Apparition de la Bienheureuse Vierge sur la montagne de La Salette

Don Bosco propose un récit détaillé de l’ « Apparition de la Bienheureuse Vierge sur la montagne de La Salette », survenue le 19 septembre 1846, basé sur des documents officiels et les témoignages des voyants. Il reconstitue le contexte historique et géographique – deux jeunes bergers, Maximin et Mélanie, sur les hauteurs des Alpes – la rencontre prodigieuse avec la Vierge, son message d’avertissement contre le péché et la promesse de grâces et d’aides providentielles, ainsi que les signes surnaturels qui accompagnèrent leur manifestation. Il présente les circonstances de la diffusion du culte, l’influence spirituelle sur les habitants et sur le monde entier, et le secret révélé seulement à Pie IX pour revigorer la foi des chrétiens et témoigner de la présence continuelle des prodiges dans l’Église.

Protestation de l’Auteur
            Pour obéir aux décrets d’Urbain VIII, je déclare que je n’entends attribuer qu’une autorité humaine à tout ce qui sera dit dans ce livre au sujet de miracles, de révélations ou d’autres faits ; et en donnant à quelqu’un le titre de Saint ou de Bienheureux, je n’entends le donner que selon l’opinion commune ; excepté les choses et les personnes qui ont déjà été approuvées par le Saint-Siège Apostolique.

Au lecteur
            Un fait certain et merveilleux, attesté par des milliers de personnes, et que tous peuvent encore vérifier aujourd’hui, est l’apparition de la bienheureuse Vierge, survenue le 19 septembre 1846. (Sur ce fait extraordinaire, on peut consulter de nombreux livres et plusieurs journaux contemporains du fait, notamment : Notizia sull’apparizione di Maria SS. (Turin, 1847) ; Sunto officiale dell’apparizione, etc., 1848 ; le livret imprimé par les soins du P. Giuseppe Gonfalonieri, Novara, chez Enrico Grotti).
Notre bonne Mère est apparue sous la forme et la figure d’une grande Dame à deux petits bergers, un enfant de 11 ans et une jeune paysanne de 15 ans, là-haut sur une montagne de la chaîne des Alpes située dans la paroisse de La Salette en France. Elle est apparue non seulement pour le bien de la France, comme le dit l’évêque de Grenoble, mais pour le bien du monde entier. Elle est venue pour nous avertir de la grande colère de son Divin Fils, provoquée spécialement par trois péchés : le blasphème, la profanation des fêtes et le fait de manger gras les jours défendus.
À cela s’ajoutent d’autres faits prodigieux recueillis également par des documents publics, ou attestés par des personnes absolument dignes de foi.
Ces faits servent à confirmer les bons dans la religion, à réfuter ceux qui, peut-être par ignorance, voudraient mettre une limite à la puissance et à la miséricorde du Seigneur en disant : Nous ne sommes plus au temps des miracles.
Jésus a dit qu’il y aura dans son Église des miracles plus grands que ceux qu’il a accomplis, sans fixer le temps et le nombre. C’est pourquoi, tant qu’il y aura l’Église, nous verrons toujours la main du Seigneur manifester sa puissance par des événements prodigieux. Car hier et aujourd’hui et toujours, Jésus-Christ sera celui qui gouverne et assiste son Église jusqu’à la consommation des siècles.
Mais ces signes sensibles de la Toute-Puissance Divine sont toujours le présage d’événements graves qui manifestent la miséricorde et la bonté du Seigneur, ou bien sa justice et son indignation, mais en vue de sa plus grande gloire et pour le plus grand bien des âmes.
Faisons en sorte qu’ils soient pour nous une source de grâces et de bénédictions. Qu’ils servent d’incitation à une foi vive, à une foi laborieuse, à une foi qui nous pousse à faire le bien et à fuir le mal pour nous rendre dignes de sa miséricorde infinie dans le temps et dans l’éternité.

Apparition de la Vierge Marie sur les montagnes de la Salette
            Maximin, fils de Pierre Giraud, menuisier du village de Corps, était un enfant de 11 ans. Françoise Mélanie, fille de parents pauvres, native de Corps, était une fille de 15 ans. Ils n’avaient rien de singulier : tous deux ignorants et frustes, tous deux occupés à garder le bétail sur les montagnes. Maximin ne savait que le Pater et l’Ave ; Mélanie en savait un peu plus, mais à cause de son ignorance, elle n’avait pas encore été admise à la sainte Communion.
Envoyés par leurs parents pour conduire le bétail dans les pâturages, ce fut par pur hasard que le 18 septembre, veille du grand événement, ils se rencontrèrent sur la montagne, tandis qu’ils abreuvaient leurs vaches à une fontaine.
Le soir de ce jour, en rentrant chez eux avec le bétail, Mélanie dit à Maximin : « Demain, qui sera le premier sur la Montagne ? » Et le lendemain, 19 septembre, qui était un samedi, ils y montèrent ensemble, chacun conduisant quatre vaches et une chèvre. La journée était belle et sereine, le soleil brillait. Vers midi, en entendant sonner la cloche de l’Angélus, ils firent une courte prière avec le signe de la sainte Croix. Puis ils prirent leurs provisions de bouche et allèrent manger près d’une petite source, qui était à gauche d’un ruisseau. Ayant fini de manger, ils traversèrent le ruisseau, déposèrent leurs sacs près d’une fontaine sèche, descendirent encore quelques pas, et, contrairement à leur habitude, s’endormirent à quelque distance l’un de l’autre.
Écoutons maintenant le récit des bergers eux-mêmes, tel qu’ils le firent le soir du 19 à leurs maîtres, puis mille fois à des milliers de personnes.
« Nous nous étions endormis, raconte Mélanie. Je me suis réveillée la première et, ne voyant pas mes vaches, j’ai réveillé Maximin en lui disant : Allons chercher nos vaches. Nous avons traversé le ruisseau, nous sommes montés un peu, et nous les avons vues couchées de l’autre côté. Elles n’étaient pas loin. Alors je suis redescendue quand tout à coup, à cinq ou six pas avant d’arriver au ruisseau, j’ai vu une clarté comme le Soleil, mais encore plus brillante et pas de la même couleur, et j’ai dit à Maximin : Viens, viens vite voir là-bas une clarté. (Il était entre deux et trois heures de l’après-midi).
Maximin descendit aussitôt en me disant : Où est cette clarté ? Et je la lui indiquai avec le doigt tourné vers la petite fontaine. Quand il la vit, il s’arrêta. C’est alors qu’au milieu de la lumière nous avons vu une Dame. Elle était assise sur un tas de pierres, le visage dans les mains. Prise de peur, j’ai laissé tomber mon bâton. Maximin me dit : tiens le bâton ; si elle nous fait quelque chose, je lui donnerai un bon coup de bâton.
Ensuite, la Dame se leva, croisa les bras et nous dit : « Avancez, mes enfants. N’ayez pas peur ; je suis ici pour vous donner une grande nouvelle. » Alors nous traversâmes le ruisseau, et elle s’avança jusqu’à l’endroit où nous nous étions endormis. Elle était au milieu de nous deux et elle pleurait tout le temps qu’elle nous parla (j’ai très bien vu ses larmes). Elle nous dit : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis contrainte de laisser aller la main de mon Fils. Elle est si forte, si lourde, que je ne peux plus la retenir. »
« Il y a longtemps que je souffre pour vous ! Si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je dois le prier constamment ; et vous autres n’en tenez pas compte. Vous aurez beau prier et agir, jamais vous ne pourrez compenser les préoccupations que j’ai pour vous. »
« Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le septième, et on ne veut pas me l’accorder. C’est ce qui rend la main de mon Fils si lourde. »
« Si les pommes de terre se gâtent, c’est entièrement de votre faute. Je vous l’ai fait voir l’année dernière (1845), et vous n’avez pas voulu en tenir compte, et en trouvant des pommes de terre gâtées, vous blasphémiez en y mêlant le nom de mon Fils. »
« Elles continueront à se gâter, et cette année pour Noël vous n’en aurez plus (1846). »
« Si vous avez du blé, vous ne devez pas le semer. Tout ce que vous sèmerez sera mangé par les vers, et ce qui naîtra ira en poussière, quand vous le battrez. »
« Il arrivera une grande famine. » (Il y eut en effet une grande famine en France, et sur les routes on trouvait des troupes de mendiants affamés, qui se rendaient par milliers dans les villes pour mendier. Pendant que chez nous en Italie le prix du blé augmentait au début du printemps 1847, en France, pendant tout l’hiver 1846-1847, on souffrit beaucoup de la faim. Mais la véritable pénurie d’aliments, la véritable famine eut lieu lors des désastres de la guerre de 1870-1871. À Paris, un grand personnage offrit à ses amis un somptueux repas gras le Vendredi Saint. Quelques mois plus tard, dans cette même ville, les citoyens les plus aisés furent contraints de se nourrir d’aliments grossiers et de viandes d’animaux parmi les plus répugnants. Nombreux furent ceux qui moururent de faim).
« Avant que la pénurie d’aliments n’arrive, les enfants de moins de sept ans seront pris d’un tremblement et mourront entre les mains des personnes qui les tiendront. Les autres feront pénitence pour la pénurie. »
« Les noix se gâteront, et les raisins pourriront… » (En 1849, les noix se gâtèrent partout ; quant au raisin, tous se plaignent encore des dommages et des pertes subies. Chacun se souvient de l’immense dommage que la cryptogame causa au raisin dans toute l’Europe pendant plus de vingt ans, de 1849 à 1869).
« S’ils se convertissent, les pierres et les rochers se changeront en tas de blé, et les pommes de terre seront produites par la terre elle-même. »
Puis elle nous dit :
« Dites-vous bien vos prières, mes enfants ? »
Nous répondîmes tous deux : « Pas très bien, Madame. »
« Ah ! mes enfants, vous devez bien les dire le soir et le matin. Quand vous n’avez pas le temps, dites au moins un Pater et un Ave Maria : et quand vous aurez le temps, dites-en plus. »
« À la Messe, il n’y a que quelques vieilles femmes, et les autres travaillent le dimanche tout l’été. En hiver les jeunes, quand ils ne savent que faire, vont à la Messe pour ridiculiser la religion. Pendant le carême, on va à la boucherie comme des chiens. »
Puis elle dit : « N’as-tu jamais vu, mon garçon, du blé gâté ? »
Maximin répondit : « Oh ! non, Madame. » Ne sachant à qui elle posait cette question, je répondis à voix basse :
« Non, Madame, je n’en ai pas encore vu. »
« Vous devez en avoir vu, mon garçon (s’adressant à Maximin), une fois vers la commune de Coin avec votre père. Le propriétaire du champ a dit à votre père d’aller voir son blé gâté ; vous y êtes allés tous les deux. Vous avez pris quelques épis dans vos mains ; en les frottant, ils sont tous tombés en poussière, et vous êtes revenus chez vous. Quand vous étiez encore à une demi-heure de Corps, votre père vous a donné un morceau de pain en vous disant : Prends, mon fils, mange encore du pain cette année ; je ne sais pas qui en mangera l’année prochaine, si le blé continue à se gâter ainsi. »
Maximin répondit : « Oh ! oui, Madame, maintenant je me souviens ; il y a quelque temps, je ne m’en souvenais plus. »
Après cela, la Dame nous dit : « Eh bien, mes enfants, vous le ferez savoir à tout mon peuple. »
Puis elle traversa le ruisseau, et à deux pas de distance, sans se tourner vers nous, elle nous dit de nouveau : « Eh bien, mes enfants, vous le ferez savoir à tout mon peuple. »
Elle monta ensuite une quinzaine de pas, jusqu’à l’endroit où nous étions allés chercher nos vaches. Mais en marchant sur l’herbe, ses pieds ne touchaient que le sommet. Nous l’avons suivie. Je suis passée devant la Dame et Maximin un peu de côté, à deux ou trois pas de distance. Et la belle Dame s’est élevée ainsi (Mélanie fait un geste en levant la main d’un mètre et plus). Elle resta suspendue dans l’air un moment. Ensuite Elle tourna son regard vers le Ciel, puis vers la terre. Après quoi nous ne vîmes plus la tête… plus les bras… plus les pieds… Elle semblait se fondre. On ne vit plus qu’une clarté dans l’air, et après cela la clarté disparut.
Je dis à Maximin : « C’est peut-être une grande sainte ? » Maximin me répondit : « Oh ! si nous avions su que c’était une grande sainte, nous lui aurions dit de nous emmener avec elle. » Et je lui dis : « Et si elle était encore là ? » Alors Maximin tendit vivement la main pour avoir un peu de cette clarté, mais tout avait disparu. Nous avons bien observé, pour savoir si nous ne la voyions plus.
Et je dis : « Elle ne veut pas se montrer pour ne pas nous faire savoir où elle va. Après cela, nous sommes allés derrière nos vaches. »
Tel est le récit de Mélanie, Quand on l’interrogea sur la façon dont cette Dame était vêtue, elle répondit :
« Elle avait des chaussures blanches avec des roses autour… Il y en avait de toutes les couleurs. Elle avait des bas jaunes, un tablier jaune, une robe blanche toute parsemée de perles, un fichu blanc au cou entouré de roses, un grand bonnet qui pendait un peu en avant avec une couronne de roses autour. Elle avait une chaînette, à laquelle était suspendue une croix avec son Christ : à droite une tenaille, à gauche un marteau. À l’extrémité de la Croix pendait une autre grande chaîne, comme les roses autour de son fichu au cou. Elle avait le visage blanc, allongé. Je ne pouvais pas la regarder longtemps, car elle nous éblouissait. »
Interrogé séparément, Maximin fait exactement le même récit, sans aucune variation, ni sur la substance ni même sur la forme, ce qui nous dispense de le répéter ici.
Infinies et extravagantes sont les questions insidieuses qui leur furent posées, surtout pendant deux ans, et au cours d’interrogatoires de 5, 6 ou 7 heures de suite, dans l’intention de les embarrasser, de les confondre, de les amener à se contredire. Il est certain que jamais peut-être aucun coupable n’a subi un interrogatoire aussi difficile devant les tribunaux de justice concernant le crime qui lui était imputé.

Secret des deux petits bergers
            Immédiatement après l’apparition, Maximin et Mélanie, en rentrant chez eux, se sont interrogés mutuellement : pourquoi la grande Dame, après avoir dit que « les raisins pourriront », a tardé un peu à parler et ne faisait que bouger les lèvres, sans faire entendre ce qu’elle disait ?
En s’interrogeant à ce sujet l’un l’autre, Maximin dit à Mélanie : « Elle m’a dit quelque chose, mais elle m’a interdit de te le dire. » Ils se rendirent compte tous les deux qu’ils avaient reçu de la Dame, chacun séparément, un secret avec l’interdiction de le révéler à d’autres. Mais crois-tu, mon cher lecteur, que les enfants peuvent se taire ?
Il est impossible de dire combien d’efforts et de tentatives ont été faits pour leur arracher ce secret d’une manière ou d’une autre. Il est étonnant de lire les mille et une tentatives employées à cette fin par des centaines et des centaines de personnes pendant vingt ans. Prières, surprises, menaces, injures, cadeaux et séductions de toutes sortes, tout fut vain ; ils restent impénétrables.
L’évêque de Grenoble, un vieillard de quatre-vingts ans, crut de son devoir d’ordonner aux deux enfants privilégiés de faire au moins parvenir leur secret au Saint-Père Pie IX. Au nom du Vicaire de Jésus-Christ, les deux petits bergers obéirent promptement et décidèrent de révéler un secret que rien n’avait pu leur arracher jusqu’alors. Ils l’ont donc écrit eux-mêmes (à partir du jour de l’apparition, on les avait mis à l’école, et chacun séparément). Puis ils ont plié et scellé leur lettre, et tout cela en présence de personnes respectables, choisies par l’évêque lui-même comme témoins. Ensuite, l’évêque envoya deux prêtres porter cette mystérieuse dépêche à Rome.
Le 18 juillet 1851, ils remirent à Sa Sainteté Pie IX trois lettres : une de Monseigneur l’évêque de Grenoble, qui accréditait ses deux envoyés, et les deux autres qui contenaient le secret des deux enfants de La Salette. Chacun d’eux avait écrit et scellé sa lettre contenant son secret en présence de témoins qui avaient déclaré l’authenticité de celles-ci sur la couverture.
Sa Sainteté ouvrit les lettres, en commençant à lire celle de Maximin. « Il y a vraiment ici, dit-il, la candeur et la simplicité d’un enfant. » Pendant cette lecture, une certaine émotion se manifesta sur le visage du Saint-Père ; ses lèvres se contractèrent, ses joues se gonflèrent. « Il s’agit, dit le Pape aux deux prêtres, il s’agit de fléaux dont la France est menacée. Elle n’est pas la seule coupable. L’Allemagne, l’Italie, l’Europe entière le sont aussi, et elles méritent des châtiments. Je crains beaucoup l’indifférence religieuse et le respect humain. »

Concours de fidèles à La Salette
            La fontaine, près de laquelle la Dame, c’est-à-dire la Vierge Marie, s’était reposée, était à sec, comme nous l’avons dit, et de l’avis de tous les bergers et habitants des environs, elle ne donnait de l’eau qu’après d’abondantes pluies et après la fonte des neiges. Or cette fontaine, qui était à sec le jour même de l’apparition, commença à jaillir le lendemain, et depuis cette époque, l’eau coule claire et limpide, sans interruption.
Cette montagne nue, escarpée, déserte, habitée par les bergers à peine quatre mois de l’année, est devenue le théâtre d’un immense rassemblement de foules. Des populations entières affluent de toutes parts vers cette montagne privilégiée. Pleurant de tendresse, et chantant des hymnes et des cantiques, on les voit s’incliner sur cette terre bénie où a résonné la voix de Marie. On les voit embrasser respectueusement le lieu sanctifié par les pieds de Marie, et ils en descendent remplis de joie, de confiance et de reconnaissance.
Chaque jour, un nombre immense de fidèles va visiter pieusement le lieu du prodige. Lors du premier anniversaire de l’apparition (19 septembre 1847), plus de soixante-dix mille pèlerins de tout âge, de tout sexe, de toute condition et même de toute nation occupaient la surface de ce terrain…
Mais ce qui fait sentir encore plus la puissance de cette voix venue du Ciel, c’est qu’il s’est produit un admirable changement de mœurs chez les habitants de Corps, de La Salette, de tout le canton et de tous les environs ; il se répand et se propage dans des régions lointaines… Les gens ont cessé de travailler le dimanche, ils ont abandonné le blasphème… Ils fréquentent l’Église, accourent à la voix de leurs Pasteurs, s’approchent des saints Sacrements, accomplissent avec édification le précepte de Pâques jusqu’alors généralement négligé. Je passe sous silence les nombreuses et éclatantes conversions, et les grâces extraordinaires d’ordre spirituel.
Au lieu de l’apparition s’élève maintenant une majestueuse Église avec un très vaste bâtiment, où les voyageurs peuvent se restaurer confortablement et même y passer la nuit à leur gré, après avoir satisfait leur dévotion.

Après l’événement de La Salette, Mélanie fut envoyée à l’école où elle fit des progrès merveilleux dans les connaissances et dans la vertu. Mais elle se sentit toujours si enflammée de dévotion envers la Bienheureuse Vierge Marie qu’elle décida de se consacrer entièrement à Elle. Elle entra de fait chez les Carmélites déchaussées parmi lesquelles, selon le journal Echo de Fourvière du 22 octobre 1870, elle sera appelée au ciel par la Sainte Vierge. Peu avant de mourir, elle écrivit la lettre suivante à sa mère.

11 septembre 1870.

Ma très chère mère bien-aimée,

Que Jésus soit aimé de tous les cœurs. – Cette lettre n’est pas seulement pour vous, mais pour tous les habitants de mon cher village de Corps. Un père de famille, plein d’amour pour ses enfants, voyant qu’ils oubliaient leurs devoirs, méprisaient la loi que Dieu leur avait imposée, et devenaient ingrats, résolut de les châtier sévèrement. L’épouse du Père de famille demandait grâce, et en même temps elle se rendait auprès des deux plus jeunes enfants du Père de famille, c’est-à-dire ceux qui étaient les plus faibles et les plus ignorants. L’épouse qui ne peut pleurer dans la maison de son époux (qui est le Ciel) trouve dans les champs de ces misérables enfants des larmes en abondance. Elle expose ses craintes et ses menaces si l’on ne revient pas en arrière, si l’on n’observe pas la loi du Maître de maison. Un très petit nombre de personnes embrasse la réforme du cœur, et se met à observer la sainte loi du Père de famille. Mais, hélas, la majorité reste dans le mal et s’y enfonce toujours plus. Alors le Père de famille envoie des châtiments pour les punir et pour les tirer de cet état d’endurcissement. Ces malheureux enfants, qui pensent pouvoir se soustraire au châtiment, saisissent et brisent les verges qui les frappent au lieu de tomber à genoux, de demander grâce et miséricorde, et surtout de promettre de changer de vie. Enfin le père de famille, encore plus irrité, prend une verge encore plus forte. Il frappe et frappera jusqu’à ce qu’on le reconnaisse, qu’on s’humilie et qu’on demande miséricorde à Celui qui règne sur la terre et dans les cieux.
Vous m’avez comprise, chère mère et chers habitants de Corps : ce Père de famille, c’est Dieu. Nous sommes tous ses enfants. Ni moi ni vous ne l’avons aimé comme nous aurions dû. Nous n’avons pas accompli, comme il convenait, ses commandements ; maintenant Dieu nous châtie. Un grand nombre de nos frères soldats meurent, des familles et des villes entières sont réduites à la misère, et si nous ne nous tournons pas vers Dieu, ce n’est pas fini. La ville de Paris est très coupable parce qu’elle a récompensé un homme mauvais qui a écrit contre la divinité de Jésus-Christ. Les hommes n’ont qu’un temps pour commettre des péchés, mais Dieu est éternel, et il châtie les pécheurs. Dieu est irrité par la multiplicité des péchés, et parce qu’il est presque inconnu et oublié. Or, qui pourra arrêter la guerre qui fait tant de mal en France, et qui recommencera bientôt en Italie ? etc. etc. Qui pourra arrêter ce fléau ?
Il faut 1° que la France reconnaisse que dans cette guerre il y a uniquement la main de Dieu ; 2° qu’elle s’humilie et demande avec l’esprit et le cœur le pardon de ses péchés ; qu’elle promette sincèrement de servir Dieu avec l’esprit et le cœur, et d’obéir à ses commandements sans respect humain. Certains prient, demandent à Dieu le triomphe pour nous, les Français. Non, ce n’est pas ce que veut le bon Dieu : il veut la conversion des Français. La Bienheureuse Vierge est venue en France, et celle-ci ne s’est pas convertie : elle est donc plus coupable que les autres nations. Si elle ne s’humilie pas, elle sera grandement humiliée. Paris, ce foyer de vanité et d’orgueil, qui pourra la sauver si des prières ferventes ne s’élèvent pas au cœur du bon Maître ?
Je me souviens, chère mère et chers habitants de mon cher village, je me souviens de ces pieuses processions que vous faisiez sur la sainte montagne de La Salette, afin que la colère de Dieu ne frappe pas votre pays ! La Sainte Vierge a écouté vos ferventes prières, vos pénitences et tout ce que vous avez fait par amour de Dieu. Je pense et j’espère qu’actuellement vous devez d’autant plus faire de belles processions pour le salut de la France, c’est-à-dire pour que la France revienne à Dieu, car Dieu n’attend que cela pour retirer la verge dont il se sert pour flageller son peuple rebelle. Prions donc beaucoup, oui, prions. Faites vos processions, comme vous les avez faites en 1846 et 1847. Croyez que Dieu écoute toujours les prières sincères des cœurs humbles. Prions beaucoup, prions toujours. Je n’ai jamais aimé Napoléon, car je me rappelle toute sa vie. Puisse le divin Sauveur lui pardonner tout le mal qu’il a fait, et qu’il fait encore !
Rappelons-nous que nous sommes créés pour aimer et servir Dieu, et qu’en dehors de cela il n’y a pas de vrai bonheur. Que les mères élèvent chrétiennement leurs enfants, car le temps des tribulations n’est pas fini. Si je vous révélais leur nombre et leur nature, vous en seriez horrifiés. Mais je ne veux pas vous effrayer. Ayez confiance en Dieu, qui nous aime infiniment plus que nous ne pouvons l’aimer. Prions, prions, et la bonne, la divine, la tendre Vierge Marie sera toujours avec nous. La prière désarme la colère de Dieu, la prière est la clé du Paradis.
Prions pour nos pauvres soldats, prions pour tant de mères désolées par la perte de leurs enfants, consacrons-nous à notre bonne Mère céleste, prions pour ces aveugles qui ne voient pas que c’est la main de Dieu qui frappe maintenant la France. Prions beaucoup et faisons pénitence. Restez tous attachés à la sainte Église, et à notre Saint-Père qui en est le Chef visible et le Vicaire de Notre Seigneur Jésus-Christ sur la terre. Dans vos processions, dans vos pénitences, priez beaucoup pour lui. Enfin, maintenez-vous en paix, aimez-vous comme des frères, promettez à Dieu d’observer ses commandements et de les observer vraiment. Et par la miséricorde de Dieu vous serez heureux, et vous ferez une bonne et sainte mort, que je souhaite à tous en vous plaçant tous sous la protection de l’auguste Vierge Marie. J’embrasse de tout cœur (les parents). Mon salut est dans la Croix. Le cœur de Jésus veille sur moi.

Marie de la Croix, victime de Jésus

Première partie de la publication « Apparition de la Bienheureuse Vierge sur la montagne de La Salette avec d’autres faits prodigieux, recueillis de documents publics par le prêtre Giovanni Bosco », Turin, Typographie de l’Oratoire Saint François de Sales, 1871.




Chapelet des sept douleurs de Marie

La publication du « Chapelet des sept douleurs de Marie » représente une dévotion chère à saint Jean Bosco qui voulait l’inculquer à ses jeunes. Suivant la structure du « Chemin de Croix », on propose sept scènes douloureuses avec de brèves considérations et prières, pour aider à une participation plus vive aux souffrances de Marie et de son Fils. Riche en images affectives et en sentiments de contrition, le texte reflète le désir de s’unir à la Vierge des Douleurs dans la compassion rédemptrice. Les indulgences accordées par les Papes attestent la haute valeur pastorale du texte qui est un petit trésor de prière et de réflexion, pour alimenter l’amour envers la Mère des douleurs.

Préface
Le but principal de ce fascicule est de faciliter le souvenir et la méditation des Douleurs indicibles du tendre Cœur de Marie. Cette pratique Lui est très agréable, comme Elle l’a révélé plusieurs fois à ses dévots, et c’est un moyen très efficace pour obtenir sa protection.
Afin de faciliter cet exercice de Méditation, on le pratiquera comme un chapelet où l’on évoque les sept principales douleurs de Marie. Elles pourront ensuite être méditées individuellement en sept brèves considérations, comme on le fait habituellement pour le Chemin de Croix.
Que le Seigneur nous accompagne de sa grâce et de sa bénédiction céleste afin de réaliser l’intention désirée. Que l’âme de chacun se laisse pénétrer par le souvenir fréquent des douleurs de Marie, pour son bien spirituel et pour la plus grande gloire de Dieu.

Chapelet des sept douleurs de la Bienheureuse Vierge Marie avec sept brèves considérations sur celles-ci exposées à la manière du Chemin de Croix

Préparation
Chers frères et sœurs en Jésus-Christ, nous faisons nos exercices habituels en méditant avec amour les grandes douleurs que la Bienheureuse Vierge Marie a endurées dans la vie et la mort de son Fils bien-aimé et notre Divin Sauveur. Imaginons que nous sommes devant Jésus suspendu à la croix, et que sa mère dit à chacun de nous : Venez, et voyez s’il y a une douleur pareille à la mienne.
Persuadés que cette Mère compatissante veut nous accorder une protection spéciale en méditant ses douleurs, invoquons l’aide Divine par les prières suivantes :

Antienne. Veni, Sancte Spiritus, reple tuorum corda fidelium, et tui amoris in eis ignem accende.

Emitte Spiritum tuum et creabuntur
Et renovabis faciem terrae.
Memento Congregationis tuae,
Quam possedisti ab initio.
Domine exaudi orationem meam.
Et clamor meus ad te veniat.

Prions.
Nous vous en supplions, Seigneur, illuminez nos esprits de la lumière de votre clarté, afin que nous puissions voir ce qui doit être fait, et que nous puissions faire ce qui est juste. Par le Christ notre Seigneur. Amen.

Première douleur. Prophétie de Syméon
La première douleur fut lorsque la Bienheureuse Vierge Mère de Dieu présenta son Fils unique au Temple dans les bras du saint vieillard Siméon qui lui dit : « Voici qu’une épée transpercera ton âme », ce qui signifiait la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Vierge des douleurs, par cette épée cruelle prophétisée par le saint vieillard Siméon qui allait transpercer votre âme dans la passion et la mort de votre cher Jésus, je vous supplie de m’obtenir la grâce de garder toujours la mémoire de votre cœur transpercé et des peines très amères endurées par votre Fils pour mon salut. Ainsi soit-il.

Deuxième douleur. Fuite en Égypte
La deuxième douleur de la Bienheureuse Vierge fut lorsqu’il lui fallut fuir en Égypte à cause de la persécution du cruel Hérode, qui cherchait impieusement à tuer son Fils bien-aimé.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Marie, océan d’amertume et de larmes, par cette douleur que vous avez éprouvée en fuyant en Égypte pour protéger votre Fils de la cruauté barbare d’Hérode, je vous supplie de bien vouloir être mon guide, afin que par vous je sois libéré des persécutions des ennemis visibles et invisibles de mon âme. Ainsi soit-il.

Troisième douleur. Perte de Jésus au temple
La troisième douleur de la Bienheureuse Vierge fut lorsqu’au temps de Pâques, après son séjour à Jérusalem avec son époux Joseph et son cher fils Jésus Sauveur, elle le perdit au moment de retourner dans sa pauvre maison, et soupira la perte de son unique Bien-aimé pendant trois jours continus.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Mère inconsolable, vous qui, ayant perdu la présence corporelle de votre Fils et l’avez cherché anxieusement pendant trois jours continus,  obtenez la grâce à tous les pécheurs afin qu’eux aussi le cherchent par des actes de contrition et le retrouvent. Ainsi soit-il.

Quatrième douleur. Rencontre de Jésus portant la Croix
La quatrième douleur de la Bienheureuse Vierge fut lorsqu’elle rencontra son Fils bien-aimé portant une lourde croix sur ses épaules délicates en direction du Mont Calvaire afin d’être crucifié pour notre salut.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Vierge marquée par la passion plus que toute autre, par ce spasme que vous avez éprouvé dans votre cœur en rencontrant votre Fils alors qu’il portait le bois de la Très Sainte Croix vers le Mont Calvaire, faites, je vous en prie, que je l’accompagne sans cesse moi aussi par la pensée, que je pleure mes fautes, cause manifeste de ses tourments et des vôtres. Ainsi soit-il.

Cinquième douleur. Crucifixion de Jésus
La cinquième douleur de la Bienheureuse Vierge fut lorsqu’elle vit son Fils élevé sur le bois dur de la Croix, et que son Corps Sacré versait du sang de toutes parts.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Rose parmi les épines, par ces douleurs amères qui transpercèrent votre sein en regardant de vos propres yeux votre Fils transpercé et élevé sur la Croix, obtenez-moi, je vous en prie, que par des méditations assidues je ne cherche que Jésus crucifié à cause de mes péchés. Ainsi soit-il.

Sixième douleur. Déposition de Jésus de la croix
La sixième Douleur de la Bienheureuse Vierge fut lorsque son Fils bien-aimé, blessé au côté après sa mort et déposé de la Croix, tué ainsi de manière impitoyable, fut déposé entre ses bras très saints.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Vierge tourmentée, qui avez accueilli sur votre sein votre Fils mort, vaincu sur la Croix, qui avez baisé ces Plaies sacrées et répandu sur lui une pluie de larmes, faites que moi aussi, par des larmes de vraie componction, je lave continuellement les blessures mortelles que mes péchés vous ont faites. Ainsi soit-il.

Septième douleur. Sépulture de Jésus.
La septième Douleur de la Vierge Marie, Dame et Avocate des serviteurs et misérables pécheurs que nous sommes, fut lorsqu’elle accompagna le Très Saint Corps de son Fils à la sépulture.
Un Pater et sept Ave Maria.

Prière
Ô Martyre des Martyrs, par ce tourment amer que vous avez souffert lorsqu’après la sépulture de votre Fils, il vous fallut vous éloigner de cette tombe aimée, obtenez, je vous en prie, la grâce à tous les pécheurs, afin qu’ils comprennent combien il est gravement dommageable pour l’âme d’être loin de son Dieu. Ainsi soit-il.

On récitera trois Ave Maria en signe de profond respect pour les larmes que la Bienheureuse Vierge a versées dans toutes ses Douleurs pour implorer par son intermédiaire des pleurs semblables pour nos péchés.
Ave Maria etc.

Le Chapelet terminé, on récite la complainte de la Bienheureuse Vierge, c’est-à-dire l’hymne Stabat Mater etc.

Hymne – Complainte de la Bienheureuse Vierge Marie

Stabat Mater dolorosa
Iuxta crucem lacrymosa,
Dum pendebat Filius.

Cuius animam gementem
Contristatam et dolentem
Pertransivit gladius.

O quam tristis et afflicta
Fuit illa benedicta
Mater unigeniti!

Quae moerebat, et dolebat,
Pia Mater dum videbat.
Nati poenas inclyti.

Quis est homo, qui non fleret,
Matrem Christi si videret
In tanto supplicio?

Quis non posset contristari,
Christi Matrem contemplari
Dolentem cum filio?

Pro peccatis suae gentis
Vidit Iesum in tormentis
Et flagellis subditum.

Vidit suum dulcem natura
Moriendo desolatum,
Dum emisit spiritum.

Eia mater fons amoris,
Me sentire vim doloris
Fac, ut tecum lugeam.

Fac ut ardeat cor meum
In amando Christum Deum,
Ut sibi complaceam.

Sancta Mater istud agas,
Crucifixi fige plagas
Cordi meo valide.

Tui nati vulnerati
Tam dignati pro me pati
Poenas mecum divide.

Fac me tecum pie flere,
Crucifixo condolere,
Donec ego vixero.

Iuxta Crucem tecum stare,
Et me tibi sociare
In planctu desidero.

Virgo virginum praeclara,
Mihi iam non sia amara,
Fac me tecum plangere.

Fac ut portem Christi mortem,
Passionis fac consortem,
Et plagas recolere.

Fac me plagis vulnerari,
Fac me cruce inebriari,
Et cruore Filii.

Flammis ne urar succensus,
Per te, Virgo, sim defensus
In die Iudicii.

Christe, cum sit hine exire,
Da per matrem me venire
Ad palmam victoriae.

Quando corpus morietur,
Fac ut animae donetur
Paradisi gloria. Amen.

Debout, la mère des douleurs
Près de la croix était en pleurs
Quand son Fils pendait au bois.

Alors, son âme gémissante
Toute triste et toute dolente
Un glaive la transperça.

Qu’elle était triste, anéantie,
La femme entre toutes bénie,
La Mère du Fils de Dieu !

Dans le chagrin qui la poignait,
Cette tendre Mère pleurait
Son Fils mourant sous ses yeux.

Quel homme sans verser de pleurs
Verrait la Mère du Seigneur
Endurer si grand supplice ?

Qui pourrait dans l’indifférence
Contempler en cette souffrance
La Mère auprès de son Fils ?

Pour toutes les fautes humaines,
Elle vit Jésus dans la peine
Et sous les fouets meurtri.

Elle vit l’Enfant bien-aimé
Mourir tout seul, abandonné,
Et soudain rendre l’esprit.

O Mère, source de tendresse,
Fais-moi sentir grande tristesse
Pour que je pleure avec toi.

Fais que mon âme soit de feu
Dans l’amour du Seigneur mon Dieu :
Que je lui plaise avec toi.

Mère sainte, daigne imprimer
Les plaies de Jésus crucifié
En mon cœur très fortement.

Pour moi, ton Fils voulut mourir,
Aussi donne-moi de souffrir
Une part de ses tourments.

Pleurer en toute vérité
Comme toi près du crucifié
Au long de mon existence.

Je désire auprès de la croix
Me tenir, debout avec toi,
Dans ta plainte et ta souffrance.

Vierge des vierges, toute pure,
Ne sois pas envers moi trop dure,
Fais que je pleure avec toi.

Du Christ fais-moi porter la mort,
Revivre le douloureux sort
Et les plaies, au fond de moi.

Fais que ses plaies me blessent,
Que la croix me donne l’ivresse
Du sang versé par ton Fils.

Je crains les flammes éternelles ;
O Vierge, assure ma tutelle
À l’heure de la justice.

Ô Christ, à l’heure de partir,
Puisse ta Mère me conduire
À la palme de la victoire.

À l’heure où mon corps va mourir,
À mon âme fais obtenir
La gloire du paradis.

Le Souverain Pontife Innocent XI accorde une indulgence de 100 jours chaque fois que l’on récite le Stabat Mater. Benoît XIII a accordé une indulgence de sept ans à ceux qui réciteront le Chapelet des Sept Douleurs de Marie. De nombreuses autres indulgences ont été accordées par d’autres Souverains Pontifes, spécialement aux Confrères et Consœurs de la compagnie de Notre-Dame des Douleurs.

Les sept douleurs de Marie méditées à la manière du Chemin de Croix
Invoquer l’aide divine en disant :
Actiones nostras, quaesumus Domine, aspirando praeveni, et adiuvando prosequere, ut cuncta nostra oratio et operatio a te semper incipiat, et per te coepta finiatur. Per Christum Dominum Nostrum. Amen.

Acte de Contrition
Ô Vierge affligée entre toutes, combien j’ai été ingrat dans le temps passé envers mon Dieu, avec quelle ingratitude j’ai répondu à ses innombrables bienfaits ! Maintenant je m’en repens, et dans l’amertume de mon cœur et dans les larmes de mon âme, je Lui demande humblement pardon d’avoir outragé son infinie bonté, résolu à l’avenir, avec la grâce céleste, de ne plus jamais l’offenser. Ah ! par toutes les douleurs que vous avez supportées dans la terrible passion de votre bien-aimé Jésus, je vous prie en soupirant au plus profond de moi-même de m’obtenir de Lui, pitié et miséricorde pour mes péchés. Agréez ce saint exercice que je vais faire et recevez-le en union avec les peines et les douleurs que Vous avez souffertes pour votre Fils Jésus. Accordez-moi, oui, accordez-moi que les épées qui ont transpercé votre esprit, transpercent aussi le mien, et que je vive et meure dans l’amitié de mon Seigneur, pour participer éternellement à la gloire qu’il m’a acquise par son précieux Sang. Ainsi soit-il.

Première douleur
Dans cette première douleur, imaginons-nous au temple de Jérusalem, où la Très Sainte Vierge entendit la prophétie du vieillard Siméon.

Méditation
Ah ! quelles angoisses le cœur de Marie a-t-il dû éprouver en entendant les paroles douloureuses par lesquelles le Saint vieillard Siméon lui prédisait l’amère passion et l’atroce mort de son très doux Jésus ! Au même instant se présentaient à son esprit les affronts, les outrages et le massacre que les impies feraient du Rédempteur du monde. Mais sais-tu quelle fut l’épée la plus pénétrante qui la transperça en cette circonstance ? Ce fut de considérer l’ingratitude avec laquelle son cher Fils serait payé de retour par les hommes. En réfléchissant maintenant que tu es malheureusement au nombre de ceux-là cause de tes péchés, jette-toi aux pieds de cette Mère Douloureuse et dis-lui en pleurant (chacun s’agenouille) : Ô Vierge de pitié, qui avez éprouvé une grande douleur dans votre esprit en voyant l’abus que moi, créature indigne, je ferais du sang de votre aimable Fils, faites, oui faites par votre Cœur tellement affligé, qu’à l’avenir je réponde aux Divines Miséricordes, que je profite des grâces célestes, que je ne reçoive pas en vain les lumières et les inspirations que vous daignerez m’obtenir afin que j’aie le bonheur d’être au nombre de ceux à qui l’amère passion de Jésus procure un salut éternel. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Deuxième douleur
Dans cette deuxième douleur, considérons le voyage très pénible que la Vierge fit en Égypte pour délivrer Jésus de la cruelle persécution d’Hérode.

Méditation
Considère l’amère douleur que Marie a dû éprouver lorsqu’elle dut se mettre en chemin de nuit sur l’ordre de l’Ange afin de préserver son Fils du massacre ordonné par ce prince féroce. À chaque cri d’animal, à chaque souffle de vent, à chaque mouvement de feuille qu’elle entendait sur ces routes désertes, elle était remplie d’effroi, craignant quelque malheur pour l’enfant Jésus qu’elle portait avec elle. Tantôt elle se tournait d’un côté, tantôt de l’autre, tantôt elle pressait le pas, tantôt elle se cachait, croyant être rejointe par les soldats, qui, arrachant de ses bras son Fils bien-aimé, l’auraient traité barbarement sous ses yeux. Fixant son œil larmoyant sur son Jésus et le serrant fortement contre sa poitrine, elle lui donnait mille baisers en poussant des soupirs angoissés de son cœur. Et maintenant, réfléchis combien de fois tu as renouvelé cette amère douleur à Marie, forçant son Fils par tes graves péchés à fuir de ton âme. Maintenant que tu connais le grand mal commis, tourne-toi plein de repentir vers cette Mère compatissante en lui disant :
Ah, très douce Mère ! Une fois Hérode vous a contrainte, vous et votre Jésus, à prendre la fuite à cause de la persécution inhumaine qu’il avait ordonnée. Mais moi, oh ! combien de fois j’ai obligé mon Rédempteur, et par conséquent vous aussi, à partir rapidement de mon cœur, en y introduisant le péché maudit, votre ennemi impitoyable et celui de mon Dieu. Hélas ! tout affligé et contrit, je vous en demande humblement pardon.
Oui, miséricorde, ô ma chère Mère, miséricorde, et je vous promets à l’avenir, avec l’aide Divine, de toujours maintenir mon Sauveur et Vous en possession totale de mon âme. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Troisième douleur
Dans cette troisième douleur, considérons la Vierge angoissée qui, en larmes, cherche son Jésus égaré.

Méditation
Combien grande fut la peine de Marie, lorsqu’elle s’aperçut d’avoir perdu son aimable Fils ! Et comme sa douleur s’accrut lorsqu’après l’avoir diligemment cherché auprès de ses amis, parents et voisins, elle ne put avoir aucune nouvelle de Lui ! Elle erra trois jours entiers dans les contrées de la Judée, sans se soucier des inconvénients, de la fatigue, des dangers, répétant ces paroles de désolation : quelqu’un a-t-il vu celui que mon âme aime ? L’anxiété avec laquelle elle le cherchait lui faisait imaginer à chaque instant de le voir, ou d’entendre sa voix. Mais ensuite, se voyant déçue, comme elle frissonnait et éprouvait plus sensiblement le regret d’une si déplorable perte ! Quelle confusion pour toi, pécheur, qui as tant de fois égaré ton Jésus par les graves fautes que tu as commises ! Tu ne t’es donné aucune peine de le chercher, signe évident que tu fais peu ou pas de cas du précieux trésor de l’amitié Divine. Pleure donc ta cécité, tourne-toi vers cette Mère Douloureuse, et dis-lui en soupirant :
Notre-Dame des douleurs, faites que j’apprenne de vous la vraie manière de chercher Jésus que j’ai perdu pour suivre mes passions et les iniques suggestions du démon, afin que je réussisse à le retrouver, et quand je l’aurai retrouvé, je répéterai continuellement vos paroles : J’ai retrouvé celui que mon cœur aime ; je le garderai toujours avec moi, et je ne le laisserai plus jamais partir. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Quatrième douleur
Dans la quatrième douleur, considérons la rencontre que fit la Vierge affligée avec son Fils sur le chemin de la croix.

Méditation
Venez donc, cœurs endurcis, et voyez si vous pouvez supporter ce spectacle de désolation. C’est une mère, la plus tendre, la plus aimante des mères, qui rencontre son Fils, le plus doux, le plus aimable des fils. Et comment le rencontre-t-elle ? Ô Dieu ! au milieu de la plus impie populace qui le traîne cruellement à la mort, couvert de plaies, ruisselant de sang, déchiré par les blessures, avec une couronne d’épines sur la tête et un lourd tronc sur les épaules, haletant, essoufflé, languissant. À chaque pas, il semble vouloir rendre le dernier soupir.
Considère, ô mon âme, l’arrêt mortel que fait la Très Sainte Vierge au premier regard qu’elle fixe sur son Jésus tourmenté. Elle voudrait lui faire un dernier adieu, mais comment faire, si la douleur l’empêche de prononcer un seul mot ? Elle voudrait se jeter à son cou, mais elle reste immobile et pétrifiée par la force de l’affliction intérieure. Elle voudrait se soulager par les larmes, mais son cœur est tellement serré et opprimé qu’elle ne peut verser une larme. Oh ! qui peut retenir ses larmes en voyant une pauvre Mère plongée dans une si grande affliction ? Mais qui donc est la cause d’une si amère peine ? Ah, c’est moi, oui c’est moi avec mes péchés qui ai fait une si barbare blessure à votre tendre cœur, ô Vierge Douloureuse. Pourtant, qui le croirait ? Je reste insensible sans être le moins du monde ému. Mais si j’ai été ingrat par le passé, je ne le serai plus à l’avenir.
En attendant, prosterné à vos pieds, ô Très Sainte Vierge, je vous demande humblement pardon de tant de chagrin que je vous ai causé. Je le sais et je le confesse : je ne mérite pas de pitié, étant moi la vraie raison pour laquelle vous êtes tombée de douleur en rencontrant votre Jésus tout couvert de plaies. Mais souvenez-vous, oui souvenez-vous que vous êtes mère de miséricorde. Montrez-vous donc comme telle envers moi, car je vous promets à l’avenir d’être plus fidèle à mon Rédempteur, et de compenser ainsi tant de dégoûts que j’ai donnés à votre esprit tellement affligé. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Cinquième douleur
Dans cette cinquième douleur, imaginons que nous sommes au Mont Calvaire où la Vierge très affligée vit expirer son Fils bien-aimé sur la Croix.

Méditation
Nous voici au Calvaire où deux autels sont déjà dressés pour le sacrifice, l’un dans le corps de Jésus, l’autre dans le cœur de Marie. Ô funeste spectacle ! Nous voyons la Mère noyée dans un océan d’afflictions en voyant son cher et aimable fruit de ses entrailles arraché par une mort impitoyable. Chaque coup de marteau, chaque plaie, chaque lacération que le Sauveur reçoit sur sa chair, résonne profondément dans le cœur de la Vierge. Elle se tient au pied de la Croix, tellement pénétrée de peine et transpercée par le chagrin que l’on ne saurait décider qui sera le premier à expirer, Jésus ou Marie. Elle fixe son regard sur le visage de son Fils agonisant, considère ses pupilles languissantes, son visage pâle, ses lèvres livides, sa respiration difficile. Elle constate enfin qu’il ne vit plus et qu’il a déjà remis son esprit au sein de son Père éternel. Ah ! que son âme fait alors tout son possible pour se séparer de son corps et s’unir à celle de Jésus ! Et qui peut supporter une telle vue ?
Ô Mère, au lieu de vous retirer du Calvaire, afin de ne pas ressentir si vivement les angoisses, vous y restez immobile pour absorber jusqu’à la dernière goutte l’amer calice de vos afflictions. Quelle confusion ce doit être pour moi qui cherche tous les moyens d’éviter les croix et ces petites souffrances que le Seigneur daigne m’envoyer pour mon bien ! Vierge très douloureuse, je m’humilie devant vous, faites que je connaisse une fois clairement le prix et la grande valeur de la souffrance, afin que j’y prenne un tel attachement, que je ne me lasse jamais de m’écrier avec Saint François Xavier : Plus Domine, Plus Domine, plus de souffrance, mon Dieu. Ah oui, plus souffrir, ô mon Dieu. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Sixième douleur
Dans cette sixième douleur, imaginons-nous voir la Vierge inconsolable quand elle reçoit dans ses bras son Fils défunt descendu de la Croix.

Méditation
Considère l’amère douleur qui pénétra l’âme de Marie, lorsqu’elle vit sur son sein le corps défunt de son bien-aimé Jésus. En fixant son regard sur ses blessures et sur ses plaies, en le voyant rougi de son propre sang, son chagrin intérieur fut si grand que son cœur fut mortellement transpercé. Si elle ne mourut pas, ce fut la Toute-Puissance Divine qui la conserva en vie. Ô pauvre Mère, oui, pauvre mère, qui conduisez à la tombe le cher objet de vos plus tendres complaisances, qui d’un bouquet de roses est devenu un faisceau d’épines par les mauvais traitements et les lacérations que lui ont infligés les impies bourreaux. Qui n’aura pas compassion de vous ? Qui ne se sentira pas déchiré par la douleur en vous voyant dans un état d’affliction à émouvoir même le plus dur des rochers ? J’observe Jean inconsolable, Madeleine avec les autres Marie qui pleurent amèrement, Nicodème qui ne peut plus se tenir debout à cause de l’affliction. Et moi, moi seul qui ne verse pas une larme au milieu de tant de douleur ! Ingrat et oublieux que je suis !
Ô Mère très douce, me voici à vos pieds, recevez-moi sous votre puissante protection et faites que mon cœur reste transpercé par cette épée qui a traversé de part en part votre esprit affligé, afin qu’il s’attendrisse enfin et pleure vraiment mes graves péchés qui vous ont causé un si cruel martyre. Et qu’il en soit ainsi. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Septième douleur
Dans cette septième douleur, considérons la Vierge très affligée qui voit son Fils défunt enfermé dans le tombeau.

Méditation
Considère le soupir mortel que poussa le cœur affligé de Marie lorsqu’elle vit son aimable Jésus déposé dans la tombe ! Oh ! quelle peine, quel chagrin éprouva son esprit lorsque fut levée la pierre avec laquelle on devait fermer ce très sacré monument ! Il n’était pas possible de la détacher du bord du sépulcre, tant la douleur la rendait insensible et immobile, ne cessant jamais de contempler ces plaies et ces cruelles blessures. Quand ensuite la tombe fut fermée, c’est alors que la désolation intérieure fut si grande qu’elle se serait sans doute éteinte si Dieu ne l’avait conservée en vie. Ô mère très éprouvée ! Vous quitterez maintenant ce lieu avec votre corps, mais votre cœur restera sûrement ici, car c’est ici qu’est votre vrai trésor. Faites que toute notre affection reste en sa compagnie, tout notre amour. Comment se pourrait-il que nous ne soyons pas remplis de bienveillance envers le Sauveur, qui a donné tout son sang pour notre salut ? Comment se pourrait-il que nous ne vous aimions pas, vous qui avez tant souffert à cause de nous.
Maintenant, affligés et repentants pour avoir causé tant de douleurs à votre Fils et tant d’amertume à vous, nous nous prosternons à vos pieds et pour toutes ces peines que vous nous avez fait la grâce de méditer, accordez-nous cette faveur : que le souvenir de celles-ci reste toujours vivement imprimé dans notre esprit, que nos cœurs se consument d’amour pour notre bon Dieu, et pour Vous, notre très douce Mère, et que le dernier soupir de notre vie soit uni à ceux que vous avez exhalés du fond de votre âme dans la douloureuse passion de Jésus, à qui soient honneur, gloire et actions de grâces pour tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Ave Maria etc. Gloria Patri etc.

Marie, mon doux bien,
Imprimez vos peines dans mon cœur.

Ensuite, on dit le Stabat Mater, comme ci-dessus.

Antienne. Tuam ipsius animam (ait ad Mariam Simeon) pertransiet gladius.
Ora pro nobis Virgo Dolorosissima.
Ut digni efficiamur promissionibus Christi.

Oremus
Deus in cuius passionem secundum Simeonis prophetiam, dulcissimam animam Gloriosae Virginis et Matris Mariae doloris gladius pertransivit, concede propitius, ut qui dolorum eius memoriam recolimus, passionis tuae effectum felicem consequamur. 
Qui vivis etc.

Louange à Dieu et à la Vierge Douloureuse.

Avec la permission de la Révision Ecclésiastique

La Fête des Sept Douleurs de Marie Vierge Douloureuse, célébrée par la Pieuse Union et Société, tombe le troisième dimanche de septembre dans l’église Saint-François-d’Assise.

Texte de la 3e édition, Turin, Typographie de Giulio Speirani et fils, 1871




La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Prophètes du pardon et de la gratuité

En ces temps où les nouvelles, jour après jour, nous rapportent des expériences de conflit, de guerre et de haine, le risque est grand que nous, en tant que croyants, finissions par être entraînés dans une lecture des événements qui se réduit seulement au niveau politique, ou que nous nous limitions à prendre position en faveur d’une partie ou de l’autre avec des arguments qui reflètent nore manière de voir les choses, notre manière d’interpréter la réalité.

Dans le discours de Jésus qui suit les béatitudes, il y a une série de « petites/grandes leçons » que le Seigneur nous offre. Elles commencent toujours par le verset « vous avez entendu qu’il a été dit ». Dans l’une d’elles, le Seigneur rappelle l’ancien dicton « œil pour œil et dent pour dent » (Mt 5,38).
En dehors de la logique de l’Évangile, cette loi non seulement n’est pas contestée, mais elle peut même être prise comme une règle qui exprime la manière de rétablir les comptes avec ceux qui nous ont offensés. Obtenir vengeance est perçu comme un droit, voire même comme un devoir.
Jésus se présente devant cette logique avec une proposition complètement différente, totalement opposée. À l’inverse de ce que nous avons entendu, Jésus nous dit : « Mais moi, je vous dis » (Mt 5,39). Et ici, en tant que chrétiens, nous devons faire très attention. Les paroles de Jésus qui suivent sont importantes non seulement pour elles-mêmes, mais parce qu’elles expriment de manière très synthétique tout son message. Jésus ne vient pas pour nous dire qu’il y a une autre façon d’interpréter la réalité. Jésus ne vient pas à nous pour élargir l’éventail des opinions à propos des réalités terrestres, en particulier de celles qui touchent notre vie. Jésus n’est pas une autre opinion, mais il incarne lui-même la proposition alternative à la loi de la vengeance.
La phrase « mais moi, je vous dis » est d’une importance fondamentale car ce n’est plus la parole prononcée, mais la personne même de Jésus. Ce que Jésus nous communique, il le vit. Quand Jésus dit « de ne pas vous opposer au méchant ; au contraire, si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre » (Mt 5,39), ces mêmes paroles, il les a vécues en personne. Nous ne pouvons certainement pas dire de Jésus qu’il prêche bien mais que son message n’est pas approprié.
Pour en revenir à notre époque, ces paroles de Jésus risquent d’être perçues comme les paroles d’une personnalité faible, la réaction de quelqu’un qui n’est plus capable de réagir mais seulement de subir. Et de fait, quand nous regardons Jésus qui s’offre complètement sur le bois de la Croix, c’est l’impression que nous pouvons avoir. Et pourtant, nous savons très bien que le sacrifice sur la croix est le fruit d’une expérience qui part de la phrase « mais moi, je vous dis ». Car tout ce que Jésus nous a dit, il a fini par l’assumer pleinement. Et en l’assumant pleinement, il a réussi à passer de la croix à la victoire. La logique de Jésus est une logique qui, apparemment, est celle d’un perdant. Mais nous savons très bien que le message que Jésus nous a laissé, et qu’il a vécu pleinement, est le remède dont ce monde a vraiment besoin aujourd’hui.

Être prophètes du pardon signifie choisir le bien comme réponse au mal. Cela signifie avoir la certitude que la puissance du malin ne conditionnera pas ma façon de voir et d’interpréter la réalité. Le pardon n’est pas la réponse du faible. Le pardon est le signe le plus éloquent d’une liberté capable de reconnaître les blessures que le mal laisse derrière lui, mais avec la conviction que ces mêmes blessures ne seront jamais une poudrière qui fomente la vengeance et la haine.
Réagir au mal par le mal ne fait qu’élargir et approfondir les blessures de l’humanité. La paix et la concorde ne croissent pas sur le terrain de la haine et de la vengeance.

Être prophètes de la gratuité exige de nous la capacité de regarder le pauvre et l’indigent non pas avec la logique du profit, mais avec la logique de la charité. Le pauvre ne choisit pas d’être pauvre, mais celui qui possède a la possibilité de choisir d’être généreux, bon et plein de compassion. Combien le monde serait différent si nos leaders politiques, dans ce scénario où les conflits et les guerres se multiplient, avaient la sagesse de regarder ceux qui paient le prix de ces divisions, les pauvres, les marginalisés, ceux qui ne peuvent pas s’échapper parce qu’ils n’en ont pas les moyens !
Si nous partons d’une lecture purement horizontale, il y a de quoi désespérer. Il ne nous reste plus qu’à rester enfermés dans nos murmures, dans nos critiques. Mais non ! Nous sommes des éducateurs de jeunes. Nous savons bien que ces jeunes, dans notre monde, cherchent des points de référence d’une humanité saine, de leaders politiques capables d’interpréter la réalité avec des critères de justice et de paix. Mais quand nos jeunes regardent autour d’eux, nous savons bien qu’ils ne perçoivent que le vide d’une vision pauvre de la vie.
Nous qui sommes engagés dans l’éducation des jeunes avons une grande responsabilité. Il ne suffit pas de commenter l’obscurité que laisse une absence presque complète de leadership. Il ne suffit pas de commenter qu’il n’y a pas de propositions capables d’enflammer la mémoire des jeunes. Il appartient à chacun et à chacune de nous d’allumer une bougie d’espoir au milieu de cette obscurité, d’offrir des exemples d’humanité réussie au quotidien.
Il vaut vraiment la peine aujourd’hui d’être prophètes du pardon et de la gratuité.




L’éducation de la conscience avec saint François de Sales

Il semble bien que ce soit l’avènement de la réforme protestante qui ait mis à l’ordre du jour le problème de la conscience, et plus précisément de la « liberté de conscience ». Dans une lettre de 1597 à Clément VIII, le prévôt de Sales se plaignait au pape de la « tyrannie » que la « république de Genève » faisait peser « sur les consciences catholiques ». Il demandait au Saint-Siège d’intervenir auprès du roi de France pour qu’il obtienne que les Genevois accordent « ce qu’ils appellent liberté de conscience ». Hostile aux solutions militaires de la crise protestante, il laissait entrevoir dans la libertas conscientiae une issue possible à la confrontation violente, à condition que la réciprocité soit respectée. Revendiquée par Genève en faveur de la Réforme et revendiquée par François de Sales en faveur du catholicisme, la liberté de conscience allait devenir un des piliers de la mentalité moderne.

Dignité de la personne humaine
La dignité de l’individu réside dans sa conscience et la conscience signifie en premier lieu sincérité, honnêteté, franchise, conviction. Le prévôt de Sales avouait par exemple « pour la décharge de [sa] conscience » que le projet des Controverses lui avait été en quelque sorte imposé par autrui. Quand il apportait ses raisons en faveur de la doctrine et de la pratique catholiques, il prenait soin de dire qu’il le faisait « en conscience ». « Dites-moi en conscience », demandait-il avec insistance à ses contradicteurs. Quant à la « bonne conscience », c’est elle qui fait que l’on évite certains actes qui nous mettent en contradiction avec nous-mêmes.
Cependant la conscience subjective individuelle ne peut pas toujours être tenue comme garante de la vérité objective. On n’est pas toujours obligé de croire ce que quelqu’un vous dit en conscience. « Montrez-moi clairement, dit le prévôt aux messieurs de Thonon, que lorsque vous me dites que telle et telle inspiration se passe en votre conscience, vous ne mentez point, vous ne me trompez point ». La conscience peut être victime de l’illusion, de façon volontaire ou même involontaire. « Les plus avares, non seulement ne confessent pas de l’être, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l’être ».
La formation de la conscience est une tâche essentielle, parce que la liberté comporte le risque de « faire le bien et le mal », mais « choisir le mal, ce n’est pas user mais abuser de notre liberté ». Tâche rude, parce que la conscience nous apparaît parfois comme un adversaire, mais c’est un bon adversaire qui « combat toujours contre nous et pour nous » : « il résiste toujours à nos mauvaises inclinations », mais il le fait pour notre bien. Quand l’homme pèche, « le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l’épée au poing », mais c’est « pour l’outrepercer d’une sainte crainte ».
Un des moyens pour exercer une liberté responsable est de pratiquer « l’examen de conscience ». C’est faire comme les colombes qui « se mirent » « auprès des eaux très pures », et qui « se nettoient, purifient et ornent au mieux qu’elles peuvent ». Philothée est invitée à faire cet examen tous les soirs, en se demandant « comme on s’est comporté en toutes les heures du jour ; et pour faire cela aisément, on considérera où, avec qui, et en quelle occupation on a été ».
Une fois l’an, nous devrions faire un examen approfondi de « l’état de notre âme » envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes, sans oublier un « examen sur les affections de notre âme ». L’examen, dit-il aux visitandines, vous conduira à chercher « bien au fond de votre conscience ».
Comment décharger sa conscience quand on sent peser sur elle une erreur ou une faute ? Certains le font d’une mauvaise manière en jugeant et en accusant les autres « du vice auquel ils se sont voués », pensant ainsi « adoucir les remords de leurs consciences ». C’est ainsi qu’on multiplie le risque des jugements téméraires. Au contraire, « ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont guère sujets au jugement téméraire ». Il faut mettre à part le cas des parents, des éducateurs et des responsables du bien public car « une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres ».

Le respect de soi
La conscience exige le respect de soi et des autres. De l’affirmation de la dignité et de la responsabilité de chacun devra naître le respect de soi. Déjà Socrate et toute l’antiquité païenne et chrétienne avaient montré le chemin :

C’est une parole des philosophes, mais qui a été approuvée pour bonne par les docteurs chrétiens : « Connais-toi toi-même », c’est-à-dire, connais l’excellence de ton âme afin de ne la point avilir ni mépriser.

Certains de nos actes constituent non seulement une offense à Dieu, mais aussi une offense à la dignité de l’homme, à sa raison. Leurs conséquences sont déplorables : « La ressemblance et image de Dieu que nous avons est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée », nous sommes rendus « semblables aux bêtes insensées, nous rendant esclaves de nos passions et renversant l’ordre de la raison ».
Il y a des extases et des ravissements qui nous élèvent au-dessus de notre condition naturelle, et d’autres qui nous rabaissent : « Ô hommes, s’écrie l’auteur du Traité de l’amour de Dieu, jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir ravaler votre dignité naturelle, descendant volontairement et vous précipitant en la condition des bêtes brutes » ?
Le respect de soi permettra d’éviter ces deux périls opposés que sont l’orgueil et la dépréciation des dons qui sont en nous. En un siècle où le sens de l’honneur était exalté au maximum, François de Sales a dû intervenir pour dénoncer ses méfaits, notamment dans la question du duel, qui faisait « hérisser les cheveux en tête » à l’évêque de Genève, et plus encore l’orgueil insensé qui en était la cause. « Je suis scandalisé, écrit-il à l’épouse d’un mari duelliste ; en vérité, je ne puis penser comme l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». En se battant en duel, c’est comme « s’ils s’étaient entreservis de bourreau l’un à l’autre ».
D’autres, à l’inverse, n’osent pas reconnaître les dons qu’ils ont reçus et manquent ainsi au devoir de reconnaissance. François de Sales dénonce « certaine fausse et niaise humilité qui leur empêche de regarder rien en eux qui soit bon ». Ils ont tort car « les biens que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement honorés ».
Le premier prochain que je dois respecter et aimer, semble vouloir dire François de Sales, c’est moi-même. Le véritable amour envers moi-même et le respect que je me dois veulent que je tende à la perfection et que je me corrige, s’il en est besoin, mais avec douceur, raisonnablement et plutôt « par voie de compassion » que par colère et avec emportement.
Il existe en effet un amour de soi qui est non seulement légitime, mais bienfaisant et commandé : « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dit le proverbe, et c’est bien la pensée de François de Sales, à condition de ne pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est bon en lui-même. Philothée est invitée à s’interroger sur la façon dont elle s’aime elle-même :

Tenez-vous bon ordre en l’amour de vous-même ? car il n’y a que l’amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l’amour ordonné veut que nous aimions plus l’âme que le corps, que nous ayons plus de soin d’acquérir les vertus que toute autre chose.

Au contraire, l’amour-propre est un amour égoïste, narcissique, replié sur lui-même, jaloux de sa propre beauté et uniquement préoccupé de son intérêt : « Narcisse, disent les profanes, était un enfant si dédaigneux qu’il ne voulut jamais donner son amour à personne ; mais enfin en se regardant dans une claire fontaine, il fut extrêmement épris de sa beauté. »

Le « respect que l’on doit aux personnes »
Si l’on se respecte soi-même on sera plus porté à respecter les autres. Le fait que nous sommes l’image de Dieu a pour corollaire l’affirmation que « tous les hommes ont cette même dignité ». Tout en vivant lui-même dans une société d’ancien régime, fortement inégalitaire, François de Sales a promu une pensée et une pratique du « respect que l’on doit aux personnes ».
Il faut commencer par l’enfant. La mère de saint Bernard, dit l’auteur de l’Introduction, aimait ses enfants à peine nés « avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ». Un reproche très grave adressé par François de Sales aux païens était leur mépris de la vie des êtres sans défense. Le respect de l’enfant à naître s’exprime dans ce passage d’une lettre à une femme enceinte écrite selon la rhétorique baroque de l’époque. Il l’encourage en lui expliquant que l’« enfant qui se forme au milieu de [ses] entrailles est non seulement « une image vivante de la divine Majesté », mais aussi l’image de sa mère. Il recommandait à une autre :

Offrez souvent à la gloire éternelle de notre Créateur la petite créature à la formation de laquelle il vous a voulu prendre pour coopératrice.

Un autre aspect du respect d’autrui concerne le respect de sa liberté. La découverte de nouvelles terres avait eu pour conséquence néfaste la résurgence de l’esclavage, qui ne rappelait que trop les pratiques des anciens Romains au temps du paganisme. La vente d’êtres humains ravalait ceux-ci au rang des bêtes :

Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que lui présenta un certain maquignon ; car en ce temps-là, comme il se fait encore en quelques contrées, l’on vendait les enfants : il y avait des hommes qui en faisaient provision et usaient de ce trafic comme l’on fait des chevaux en nos pays.

De manière plus subtile, le respect d’autrui est continuellement menacé par la médisance et la calomnie. François de Sales insiste beaucoup sur les « péchés de langue ». Un chapitre de l’Introduction traite explicitement « de l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes ». Ruiner la réputation de quelqu’un, c’est commettre un « homicide spirituel » ; c’est ôter « la vie civile » à celui duquel on médit. Aussi, « en blâmant le vice », on s’efforcera d’épargner le plus possible « la personne en laquelle il est ».
Certaines catégories de personnes sont facilement dénigrées ou méprisées. François de Sales défend la dignité des hommes du peuple en s’appuyant sur l’Évangile : « Saint Pierre, commente-t-il, était un homme rude, grossier, un viel pêcheur, métier mécanique, et d’une basse condition ; saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable, savant ; saint Pierre ignorant. » Or, c’est saint Pierre qui fut choisi pour conduire les autres et être le « supérieur universel ».
Il proclame la dignité des malades, disant que « les âmes qui sont en croix sont déclarées reines ». Dénonçant la « cruauté envers les pauvres » et exaltant la « dignité des pauvres », il justifie et précise l’attitude qu’il faut avoir envers eux en expliquant « combien nous devons les honorer, et partant les visiter comme représentant Notre-Seigneur ». Personne n’est inutile, personne n’est insignifiant : « Il n’y a nulle si mauvaise pièce au monde qui ne soit utile a quelque chose ; mais il faut lui trouver son usage et son lieu ».

L’« unidivers » salésien
Le problème qui a toujours tourmenté les sociétés humaines a été celui de concilier la dignité et la liberté de chaque individu avec celles des autres. Il reçoit chez François de Sales un éclairage original grâce à l’invention d’un mot nouveau. En effet, étant donné que l’univers est formé de « toutes choses créées tant visibles qu’invisibles » et que « toute leur diversité se réduit en unité », il propose de l’appeler « unidivers », c’est-à-dire « unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité ».
Pour lui, chaque être est unique. Les personnes sont comme les perles dont parle Pline : « elles sont tellement uniques une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ». Il est significatif que ses deux ouvrages principaux, l’Introduction et le Traité, s’adressent à une personne individuelle, Philothée et Théotime. Que de variété et de diversité entre les êtres ! « Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes semblables ès dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels ». La variété l’enchantait même d’un point de vue purement esthétique, mais il craignait une curiosité indiscrète sur les causes :

Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes, pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’œillet n’est pas un souci, pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce et le citron aigrelet, on se moquerait de ses demandes et on lui dirait : Pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre ; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. […] Toutes ont leur prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leurs variétés, font une très agréable perfection de beauté.

La diversité n’empêche pas l’unité, bien plus elle l’enrichit et l’embellit. Chaque fleur a ses caractéristiques propres qui la distinguent de toutes les autres : « Ce n’est pas le propre des roses d’être blanches, ce me semble, car les vermeilles sont plus belles et de meilleure odeur ; c’est néanmoins le propre du lys ». Certes, François de Sales ne supporte pas la confusion et le désordre, mais il est également ennemi de l’uniformité. La diversité des êtres peut conduire à la dispersion et à la rupture de la communion, mais s’il y l’amour, « lien de la perfection », rien n’est perdu, au contraire la diversité est magnifiée dans la communion.
S’il y bien chez François de Sales une réelle culture de l’individu, celle-ci ne vise pas toutefois une fermeture au groupe, à la communauté ou à la société. Il voit spontanément l’individu inséré dans un milieu ou « état » de vie, qui marque fortement l’identité et l’appartenance de chacun. On ne pourra pas fixer un programme ou un projet de vie égal pour tous, tout simplement parce qu’il sera appliqué et mis en œuvre différemment « par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée » ; il faut en outre l’adapter « aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». François de Sales voit la société répartie en milieux de vie fortement marqués par l’appartenance sociale et les solidarités de groupe, comme lorsqu’il traite « de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés ».
L’amour personnalise, et donc individualise. L’affection qui lie une personne à une autre est unique, comme l’éprouva François de Sales au contact de madame de Chantal :

Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable.

Le soleil luit pour tous et pour chacun : « éclairant un endroit de la terre [il] ne l’éclaire pas moins que s’il n’éclairait point ailleurs et qu’il éclairât cela seul ».

L’être humain est en devenir
Humaniste chrétien, François de Sales croit enfin à la nécessité et à la possibilité du perfectionnement de la personne humaine. Érasme avait forgé la formule : Homines non nascuntur sed finguntur. Alors que l’animal est un être prédéterminé, guidé par l’instinct, l’homme au contraire est en perpétuelle évolution. Non seulement il change, mais il peut se changer lui-même, soit en mieux soit en pire.
Toute la préoccupation de François de Sales fut de se perfectionner lui-même, et d’aider les autres à se perfectionner, non seulement dans le domaine religieux, mais en toute chose. De la naissance à la tombe, l’homme est en apprentissage. Faisons comme le crocodile qui « ne cesse jamais de croître tandis qu’il est en vie ». En effet, « de demeurer en un état de consistance longuement, il est impossible : qui ne gagne, perd en ce trafic ; qui ne monte, descend en cette échelle ; qui n’est vainqueur, est vaincu en ce combat ». Il cite saint Bernard qui disait : « Il est écrit très spécialement de l’homme, que jamais il n’est en un même état : il faut ou qu’il avance, ou qu’il retourne en arrière ». Il faut avancer :

Ne connais-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n’est pas fait pour s’asseoir mais pour marcher ? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s’appelle cheminer.

Cela signifie aussi que la personne est éducable, capable d’apprendre, de se corriger et de s’améliorer. Cela est vrai à tous les niveaux. L’âge parfois n’y fait rien. Voyez ces petits chanteurs de la cathédrale, qui dépassent déjà de loin les capacités de l’évêque dans leur domaine :
J’admire ces petits enfants, qui à peine savent parler et qui chantent déjà leur partie, entendant toutes ces notes et ces règles de musique où je ne pense pas que je puisse rien comprendre, moi qui suis homme fait et qu’on voudrait bien faire passer pour quelque grand personnage.

Personne dans ce bas monde n’est parfait :

Il y en a qui de leurs naturels sont légers, les autres rébarbatifs, les autres durs à recevoir les opinions d’autrui, les autres sont inclinés à l’indignation, les autres à la colère, les autres à l’amour ; et en somme, il se trouve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections.

Faut-il donc désespérer de pouvoir améliorer son tempérament en corrigeant quelques-unes de nos inclinations naturelles ? Nullement :

Quoiqu’elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et modérer, et même on peut s’en délivrer et purger : et je vous dis, Philothée, qu’il le faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc ; pourquoi est-ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ?

D’où la conclusion optimiste mais exigeante : « Il n’y a point de si bon naturel qui ne puisse être rendu mauvais par les habitudes vicieuses ; il n’y a point aussi de naturel si revêche qui, par la grâce de Dieu premièrement, puis par l’industrie et diligence, ne puisse être dompté et surmonté ». Si l’homme est éducable, il ne faut désespérer de personne et se garder des jugements tout faits sur les personnes :

Ne dites pas : un tel est un ivrogne, encore que vous l’ayez vu ivre ; ni, il est adultère, pour l’avoir vu en ce péché ; ni, il est inceste, pour l’avoir trouvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. […] Encore qu’un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux.

L’homme n’a jamais fini de cultiver sa conscience, qui est son jardin secret. C’est la leçon que le fondateur des visitandines leur inculquait quand il les appelait « à cultiver la terre et le jardin » de leurs cœurs et de leurs esprits, car il n’existe pas d’« homme si parfait qui n’ait besoin de travailler, tant pour accroître la perfection que pour la conserver ».




Les sept allégresses de la Vierge Marie

Au cœur de l’œuvre éducative et spirituelle de Saint Jean Bosco, la figure de la Vierge Marie occupe une place privilégiée et lumineuse. Don Bosco ne fut pas seulement un grand éducateur et fondateur, mais aussi un fervent dévot de la Vierge Marie, qu’il vénérait avec une profonde affection et à laquelle il confiait chacun de ses projets pastoraux. L’une des expressions les plus caractéristiques de cette dévotion est la pratique des « Sept allégresses de la Vierge Marie », proposée de manière simple et accessible dans sa publication « Il giovane provveduto », l’un des textes les plus diffusés de sa pédagogie spirituelle.

Une œuvre pour l’âme des jeunes
En 1875, Don Bosco publiait une nouvelle édition de son livre « Il giovane provveduto per la pratica de’ suoi doveri negli esercizi di cristiana pietà », un manuel de prières, d’exercices spirituels et de règles de conduite chrétienne conçu pour les jeunes. Ce livre, rédigé dans un style sobre et paternel, visait à accompagner les jeunes dans leur formation morale et religieuse, en les introduisant à une vie chrétienne intégrale. Il y avait également une place pour la dévotion aux « Sept allégresses de la Très Sainte Vierge Marie », une prière simple mais intense, structurée en sept points. Contrairement aux « Sept douleurs de la Vierge Marie », beaucoup plus connues et répandues dans la piété populaire, les « Sept allégresses » de Don Bosco mettent l’accent sur les joies de la Très Sainte Vierge au Paradis, conséquence d’une vie terrestre vécue dans la plénitude de la grâce de Dieu.
Cette dévotion a des origines anciennes et fut particulièrement chère aux Franciscains, qui la diffusèrent à partir du XIIIe siècle, sous le nom de Rosaire des Sept Allégresses de la Bienheureuse Vierge Marie (ou Couronne Séraphique). Dans sa forme franciscaine traditionnelle, c’est une prière dévotionnelle composée de sept dizaines d’Ave Maria, chacune précédée d’un mystère joyeux (allégresse) et introduite par un Notre Père. À la fin de chaque dizaine, on récite un Gloire au Père. Les allégresses sont : 1. L’Annonciation de l’Ange ; 2. La Visitation à Sainte Élisabeth ; 3. La Naissance du Sauveur ; 4. L’Adoration des Mages ; 5. Le Recouvrement de Jésus au Temple ; 6. La Résurrection du Fils ; 7. L’Assomption et le Couronnement de Marie au ciel.
Don Bosco, s’inspirant de cette tradition, en offre une version simplifiée, adaptée à la sensibilité des jeunes.
Chacune de ces allégresses est méditée au cours de la récitation d’un Ave Maria et d’un Gloria.

La pédagogie de la joie
Le choix de cette dévotion proposée aux jeunes ne répond pas seulement à un goût personnel de Don Bosco, mais s’inscrit pleinement dans sa vision éducative. Il était convaincu que la foi devait être transmise par la joie, non par la peur ; par la beauté du bien, non par la crainte du mal. Les « Sept allégresses » deviennent ainsi une école de joie chrétienne, une invitation à reconnaître que, dans la vie de la Vierge, la grâce de Dieu se manifeste comme lumière, espérance et accomplissement.
Don Bosco connaissait bien les difficultés et les souffrances que beaucoup de ses jeunes affrontaient quotidiennement : la pauvreté, l’abandon familial, la précarité du travail. C’est pourquoi il leur offrait une dévotion mariale qui ne se limitait pas aux pleurs et à la douleur, mais qui était aussi une source de consolation et de joie. Méditer les allégresses de Marie signifiait s’ouvrir à une vision positive de la vie, apprendre à reconnaître la présence de Dieu même dans les moments difficiles, et se confier à la tendresse de la Mère céleste.
Dans la publication « Il giovane provveduto », Don Bosco écrit des mots touchants sur le rôle de Marie : il la présente comme une mère aimante, un guide sûr et un modèle de vie chrétienne. La dévotion à ses allégresses n’est pas une simple pratique dévotionnelle, mais un moyen d’entrer en relation personnelle avec la Vierge Marie, d’imiter ses vertus et de recevoir son aide maternelle dans les épreuves de la vie.
Pour le saint turinois, Marie n’est pas distante ou inaccessible, mais proche, présente et active dans la vie de ses enfants. Cette vision mariale, fortement relationnelle, traverse toute la spiritualité salésienne et se reflète également dans la vie quotidienne des oratoires : des lieux où la joie, la prière et la familiarité avec Marie vont de pair.

Un héritage vivant
Aujourd’hui encore, la dévotion aux « Sept allégresses de la Vierge Marie » conserve toute sa valeur spirituelle et éducative. Dans un monde marqué par les incertitudes, les peurs et les fragilités, elle offre un chemin simple mais profond pour découvrir que la foi chrétienne est, avant tout, une expérience de joie et de lumière. Don Bosco, prophète de la joie et de l’espérance, nous enseigne que l’authentique éducation chrétienne passe par la valorisation des affections, des émotions et de la beauté de l’Évangile.
Redécouvrir aujourd’hui les « Sept allégresses » signifie aussi retrouver un regard positif sur la vie, sur l’histoire et sur la présence de Dieu. La Vierge Marie, par son humilité et sa confiance, nous enseigne à garder et à méditer dans notre cœur les signes de la vraie joie, celle qui ne passe pas, car fondée sur l’amour de Dieu.
À une époque où les jeunes cherchent lumière et sens, les paroles de Don Bosco restent d’actualité : « Si vous voulez être heureux, pratiquez la dévotion à la Sainte Vierge ». Les « Sept allégresses » sont alors une petite échelle vers le ciel, un rosaire de lumière qui unit la terre au cœur de la Mère céleste.

Voici le texte original tiré de « Il giovane provveduto per la pratica de suoi doveri negli esercizi di cristiana pieta« , 1875 (pp. 141-142), avec nos titres.

Les sept allégresses de Marie au Ciel

1. Pureté cultivée
Réjouissez-vous, ô Épouse immaculée du Saint-Esprit, pour le contentement que vous goûtez maintenant au Paradis, car par votre pureté et votre virginité vous êtes exaltée au-dessus de tous les Anges et sublimée au-dessus de tous les saints.
Je vous salue et Gloire.

2. Sagesse recherchée
Réjouissez-vous, ô Mère de Dieu, pour le plaisir que vous éprouvez au Paradis, car de même que le soleil ici-bas illumine le monde entier, ainsi vous, par votre splendeur, ornez et faites resplendir tout le Paradis.
Je vous salue et Gloire.

3. Obéissance filiale
Réjouissez-vous, ô Fille de Dieu, pour la sublime dignité à laquelle vous avez été élevée au Paradis, car toutes les Hiérarchies des Anges, des Archanges, des Trônes, des Dominations et de tous les Esprits Bienheureux vous honorent, vous révèrent et vous reconnaissent comme Mère de leur Créateur, et vous obéissent au moindre signe.
Je vous salue et Gloire.

4. Prière continue
Réjouissez-vous, ô Servante de la Très Sainte Trinité, à cause du grand pouvoir que vous avez au Paradis, car toutes les grâces que vous demandez à votre Fils vous sont aussitôt accordées ; bien plus, comme le dit saint Bernard, aucune grâce n’est accordée ici-bas qui ne passe par vos très saintes mains.
Je vous salue et Gloire.

5. Humilité vécue
Réjouissez-vous, ô très auguste Reine, car vous seule avez mérité de siéger à la droite de votre très saint Fils, qui siège à la droite du Père Éternel.
Je vous salue et Gloire.

6. Miséricorde pratiquée
Réjouissez-vous, ô Espérance des pécheurs, Refuge des affligés, pour le grand plaisir que vous éprouvez au Paradis en voyant que tous ceux qui vous louent et vous révèrent en ce monde sont récompensés par le Père Éternel par sa sainte grâce sur terre, et par son immense gloire au ciel.
Je vous salue et Gloire.

7. Espérance récompensée
Réjouissez-vous, ô Mère, Fille et Épouse de Dieu, car toutes les grâces, toutes les joies, toutes les allégresses et toutes les faveurs que vous goûtez maintenant au Paradis ne diminueront jamais ; bien plus, elles augmenteront jusqu’au jour du jugement et dureront éternellement.
Je vous salue et Gloire.

Oraison à la très bienheureuse Vierge.
Ô glorieuse Vierge Marie, Mère de mon Seigneur, source de toute notre consolation, par ces allégresses dont j’ai fait mémoire avec la plus grande dévotion possible, je vous prie d’obtenir de Dieu le pardon de mes péchés, et l’aide continuelle de sa sainte grâce, afin que je ne me rende jamais indigne de votre protection, mais que j’aie la chance de recevoir toutes ces faveurs célestes que vous avez l’habitude d’obtenir et de partager avec vos serviteurs, qui font pieuse mémoire de ces allégresses dont déborde votre beau cœur, ô Reine immortelle du Ciel.

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La dixième colline (1864)

Le rêve de la « Dixième Colline », raconté par Don Bosco en octobre 1864, est l’une des pages les plus évocatrices de la tradition salésienne. Dans ce rêve, le saint se retrouve dans une immense vallée remplie de jeunes : certains sont déjà à l’Oratoire, d’autres sont encore à rencontrer. Guidé par une voix mystérieuse, il doit les conduire au-delà d’un escarpement abrupt, puis à travers dix collines, symboles des dix commandements, vers une lumière qui préfigure le Paradis. Le char de l’Innocence, les cohortes pénitentielles et la musique céleste dessinent une fresque éducative : elles montrent la difficulté de préserver la pureté, la valeur du repentir et le rôle irremplaçable des éducateurs. Avec cette vision prophétique, Don Bosco anticipe l’expansion mondiale de son œuvre et son engagement à accompagner chaque jeune sur le chemin du salut.

            Don Bosco avait rêvé la nuit précédente. Au même moment, un jeune de Casal Monferrato, un certain C. E., fit lui aussi le même rêve au cours duquel il avait l’impression d’être avec Don Bosco et de lui parler. En se levant le matin, il était tellement impressionné qu’il alla raconter son rêve à son professeur, qui le pressa d’aller en parler à Don Bosco. Le jeune alla aussitôt et tomba sur lui au moment où il descendait l’escalier pour le chercher et lui raconter la même chose.
            Don Bosco avait eu l’impression de se trouver dans une immense vallée remplie de milliers et de milliers de jeunes, mais tellement nombreux qu’il ne pensait pas pouvoir en trouver un si grand nombre dans le monde entier. Parmi ces jeunes, il distinguait tous ceux qui avaient été et ceux qui étaient dans la maison. Tous les autres étaient ceux qui viendraient peut-être plus tard. Au milieu des jeunes il y avait les prêtres et les clercs de la maison.
            Une côte très élevée fermait la vallée d’un côté. Tandis que Don Bosco réfléchissait à ce qu’il devait faire de tous ces jeunes, une voix lui dit :
            – Tu vois cette côte ? Eh bien, toi et tes jeunes, vous devez grimper jusqu’au sommet.
            Alors Don Bosco donna l’ordre à tous ces jeunes de se diriger vers le point indiqué. Les jeunes se mirent en marche et, au pas de course, gravirent la pente. Les prêtres de la maison coururent également vers le haut, poussant les jeunes pour les faire avancer, relevant ceux qui tombaient et portant sur leurs épaules ceux qui étaient fatigués et ne pouvaient pas marcher. Don Rua avait retroussé les manches de sa soutane et travaillait plus fort que tous les autres. Il prenait même les jeunes deux par deux et les lançait en l’air sur la côte, sur laquelle ils tombaient sur leurs pieds, puis couraient allègrement de-ci de-là. Don Cagliero et Don Francesia parcouraient les rangs en criant :
            – Courage ! En avant, en avant, courage !
            En peu de temps, ces troupes de jeunes atteignirent le sommet de la côte. Don Bosco était monté à son tour et dit :
            – Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
            Et la voix ajouta :
            – Tu dois franchir avec tes jeunes ces dix collines que tu vois devant toi l’une après l’autre.
            – Mais comment tous ces jeunes, si petits et si délicats, pourront-ils supporter un si long voyage ?
            – On portera ceux qui ne pourront pas aller avec leurs jambes, lui répondit-on.
            Et voici qu’à l’une des extrémités de la colline on vit apparaître et monter un chariot magnifique. Il est impossible de le décrire, tant il était beau, mais on peut tout de même en dire quelque chose. Il était triangulaire et avait trois roues qui se déplaçaient dans toutes les directions. Des trois angles partaient trois perches qui se rejoignaient en un point au-dessus du char, formant une sorte de tonnelle. Sur ce point de jonction s’élevait un magnifique étendard sur lequel était écrit en grosses lettres : Innocentia. Il y avait aussi une bande qui faisait le tour du chariot, marquant le bord et portant l’inscription : Adjutorio Dei Altissimi Patris et Filii et Spiritus Sancti (sous la protection du Dieu Très-Haut, Père et Fils et Saint-Esprit).
            Le chariot, resplendissant d’or et de pierres précieuses, s’avança et s’arrêta au milieu des jeunes. Au commandement, beaucoup d’enfants montèrent dessus. Ils étaient 500. Cinq cents sur plusieurs milliers étaient encore innocents.
            Après les avoir placés sur le chariot, Don Bosco réfléchissait à la direction à prendre, lorsqu’il vit s’ouvrir devant lui une route large et facile, mais toute semée d’épines. Soudain apparurent six jeunes qui étaient morts à l’Oratoire ; Ils étaient vêtus de blanc et portaient une autre belle bannière sur laquelle était écrit : Poenitentia. Ils allèrent se placer à la tête de toutes ces phalanges de jeunes qui allaient commencer la marche à pied. On donna alors le signal du départ. Beaucoup de prêtres se mirent au timon du chariot qui, tiré par eux, se met en marche. Les six vêtus de blanc le suivent. Derrière eux, tout le reste de la multitude. Sur une musique magnifique et inexprimable, les jeunes qui se trouvaient sur le char entonnent le psaume Laudate pueri Dominum (Louez Dieu, vous les petits, Ps 113, 1).
            Don Bosco marchait, enivré par cette musique céleste, lorsqu’il se souvint de se retourner pour voir si tous les jeunes l’avaient suivi. Mais quel spectacle douloureux ! Beaucoup étaient restés dans la vallée, beaucoup avaient rebroussé chemin. Brisé par la douleur, il décida de reprendre le chemin parcouru pour essayer de persuader les jeunes qui s’étaient découragés et les aider à le suivre. Mais on le lui interdit d’une façon absolue. Il s’écria :
            – Mais ces pauvres petits sont en train de se perdre !
            On lui répondit :
            – Tant pis pour eux. Ils ont été appelés comme les autres, et ils n’ont pas voulu te suivre. Ils ont vu le chemin qu’ils devaient prendre, et cela suffit.
            Don Bosco voulut répondre, il pria, il supplia. Tout fut inutile.
            – L’obéissance est pour toi aussi ! – lui dit-on. Et il dut continuer son chemin.
            La douleur n’était pas encore apaisée qu’un autre triste incident se produisit. Beaucoup de jeunes parmi ceux qui se trouvaient sur le chariot étaient tombés à terre l’un après l’autre. Sur 500, il en restait à peine 150 sous la bannière de l’innocence.
            Le cœur de Don Bosco fut pris d’une détresse insupportable. Espérant que ce n’était là qu’un rêve, il fit tout son possible pour se réveiller, mais se rendit compte que c’était une terrible réalité. Il battait des mains et entendait le bruit ; il gémissait et entendait son gémissement se répercuter dans la pièce ; il voulait chasser ce terrible fantasme, mais il ne pouvait pas.
            – Ah, mes chers jeunes ! s’exclamait-il à cet instant, en racontant son rêve. J’ai connu et j’ai vu ceux qui sont restés dans la vallée, ceux qui ont fait demi-tour ou qui sont tombés du chariot ! Je vous ai tous connus. Mais ne doutez pas, je ferai tout mon possible pour vous sauver. Beaucoup d’entre vous, que j’ai invités à se confesser, n’ont pas répondu à l’appel ! Par pitié, sauvez vos âmes.
            Beaucoup de jeunes parmi ceux qui étaient tombés du chariot étaient allés se placer au fur et à mesure dans les rangs de ceux qui marchaient derrière la deuxième bannière. Pendant ce temps, la musique du chariot devenait si douce qu’elle finit par vaincre la douleur de Don Bosco. On avait déjà franchi sept collines et après avoir atteint la huitième, la troupe entra dans un endroit merveilleux où ils s’arrêtèrent pour se reposer un peu. Les maisons y étaient d’une richesse et d’une beauté indescriptibles.
            Don Bosco s’adressa aux jeunes de cette région en ajoutant :
            – Je vous dirai avec sainte Thérèse ce qu’elle a dit des choses du paradis : ce sont des choses qu’on dévalue quand on en parle, parce qu’elles sont si belles qu’il est inutile de s’efforcer de les décrire. Je me contenterai donc de remarquer que les montants des portes de ces maisons semblaient être faits à la fois d’or, de cristal et de diamant, provoquant la surprise, le plaisir de l’œil et la joie. Les champs étaient remplis d’arbres sur lesquels on voyait à la fois des fleurs, des boutons, des fruits mûrs et des fruits verts. C’était un magnifique enchantement.
            Les jeunes allèrent partout de-ci de-là, les uns pour une chose, les autres pour une autre, car ils avaient une grande curiosité ainsi qu’une grande envie des fruits.
            C’est dans ce village que le jeune de Casale rencontra Don Bosco et eut ne long dialogue avec lui. Don Bosco et le jeune se souvenaient parfaitement des questions posées et des réponses reçues. Singulière combinaison de deux rêves.
            Une autre surprise étrange attendait ici Don Bosco. Ses jeunes lui apparurent soudain devenus vieux, sans dents, le visage plein de rides, les cheveux blancs, courbés, boitant, appuyés sur leur bâton. Don Bosco s’étonnait de cette métamorphose, mais la voix lui dit :
            – Tu t’étonnes ? Mais tu dois savoir que ce n’est pas depuis quelques heures que tu as quitté la vallée, mais depuis des années et des années. C’est cette musique qui a fait que ton voyage t’a paru court. Comme preuve, regarde ta physionomie et tu sauras que je dis la vérité. – Et on lui présenta un miroir. Il se regarda dans le miroir et vit qu’il avait l’air d’un vieil homme, avec un visage ridé et des dents mauvaises et peu nombreuses.
            Entre-temps, le groupe se remit en route et les jeunes demandaient de temps en temps à s’arrêter pour voir des choses nouvelles. Mais Don Bosco leur disait :
            – Allez, allez. Nous n’avons besoin de rien, nous n’avons pas faim, nous n’avons pas soif, allons.
            (Au loin, sur la dixième colline apparut une lumière qui augmentait comme si elle sortait d’une porte merveilleuse). Puis le chant reprit, mais d’une beauté telle qu’on ne peut l’entendre et la goûter qu’au Paradis. Ce n’était pas une musique instrumentale et elle ne ressemblait pas à des voix humaines. C’était une musique impossible à décrire. La jubilation qui inonda l’âme de Don Bosco fut tel qu’il se réveilla et se retrouva dans son lit.
            Don Bosco expliqua son rêve de la manière suivante :
            – La vallée est le monde. La grande côte représente les obstacles pour s’en détacher. – Le chariot, vous le comprenez. – Les troupes de jeunes à pied sont les jeunes qui ont perdu leur innocence et se sont repentis de leurs fautes.
            Don Bosco ajouta que les 10 collines représentaient les 10 commandements de la loi de Dieu, dont l’observance conduit à la vie éternelle.
            Puis il ajouta que, s’il le fallait, il était prêt à dire confidentiellement à certains jeunes ce qu’ils faisaient dans le rêve, s’ils étaient restés dans la vallée ou s’ils étaient tombés du chariot.
            Quand il descendit du pupitre, l’élève Ferraris Antonio s’approcha de lui et lui raconta – nous étions présents et nous avons entendu parfaitement ses paroles – qu’il avait rêvé la veille au soir qu’il était en compagnie de sa mère, qui lui avait demandé s’il rentrerait à la maison à Pâques pour les vacances. Il lui avait répondu qu’il irait au paradis avant Pâques. Puis, en confidence, il dit encore quelques mots à l’oreille de Don Bosco. Ferraris Antonio mourut le 16 mars 1865.
            Quant à nous, nous avons immédiatement mis le rêve par écrit, et le soir même du 22 octobre 1864, nous avons ajouté à la fin la note suivante. « Je tiens pour certain que Don Bosco a tenté de dissimuler avec ses explications ce qui est le plus surprenant dans le rêve, du moins dans certains de ses détails. L’explication des dix commandements ne me satisfait pas. La huitième colline sur laquelle Don Bosco fait une halte, et où il se voit comme dans un miroir tellement vieilli, je crois que cela indique que la fin de sa vie arrivera après ses soixante-dix ans. L’avenir nous le dira ».
            Ce futur est donc maintenant du passé, et nous sommes confirmés dans notre opinion. Le rêve indiquait à Don Bosco la durée de sa vie. Comparons ce rêve avec celui de la Roue, que nous n’avons pu connaître que quelques années plus tard. Chaque tour de la Roue représente dix ans ; il en va de même, semble-t-il, dans les déplacements de colline en colline. Chacune des dix collines représente dix ans, et ensemble elles signifient cent ans, le maximum de la vie d’un homme. Or nous voyons Don Bosco encore enfant commencer sa mission parmi ses camarades des Becchi pendant la première décennie et entreprendre ainsi son voyage. Il parcourt entièrement les sept collines, c’est-à-dire les sept collines dans leur totalité, c’est-à-dire sept décennies, ce qui signifie qu’il atteindra soixante-dix ans. Il gravit la huitième colline et s’arrête ; il voit des maisons et des champs merveilleusement beaux, c’est-à-dire sa Pieuse Société rendue grande et féconde par l’infinie bonté de Dieu. Il a encore un long chemin à parcourir sur la huitième colline et il repart, mais il n’atteint pas la neuvième, parce qu’il se réveille. De fait, il n’acheva pas la huitième décennie en mourant à l’âge de 72 ans et 5 mois.
            Qu’en pense le lecteur ? Nous ajouterons que le lendemain soir, Don Bosco nous interrogea sur ce que nous pensions du rêve. Nous lui avons répondu qu’il ne concernait pas seulement les jeunes, mais qu’il indiquait aussi l’expansion de la Pieuse Société dans le monde entier.
            – Mais quoi ? répliqua un de nos confrères ; nous avons déjà les collèges de Mirabello et de Lanzo et on en ouvrira sans doute quelques autres dans le Piémont. Que veux-tu de plus ?
            – Non, l’avenir que le rêve nous annonce sera bien autre chose.
            Et Don Bosco, en souriant, approuva notre conviction.
(1864, MB VII, 796-802)




Don Bosco assiste à un conciliabule de démons (1884)

Les pages qui suivent nous plongent au cœur de l’expérience mystique de Saint Jean Bosco, à travers deux rêves saisissants qu’il a eus entre septembre et décembre 1884. Dans le premier, le Saint traverse la plaine vers Castelnuovo avec un personnage mystérieux et médite sur la rareté des prêtres, avertissant que seul un travail acharné, l’humilité et la moralité peuvent faire éclore de véritables vocations. Dans le second cycle onirique, Bosco assiste à un concile infernal : des démons monstrueux complotent pour anéantir la Congrégation Salésienne naissante, en répandant la gourmandise, la soif de richesses, la liberté sans obéissance et l’orgueil intellectuel. Entre présages de mort, menaces internes et signes de la Providence, ces rêves deviennent un miroir dramatique des luttes spirituelles qui attendent chaque éducateur et l’Église entière, offrant à la fois de sévères avertissements et de lumineuses espérances.

            Les deux rêves que Don Bosco a eus en septembre et en décembre sont riches d’enseignements.

            Le premier, qu’il a eu dans la nuit du 29 au 30 septembre, est une leçon pour les prêtres. Il lui a semblé qu’il se dirigeait vers Castelnuovo à travers une plaine ; un vénérable prêtre, dont il dit ne plus se souvenir du nom, marchait à ses côtés. L’entretien tomba sur les prêtres. – Travail, travail, travail ! disaient-ils : voilà le but et la gloire des prêtres. Ne jamais se lasser de travailler. Ainsi, combien d’âmes seraient sauvées ! Combien de choses on pourrait faire pour la gloire de Dieu ! Si le missionnaire faisait vraiment le missionnaire, si le curé faisait vraiment le curé, combien de merveilles de sainteté resplendiraient de toutes parts ! Mais malheureusement beaucoup ont peur de travailler et préfèrent leurs commodités…
            Pendant qu’ils faisaient entre eux ces raisonnements, ils arrivèrent à un endroit appelé Filippelli. Alors Don Bosco commença à se lamenter sur l’actuel manque de prêtres.
            – C’est vrai, répondit l’autre, il y a une pénurie de prêtres, mais si tous les prêtres étaient prêtres, il y en aurait suffisamment. Combien de prêtres ne font rien pour le ministère ! Les uns ne font que le prêtre de famille ; d’autres, par timidité, sont oisifs, alors que s’ils se mettaient dans le ministère, s’ils se présentaient à l’examen de confession, ils rempliraient un grand vide dans les rangs de l’Église… Dieu proportionne les vocations en fonction des besoins. Quand vint le service militaire des clercs, tous commencèrent à s’effrayer, comme si personne ne voulait plus devenir prêtre ; mais quand les imaginations se calmèrent, on vit que les vocations augmentaient au lieu de diminuer.
            – Et maintenant, demanda Don Bosco, que faut-il faire pour promouvoir les vocations parmi les jeunes ?
            – Rien d’autre, répondit son compagnon, que de cultiver jalousement la moralité parmi eux. La moralité est le terreau des vocations.
            – Et que doivent surtout faire les prêtres pour que leur vocation porte du fruit ?
            – Presbyter discat domum suam regere et sanctificare. (Le prêtre doit apprendre à gouverner et à sanctifier sa maison). Que chacun soit un exemple de sainteté dans sa famille et dans sa paroisse. Pas d’excès dans la nourriture et dans les soucis temporels… Qu’il soit avant tout un modèle dans sa maison et il sera ensuite le premier à l’extérieur.
            À un certain endroit de la route, le prêtre demanda à Don Bosco où il allait ; Don Bosco indiqua Castelnuovo. Alors il le laissa aller et resta avec un groupe de personnes qui le précédaient. Après quelques pas, Don Bosco se réveilla. Dans ce rêve, nous pouvons voir un souvenir des promenades d’autrefois dans ces lieux.

Prédiction de la mort de certains salésiens
            Le deuxième rêve a trait à la Congrégation et met en garde contre les dangers qui pourraient menacer son existence. En fait, plus qu’un rêve, il s’agit d’un argument développé au cours d’une succession de rêves.
            Dans la nuit du 1er décembre, le clerc Viglietti fut réveillé par des cris déchirants provenant de la chambre de Don Bosco. Il saute immédiatement du lit et écoute. Don Bosco, d’une voix étouffée par les sanglots, s’écrie :
            – Oh ! oh ! à l’aide ! à l’aide !
            Viglietti entra sans plus attendre et lui dit :
            – Oh ! Don Bosco, vous vous sentez mal ?
            – Oh ! Viglietti, répondit-il en se réveillant, non, je ne suis pas malade, mais je ne pouvais plus respirer, tu sais. Mais ça suffit, retourne tranquillement dans ton lit et dors.
            Le matin, quand Viglietti lui apporta comme d’habitude le café après la messe, il lui dit :
            – Oh ! Viglietti, je n’en peux plus, j’ai l’estomac tout retourné à cause des cris de cette nuit. Cela fait quatre nuits consécutives que je fais des rêves qui me forcent à crier et m’épuisent à l’excès. Il y a quatre nuits, j’ai vu une longue file de salésiens qui allaient tous l’un après l’autre, chacun portant une perche, au sommet de laquelle il y avait une pancarte et sur la pancarte un numéro imprimé. On pouvait lire 73 sur l’un, 30 sur l’autre, 62 sur un troisième, et ainsi de suite. Après de nombreux passages de salésiens, la lune apparut dans le ciel, et dans la lune, à mesure qu’un salésien apparaissait, on pouvait voir un nombre qui n’était jamais supérieur à 12, suivi de plusieurs points noirs. Tous les salésiens que j’avais vus allèrent s’asseoir chacun sur une tombe préparée à cet effet.
            Voici l’explication de ce spectacle. Le nombre inscrit sur les pancartes était le nombre d’années de vie destinées à chacun ; l’apparition de la lune sous différentes formes et phases indiquait le dernier mois de vie ; les points noirs étaient les jours du mois au cours duquel ils allaient mourir. Parfois, il en voyait plusieurs réunis en groupes : c’étaient ceux qui devaient mourir ensemble, le même jour. S’il avait voulu raconter en détail tous les incidents et circonstances, il dit qu’il lui aurait fallu au moins une bonne dizaine de jours.

Il assiste à un conciliabule de démons
            Il y a trois nuits, poursuit-il, j’ai encore eu un rêve. Je vais te le raconter brièvement. Il m’a semblé que j’étais dans une grande salle, où des démons en grand nombre tenaient une conférence et discutaient de la manière d’exterminer la Congrégation salésienne. Ils ressemblaient à des lions, à des tigres, à des serpents et à d’autres bêtes, mais leur figure était comme indéterminée et faisait penser plutôt à la figure humaine. Ils ressemblaient à des ombres qui s’abaissaient et se relevaient, se raccourcissaient et s’étiraient, comme le feraient de nombreux corps s’ils avaient derrière eux une lampe placée d’un côté ou de l’autre, tantôt abaissée vers le sol, tantôt relevée. Mais cette fantasmagorie inspirait un sentiment de terreur.
            Et voici que l’un des démons s’avance et ouvre la séance. Pour détruire la Pieuse Société, il propose un moyen : la gourmandise. Il montra les conséquences de ce vice : inertie, corruption des mœurs, scandale, absence d’esprit de sacrifice, absence de souci de la jeunesse… Mais un autre démon lui répondit :
            – Ton moyen n’est ni universel ni efficace, parce qu’on ne peut pas attaquer ainsi tous les membres à la fois, parce que la table des religieux sera toujours frugale et le vin mesuré ; la Règle fixe leur nourriture ordinaire et les Supérieurs surveillent pour prévenir le désordre. Ceux qui exagèrent quelquefois dans le boire et le manger, au lieu de scandaliser, seraient plutôt repoussés. Non, ce n’est pas là l’arme pour combattre les salésiens. Je propose un autre moyen, qui sera plus efficace et qui atteindra mieux notre but : l’amour des richesses. Dans une Congrégation religieuse, quand l’amour des richesses s’en mêle, l’amour du confort s’en mêle aussi, on cherche par tous les moyens à avoir un pécule, le lien de la charité est rompu, chacun pense à soi, on néglige les pauvres pour ne s’occuper que des plus fortunés, on vole à la Congrégation…
            Il voulait continuer, mais un troisième démon surgit, qui s’exclama :
            – Mais quoi ? La gourmandise ! Les richesses ! Chez les salésiens, l’amour des richesses ne peut vaincre que peu de personnes. Ils sont tous pauvres, les salésiens, ils ont peu d’occasions d’acquérir un pécule. En général, ils sont ainsi faits et leurs besoins pour tant de jeunes et tant de maisons sont si grands que toute somme, même importante, serait vite dépensée. Ils n’ont pas la possibilité d’amasser des trésors. Moi, j’ai un moyen infaillible pour nous approprier la Société Salésienne, c’est la liberté. Pousser les salésiens à mépriser les Règles, à rejeter certaines charges comme lourdes et déshonorantes, les pousser à s’opposer à leurs supérieurs d’opinions différentes, à aller chez eux sous prétexte d’invitations et autres choses du même genre.
            Pendant que les démons parlementaient, Don Bosco pensait : – Je fais attention, vous savez, à ce que vous dites. Parlez, parlez, pour que je puisse déjouer vos complots.
            Enfin un quatrième démon se leva d’un bond en criant :
            – Mais qu’est-ce que vous dites ! Vos armes sont cassées ! Les Supérieurs sauront freiner cette liberté, ils chasseront des maisons tous ceux qui oseront se montrer rebelles contre les Règles. Certains se laisseront peut-être emporter par l’amour de la liberté, mais la grande majorité s’en tiendra à son devoir. Moi, j’ai un moyen adapté pour tout détruire à partir des fondations, un moyen tel que les salésiens pourront difficilement en être préservés ; ce sera vraiment un défaut à la racine. Ecoutez-moi bien. Il faut les persuader que la science devra être leur gloire principale. Incitez-les donc à étudier beaucoup pour eux-mêmes, pour acquérir la renommée, et à ne pas mettre en pratique ce qu’ils apprennent, à ne pas faire usage de la science pour le bien d’autrui. D’où l’ostentation des connaissances devant les ignorants et les pauvres, la paresse dans le ministère sacré. Plus d’oratoires festifs, plus de catéchismes aux enfants, plus de petites classes pour instruire les enfants pauvres et abandonnés, plus de longues heures au confessionnal. Ils se contenteront de prêcher, mais rarement, et de façon stérile, parce qu’ils le feront par orgueil, pour avoir la louange des hommes et non pour sauver les âmes.
            Sa proposition fut accueillie par un applaudissement général. Don Bosco entrevit alors le jour où les salésiens se laisseraient aller à croire que le bien de la Congrégation et son honneur consisteraient uniquement dans le savoir, et il craignit que non seulement ils pratiquent cette façon de voir, mais qu’ils prêchent haut et fort qu’il doit en être ainsi.
            Don Bosco se tenait de nouveau dans un coin de la pièce, écoutant et observant tout, lorsqu’un des démons le découvrit et, en criant, le désigna aux autres. À ce cri, ils se précipitèrent tous sur lui en criant :
            – Nous allons en finir ! C’était une bacchanale infernale de spectres qui le heurtaient, le saisissaient par les bras et par le corps, et il criait : Lâchez-moi ! Au secours ! – Enfin, il se réveilla, l’estomac retourné par tant de cris.

Lions, tigres et monstres déguisés en agneaux
            La nuit suivante, il se rendit compte que le diable avait attaqué les salésiens sur leur point le plus essentiel, les poussant à transgresser les Règles. Parmi eux il vit distinctement devant lui ceux qui les observaient et ceux qui ne les observaient pas.
            La dernière nuit, le rêve avait été effrayant. Don Bosco vit un grand troupeau d’agneaux et de brebis représentant les salésiens. Il s’approcha, essayant de caresser les agneaux ; mais il s’aperçut que leur laine, au lieu d’être de la laine d’agneau, ne servait que de couverture, cachant des lions, des tigres, des chiens enragés, des porcs, des panthères, des ours, et chacun avait sur les flancs un monstre laid et féroce. Au milieu du troupeau se tenaient quelques-uns réunis en conseil. Sans se faire remarquer, Don Bosco s’approcha d’eux pour écouter ce qu’ils disaient : ils étaient en train de comploter pour détruire la Congrégation salésienne. L’un d’eux dit :
            – Il faut massacrer les salésiens.
            Et un autre ajouta en ricanant :
            – Il faut les étrangler.
            Mais au milieu de tout cela, l’un d’entre eux vit Don Bosco qui écoutait tout près. Il donna l’alerte et tous crièrent d’une seule voix qu’il fallait commencer par Don Bosco. Cela dit, ils se précipitèrent sur lui comme pour l’étrangler. C’est alors qu’il poussa le cri qui réveilla Viglietti. En plus de cette violence diabolique il y avait autre chose qui oppressait son esprit : il avait vu une grande pancarte déployée sur ce troupeau, où l’on pouvait lire : BESTIIS COMPARATI SUNT (ils sont comparés à des bêtes). Après avoir raconté cela, il baissa la tête et pleura.
            Viglietti lui prit la main et la serra contre son cœur :
            – Ah ! Don Bosco, lui dit-il, nous serons toujours pour vous des fils fidèles et bons, n’est-ce pas, avec l’aide de Dieu ?
            – Cher Viglietti, répondit-il, sois bon et prépare-toi à voir les événements. Je t’ai un peu parlé de ces rêves ; si je devais tout te raconter en détail, j’en aurais pour longtemps. Que de choses j’ai vues ! Il y en a dans nos maisons qui ne feront plus jamais la neuvaine de Noël. Oh, si je pouvais parler aux jeunes, si j’avais la force de m’entretenir avec eux, si je pouvais faire le tour des maisons, faire ce que je faisais autrefois, révéler à chacun l’état de sa conscience, tel que je l’ai vu en rêve, et dire à certains : Brise la glace, fais une fois une bonne confession ! Ils me répondraient : Mais moi je me suis bien confessé ! Je pourrais au contraire leur répondre en leur disant ce qu’ils ont tu pour qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche. Même certains salésiens, si je pouvais arriver à leur dire un mot, verraient la nécessité de s’amender en refaisant leur confession. J’ai vu ceux qui observaient les Règles et ceux qui ne les observaient pas. J’ai vu beaucoup de jeunes qui allaient à San Benigno, deviendront salésiens puis feront défection. Il y aura aussi des transfuges parmi ceux qui sont déjà salésiens. Il y en aura qui voudront surtout la science qui gonfle, qui leur procure les louanges des hommes et qui leur fait mépriser les conseils de ceux qu’ils croient inférieurs à eux au niveau du savoir…
            À ces pensées angoissantes se mêlaient des consolations providentielles qui lui réjouissaient le cœur. Le soir du 3 décembre, l’évêque de Para, le pays central dans le rêve des Missions, arrivait à l’Oratoire. Le lendemain, il dit à Viglietti :
            – Comme elle est grande, la Providence ! Ecoute, et dis-moi si nous ne sommes pas protégés par Dieu. Don Albera m’écrivait qu’il ne pouvait plus tenir et qu’il avait besoin de mille francs immédiatement ; le même jour, une dame de Marseille, qui désirait ardemment revoir son frère religieux à Paris, heureuse d’avoir obtenu une grâce de la Vierge, apportait au P. Albera mille francs. L’abbé Ronchail est en grande difficulté et a absolument besoin de quatre mille francs ; une dame écrit aujourd’hui même à Don Bosco pour mettre quatre mille francs à sa disposition. Don Dalmazzo ne sait plus où donner de la tête pour avoir de l’argent ; aujourd’hui une dame donne une somme très importante pour l’église du Sacré-Cœur. – Et puis, le 7 décembre, ce fut la joie de la consécration épiscopale de Mgr Cagliero. Tous ces faits étaient d’autant plus encourageants qu’ils étaient des signes visibles de la main de Dieu dans l’œuvre de son Serviteur.
(MB XVII 383-389)




Don Bosco et le Sacré-Cœur. Garder, réparer, aimer

En 1886, à la veille de la consécration de la nouvelle basilique du Sacré-Cœur au centre de Rome, le « Bulletin salésien » a voulu préparer ses lecteurs – coopérateurs, bienfaiteurs, jeunes, familles – à une rencontre vitale avec « le Cœur transpercé qui continue d’aimer ». Pendant une année entière, le Bulletin fit défiler sous les yeux du monde salésien un véritable « rosaire » de méditations. Chaque numéro reliait un aspect de la dévotion à une urgence pastorale, éducative ou sociale que Don Bosco – déjà épuisé mais lucide – considérait comme stratégique pour l’avenir de l’Église et de la société italienne. Près de cent quarante ans plus tard, cette série reste un petit traité de spiritualité du cœur, écrit dans un style simple mais plein d’ardeur, capable de conjuguer contemplation et pratique. Nous présentons ici une lecture unifiée de ce parcours mensuel, montrant comment l’intuition salésienne peut encore parler aujourd’hui.


Février – La garde d’honneur : veiller sur l’Amour blessé
            La nouvelle année liturgique s’ouvre, dans le Bulletin, sur une invitation surprenante : non seulement adorer Jésus présent dans le tabernacle, mais « faire l’heure de garde » – une heure choisie librement au cours de laquelle chaque chrétien, sans interrompre ses activités quotidiennes, se fait sentinelle aimante qui console le Cœur transpercé par l’indifférence des foules du carnaval. L’idée, née à Paray-le-Monial et adoptée dans de nombreux diocèses, devient un programme éducatif : transformer le temps en espace de réparation, enseigner aux jeunes que la fidélité naît de petits gestes constants, faire de la journée une liturgie diffuse. Le vœu qui y est lié – destiner le produit du Manuel de la Garde d’Honneur à la construction de la basilique romaine – révèle la logique salésienne : la contemplation qui se traduit immédiatement en briques, car la vraie prière édifie (littéralement) la maison de Dieu.

Mars – Charité créative : l’empreinte salésienne
            Lors de la grande conférence du 8 mai 1884, le cardinal Parocchi résuma la mission salésienne en un mot : « charité ». Le Bulletin reprend ce discours pour rappeler que l’Église conquiert le monde davantage par des gestes d’amour que par des disputes théoriques. Don Bosco ne fonde pas des écoles d’élite, mais des établissements populaires ; il ne retire pas les jeunes de leur milieu uniquement pour les protéger, mais pour les rendre à la société comme de bons citoyens. Telle est la charité « selon les exigences du siècle » : répondre au matérialisme non par des polémiques, mais par des œuvres qui montrent la force de l’Évangile. D’où l’urgence d’un grand sanctuaire dédié au Cœur de Jésus : faire resplendir au cœur de Rome un signe visible de cet amour qui éduque et transforme.

Avril – L’Eucharistie : « chef-d’œuvre du Cœur de Jésus »
            Pour Don Bosco, rien n’est plus urgent que de ramener les chrétiens à la communion fréquente. Le Bulletin rappelle qu’« il n’y a pas de catholicisme sans la Vierge Marie et sans l’Eucharistie ». La table eucharistique est « la genèse de la société chrétienne » : c’est de là que naissent la fraternité, la justice, la pureté. Si la foi languit, il faut raviver le désir du Pain vivant. Ce n’est pas un hasard si saint François de Sales a confié aux Visitandines la mission de garder le Cœur eucharistique : la dévotion au Sacré-Cœur n’est pas un sentiment abstrait, mais un chemin concret qui conduit au tabernacle et de là se répand dans les rues. Et c’est encore le chantier romain qui en est la preuve : chaque lire offerte pour la basilique devient une « brique spirituelle » qui consacre l’Italie au Cœur qui se donne.

Mai – Le Cœur de Jésus resplendit dans le Cœur de Marie
            Le mois de Marie amène le Bulletin à établir un lien entre les deux grandes dévotions. En effet, il existe entre les deux Cœurs une communion profonde, symbolisée par l’image biblique du « miroir ». Le Cœur immaculé de Marie reflète la lumière du Cœur divin, la rendant supportable aux yeux des hommes : ceux qui n’osent pas fixer le Soleil regardent sa lumière reflétée dans la Mère. Culte de latrie pour le Cœur de Jésus, « hyperdulie » pour celui de Marie : une distinction qui évite les malentendus des polémiques jansénistes d’hier et d’aujourd’hui. Le Bulletin réfute les accusations d’idolâtrie et invite les fidèles à un amour équilibré, où contemplation et mission se nourrissent mutuellement : Marie introduit au Fils et le Fils conduit à la Mère. En vue de la consécration du nouveau sanctuaire, il est demandé d’unir les deux invocations qui dominent les collines de Rome et de Turin : le Sacré-Cœur de Jésus et Marie Auxiliatrice.

Juin – Consolations surnaturelles : l’amour à l’œuvre dans l’histoire
            Deux cents ans après la première consécration publique au Sacré-Cœur (Paray-le-Monial, 1686), le Bulletin affirme que la dévotion répond au mal de l’époque : « refroidissement de la charité par surabondance d’iniquité ». Le Cœur de Jésus – Créateur, Rédempteur, Glorificateur – est présenté comme le centre de toute l’histoire : de la création à l’Église, de l’Eucharistie à l’eschatologie. Ceux qui adorent ce Cœur entrent dans un dynamisme qui transforme la culture et la politique. C’est pourquoi le pape Léon XIII a demandé à tous d’apporter leur contribution au sanctuaire romain, monument de réparation mais aussi « digue » contre le « flot immonde » de l’erreur moderne. C’est un appel qui semble actuel : sans charité ardente, la société se désagrège.

Juillet – Humilité : la physionomie du Christ et du chrétien
            La méditation estivale choisit la vertu la plus négligée : l’humilité, « gemme transplantée par la main de Dieu dans le jardin de l’Église ». Don Bosco, fils spirituel de saint François de Sales, sait que l’humilité est la porte des autres vertus et le sceau de tout véritable apostolat : celui qui sert les jeunes sans chercher la visibilité actualise « la vie cachée de Jésus pendant trente ans ». Le Bulletin démasque l’orgueil déguisé en fausse modestie et invite à cultiver une double humilité : celle de l’intelligence, qui s’ouvre au mystère, et celle de la volonté, qui obéit à la vérité reconnue. La dévotion au Sacré-Cœur n’est pas du sentimentalisme, elle est une école de pensée humble et d’action concrète, capable de construire la paix sociale parce qu’elle enlève du cœur le poison de l’orgueil.

Août – La douceur : la force qui désarme
            Après l’humilité, la douceur, une vertu qui n’est pas faiblesse mais maîtrise de soi, « le lion qui produit du miel », dit le texte en renvoyant à l’énigme de Samson. Le Cœur de Jésus apparaît doux dans l’accueil des pécheurs, ferme dans la défense du temple. Les lecteurs sont invités à imiter ce double mouvement : douceur envers les personnes, fermeté contre l’erreur. Saint François de Sales redevient un modèle : d’un ton apaisé, il a déversé des fleuves de charité dans la turbulente Genève, convertissant plus de cœurs que n’aurait pu le faire la victoire dans les polémiques pleines d’âpretés. Dans un siècle qui « pèche par manque de cœur », construire le sanctuaire du Sacré-Cœur signifie ériger un gymnase de douceur sociale – une réponse évangélique au mépris et à la violence verbale qui empoisonnaient déjà alors le débat public.

Septembre – Pauvreté et question sociale : le Cœur qui réconcilie riches et pauvres
            Le grondement du conflit social, prévient le Bulletin, menace de « réduire en miettes l’édifice civil ». Nous sommes en pleine « question ouvrière » ; les socialistes agitent les masses, les capitaux se concentrent. Don Bosco ne nie pas la légitimité de la richesse honnête, mais rappelle que la véritable révolution commence dans le cœur. Le Cœur de Jésus a proclamé bienheureux les pauvres et a lui-même vécu la pauvreté. Le remède passe par une solidarité évangélique nourrie par la prière et la générosité. Tant que le sanctuaire romain ne sera pas terminé, écrit le journal, le signe visible de la réconciliation fera défaut. Au cours des décennies suivantes, la doctrine sociale de l’Église développera ces intuitions, mais le germe est déjà là : la charité n’est pas l’aumône, c’est la justice qui naît d’un cœur transformé.

Octobre – L’enfance : sacrement de l’espérance
            « Malheur à celui qui scandalise un de ces petits ! » Sur les lèvres de Jésus, l’invitation devient un avertissement. Le Bulletin rappelle les horreurs du monde païen contre les enfants et montre comment le christianisme a changé l’histoire en confiant aux petits une place centrale. Pour Don Bosco, l’éducation est un acte religieux : c’est à l’école et à l’oratoire que l’on garde le trésor de l’Église future. La bénédiction de Jésus aux enfants, reproduite sur les premières pages du Bulletin, est la manifestation du Cœur qui « se serre comme un cœur de père » et annonce la vocation salésienne : faire de la jeunesse un « sacrement » qui rend Dieu présent dans la cité. Les écoles, les collèges, les ateliers ne sont pas facultatifs : ils sont la manière concrète d’honorer le Cœur de Jésus vivant dans les jeunes.

Novembre – Triomphes de l’Église : l’humilité qui vainc la mort
            La liturgie commémore les saints et les défunts. Le Bulletin médite sur le « triomphe doux » de Jésus entrant à Jérusalem. Cette image devient la clé de lecture de l’histoire de l’Église : succès et persécutions alternent, mais l’Église, comme le Maître, ressuscite toujours. Les lecteurs sont invités à ne pas se laisser paralyser par le pessimisme. Les ombres du moment (lois anticléricales, réduction des ordres religieux, propagande maçonnique) n’effacent pas le dynamisme de l’Évangile. Le temple du Sacré-Cœur, construit dans l’hostilité et la pauvreté, sera le signe tangible que « la pierre scellée a été renversée ». Collaborer à sa construction, c’est parier sur l’avenir de Dieu.

Décembre – La béatitude de la douleur : la Croix accueillie par le cœur
            L’année se termine par la plus paradoxale des béatitudes : « Heureux ceux qui pleurent ». La douleur, scandale pour la raison païenne, devient dans le Cœur de Jésus un chemin de rédemption et de fécondité. Le Bulletin voit dans cette logique la clé pour lire la crise contemporaine : les sociétés fondées sur le divertissement à tout prix produisent injustice et désespoir. Quand la souffrance est acceptée en union avec le Christ, elle transforme les cœurs, fortifie le caractère, stimule la solidarité, libère de la peur. Même les pierres du sanctuaire sont « des larmes transformées en espérance », petites offrandes, parfois fruit de sacrifices cachés, qui construiront un lieu d’où pleuvront, promet le journal, « des torrents de purs délices ».

Un héritage prophétique
            Dans le montage mensuel du Bulletin Salésien de 1886, la pédagogie du crescendo est frappante : on part de la petite heure de garde pour aboutir à la consécration de la douleur ; du fidèle individuel au chantier national ; du tabernacle fortifié de l’oratoire aux remparts de l’Esquilin. C’est un parcours qui s’articule autour de trois axes principaux :
            Contemplation – Le Cœur de Jésus est avant tout un mystère à adorer : veillée, Eucharistie, réparation.
            Formation – Chaque vertu (humilité, douceur, pauvreté) est proposée comme un remède social, capable de guérir les blessures collectives.
            Construction – La spiritualité devient architecture : la basilique n’est pas un ornement, mais un laboratoire de citoyenneté chrétienne.
            Sans forcer, on peut reconnaître ici une première annonce des thèmes que l’Église développera tout au long du XXe siècle : l’apostolat des laïcs, la doctrine sociale, la centralité de l’Eucharistie dans la mission, la protection des mineurs, la pastorale de la souffrance. Don Bosco et ses collaborateurs saisissent les signes des temps et y répondent avec le langage du cœur.

            Le 14 mai 1887, lorsque Léon XIII consacra la Basilique du Sacré-Cœur, par l’intermédiaire de son vicaire le Cardinal Lucido Maria Parocchi, Don Bosco – trop faible pour monter à l’autel – assista à la cérémonie caché parmi les fidèles. À ce moment-là, toutes les paroles du Bulletin de 1886 devinrent pierre vivante : la garde d’honneur, la charité éducative, l’Eucharistie centre du monde, la tendresse de Marie, la pauvreté qui réconcilie, la béatitude de la douleur. Aujourd’hui, ces pages demandent un nouveau souffle. C’est à nous, consacrés ou laïcs, jeunes ou âgés, de poursuivre la veillée, d’ériger des chantiers d’espérance, d’apprendre la géographie du cœur. Le programme reste le même, simple et audacieux : garder, réparer, aimer.




Don Bosco à l’école de saint François de Sales. L’avenir des vocations (1879)

Dans le rêve prophétique que Don Bosco raconte le 9 mai 1879, Saint François de Sales apparaît comme un maître attentionné et remet au Fondateur un livret rempli d’avertissements pour les novices, les profès, les directeurs et les supérieurs. La vision est dominée par deux batailles épiques : d’abord des jeunes et des guerriers, puis des hommes armés et des monstres, tandis que l’étendard de « Maria Auxilium Christianorum » garantit la victoire à ceux qui le suivent. Les survivants partent pour l’Orient, le Nord et le Midi, préfigurant l’expansion missionnaire salésienne. Les paroles du Saint insistent sur l’obéissance, la chasteté, la charité éducative, l’amour du travail et la tempérance, piliers indispensables pour que la Congrégation grandisse, résiste aux épreuves et laisse à ses fils un héritage de sainteté active. Le rêve se termine par un cercueil, rappel sévère à la vigilance et à la prière.

            Quoi qu’il en soit de ce rêve [remède pour les yeux au jus de chicorée], le Bienheureux en eut un autre, qu’il raconta le 9 mai. Il y vit les rudes combats que devaient livrer ceux qui étaient appelés dans la Congrégation, et en reçut plusieurs avertissements utiles pour tous les siens et quelques conseils salutaires pour l’avenir.

            Il y eut une grande et longue bataille des jeunes contre des guerriers d’apparence et de forme diverses, avec des armes étranges. À la fin, il n’y eut que très peu de survivants.
            Une autre bataille, plus féroce et plus horrible, opposa des monstres de forme gigantesque à des hommes de grande taille, bien armés et bien entraînés. Ils avaient une grande et large bannière, au centre de laquelle étaient peints en or ces mots : Maria Auxilium Christianorum (Marie Secours des Chrétiens). La bataille fut longue et sanglante. Mais ceux qui suivaient la bannière étaient comme invulnérables et restaient maîtres d’une vaste plaine. Ils furent rejoints par les jeunes qui avaient survécu à la bataille précédente, et ils formèrent une sorte d’armée. Chacun avait le Crucifix comme arme dans la main droite, et un petit étendard de Marie Auxiliatrice dans la main gauche, sur le modèle indiqué ci-dessus.
            Les nouveaux soldats firent de nombreuses manœuvres dans cette vaste plaine, puis ils se divisèrent et partirent, certains vers l’Est, quelques-uns vers le Nord, beaucoup vers le Midi.
            Lorsque ceux-ci disparurent, les mêmes combats se renouvelèrent, les mêmes manœuvres et les mêmes départs dans les mêmes directions.
            Je connaissais quelques-uns des participants aux premiers combats ; ceux qui suivirent m’étaient inconnus, mais ils me faisaient comprendre qu’ils me connaissaient et ils me posaient beaucoup de questions.
            Peu après, il y eut une pluie de flammes brillantes qui ressemblaient à du feu de différentes couleurs. Il y eut un coup de tonnerre, puis le ciel s’éclaircit et je me retrouvai dans un jardin très agréable. Un homme qui ressemblait à saint François de Sales m’offrit un petit livre sans dire un mot. J’ai demandé qui il était.
            – Lis dans le livre, m’a-t-il répondu.
            J’ai ouvert le livre, mais j’ai eu du mal à lire. Je parvins cependant à distinguer ces mots avec précision :
Aux novices : – Obéissance en toutes choses. Par leur obéissance, ils mériteront les bénédictions du Seigneur et la bienveillance des hommes. Par leur diligence, ils combattront et vaincront les pièges des ennemis spirituels.
Aux profès : – Garder jalousement la vertu de chasteté. Aimer la bonne réputation des confrères et promouvoir l’honneur de la Congrégation.
Aux directeurs : – Grand soin, grand effort pour observer et faire respecter les règles par lesquelles chacun s’est consacré à Dieu.
Au supérieur : – Holocauste absolu pour se donner soi-même et donner les confrères à Dieu.
            Beaucoup d’autres choses étaient imprimées dans ce livre, mais je ne pouvais plus lire, car le papier apparaissait bleu comme de l’encre.
            – Qui êtes-vous ? demandai-je encore à l’homme qui me regardait d’un air serein.
            – Mon nom est connu de tous les gens de bien, et je suis envoyé pour vous annoncer certaines choses à venir.
            – Lesquelles ?
            – Celles qui ont été énoncées et celles que tu demanderas.
            – Que dois-je faire pour promouvoir les vocations ?
            – Les salésiens auront beaucoup de vocations par leur conduite exemplaire, en traitant leurs élèves avec la plus grande charité et en insistant sur la communion fréquente.
            – Que faut-il observer dans l’accueil des novices ?
            – Exclure les paresseux et les gourmands.
            – Dans l’acceptation aux vœux ?
            – Veiller à ce qu’il y ait une garantie en matière de chasteté.
            – Comment préserver au mieux le bon esprit dans nos maisons ?
            – Écrire, visiter, recevoir et traiter avec bonté, et cela très fréquemment de la part des Supérieurs.
            – Comment devrions-nous nous organiser dans les missions ?
            – Envoyer des individus sûrs du point de vue moral ; rappeler ceux qui suscitent des doutes sérieux ; étudier et cultiver les vocations locales.
            – Est-ce que notre Congrégation marche bien ?
            – Qui iustus est justificetur adhuc (Celui qui est juste qu’il le devienne toujours plus). Non progredi est regredi (Ne pas avancer, c’est reculer). Qui perseveraverit, salvus erit (Celui qui persévère sera sauvé).
            – Est-ce qu’elle se dilatera beaucoup ?
            – Tant que les Supérieurs feront leur part, elle grandira et personne ne pourra arrêter sa propagation.
            – Est-ce qu’elle durera longtemps ?
            – Votre Congrégation durera aussi longtemps que ses membres aimeront le travail et la tempérance. Si l’un de ces deux piliers fait défaut, votre édifice s’écroulera, écrasant les supérieurs et les inférieurs et leurs disciples.
            À ce moment apparurent quatre individus, portant un cercueil mortuaire. Ils se dirigeaient vers moi. Je leur demandai :
            – Pour qui est cela ?
            – Pour toi !
            – Bientôt ?
            – Ne le demande pas, pense seulement que tu es mortel.
            – Que voulez-vous me signifier avec ce cercueil ?
            – Que tu dois faire pratiquer pendant ta vie ce que tu souhaites que tes fils pratiquent après toi. C’est cela l’héritage, le testament que tu dois laisser à tes fils ; mais tu dois le préparer et le transmettre bien préparé et bien pratiqué.
            – Qu’est-ce qui nous attend, des fleurs ou des épines ?
            – Il y aura beaucoup de roses, beaucoup de consolations, mais il y aura aussi des épines très pointues qui causeront à tous une grande amertume et un profond chagrin. Il faut beaucoup prier.
            – Devons-nous aller à Rome ?
            – Oui, mais lentement, avec la plus grande prudence et des précautions raffinées.
            – La fin de ma vie mortelle est-elle imminente ?
            – Peu importe. Tu as les règles, tu as les livres, fais ce que tu enseignes aux autres. Sois vigilant.

            Je voulais poser d’autres questions, mais le tonnerre a éclaté accompagné d’éclairs et de foudres, tandis que des hommes, ou plutôt des monstres horribles, se jetèrent sur moi pour me mettre en pièces. À cet instant, une obscurité lugubre me cacha la vue de tout cela. J’ai cru que j’étais mort et j’ai crié frénétiquement. Je me suis réveillé et me suis retrouvé encore vivant. Il était quatre heures et trois quarts du matin.
            S’il y a là quelque chose qui peut être utile, acceptons-le.
            Mais en toute chose, honneur et gloire à Dieu pour les siècles des siècles.
(MB XIV, 123-125)

Photo sur la page de titre. Saint François de Sales. Anonyme. Sacristie du Dôme de Chieri