui. Je ne vous dis pas que c’est grave ou léger, il faut tenir compte des circonstances, mais c’est un péché. Certains me diront : mais ce n’est pas dans la loi de Dieu que nous devons obéir aux règles de la maison ! Ecoutez, c’est dans les commandements : – Honore ton père et ta mère ! – Sais-tu ce que signifient ces mots père et mère ? Ils englobent aussi ceux qui les représentent. N’est-il pas écrit dans l’Écriture Sainte : Oboedite praepositis vestris (Obéissez à vos supérieurs, Hébreux 13,17) ? Si vous devez obéir, il est naturel qu’ils doivent commander. Voilà l’origine des règles d’un Oratoire, et voilà si elles sont obligatoires, oui ou non.
            Deuxième observation. – Certains avaient des clous au milieu de leurs fleurs, ces clous qui avaient servi à clouer le bon Jésus. Mais quoi ? On commence toujours par les petites choses pour arriver aux grandes. Un tel voulait avoir de l’argent pour satisfaire ses caprices ; alors, pour le dépenser à sa guise, il ne voulait pas le remettre ; il se mit à vendre ses livres d’école et finit par voler de l’argent et les affaires de ses camarades. Un autre voulait satisfaire sa gourmandise, d’où les bouteilles, etc., puis il s’est permis certaines licences, bref il est tombé dans le péché mortel. C’est ainsi qu’on a trouvé des clous dans ces bouquets, et c’est ainsi que le bon Jésus a été crucifié. L’Apôtre dit qu’en péchant on crucifie de nouveau le Sauveur : Rursus crucifigentes filium Dei (ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu, He 6,6).
            Troisième observation. – Beaucoup de jeunes avaient dans leurs bouquets, parmi les fleurs fraîches et odorantes, des fleurs pourries et décomposées, ou de belles fleurs sans odeur. Elles signifiaient les bonnes œuvres mais accomplies en état de péché mortel, œuvres qui ne font rien pour augmenter leurs mérites. Les fleurs sans odeur sont les bonnes œuvres mais accomplies à des fins humaines, par ambition, uniquement pour plaire aux maîtres et aux supérieurs. C’est pourquoi l’Ange leur reprocha d’avoir osé apporter de telles offrandes à Marie et les renvoya arranger leur bouquet. Ils se retirèrent, le défirent, enlevèrent les fleurs fanées, puis, ayant remis les fleurs en ordre, les remirent comme auparavant et les rendirent à l’Ange qui les accepta et les plaça sur la table. Lorsqu’ils revenaient, ils n’attendaient plus un ordre, mais chacun rapportait son bouquet dès qu’il était prêt, certains plus tôt, d’autres plus tard, puis allait se placer auprès de ceux qui allaient recevoir la couronne.
            J’ai vu dans ce rêve tout ce qui a été et tout ce qui adviendra de mes jeunes. Je l’ai déjà dit à beaucoup, je le dirai à d’autres. En attendant, veillez à ce que cette Vierge céleste reçoive toujours de vous des cadeaux qui ne puissent jamais être refusés.
(MB VIII, 129-132)

Photo d’ouverture : Carlo Acutis lors d’une visite au sanctuaire marial de Fátima.




Saint Dominique Savio. Les lieux de son enfance

Saint Dominique Savio, le « petit grand saint », vécut sa brève mais intense enfance dans les collines du Piémont, en des lieux aujourd’hui empreints de mémoire et de spiritualité. Lors de sa béatification en 1950, la figure de ce jeune disciple de Don Bosco fut célébrée comme un symbole de pureté, de foi et de dévouement évangélique. Retraçons les lieux principaux de son enfance — Riva près de Chieri, Morialdo et Mondonio — à travers des témoignages historiques et des récits vivants, révélant l’environnement familial, scolaire et spirituel qui forgea son chemin vers la sainteté.

            L’année sainte 1950 fut aussi celle de la béatification de Dominique Savio, qui eut lieu le 5 mars. Le disciple de Don Bosco, âgé de 15 ans, était le premier saint laïc « confesseur » à monter sur les autels à cet âge.
            Ce jour-là, Saint-Pierre de Rome était remplie de jeunes qui témoignaient, par leur présence, d’une admirable ouverture aux idéaux les plus sublimes de l’Évangile. La basilique se transforma, selon Radio Vatican, en un immense et bruyant oratoire salésien. Lorsque le voile recouvrant la figure du nouveau Bienheureux tomba des rayons du Bernin, des applaudissements frénétiques s’élevèrent de toute la basilique et l’écho parvint jusqu’à la place, où l’on découvrit la tapisserie représentant le Bienheureux depuis la loggia des bénédictions.
            Le système éducatif de Don Bosco reçut ce jour-là sa plus haute reconnaissance. Nous avons voulu revisiter les lieux de l’enfance de Dominique, après avoir relu les informations détaillées que nous fournit Don Molineris dans sa Nouvelle vie de Dominique Savio. À l’aide de documents sérieux, il décrit ce que les biographies de saint Dominique Savio ne disent pas.

À Riva, près de Chieri
            Nous voici tout d’abord à San Giovanni di Riva, près de Chieri, le hameau où notre « petit grand saint » est né le 2 avril 1842 de Carlo Savio et Brigida Gaiato, deuxième de dix enfants. De l’aîné, qui n’a survécu que 15 jours après sa naissance, il hérita le nom et le droit d’aînesse.
            Son père, comme nous le savons, était originaire de Ranello, un hameau de Castelnuovo d’Asti, et était allé vivre dans sa jeunesse chez son oncle Carlo, forgeron à Mondonio, dans une maison située sur l’actuelle Via Giunipero, au numéro 1, encore appelée « ca dèlfré » ou maison du forgeron. C’est là, auprès de « Barba Carlòto » (oncle Charles), qu’il avait appris le métier. Quelque temps après son mariage, contracté le 2 mars 1840, il était devenu indépendant et déménagea dans la maison Gastaldi à San Giovanni di Riva. Il loua un logement comprenant des pièces au rez-de-chaussée pour la cuisine, une réserve et un atelier, et des chambres au premier étage, auxquelles on accédait par un escalier extérieur aujourd’hui disparu.
            En 1978, les héritiers Gastaldi ont vendu aux salésiens la maison et la ferme attenante. Et aujourd’hui, un centre de jeunes moderne, géré par des anciens élèves et des coopérateurs salésiens, garde le souvenir de la famille et donne une nouvelle vie à la petite maison où Dominique est né.

À Morialdo
            En novembre 1843, c’est-à-dire alors que Dominique n’avait pas encore atteint l’âge de deux ans, la famille Savio déménagea, pour des raisons professionnelles, à Morialdo, le hameau de Castelnuovo lié au nom de saint Jean Bosco, né à la ferme Biglione, au lieu-dit des Becchi.
            À Morialdo, les Savio louèrent quelques chambres près de l’entrée de la propriété de Viale Giovanna, qui avait épousé Stefano Persoglio. L’ensemble de la ferme a ensuite été vendu par leur fils, Persoglio Alberto, à Pianta Giuseppe et à sa famille.
            Cette ferme est devenue également en grande partie la propriété des salésiens qui, après l’avoir aménagée, l’ont destinée à servir pour des réunions de jeunes et pour des visites de pèlerins. À moins de 2 km du Colle Don Bosco, elle est située dans un cadre champêtre, au milieu des festons de vignes, des champs fertiles et des prairies vallonnées, dans une atmosphère de joie au printemps et de nostalgie en automne lorsque les feuilles jaunissantes sont dorées par les rayons du soleil, avec un panorama enchanteur les jours de beau temps, quand la chaîne des Alpes se découvre à l’horizon depuis le sommet du Mont Rose près d’Albugnano, du Grand Paradis, du Rocciamelone, jusqu’à Monviso. C’est vraiment un lieu à visiter et à utiliser pour des journées de vie spirituelle intense, une école de sainteté dans le style de Don Bosco.
            La famille Savio resta à Morialdo jusqu’en février 1853, soit neuf ans et trois mois. Dominique, qui n’a vécu que 14 ans et mois, y a passé près des deux tiers de sa courte existence. Il peut donc être considéré non seulement comme l’élève et le fils spirituel de Don Bosco, mais aussi comme son compatriote.

À Mondonio
            Pourquoi la famille Savio a-t-elle quitté Morialdo ? Don Molineris nous le suggère dans son livre. Son oncle forgeron étant mort, le père de Domenico pouvait hériter non seulement des outils du métier mais aussi de la clientèle de Mondonio. C’est probablement la raison du déménagement, qui n’a cependant pas eu lieu dans la maison de Via Giunipero, mais dans la partie basse du village, où ils ont loué aux frères Bertello la première maison à gauche de la rue principale du village. La petite maison se composait, et se compose encore aujourd’hui, d’un rez-de-chaussée avec deux pièces pour la cuisine et une chambre, et d’un étage supérieur, au-dessus de la cuisine, avec deux chambres et assez d’espace pour un atelier, avec une porte et la rampe qui donne sur la rue.
            Nous savons que les époux Savio ont eu dix enfants, dont trois sont morts en bas âge et trois autres, dont le nôtre, n’ont pas atteint l’âge de 15 ans. La mère est décédée en 1871 à l’âge de 51 ans. Le père, resté seul à la maison avec son fils Giovanni après avoir placé ses trois filles survivantes, demanda l’hospitalité à Don Bosco en 1879 et mourut au Valdocco le 16 décembre 1891.
            Au Valdocco, Dominique était entré le 29 octobre 1854 ; il y resta, à l’exception de courtes périodes de vacances, jusqu’au 1er mars 1857. Il est décédé huit jours plus tard à Mondonio, dans la petite chambre à côté de la cuisine, le 9 mars de cette année-là. Son séjour à Mondonio a donc été d’environ 20 mois en tout, et celui à Valdocco de 2 ans et 4 mois.

Souvenirs de Morialdo
            De ce bref passage en revue des trois maisons Savio, il ressort que celle de Morialdo doit être la plus riche en souvenirs. San Giovanni di Riva rappelle la naissance de Dominique, à Mondonio il alla un an l’école et mourut saintement, mais Morialdo nous rappelle sa vie en famille, à l’église et à l’école. C’est à Morialdo que Minòt, comme on l’appelait, a dû entendre, voir et apprendre tant de choses de son père et de sa mère, c’est là qu’il a montré sa foi et son amour dans la petite église Saint-Pierre, révélé son intelligence et sa bonté à l’école de Don Giovanni Zucca, sa joie et sa vivacité dans les jeux avec ses camarades du village.
            C’est à Morialdo que Dominique Savio s’est préparé à sa première communion, qu’il fera ensuite dans l’église paroissiale de Castelnuovo le 8 avril 1849. C’est là, alors qu’il n’avait que 7 ans, qu’il a écrit ses « souvenirs », c’est-à-dire ses résolutions de première communion :
            1. Je me confesserai très souvent et je communierai aussi souvent que le confesseur me le permettra ;
            2. Je veux sanctifier les jours de fête ;
            3. Mes amis seront Jésus et Marie ;
            4. La mort mais pas les péchés.
            Tels furent les résolutions qui ont guidé ses actions jusqu’à la fin de sa vie.
            Le comportement d’un garçon, sa façon de penser et d’agir reflètent l’environnement dans lequel il a vécu, et en particulier la famille dans laquelle il a passé son enfance. C’est pourquoi, si l’on veut comprendre quelque chose à Dominique, il est toujours bon de réfléchir à sa vie dans cette maison de Morialdo.

La famille
            Sa famille n’était pas une famille d’agriculteurs. Son père était forgeron et sa mère couturière. Ses parents n’étaient pas de constitution robuste. Des signes de fatigue se lisaient sur le visage de son père, tandis que la finesse des traits distinguait le visage de sa mère. Le père de Domenico était un homme d’initiative et de courage. Sa mère venait de Cerreto d’Asti, un village pas très éloigné, où elle tenait une boutique de couturière « et grâce à son habileté, elle épargnait aux habitants la fatigue de descendre dans la vallée pour chercher du tissu ». Elle fut aussi couturière à Morialdo. Don Bosco le savait-il ? Curieux, en effet, fut son dialogue avec le petit Dominique qui était allé le trouver aux Becchi :
– Eh bien, qu’en pensez-vous ?
            – Eh, il me semble qu’il y a là de la bonne étoffe (
en piémontais : Eh, m’a smia ch’a-j’sia bon-a stòfa !).
            – À quoi peut servir cette étoffe ?
            – À faire un bel habit pour le Seigneur.
            – Alors, je suis l’étoffe et vous, soyez le tailleur ; prenez-moi avec vous (
en piémontais : ch’èmpija ansema a chiel) et vous ferez un bel habit pour le Seigneur » (OE XI, 185).
            Dialogue extraordinaire entre deux compatriotes qui se sont compris au premier coup d’œil. Et leur langage convenait parfaitement au fils de la couturière.
            À la mort de leur mère, le 14 juillet 1871, le curé de Mondonio, Don Giovanni Pastrone, dit à ses filles en pleurs pour les consoler : « Ne pleurez pas, parce que votre mère était une sainte femme ; et maintenant elle est déjà au Paradis ».
            Son fils Dominique, qui l’avait précédée au ciel de plusieurs années, lui avait dit, ainsi qu’à son père, avant de mourir : « Ne pleurez pas, je vois déjà le Seigneur et la Madone qui m’attendent les bras ouverts ». Ces dernières paroles de Dominique, rapportées par sa voisine Anastasia Molino, présente au moment de sa mort, étaient le sceau d’une vie joyeuse, le signe manifeste de cette sainteté que l’Église a reconnue solennellement le 5 mars 1950, puis confirmée définitivement le 12 juin 1954 par sa canonisation.

Photo en frontispice. La maison où Dominique mourut en 1857. C’est une bâtisse rurale datant probablement de la fin du XVIIe siècle. Reconstruite sur une autre maison encore plus ancienne, elle est l’un des monuments les plus chers au cœur des habitants de Mondonio.




L’enfer des résolutions inefficaces (1873)

Saint Jean Bosco rapporte dans un « bonne nuit » le fruit d’une longue supplication à la Vierge Auxiliatrice : comprendre la cause principale de la damnation éternelle. La réponse, reçue à travers des rêves répétés, est bouleversante par sa simplicité : l’absence d’une ferme et concrète résolution à la fin de la Confession. Sans une décision sincère de changer de vie, même le sacrement devient stérile et les péchés se répètent.

            Un avertissement solennel : pourquoi il y a tant de gens qui vont à leur perdition ? Parce qu’ils ne prennent pas de bonnes résolutions lorsqu’ils se confessent.

            Le soir du 31 mai 1873, après les prières, pendant le petit mot du soir aux élèves, le Saint fit une importante déclaration en disant qu’elle était « le résultat de ses pauvres prières », et « qu’elle venait du Seigneur ! »

            Pendant toute la durée de la neuvaine de Marie Auxiliatrice, et même pendant tout le mois de mai, au cours de la messe et dans mes autres prières, j’ai toujours demandé au Seigneur et à la Vierge la grâce de me faire connaître ce qui envoie le plus de gens en enfer. Je ne dirai pas maintenant si cela vient du Seigneur ou non ; ce que je peux dire, c’est que presque chaque nuit, je rêvais que c’était le manque de ferme propos dans les confessions. Puis il m’a semblé voir des jeunes qui sortaient de l’église après s’être confessés et qui portaient deux cornes.
            – Comment cela se fait-il, me suis-je demandé. – Eh ! cela vient de l’inefficacité des résolutions en confession ! Car il y en a beaucoup qui se confessent même souvent, mais ils ne s’amendent jamais, ils confessent toujours les mêmes choses. Il y a des cas – je parle de cas hypothétiques, je n’utilise rien de la confession, parce qu’il y a le secret – où ceux qui au début de l’année avaient une mauvaise note et qui maintenant ont toujours la même note. D’autres murmuraient au début de l’année et continuent dans les mêmes fautes.
            J’ai cru bon de vous dire cela, parce que c’est le résultat des pauvres prières de Don Bosco ; et cela vient du Seigneur.

            Il ne donna pas d’autres détails sur ce rêve en public, mais il l’utilisa sans aucun doute en privé pour encourager et avertir. Mais pour nous, même le peu qu’il a dit, et la manière dont il l’a dit, constituent un sérieux avertissement qu’il faut rappeler fréquemment aux jeunes.
(MB X, 56)




Éduquer nos émotions avec saint François de Sales

La psychologie moderne a montré l’importance et l’influence de nos émotions dans la vie de notre psychisme. Mais on ne parle plus guère des « passions de l’âme », que l’anthropologie classique analysait soigneusement, comme en témoigne l’œuvre de François de Sales, notamment quand il écrit que « l’âme en tant qu’âme est la source des passions et affections ». Dans le vocabulaire de François de Sales, le terme « émotion » n’apparaît pas encore avec les connotations que nous lui connaissons. Par contre, il dira que nos passions sont « émues » dans certaines circonstances. En éducation la question qui se pose est l’attitude qu’il convient d’avoir devant ces manifestations involontaires de notre sensibilité et qui ont presque toujours des répercussions physiologiques. L’humanisme de saint François de Sales s’accommode-t-il de ces phénomènes « remuants » ?

« Je suis tant homme que rien plus »
            Tous eux qui ont connu François de Sales ont noté sa grande sensibilité et émotivité. Parfois on lui voyait monter le sang au visage et il devenait tout rouge. Comme un bon Savoyard, c’était « un volcan sous la neige ». On l’a vu pleurer sur la mort des êtres chers, mais aussi sur les péchés des autres. Lors de la mort de sa petite sœur Jeanne, qu’il avait « baptisée de ses propres mains », il écrivait à Jeanne de Chantal, elle-même consternée :

Hélas, ma Fille, je suis tant homme que rien plus. Mon cœur s’est attendri plus que je n’eusse pensé ; mais la vérité est que le déplaisir de ma mère et le vôtre y ont beaucoup contribué, car j’ai eu peur de votre cœur et de celui de ma mère.

            Comme on le voit, il ne refoulait pas systématiquement les manifestations extérieures de ses sentiments, son humanisme s’en accommodait. Il a pleuré à la mort de sa mère, de sa petite sœur, de son évêque. Un témoignage précieux de Jeanne de Chantal nous apprend que « notre saint n’était pas exempt de sentiments et émotions des passions, et ne voulait pas qu’on désirât d’en être affranchi ».
            Comme ils sont nombreux et divers les états successifs de notre âme ! Tantôt elle est « triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en tendreté ». François de Sales remarque sans tarder que les passions de l’âme réagissent sur le corps, provoquant des manifestations extérieures des mouvements intérieurs : « Quand on craint on devient pâle ; quand l’on nous avertit de quelque chose qui nous fâche, la couleur monte au visage et l’on devient rouge, ou bien la fâcherie nous tire la larme de l’œil. » Quand Mme de Chantal rencontrera l’assassin de son mari, que se passera-t-il ?

Je sais que sans doute, [votre cœur] se remuera et renversera, que votre sang bouillonnera ; mais qu’est cela ? Ainsi fit bien celui de notre cher Sauveur à la vue de son Lazare mort et de sa passion représentée. […] C’est cela, ma Fille : Dieu nous fait voir en ces émotions, combien nous sommes de chair, d’os et d’esprit.

            François de Sales n’était pas de l’avis des « apathistes » qui affirmaient que « les saints et les justes étaient exempts de toute perturbation » ; même le Christ a été troublé, et s’il n’a pas eu des passions proprement dites, on lui attribue cependant des « propassions ». C’est une erreur de penser que « l’homme, par une soigneuse et fréquente mortification, pouvait arriver jusques là que d’être sans passions et émotions de colère ; qu’il pouvait recevoir un soufflet sans rougir, être injurié, moqué, battu sans le ressentir ». C’est faux, parce que « tant que l’homme vivra, rampera et traînera sur cette terre il aura des passions, sentira des trémoussements de colère, des soulèvements de cœur, des affections, inclinations, répugnances, aversions et telles autres choses auxquelles nous sommes tous sujets ».

Les douze passions de l’âme
            Le nombre des passions a varié. L’Introduction à la vie dévote en compte sept, semblables aux sept cordes d’un luth qu’il faut accorder au cours de l’exercice annuel de renouvellement spirituel : l’amour, la haine, le désir, la crainte, l’espérance, la tristesse et la joie. Plus tard, au chapitre III du premier livre du Traité de l’amour de Dieu, on en compte pas moins de douze, comme autant de tribus formant tout un peuple : « l’amour, le désir, l’espérance, le désespoir, la joie, la haine, la fuite du mal, la crainte, le courage, la colère, la tristesse et la satisfaction ou assouvissement ».

L’amour, première et principale passion
            La cause est entendue : « L’amour tient le premier rang entre les passions de l’âme : c’est le roi de tous les mouvements du cœur, il convertit tout le reste à soi et nous rend tels que ce qu’il aime. »
            Pour parler de l’amour, l’évêque de Genève prend l’image de l’horloge : « L’amour est la vie de notre cœur ; et comme le contrepoids donne le mouvement à toutes les pièces d’un horloge, aussi l’amour donne à l’âme tous les mouvements qu’elle a ».
            En tant que passion ou émotion, l’amour naît spontanément du plaisir que suscitent les qualités extérieures de la personne ou des choses, alors que la haine ou antipathie provient de la vue des défauts ou laideurs. Cette attirance ou antipathie naturelle que nous éprouvons pour certaines personnes ou certaines choses peut être très utile. Cependant, elle doit se soumettre aux deux facultés supérieures que sont la raison et la volonté.
            La haine, écrit François de Sales citant saint Jean Chrysostome, « est un démon volontaire, une manie voulue, un jouet du diable ». Mais il s’agit ici de la haine entretenue entre les personnes. Il y a des haines instinctives, irrationnelles, inconscientes : entre les mulets et les chevaux, entre le chou et la brebis… Mais la haine peut devenir très bonne et utile quand on déteste le péché, ainsi que « toutes les affections, dépendances et acheminements du péché ».

Le désir et la fuite
            Le désir consiste en « l’espérance d’un bien futur ». « Le désir qui précède la jouissance aiguise et affine le ressentiment d’icelle, et plus le désir a été pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée est agréable et délicieuse ».
            Les désirs les plus communs sont les désirs touchant les biens, les plaisirs et les honneurs. L’auteur de l’Introduction propose une éducation du désir : il faut se garder du désir des choses vicieuses, des choses dangereuses, des choses fort éloignées, ou de rêver d’une autre vie impossible, même pour des motifs élevés ou religieux. François de Sales enseigne le réalisme. Il faut prendre les personnes, les choses, les événements tels qu’ils sont, à commencer par soi-même. À quoi sert-il de désirer même d’avoir un esprit ou un jugement meilleurs que celui que l’on a ? « Chacun doit avoir [le désir] de cultiver le sien tel qu’il est ».

L’espoir et le désespoir
            L’espoir concerne un bien que l’on pense pouvoir obtenir. Philothée est invitée à examiner comment elle s’est comportée « en l’espérance, trop mise peut-être au monde et en la créature, et trop peu mise en Dieu et ès choses éternelles ».
            Le désespoir fait partie de ces passions dont il est extrêmement difficile de faire un usage positif, à moins qu’on le réduise à « la juste défiance de nous-mêmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde ». Voyez le désespoir des « jeunes apprentis de la perfection » :
            Dès qu’ils rencontrent de la difficulté en leur chemin, voilà quant et quant (en même temps) le chagrin qui les pousse à faire tant de plaintes qu’il semble qu’il y ait grand pitié en eux. L’orgueil ou la vanité ne leur peut permettre un petit défaut que tout incontinent [aussitôt] ils n’entrent en de grands troubles qui les portent par après au désespoir : Ô Dieu, il ne faut plus rien attendre de moi, je ne ferai jamais rien qui vaille ! C’est bien dit ; hé, pensiez-vous être si brave que de ne point faillir ? En toutes sortes d’arts il faut être apprenti, premier que d’être maître.

La joie et la tristesse
            La joie est « l’allégresse pour le bien obtenu ». Lorsque nous rencontrons ceux que nous aimons, « il ne se peut pas faire que nous ne soyons émus de joie et de contentement ». Mais la joie peut être « excessive et pour choses indignes ». La joie va parfois jusqu’au rire. La possession d’un bien provoque infailliblement une complaisance ou jouissance, comme la loi de la gravité « émeut » la pierre :

Le poids des choses les ébranle, les meut et les arrête : c’est le poids de la pierre qui lui donne l’émotion et le branle à la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés ; c’est le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas ; et c’est enfin le même poids encore qui la fait arrêter et accoiser (reposer) quand elle est arrivée en son lieu.

            La tristesse est presque toujours mauvaise, à part celle qui consiste à s’affliger d’un mal réel chez autrui et chez soi-même, mais même dans ce cas il faut ne pas se laisser abattre par l’excès. La tristesse est presque toujours inutile, voire contraire au service du saint amour. Méfions-nous de la mauvaise tristesse qui « trouble l’âme, donne des craintes déréglées, dégoûte de l’oraison, assoupit et accable le cerveau, prive l’âme de conseil, de résolution, de jugement et de courage ».
            Il faut donc la chasser le plus possible. François de Sales donne pour cela un certain nombre de conseils. À côté des remèdes proprement spirituels, il conseille de « s’employer aux œuvres extérieures », de « les diversifier le plus que l’on peut, pour divertir l’âme de l’objet triste, purifier et échauffer l’âme les esprits ». Un autre remède très utile consistera à découvrir tous les sentiments de son âme à une personne de confiance. La tristesse est « la douleur pour le mal présent ». Elle peut aller dans certains cas jusqu’aux pleurs :

Un père, envoyant son fils en cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation ; et quoiqu’une fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est-ce que prenant leur bénédiction elle excite les larmes, en sorte que la volonté supérieure acquiesçant à son départ, l’inférieure montre de la résistance.

            Elle aussi peut être excessive et pour des choses vaines, comme pour ce pauvre Alexandre le Grand, qui se laissa aller à une passion déraisonnable quand il apprend qu’il y avait d’autres terres qu’il ne pourra jamais conquérir : « Comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu’on lui refuse, cet Alexandre que les mondains appellent le Grand, plus fol néanmoins qu’un petit enfant, se prend à pleurer à chaudes larmes de quoi il n’y avait pas apparence qu’il pût conquérir les autres mondes ».
            La tristesse est une passion de l’âme qu’il est très difficile de faire servir au bien. Certes, il y a une « tristesse selon Dieu » qui est bonne parce qu’elle conduit à la pénitence et qu’il faudrait nommer plutôt déplaisir, ou sentiment et détestation du mal ; elle n’engourdit pas l’esprit, mais le rend actif, prompt et diligent, ce qui la rend fort utile. Il y a une tristesse qui procède de la condition naturelle de ceux qui ont l’humeur mélancolique et qu’il est difficile de changer, mais dont il faut néanmoins combattre le plus possible les manifestations. Quant à la tristesse qui procède de la variété des accidents humains de cette vie, elle peut servir grandement à progresser dans l’espérance chrétienne. Aussi, « parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l’autorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour ».
            Certes, quelqu’un qui est d’humeur mélancolique pourra difficilement changer son tempérament, mais il pourra dire des paroles « gracieuses, bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison les choses convenables, en paroles et en œuvres de charité, douceur et condescendance ». « On est excusable de n’être pas toujours gai, car on n’est pas maître de la gaieté pour l’avoir quand on veut ; mais on n’est pas excusable de n’être pas toujours bonteux, maniable et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté. »

Le courage et la crainte
            L’homme est un être perpétuellement agité de mouvements divers « qui tantôt l’élèvent aux espérances, tantôt l’abaissent par la crainte ». La crainte se rapporte à un « mal à venir ». Avant d’être une vertu, le courage est un sentiment qui nous envahit parfois devant les difficultés qui devraient normalement nous abattre. François de Sales l’a éprouvé au moment d’entreprendre une longue visite de son diocèse de montagnes :

Tout maintenant je monte à cheval pour la visite qui durera environ cinq mois. […] Je m’y en vais de grand courage, et dès ce matin, j’ai senti une particulière consolation à l’entreprendre, quoiqu’auparavant, durant plusieurs jours, j’en eusse eu mille vaines appréhensions et tristesses, lesquelles néanmoins ne touchaient que la peau de mon cœur et non point l’intérieur : c’était comme ces frissonnements qui arrivent au premier sentiment de quelque froidure.

            Mais il y a aussi certains courages qui ne méritent pas ce nom, comme celui de se battre en duel : l’évêque de Genève se demande comment « l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». Le vrai courage est celui qui est réglé par la raison. Et quant au courage chrétien, c’est tout simplement un don de Dieu.
            Au contraire, il n’est pas en notre pouvoir de ne pas ressentir la crainte en certaines occasions : « C’est comme qui dirait à une personne à la rencontre d’un lion ou d’un ours : n’ayez point peur ». Les enfants « voient un chien qui aboie, soudain ils se prennent à crier, et ne cessent point qu’ils ne soient auprès de leur maman ». Il en est de même face aux éléments déchaînés de la nature :

Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations, tremble-terre et autres tels accidents inopinés excitent même les plus indévots à craindre Dieu ; et la nature, prévenant le discours en telles occurrences, pousse le cœur, les yeux et les mains mêmes devers le ciel pour réclamer le secours de la très sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la méprisent sont affligés.

            Certains, voulant faire les courageux, vont de nuit quelque part, mais « dès qu’ils entendent tomber une petite pierre du plancher, ou qu’ils oyent (entendent) seulement courir une petite souris se prennent à crier : Ô mon Dieu ! – Qu’est-ce, leur dit-on, qu’avez-vous trouvé ? – J’ai ouï. – Et quoi ? – Je ne sais ». Cette crainte naturelle, que nous n’avons pas choisie, n’est ni louable ni blâmable, mais elle est peut être utile. Il y a des craintes salutaires et d’autres exagérées : « crainte des dangers de pécher et des pertes des biens de ce monde : on craint trop l’un, et trop peu l’autre ».

La colère et son assouvissement
            François de Sales reconnaissait que « de son naturel, il était fort prompt et sujet à se mettre en colère ». On ne peut s’empêcher de ressentir de la colère en certaines circonstances : « Si l’on me vient rapporter que quelqu’un a médit de moi, ou que l’on me fasse quelque autre contradiction, incontinent (aussitôt) la colère s’émeut et je n’ai pas une veine qui ne se torde, parce que le sang bouillonne ».
            La colère, de soi, n’est pas mauvaise : elle est « un serviteur qui, étant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d’abord beaucoup de besogne ». Dans certains cas elle est « un secours donné à la raison ». Mais c’est un serviteur qui peut devenir dangereux et peu désirable. C’est surtout au sujet de la colère que François de Sales multiplie les conseils et les mises en garde, parce que cette passion est difficile à maîtriser. Elle peut parfois être légitime et les grands saints ont su la lancer et la retirer comme bon leur semblait ; « mais nous autres, qui avons des passions indomptées, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lâcher notre ire qu’avec péril de beaucoup de désordre, parce qu’étant une fois en campagne on ne la peut plus retenir ni ranger comme il serait requis ».

Un idéal difficile à atteindre : l’égalité d’humeur
            Les émotions et les passions font de l’homme un être extrêmement sujet aux variations de la « température » psychologique, à l’image des variations climatiques : « sa vie s’écoule sur cette terre comme les eaux, flottant et ondoyant en une perpétuelle diversité de mouvements ».
            Malgré certaines expressions où il est question de « suffoquer et étouffer les passions », pour François de Sales il ne s’agit pas d’éliminer les émotions, passions et sentiments, chose impossible, mais de les contrôler autant que faire se peut, c’est-à-dire de les modérer et de les orienter vers une fin qui soit bonne. La tradition philosophique, préoccupée de la « constance », et la tradition spirituelle orientée vers la recherche de la paix de l’âme et la lutte contre l’inquiétude, en tant qu’elle est le fruit de l’amour-propre, se rejoignent ici :

Il nous faut tâcher d’avoir une continuelle et inviolable égalité de cœur en une si grande inégalité d’accidents, et quoique toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment immobiles à toujours regarder, tendre et prétendre à notre Dieu.

            Les médecins que connaissait François de Sales disaient que « quand les quatre humeurs sont en bon ordre tout va bien, et l’on jouit d’une pleine santé ; comme au contraire, quand l’une prédomine sur l’autre on est malade, et à mesure que la prédomination est grande, la maladie l’est aussi. Par exemple, quand le flegme vient à surabonder, il réduit l’homme à de graves infirmités ».
            En réalité, il y en a toujours l’une ou l’autre qui prédomine, ce qui fait que la santé n’est presque jamais pleine et entière, mais elle penche toujours de quelque côté. Il en va de même pour les passions et les émotions. Quand l’une d’elles prédomine sur l’autre, elle cause des maladies et des bizarreries :

Aujourd’hui on sera joyeux à l’excès, et tôt après on sera démesurément triste. En temps de carnaval, on verra des joies et liesses qui se montrent par des actions badines et folâtres, et bientôt après vous verrez des tristesses et ennuis si extrêmes que c’est chose horrible et, ce semble, irrémédiable. Tel aura à cette heure trop d’espérance et ne pourra craindre chose quelconque, lequel peu après sera saisi d’une crainte qui l’enfoncera jusques aux enfers.

            Quand les passions nous rendent malades, deux méthodes sont possibles, correspondant à l’allopathie et à l’homéopathie : « Nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus grandes affections de leur sorte. »
            Il ne s’agit donc pas de feindre d’ignorer ces passions et émotions, comme si elles n’existaient pas – ce qui est impossible – mais de « veiller continuellement sur son cœur et sur son esprit pour tenir les passions en règle et sous l’empire de la raison ; autrement on ne verra que bizarreries et inégalités ». La raison, dit-il encore, « s’empare tantôt d’une passion, tantôt de l’autre, pour la modérer et gouverner ». Philothée sera heureuse quand elle aura pacifié beaucoup de passions qui l’inquiétaient.
            Le but à atteindre est exprimé par une formule typique : « posséder son âme », ce qui exige avant tout la patience : « C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes. » Malgré les difficultés, il faut tâcher d’acquérir « ce bien non pareil de l’égalité ». L’égalité de l’esprit est « un des plus illustres ornements de la vie chrétienne et un des plus aimables moyens pour acquérir et conserver la grâce de Dieu, et même de bien édifier le prochain. Ce sera le rôle des facultés supérieures, la raison et surtout la volonté, de « régler » les passions.




La pureté et les moyens pour la conserver (1884)

Dans ce rêve de Don Bosco apparaît un jardin paradisiaque : une pente verdoyante, des arbres festonnés et, au centre, un immense tapis d’une blancheur éclatante, orné d’inscriptions bibliques exaltant la pureté. Au bord sont assises deux jeunes filles de douze ans, vêtues de blanc, avec des ceintures rouges et des couronnes de fleurs : elles personnifient l’Innocence et la Pénitence. D’une voix douce, elles dialoguent sur la valeur de l’innocence baptismale, sur les dangers qui la menacent et sur les sacrifices nécessaires pour la préserver : prière, mortification, obéissance, pureté des sens.

            Il avait l’impression d’avoir devant lui une rive immense et enchanteresse toute verdoyante, en pente douce et toute plane. Sur les bords ce pré formait comme une marche plutôt basse, d’où l’on sautait sur le petit chemin où se trouvait Don Bosco. On aurait dit un Paradis terrestre splendidement illuminé par une lumière plus pure et plus vive que celle du soleil. Il était tout couvert d’herbes verdoyantes, émaillées de mille motifs de fleurs et ombragé par un nombre immense d’arbres qui entrelaçaient leurs branches et les étendaient comme de larges festons.
            Au milieu du jardin, jusqu’à son bord, s’étendait un tapis d’une blancheur magique, mais si brillant qu’il éblouissait la vue ; il mesurait plusieurs milles. Il déployait une magnificence royale. Comme ornement sur la bordure, il portait diverses inscriptions et caractères en or. D’un côté, on pouvait lire : Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini (Béni soit celui qui est intègre dans sa voie et marche dans la loi du Seigneur, Ps 118,1). De l’autre côté : Non privabit bonis eos, qui ambulant in innocentia (Il nes refuse pas le bien à ceux qui marchent dans l’innocence, Ps 83,13). Sur le troisième côté : Non confundentur in tempore malo, in diebus famis saturabuntur (Ils ne seront pas confus au temps de la calamité et aux jours de famine, ils seront rassasiés, Ps 37,19). Sur le quatrième : Novit Dominus dies immaculatorum et haereditas eorum in aeternum erit (Le Seigneur connaît les jours des hommes intègres, leur héritage durera pour toujours, Ps 37,18).
            Aux quatre coins du tapis, autour d’une magnifique rosace, se trouvaient quatre autres inscriptions : Cum simplicibus sermocinatio eius (Son amitié est pour les justes, Prov 3,32). – Proteget gradientes simpliciter (Il est un bouclier pour ceux qui agissent avec droiture, Prov 2,7) – Qui ambulant simpliciter, ambulant confidenter (Celui qui marche dans l’intégrité marche en sécurité, Prov 10,9) – Voluntas eius in iis, qui simpliciter ambulant (Il se réjouit de ceux qui ont une conduite intègre, Prov 11,20).
            Au milieu du tapis, la dernière inscription disait : Qui ambulat simpliciter, salvus erit (Celui qui marche avec droiture sera sauvé, Prov 28,18).
            Au milieu de la rive, sur le bord supérieur du tapis blanc, s’élevait un étendard d’une blancheur éclatante sur lequel on pouvait également lire en caractères d’or : Fili mi, tu semper mecum es et omnia mea tua sunt (Mon Fils, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi, Lc 15,31).
            Si Don Bosco était émerveillé à la vue de ce jardin, son attention était attirée encore bien plus par la vision de deux merveilleuses jeunes filles d’environ douze ans. Elles étaient assises sur le bord du tapis où la rive formait une petite marche. Une modestie céleste émanait de tout leur gracieux comportement. De leurs yeux, constamment fixés vers le haut, transparaissait non seulement une ingénue simplicité de colombe, mais rayonnait une vivacité d’amour pur, une félicité céleste. Leur front ouvert et serein semblait le siège de la candeur et de la simplicité ; sur leurs lèvres apparaissait un sourire doux et enchanteur. Leurs traits manifestaient un cœur tendre et ardent. Leurs mouvements gracieux donnaient à leur allure une grandeur et une noblesse surhumaines qui contrastaient avec leur jeunesse.
            Leur robe, d’une blancheur éclatante, descendait jusqu’à leurs pieds ; on n’y voyait ni tache, ni ride, ni même un grain de poussière. Elles avaient les hanches entourées d’une ceinture d’un rouge flamboyant avec des bordures d’or. On y distinguait une frise comme un ruban composé de lys, de violettes et de roses. Un ruban similaire, comme un bijou, était autour de leur cou, composé des mêmes fleurs, mais de forme différente. Comme bracelets, elles avaient aux poignets un bandeau de petites marguerites blanches. Toutes ces choses et ces fleurs avaient des formes, des couleurs, des beautés qu’il est impossible de décrire. Toutes les pierres les plus précieuses du monde, serties avec l’art le plus exquis, sembleraient de la boue en comparaison.
            Leurs chaussures, d’une blancheur éclatante, étaient bordées d’un ruban blanc pur filé d’or, qui faisait un joli nœud au milieu. Blanc également avec de petits fils d’or était le cordon qui servait à les attacher.
            Leur longue chevelure était maintenue par une couronne qui ceignait leur front ; elle était si épaisse qu’elle ondulait sous la couronne et retombait sur leurs épaules en boucles.
            Elles entamèrent un dialogue, parlant à tour de rôle, s’interrogeant l’une l’autre ou s’exclamant. Parfois, elles étaient assises toutes les deux, parfois l’une était assise et l’autre debout ; parfois elles se promenaient. Cependant, elles ne sortaient jamais de ce tapis blanc et ne touchaient jamais ni l’herbe ni les fleurs. Don Bosco, dans son rêve, était comme un spectateur. Il n’adressa jamais un mot à ces jeunes filles, et les jeunes filles ne remarquèrent pas sa présence. L’une disait d’une voix très douce :
            – Qu’est-ce que l’innocence ? L’état heureux de la grâce sanctifiante conservé grâce à l’observance constante et exacte de la loi divine.
            Et l’autre demoiselle d’une voix non moins douce :
            – Et la pureté conservée de l’innocence est la source et l’origine de toute science et de toute vertu.
            La première :
            – Quelle splendeur, quelle gloire, quel éclat de vertu chez celui qui se conduit bien parmi les méchants et conserve la candeur de l’innocence et la douceur des mœurs parmi les malveillants !
            La seconde se leva et s’arrêta près de sa compagne :
            – Béni soit le jeune qui ne suit pas les conseils des impies et ne s’engage pas sur le chemin des pécheurs, mais trouve ses délices dans la loi du Seigneur, qu’il médite jour et nuit. Il sera comme un arbre planté le long du cours des eaux de la grâce du Seigneur, qui donnera en son temps le fruit copieux des bonnes œuvres ; au souffle du vent, aucune feuille de saintes intentions et de mérite ne tombera de lui, et tout ce qu’il fera aura un effet prospère, et chaque circonstance de sa vie coopérera pour accroître sa récompense. – En disant cela, elle désignait les arbres du jardin chargés de magnifiques fruits qui répandaient dans l’air un parfum délicieux, tandis que des ruisseaux limpides qui coulaient entre deux rives fleuries tombaient de petites cascades, ou formaient des petits lacs, baignant leurs troncs, avec un murmure qui semblait le son mystérieux d’une musique lointaine.
            La première demoiselle répliqua :
            – Il est comme un lys parmi les épines que Dieu cueille dans son jardin pour le mettre comme ornement sur son cœur ; et il peut dire à son Seigneur : Mon Bien-aimé m’appartient et je lui appartiens, car il se repaît au milieu des lys. – En disant cela, elle désignait un grand nombre de lys très beaux qui levaient leur tête blanche parmi les herbes et les autres fleurs, tandis qu’elle montrait au loin une très haute haie verdoyante qui entourait tout le jardin. Celle-ci était pleine d’épines et derrière on pouvait voir vagabonder comme des ombres des monstres répugnants qui tentaient de pénétrer dans le jardin, mais ils en étaient empêchés par les épines de cette haie.
            – C’est vrai ! Quelle vérité il y a dans tes paroles ! ajouta la seconde. Béni soit ce jeune qui sera trouvé sans faute ! Mais qui sera celui-ci pour que nous lui donnions des louanges ? Car il a fait des choses merveilleuses dans sa vie. Il a été trouvé parfait et aura une gloire éternelle. Il pouvait pécher et il n’a pas péché, faire le mal et il ne l’a pas fait. C’est pourquoi ses biens sont établis dans le Seigneur et ses bonnes œuvres seront célébrées par toutes les congrégations des Saints.
            – Et sur terre quelle gloire Dieu leur réserve ! Il les appellera, leur fera une place dans son sanctuaire, les fera ministres de ses mystères, et leur donnera un nom éternel qui ne périra jamais, conclut la première.
            La seconde se leva et s’exclama :
            – Qui peut décrire la beauté d’un innocent ? Cette âme est vêtue splendidement comme l’une de nous, ornée de la blanche étole du saint Baptême. Son cou et ses bras brillent de gemmes divines, elle a à son doigt l’anneau de l’alliance avec Dieu. Elle marche légère dans son voyage vers l’éternité. Une voie parsemée d’étoiles s’ouvre devant elle… Elle est le tabernacle vivant de l’Esprit Saint. Avec le sang de Jésus qui coule dans ses veines et colore ses joues et ses lèvres, avec la Très Sainte Trinité dans son cœur immaculé, elle émet autour d’elle des torrents de lumière qui l’enveloppent dans l’éclat du soleil. Du ciel tombent des nuées de fleurs célestes qui remplissent l’air. Tout autour se répandent les douces harmonies des anges qui font écho à sa prière. La Sainte Vierge est à ses côtés, prête à la défendre. Le ciel est ouvert pour elle. Elle est donnée en spectacle aux immenses légions des Saints et des Esprits bienheureux, qui l’invitent en agitant leurs palmes. Au milieu des éclats inaccessibles de son trône de gloire, Dieu lui désigne de la main droite le siège qu’il lui a préparé, tandis qu’avec la main gauche, il tient la splendide couronne qui devra la couronner pour toujours. L’innocent est le désir, la joie, l’applaudissement du paradis. Et sur son visage est sculptée une joie ineffable. Il est fils de Dieu. Dieu est son Père. Le paradis est son héritage. Il est continuellement avec Dieu. Il le voit, l’aime, le sert, le possède, il jouit de lui, a un rayon des délices célestes. Il est en possession de tous les trésors de Dieu, de toutes ses grâces, de tous ses secrets, de tous ses dons et de toutes ses perfections et de tout Dieu lui-même.
            – Voilà pourquoi l’innocence est si glorieuse chez les Saints de l’Ancien Testament, chez les Saints du Nouveau, et spécialement chez les Martyrs. Ô Innocence, comme tu es belle ! Tentée, tu grandis en perfection ; humiliée, tu t’élèves plus sublime ; combattue, tu sors triomphante ; tuée, tu voles vers la couronne. Tu es libre dans l’esclavage, tranquille et sûre dans les dangers, joyeuse parmi les chaînes. Les puissants s’inclinent devant toi, les princes t’accueillent, les grands te recherchent. Les bons t’obéissent, les méchants t’envient, les rivaux t’émulent, les adversaires succombent. Et tu resteras toujours victorieuse, même lorsque les hommes t’auraient condamnée injustement !
            Les deux demoiselles firent un instant de pause, comme pour reprendre haleine après un tel élan, puis se prirent par la main en se regardant :
            – Oh ! si les jeunes savaient quel précieux trésor est l’innocence, comme dès le début de leur vie ils conserveraient jalousement l’étole du saint baptême ! Mais, hélas, ils ne réfléchissent pas et ne pensent pas à ce que cela signifie quand ils la souillent. L’innocence est une liqueur très précieuse.
            – Mais elle est enfermée dans un vase d’argile fragile et si elle n’est pas portée avec beaucoup de précaution, elle se brise très facilement.
            – L’innocence est une pierre très précieuse.
            – Mais si l’on n’en connaît pas la valeur, on la perd et elle se transforme facilement en un objet vil.
            – L’innocence est un miroir d’or qui reflète les traits de Dieu.
            – Mais il suffit d’un peu d’air humide pour le rouiller et il faut le garder enveloppé dans un voile.
            – L’innocence est un lys.
            – Mais le simple contact d’une main rugueuse le flétrit.
            – L’innocence est un vêtement blanc. Omni tempore sint vestimenta tua candida (En tout temps, que tes vêtements soient blancs, Sir 9,8).
            – Mais une seule tache suffit à le salir, aussi faut-il marcher avec beaucoup de précaution.
            – L’innocence et l’intégrité sont violées si une seule tache les souille, leur faisant perdre le trésor de la grâce.
            – Il suffit d’un seul péché mortel.
            – Et une fois perdue, elle est perdue pour toujours.
            – Quel malheur quand se perdent toutes ces innocences chaque jour ! Lorsqu’un jeune tombe dans le péché, le paradis se ferme, la Sainte Vierge et l’Ange gardien disparaissent, les musiques cessent, la lumière s’éclipse. Dieu n’est plus dans son cœur, le chemin étoilé qu’il parcourait s’évanouit, il tombe et reste seul comme sur une île au milieu de la mer, une mer de feu qui s’étend jusqu’à l’horizon extrême de l’éternité, qui s’enfonce jusqu’à la profondeur du chaos. Sur sa tête, dans le ciel, éclatent les foudres de la justice divine, sombres et menaçantes. Satan s’est approché de lui, l’a chargé de chaînes, lui a mis un pied sur le cou, et levant son horrible museau a crié : J’ai gagné, ton fils est devenu mon esclave, il n’est plus à toi… La joie est finie pour lui. Si la justice de Dieu lui retire son unique appui, il est perdu pour toujours.
            – Il peut ressusciter ! La miséricorde de Dieu est infinie. Une bonne confession lui redonnera la grâce et le titre de fils de Dieu.
            – Mais plus l’innocence ! Et quelles conséquences à la suite du premier péché ! Il connaît le mal qu’il ne connaissait pas auparavant, il ressentira terriblement les mauvaises inclinations, il ressentira l’énorme dette qu’il a contractée envers la justice divine, il se sentira plus faible dans les combats spirituels. Il éprouvera ce qu’il ne ressentait pas auparavant : la honte, la tristesse, le remords.
            – Et penser qu’on disait auparavant de lui : Laissez les enfants venir à moi. Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Mon fils, donne-moi ton cœur.
            – Ah ! c’est un crime épouvantable que commettent ces misérables qui font perdre à un enfant son innocence. Jésus a dit : Qui scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’une meule de moulin lui fût suspendue au cou et qu’il fût englouti dans les profondeurs de la mer. Malheur au monde à cause des scandales. Il n’est pas possible d’empêcher les scandales, mais malheur à celui par qui arrive le scandale. Prenez garde de mépriser ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient perpétuellement le visage de mon Père qui est dans les cieux et demandent vengeance.
            – Malheur à eux ! Mais malheur aussi à ceux qui se laissent voler l’innocence.
            Alors toutes les deux se mirent à se promener ; elles se demandaient quel était le moyen de conserver l’innocence.
            L’une des deux disait :
            – C’est une grande erreur que les jeunes ont en tête, s’ils pensent que la pénitence doit être pratiquée seulement par ceux qui sont pécheurs. La pénitence est nécessaire aussi pour conserver l’innocence. Si saint Louis de Gonzague n’avait pas fait pénitence, il serait sans aucun doute tombé dans le péché mortel. C’est une vérité qui devrait être prêchée, inculquée, et enseignée continuellement aux jeunes. Combien plus de jeunes conserveraient l’innocence, alors qu’ils sont si peu nombreux maintenant !
            – L’Apôtre le dit en parlant de ceux qui portent toujours et partout la mortification de Jésus-Christ dans notre corps, afin que la vie même de Jésus se manifeste dans nos corps.
            – Et Jésus le Saint, l’immaculé, l’innocent a passé sa vie dans des privations et des douleurs.
            – De même la Vierge Marie et tous les Saints.
            – Et c’était pour donner l’exemple à tous les jeunes. Saint Paul l’a dit : si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous faites mourir les actions de la chair, vous vivrez.
            – Donc sans pénitence, on ne peut conserver l’innocence !
            – Et pourtant beaucoup voudraient conserver l’innocence en vivant en complète liberté.
            – Insensés ! N’est-il pas écrit : Il fut enlevé, afin que la malice n’altérât pas son esprit et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur ? C’est pourquoi l’attrait de la vanité obscurcit le bien et le vertige de la concupiscence renverse l’âme innocente. Donc, les innocents ont deux ennemis : les fausses maximes et discours impies des méchants, et la concupiscence. Le Seigneur ne dit-il pas que la mort de l’innocent au temps de la jeunesse est une récompense afin de l’arracher aux combats ? « Ayant plu à Dieu, il fut aimé par lui et vivant parmi les pécheurs, il fut transporté ailleurs. Consumé en peu de temps, il a accompli une longue carrière. Comme son âme était précieuse aux yeux de Dieu, Il s’est hâté de l’arracher du milieu des iniquités. Il fut enlevé afin que la malice n’altérât pas son esprit, et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur. »
            – Heureux les enfants s’ils embrassent la croix de la pénitence en disant résolument avec Job : Donec deficiam, non recedam ab innocentia mea (Jusqu’à la mort, je ne renoncerai pas à mon intégrité, Job 27,5).
            – En pratiquant la mortification ils surmonteront l’ennui qu’ils éprouvent dans la prière.
            – Il est écrit : Psallam et intelligam in via immaculata, Quando venies ad me ? (J’agirai avec sagesse dans la voie dans le chemin de l’innocence : quand viendras-tu à moi ? Ps 100,2). Petite et accipietis (Demandez et vous recevrez, Jn 16,24). Pater Noster ! (Notre Père !).
            – Mortification dans les pensées en s’humiliant et en obéissant aux Supérieurs et aux règles.
            – Il est écrit aussi : Si mei non fuerint dominati, tunc immaculatus ero et emundabor a delicto maximo (Sauve ton serviteur aussi de l’orgueil, afin qu’il n’ait pas de pouvoir sur moi ; alors je serai irréprochable, je serai pur de péché grave, Ps 18,13). C’est cela l’orgueil. Dieu résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles. Qui s’humilie sera exalté, qui s’exalte sera humilié. Obéissez à vos supérieurs.
            – Mortification en disant toujours la vérité, en révélant ses défauts et les dangers dans lesquels on peut se trouver. Alors on aura toujours de bons conseils, surtout de la part du confesseur.
            – Pro anima tua ne confundaris dicere verum. Pour l’amour de ton âme, n’aie pas honte de dire la vérité (Sir 4,24). Car il y a une honte qui entraîne le péché, et il y a une honte qui entraîne la gloire et la grâce.
            – Mortification du cœur en freinant ses mouvements inconsidérés, en aimant chacun par amour de Dieu et en se séparant résolument de ceux qui semblent menacer notre innocence.
            – Jésus l’a dit : si ta main ou ton pied te sert de scandale, coupe-les et jette-les loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un pied ou une main en moins, plutôt que d’être jeté dans le feu éternel avec les deux mains et les deux pieds. Et si ton œil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un seul œil que d’être jeté dans le feu de l’enfer avec les deux yeux.
            – Mortification en supportant courageusement et franchement les moqueries du respect humain. Exacuerunt, ut gladium, linguas suas : intenderunt arcum, rem amaram, ut sagittent in occultis immaculatum (Ils aiguisent leur langue comme une épée, ils lancent comme des flèches des paroles amères, pour frapper en cachette l’innocent, Ps 63,4-5).
            – Et ils vaincront ce malin qui se moque, craignant d’être découvert par les Supérieurs, en pensant aux terribles paroles de Jésus : Qui a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui quand il viendra avec sa majesté et celle du Père et des saints Anges.
            – Mortification dans les yeux, dans le regard, dans la lecture, en fuyant toute lecture mauvaise ou inopportune.
            – Un point essentiel. J’ai fait un pacte avec mes yeux de ne même pas penser à une vierge. Et dans les psaumes : Détourne tes yeux pour qu’ils ne voient pas la vanité.
            – Mortification de l’ouïe pour ne pas écouter de discours mauvais, ou mielleux, ou impies.
            – On lit dans l’Ecclésiastique : Saepi aures tuas spinis, linguam nequam non audire (Sir 28,28). Fais une haie d’épines à tes oreilles et n’écoute pas la mauvaise langue.
            – Mortification dans les paroles : ne pas se laisser vaincre par la curiosité.
            – Il est écrit : Mets une porte et un verrou à ta bouche. Attention à ne pas pécher avec la langue, pour ne pas finir par terre à la vue de tes ennemis qui te persécutent, et pour que ta chute ne soit pas inguérissable et mortelle (Sir 28,25-26).
            – Mortification de la gourmandise : ne pas manger ni boire trop.
            – L’excès dans le manger et le boire a amené le déluge universel sur le monde et le feu sur Sodome et Gomorrhe, et mille châtiments sur le peuple hébreu.
            – Il s’agit en somme de se mortifier en souffrant ce qui nous arrive au cours de la journée : le froid, la chaleur, et ne pas chercher nos satisfactions. Mortifiez vos membres terrestres (Col 3,5).
            – Se rappeler ce que Jésus a imposé : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem suam quotidie et sequatur me (Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et me suive, Luc 9,23).
            – Et c’est Dieu lui-même qui, avec sa main providentielle, entoure ses innocents de croix et d’épines, comme il l’a fait pour Job, Joseph, Tobie et d’autres Saints. Quia acceptus eras Deo, necesse fuit, ut tentatio probaret te (Pour devenir agréable à Dieu, il était nécessaire que la tentation te mette à l’épreuve, Tb 12,13).
            – Le chemin de l’innocent a ses épreuves, ses sacrifices, mais il a la force dans la Communion, car celui qui communie souvent a la vie éternelle, il est en Jésus et Jésus est en lui. Il vit de la même vie que Jésus, il sera ressuscité par lui au dernier jour. C’est cela le froment des élus, le vin qui fait germer les vierges. Parasti in conspectu meo mensam adversus eos, qui tribulant me. (Devant moi, tu prépares une table sous les yeux de mes ennemis, Ps 23,5). Cadent a latere tuo mille et decem millia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabunt (Mille tomberont à ton côté et dix mille à ta droite, mais rien ne pourra t’atteindre, Ps 91,7).
            – Et la douce Vierge qu’il aime est sa Mère. Ego mater pulchrae dilectionis et timoris et agnitionis et sanctae spei. In me gratia omnis (pour connaître) viae et veritatis ; in me omnis spes vitae et virtutis. (Je suis la mère de l’amour, de la crainte, de la science et de la sainte espérance. En moi se trouve toute la grâce de la voie et de la vérité, Sir 24,24-25). Ego diligentes me diligo (J’aime ceux qui m’aiment, Pr 8,17). Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt (Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle, Sir 24,31). Terribilis, ut castrorum acies ordinata (terrible comme un étendard de guerre, Ct 6,4).
            Les deux demoiselles alors se tournèrent et montèrent lentement la pente. Et l’une s’exclamait :
            – Le salut des justes vient du Seigneur, et il est leur protecteur au temps de la tribulation. Le Seigneur les aidera et les délivrera, il les tirera de la main des pécheurs et les sauvera parce qu’ils ont espéré en lui (Ps 36,39-40).
            – Et l’autre poursuivait :
            – Dieu m’a ceint de force et le chemin que je parcours vous le rendez immaculé.
            Quand les deux demoiselles furent arrivées au milieu de ce magnifique tapis, elles se tournèrent.
            – Oui, cria l’une, l’innocence couronnée par la pénitence est la reine de toutes les vertus.
            Et l’autre s’exclama aussi :
            – Comme la génération chaste est glorieuse et belle ! Sa mémoire est immortelle, elle est connue devant Dieu et devant les hommes. Les gens l’imitent quand elle est présente, et la désirent quand elle est partie pour le ciel, et couronnée elle triomphe dans l’éternité, ayant remporté le prix des combats chastes. Et quel triomphe ! Et quelle joie ! Et quelle gloire de présenter à Dieu l’étole immaculée du saint baptême après tant de combats au milieu des applaudissements et des cantiques, et dans la splendeur des armées célestes !
            Tandis qu’elles parlaient ainsi de la récompense préparée pour l’innocence conservée par la pénitence, Don Bosco vit apparaître des cohortes d’anges qui descendaient pour se poser sur ce tapis blanc. Et ils se joignaient à ces deux demoiselles, en se plaçant au milieu d’elles. C’était une grande multitude. Et ils chantaient : Benedictus Deus et Pater Domini Nostri Jesu Christi, qui benedixit nos in omni benedictione spirituali in coelestibus in Christo ; qui elegit nos in ipso ante mundi constitutionem, ut essemus sancti et immaculati in conspectu eius in charitate et praedestinavit nos in adoptionem per Jesum Christum (Béni soit Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. En lui, il nous a choisis avant la création du monde pour être saints et immaculés devant lui dans l’amour, nous prédestinant à être pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ, Eph 1,3-5). Les deux demoiselles se mirent alors à chanter un hymne merveilleux, mais avec des paroles et des notes que seuls les anges qui étaient les plus proches du centre pouvaient moduler. Les autres chantaient aussi, mais Don Bosco ne pouvait pas entendre leurs voix, même quand ils faisaient des gestes et remuaient les lèvres et la bouche pour chanter.
            Les demoiselles chantaient : Me propter innocentiam suscepisti et confirmasti me in conspectu tuo in aeternum. Benedictus Dominus Deus a saeculo et usque in saeculum ; fiat fiat ! (Pour mon intégrité, tu me soutiens et me fais rester à ta présence pour toujours. Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël, depuis toujours et pour toujours, Ps 40,13-14).
            Entre-temps, aux premières cohortes d’Anges s’ajoutaient d’autres cohortes et encore d’autres continuellement. Leur vêtement, de couleurs et d’ornements variés, était différent chez les uns et les autres et surtout de celui des deux demoiselles. Mais la richesse et la magnificence de chaque vêtement étaient divines. La beauté de chacun était telle que l’esprit humain ne pourra jamais en concevoir une ombre, même lointaine. Tout le spectacle de cette scène ne peut être décrit, mais à force d’ajouter un mot à l’autre, on peut en quelque sorte en expliquer confusément la signification.
            Quand cessa le cantique des deux demoiselles, on entendit chanter tous ensemble un cantique immense et tellement harmonieux qu’on n’en a jamais entendu de semblable et qu’on n’en entendra jamais plus sur terre. Ils chantaient :
            Ei, qui potens est vos conservare sine peccato et constituere ante conspectum gloriae suae immaculatos in exultatione, in adventu Domini nostri Jesu Christi : Soli Deo Salvatori nostro, per Jesum Christum Dominum nostrum, gloria et magnificentia, imperium et protestas ante omne saeculum, et nunc et in omnia saecula saeculorum. Amen (À celui qui peut vous préserver de toute chute et vous faire paraître devant sa gloire sans défauts et remplis de joie, à l’unique Dieu, notre sauveur, par Jésus-Christ notre Seigneur, gloire, majesté, force et puissance avant tous les temps, maintenant et pour toujours. Amen, Jude 1,24-25).
            Tandis qu’ils chantaient, de nouveaux anges ne cessaient d’arriver et lorsque le cantique fut terminé, tous ensemble peu à peu s’élevèrent vers le haut et disparurent avec toute la vision. – Et Don Bosco se réveilla.
(MB XVII, 722-730)