La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Les petits agneaux et l’orage d’été (1878)

Le récit onirique qui suit, raconté par Don Bosco le soir du 24 octobre 1878, est bien plus qu’un simple divertissement pour les jeunes de l’Oratoire. À travers l’image délicate des agneaux surpris par une violente tempête estivale, le saint éducateur dessine une allégorie vivante des vacances scolaires : un temps apparemment insouciant, mais chargé de dangers spirituels. La prairie accueillante représente le monde extérieur, la grêle symbolise les tentations, tandis que le jardin protégé fait allusion à la sécurité offerte par la vie de grâce, les sacrements et la communauté éducative. Dans ce rêve, qui devient catéchèse, Don Bosco rappelle à ses garçons — et à nous — l’urgence de veiller, de recourir à l’aide divine et de se soutenir mutuellement pour revenir intacts à la vie quotidienne.

            Du départ en vacances et du retour, pas de nouvelles cette année, si ce n’est un rêve sur les effets que produisent habituellement les vacances. Don Bosco l’a raconté dans la soirée du 24 octobre. Dès qu’il en fit l’annonce, tous manifestèrent leur contentement.

            Je suis heureux de revoir mon armée de soldats contra diabolum (contre le diable). Cette expression, bien que latine, est comprise même par Cottino. J’aurais beaucoup de choses à vous dire, car c’est la première fois que je vous parle après les vacances. Mais pour l’instant, je veux vous raconter un rêve. Vous savez que les rêves se font pendant le sommeil et qu’il ne faut pas y croire ; mais s’il n’y a pas de mal à ne pas y croire, parfois il n’y a pas de mal non plus à y croire, car ils peuvent même servir d’instruction, comme, par exemple, celui-ci.
            J’étais à Lanzo lors de notre première retraite spirituelle et je dormais, quand, comme je l’ai dit, j’ai fait un rêve. Je me trouvais dans un endroit dont je ne pouvais pas savoir quelle région c’était, mais c’était près d’un village où il y avait un jardin, et près de ce jardin une vaste prairie. J’étais en compagnie de quelques amis qui m’invitèrent à entrer dans le jardin. J’y suis entré et j’ai vu un grand nombre de petits agneaux qui sautaient, couraient, faisaient des cabrioles selon leur habitude. Et voilà qu’une porte s’ouvre sur le pré et que ces petits agneaux courent dehors pour brouter.
            Cependant beaucoup ne songent pas à sortir, mais restent dans le jardin, allant çà et là, broutant quelques brins d’herbe. Ils se nourrissaient ainsi, bien qu’il n’y eût pas d’herbe aussi abondante que dans le pré où le plus grand nombre était accouru. – Je veux voir ce que font ces petits agneaux dehors, me dis-je. Nous sommes allés dans le pré et nous les avons vus en train de brouter tranquillement. Mais voici que, presque aussitôt, le ciel s’est assombri, des éclairs et le tonnerre ont suivi, et l’orage s’est approché.
            – Qu’adviendra-t-il de ces petits agneaux s’ils sont pris dans l’orage ? disais-je. Mettons-les à l’abri. – Et je me mis à les appeler. Alors, moi d’un côté et mes compagnons dispersés çà et là, nous essayâmes de les pousser vers la porte du jardin. Mais ils n’avaient aucune envie d’y entrer ; s’échappant de-ci, courant de-là, les petits agneaux avaient de meilleures jambes que nous. Entre-temps, des grosses gouttes commencèrent à tomber, puis vint la pluie et je n’ai pas pu rassembler ce troupeau. Un ou deux entrèrent dans le jardin, mais tous les autres, et ils étaient nombreux, restèrent dans le pré. – Eh bien, s’ils ne veulent pas venir, tant pis pour eux ! En attendant, retirons-nous. – Et nous allâmes dans le jardin.
            Il y avait là une fontaine sur laquelle était écrit en grosses lettres : Fons signatus, fontaine scellée. Elle était couverte, et voici qu’elle s’ouvre, l’eau s’élève, se sépare en formant un arc-en-ciel, mais en guise de voûte comme ce portique.
            Entre-temps les éclairs devenaient plus fréquents, suivis de coups de tonnerre plus bruyants, et la grêle commença à tomber. Quant à nous, avec tous les petits agneaux qui étaient dans le jardin, nous nous réfugiâmes sous cette merveilleuse voûte, où l’eau et la grêle ne pénétraient pas.
            – Mais qu’est-ce que c’est ? demandais-je à mes amis. Que vont devenir les pauvres agneaux qui sont dehors ?
            – Tu verras, me répondaient-ils. Observe le front de ces agneaux, qu’y trouves-tu ? – Je regardai et je vis que sur le front de chacun de ces animaux était écrit le nom d’un jeune de l’Oratoire.
            – Qu’est-ce que cela ? demandai-je.
            – Tu verras, tu verras !
            À ce moment je ne tenais plus en place et j’ai voulu sortir pour voir ce que devenaient ces pauvres agneaux qui étaient restés dehors. – Je vais rassembler ceux qui ont été tués et les envoyer à l’Oratoire, me suis-je dit. En sortant de dessous la voûte, j’ai pris la pluie à mon tour, et j’ai vu ces pauvres petites bêtes qui se traînaient par terre, qui bougeaient les pattes en essayant de se lever et d’aller vers le jardin, mais elles ne pouvaient pas marcher. J’ouvris la porte, j’élevai la voix, mais leurs efforts étaient inutiles. La pluie et la grêle les avaient tellement malmenés et continuaient à les maltraiter qu’ils faisaient pitié à voir : l’un était frappé à la tête, l’autre à la mâchoire, celui-ci à un œil, celui-là à une patte, d’autres à d’autres parties du corps.
            Au bout de quelque temps, la tempête avait cessé.
            – Observe, dit celui qui se tenait près de moi, observe le front de ces agneaux.
            Je regardai et je lus sur chaque front le nom d’un jeune de l’Oratoire. – Mais, dis-je, je connais le jeune qui porte ce nom, et il ne me paraît pas être un petit agneau.
            – Tu verras, tu verras, me répondit-on. – Alors on me présenta un vase d’or avec un couvercle d’argent, en disant :
            – Trempe ta main dans cet onguent et touche les plaies de ces petites bêtes et elles guériront aussitôt.
            Je commence à les appeler :
            – Brrr, brrr ! Elles ne bougent pas. J’essaie de m’approcher de l’une d’elles et elle s’éloigne en traînant les pieds. – Elle ne veut pas ? Tant pis pour elle ! m’exclamé-je. Je vais vers une autre. J’y vais, mais celle-là aussi me fuit. Autant j’en approchais pour les oindre et les guérir, autant elles me fuyaient. Je les suivais, mais je répétais ce jeu en vain. Enfin, j’en atteignis une ; la pauvre avait les yeux sortis de leurs orbites et si abîmés qu’ils faisaient pitié. Je les touchai avec la main, elle guérit et alla dans le jardin.
            En voyant cela, beaucoup d’autres cessèrent leur résistance, se laissèrent toucher et guérir et entrèrent dans le jardin. Mais beaucoup restèrent dehors, en général les plus touchées, et je n’ai pas pu les approcher.
            – Si elles ne veulent pas être guéries, tant pis pour elles ! Mais je ne sais pas comment les faire revenir dans le jardin.
            – Sois tranquille, dit l’un des amis qui m’accompagnait, elles viendront, elles viendront.
            – Nous verrons, lui dis-je. Je rapportai le vase d’or à sa place et retournai dans le jardin. Tout était changé, et je lus à l’entrée : Oratoire. Dès que je fus entré, voici que les agneaux qui ne voulaient pas venir s’approchent, entrent en cachette et courent reprendre leur place çà et là. Mais même alors, je ne pus approcher aucun d’entre eux. Il y en avait aussi plusieurs qui ne voulaient pas recevoir la pommade, et celle-ci se transformait pour eux en poison, et au lieu de les guérir, elle aggravait leurs plaies.
            – Regarde ! Tu vois cette bannière ? me dit un ami.
            Je me suis retourné et j’ai vu une grande bannière qui flottait, sur laquelle était écrit en grosses lettres le mot : Vacances.
            – Oui, je vois, répondis-je.
            – C’est la conséquence des vacances, m’expliqua une personne qui m’accompagnait, alors que j’étais bouleversé par ce spectacle. Tes jeunes quittent l’Oratoire pour aller en vacances, avec la bonne volonté de se nourrir de la parole de Dieu et de se maintenir dans le bien ; mais vient l’orage – ce sont les tentations – puis la pluie – ce sont les assauts du démon – ; puis la grêle tombe et c’est alors que ces malheureux tombent dans le péché. Certains guérissent encore par la confession, mais d’autres n’utilisent pas bien ce sacrement, ou ne l’utilisent pas du tout. Garde cela dans ton esprit et ne te lasse pas de répéter à tes jeunes que les vacances sont une grande tempête pour leurs âmes.
            En observant ces agneaux, je voyais chez certains d’entre eux des blessures mortelles ; je cherchais un moyen de les guérir, lorsque Don Scappini, qui avait fait du bruit en se levant dans la pièce voisine, me réveilla.
            Voilà le rêve, et bien qu’il s’agisse d’un rêve, il a néanmoins une signification qui ne fera pas de mal à ceux qui voudront bien le croire. Je peux aussi dire que j’ai remarqué quelques noms parmi les nombreux agneaux du rêve, et en les comparant avec les jeunes, j’ai vu qu’ils se comportaient exactement comme dans le rêve. Quoi qu’il en soit, nous devons, durant cette neuvaine de la Toussaint, correspondre à la bonté de Dieu qui veut nous faire miséricorde et, par une bonne confession, purifier les blessures de notre conscience. Nous devons ensuite nous mettre tous d’accord pour combattre le diable et, avec l’aide de Dieu, nous sortirons victorieux de ce combat et irons recevoir le prix de la victoire au Paradis.
            Ce rêve a dû certainement contribuer au bon démarrage de la nouvelle année scolaire. En effet, pendant la neuvaine de l’Immaculée Conception, les choses allaient déjà tellement bien que Don Bosco exprima sa satisfaction en disant :
            – Les jeunes en sont déjà au point où, les années précédentes, ils arrivaient à peine en février. – Et en la fête de l’Immaculée Conception, ils ont vu se renouveler la belle célébration de l’adieu à la quatrième expédition des Missionnaires.
(MB XIII 761-764)




Les cadeaux des jeunes à Marie (1865)

Dans le rêve que Don Bosco relate dans la Chronique de l’Oratoire, daté du 30 mai, la dévotion mariale se mue en un jugement symbolique saisissant sur les jeunes de l’Oratoire : un cortège de jeunes garçons s’avance, chacun porteur d’un don, devant un autel splendidement orné pour la Vierge. Un ange, gardien de la communauté, accueille ou rejette les offrandes, en dévoilant leur portée morale – fleurs parfumées ou fanées, épines de la désobéissance, animaux incarnant des vices graves tels que l’impureté, le vol et le scandale. Au cœur de cette vision résonne le message éducatif de Don Bosco : humilité, obéissance et chasteté sont les trois piliers qui permettent de mériter la couronne de roses de Marie.

Le Serviteur de Dieu trouvait sa consolation dans la dévotion à la Sainte Vierge, honorée d’une manière particulière pendant le mois de mai par toute la communauté. Parmi ses mots du soir, la Chronique ne nous a conservé que celui du 30 du mois, qui se révèle extrêmement précieux.

30 mai

            J’ai vu un grand autel dédié à Marie et magnifiquement décoré. J’ai vu tous les jeunes de l’Oratoire s’y rendre en procession. Ils chantaient les louanges de la Vierge céleste, mais pas tous de la même façon, tout en chantant le même chant. Beaucoup chantaient vraiment bien et avec une grande précision de rythme, les uns avec plus de force et les autres avec une voix plus douce. D’autres chantaient d’une voix mauvaise et rauque, d’autres étaient désaccordés, d’autres avançaient en silence et se détachaient de la file, d’autres bâillaient et semblaient s’ennuyer, d’autres se bousculaient les uns les autres et riaient. Puis chacun apportait un cadeau à Marie. Ils portaient tous des bouquets de fleurs, plus ou moins grands et différents les uns des autres. Certains avaient un bouquet de roses, d’autres portaient des œillets, d’autres des violettes, etc. D’autres apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges. D’autres encore apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges : une tête de pourceau, un chat, un plat de crapauds, un lapin, un agneau ou d’autres offrandes.
            Un beau jeune homme se tenait devant l’autel et, en regardant de près, on pouvait voir qu’il avait des ailes derrière les épaules. C’était peut-être l’Ange gardien de l’Oratoire ; au fur et à mesure que les jeunes offraient leurs cadeaux, il les recevait et les déposait sur l’autel.
            Les premiers offrirent de magnifiques bouquets de fleurs et l’Ange, sans rien dire, les déposait sur l’autel. Beaucoup d’autres offrirent leurs bouquets. Il les examinait, défaisait le bouquet, enlevait les fleurs gâtées qu’il jetait, refaisait le bouquet et le plaçait sur l’autel. Aux autres qui avaient dans leurs bouquets des fleurs belles mais inodores, comme des dahlias, des camélias, etc., l’Ange les fit enlever, parce que Marie veut la réalité et non l’apparence. Après avoir refait le bouquet, l’Ange l’offrit à la Vierge. Parmi les fleurs, beaucoup avaient des épines, peu ou beaucoup, et d’autres des clous ; l’Ange enleva les unes et les autres.
            Enfin arriva celui qui portait le pourceau, et l’Ange lui dit : – Comment as-tu le courage de venir offrir ce cadeau à Marie ? Sais-tu ce que signifie le porc ? Il signifie le vilain vice de l’impureté ; Marie, qui est toute pure, ne peut supporter ce péché. Retire-toi, tu n’es pas digne de te tenir devant elle.
            Vinrent ensuite ceux qui avaient un chat, et l’Ange leur dit :
            – Vous aussi, vous osez apporter ces cadeaux à Marie ? Savez-vous ce que signifie le chat ? C’est l’image du vol et vous osez l’offrir à la Vierge ? Les voleurs sont ceux qui prennent l’argent, les objets, les livres de leurs camarades, ceux qui volent les aliments de l’Oratoire, qui déchirent leurs vêtements par méchanceté, qui gaspillent l’argent de leurs parents en n’étudiant pas. – Et il les mit de côté eux aussi.
            Vinrent alors ceux qui avaient des plats de crapauds. L’Ange les regarda avec colère :
            – Les crapauds symbolisent les péchés honteux des scandales, et vous venez les offrir à la Vierge ? Arrière ! retirez-vous avec les autres coupables. – Et ils se retirèrent tout confus.
            Certains s’avançaient avec un couteau planté dans le cœur. Ce couteau signifiait le sacrilège. L’Ange leur dit :
            – Ne voyez-vous pas que vous avez la mort dans l’âme, que si vous êtes encore en vie, c’est une miséricorde spéciale de Dieu, sans quoi vous seriez perdus ? Par pitié, faites-vous enlever ce couteau ! – Et eux aussi furent refusés.
            L’un après l’autre, tous les autres jeunes s’approchèrent. Certains offrirent des agneaux, d’autres des lapins, d’autres des poissons, d’autres des noix, d’autres des raisins, etc. L’Ange accepta tout et déposa le tout sur l’autel. Après avoir ainsi séparé les bons des mauvais, il fit mettre en rang devant l’autel tous ceux dont les cadeaux avaient été acceptés par Marie ; et ceux qui avaient été mis à part étaient, à mon grand regret, beaucoup plus nombreux que je n’avais pensé.
            Puis, de chaque côté de l’autel, apparurent deux autres anges, tenant deux riches corbeilles remplies de magnifiques couronnes, composées de roses somptueuses. Ces roses n’étaient pas tout à fait des roses de la terre, bien qu’apparemment artificielles, symbole d’immortalité.
            L’Ange gardien prit ces couronnes une à une et couronna tous les jeunes qui étaient alignés devant l’autel. Parmi ces couronnes, il y en avait des plus grandes et des plus petites, mais toutes étaient d’une admirable beauté. Notez aussi qu’il n’y avait pas seulement les jeunes de notre maison, mais beaucoup d’autres que je n’avais jamais vus. Il se passa alors une chose merveilleuse ! Certains jeunes étaient apparemment si laids qu’ils en étaient presque repoussants ; ils reçurent les couronnes les plus belles, signe que leur laideur extérieure était compensée par le don et la vertu de chasteté pratiquée à un degré éminent. Beaucoup d’autres avaient la même vertu, mais à un degré moins éminent. Beaucoup se distinguaient par d’autres vertus, telles que l’obéissance, l’humilité, l’amour de Dieu, et tous avaient des couronnes correspondant à l’excellence de ces vertus. L’Ange leur dit :
            – Marie a voulu aujourd’hui que vous soyez couronnés de ces belles roses. Mais n’oubliez pas de continuer à faire en sorte qu’elles ne vous soient pas enlevées. Il y a trois moyens de les conserver. Pratiquez : 1° l’humilité ; 2° l’obéissance ; 3° la chasteté. Ces trois vertus vous rendront toujours agréables à Marie et vous rendront un jour dignes de recevoir une couronne infiniment plus belle que celle-ci.
            Alors les jeunes se mirent à entonner devant l’autel l’AveMaris stella (Je vous salue, Étoile de la mer).
            Et, après avoir chanté le premier verset, ils se mirent en route en procession comme ils étaient venus et commencèrent à chanter Louange à Marie d’une voix si forte que j’en fus étonné et émerveillé. Je les suivis à quelque distance, puis je retournai voir les jeunes que l’Ange avait écartés, mais je ne les vis plus.
            Mes amis ! Je sais quels sont ceux qui ont été couronnés et ceux qui ont été chassés par l’Ange. Je le dirai aux uns et aux autres, afin qu’ils s’efforcent d’apporter à la Vierge des présents qu’elle daignera accepter.
            En attendant, quelques observations. – La première : Tous apportaient des fleurs à la Vierge, et il y avait toutes sortes de fleurs, mais j’ai remarqué que toutes, plus ou moins, avaient des épines parmi les fleurs. J’ai pensé et repensé à ce que signifiaient ces épines et j’ai trouvé qu’elles signifiaient en fait la désobéissance. Garder de l’argent sans permission et sans vouloir le remettre au préfet, demander la permission d’aller dans un endroit et puis aller dans un autre, aller en classe en retard alors que les autres sont déjà là depuis un certain temps, se préparer des petits plats et des petits goûters en cachette, aller dans les dortoirs des autres alors que c’est absolument interdit, quelle que soit la raison ou le prétexte que l’on peut avoir, se lever tard le matin, abandonner les pratiques de piété prescrites, bavarder quand il est temps de se taire, acheter des livres sans les montrer, envoyer des lettres sans permission par l’intermédiaire d’une tierce personne pour ne pas être vu et les recevoir par la même voie, faire des contrats, des achats et des ventes les uns avec les autres : voilà ce que signifient les épines. Beaucoup d’entre vous demanderont : est-ce donc un péché de transgresser les règles de la maison ? J’ai déjà réfléchi sérieusement à cette question et je vous réponds absolument oui. Je ne vous dis pas que c’est grave ou léger, il faut tenir compte des circonstances, mais c’est un péché. Certains me diront : mais ce n’est pas dans la loi de Dieu que nous devons obéir aux règles de la maison ! Ecoutez, c’est dans les commandements : – Honore ton père et ta mère ! – Sais-tu ce que signifient ces mots père et mère ? Ils englobent aussi ceux qui les représentent. N’est-il pas écrit dans l’Écriture Sainte : Oboedite praepositis vestris (Obéissez à vos supérieurs, Hébreux 13,17) ? Si vous devez obéir, il est naturel qu’ils doivent commander. Voilà l’origine des règles d’un Oratoire, et voilà si elles sont obligatoires, oui ou non.
            Deuxième observation. – Certains avaient des clous au milieu de leurs fleurs, ces clous qui avaient servi à clouer le bon Jésus. Mais quoi ? On commence toujours par les petites choses pour arriver aux grandes. Un tel voulait avoir de l’argent pour satisfaire ses caprices ; alors, pour le dépenser à sa guise, il ne voulait pas le remettre ; il se mit à vendre ses livres d’école et finit par voler de l’argent et les affaires de ses camarades. Un autre voulait satisfaire sa gourmandise, d’où les bouteilles, etc., puis il s’est permis certaines licences, bref il est tombé dans le péché mortel. C’est ainsi qu’on a trouvé des clous dans ces bouquets, et c’est ainsi que le bon Jésus a été crucifié. L’Apôtre dit qu’en péchant on crucifie de nouveau le Sauveur : Rursus crucifigentes filium Dei (ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu, He 6,6).
            Troisième observation. – Beaucoup de jeunes avaient dans leurs bouquets, parmi les fleurs fraîches et odorantes, des fleurs pourries et décomposées, ou de belles fleurs sans odeur. Elles signifiaient les bonnes œuvres mais accomplies en état de péché mortel, œuvres qui ne font rien pour augmenter leurs mérites. Les fleurs sans odeur sont les bonnes œuvres mais accomplies à des fins humaines, par ambition, uniquement pour plaire aux maîtres et aux supérieurs. C’est pourquoi l’Ange leur reprocha d’avoir osé apporter de telles offrandes à Marie et les renvoya arranger leur bouquet. Ils se retirèrent, le défirent, enlevèrent les fleurs fanées, puis, ayant remis les fleurs en ordre, les remirent comme auparavant et les rendirent à l’Ange qui les accepta et les plaça sur la table. Lorsqu’ils revenaient, ils n’attendaient plus un ordre, mais chacun rapportait son bouquet dès qu’il était prêt, certains plus tôt, d’autres plus tard, puis allait se placer auprès de ceux qui allaient recevoir la couronne.
            J’ai vu dans ce rêve tout ce qui a été et tout ce qui adviendra de mes jeunes. Je l’ai déjà dit à beaucoup, je le dirai à d’autres. En attendant, veillez à ce que cette Vierge céleste reçoive toujours de vous des cadeaux qui ne puissent jamais être refusés.
(MB VIII, 129-132)

Photo d’ouverture : Carlo Acutis lors d’une visite au sanctuaire marial de Fátima.




La pureté et les moyens pour la conserver (1884)

Dans ce rêve de Don Bosco apparaît un jardin paradisiaque : une pente verdoyante, des arbres festonnés et, au centre, un immense tapis d’une blancheur éclatante, orné d’inscriptions bibliques exaltant la pureté. Au bord sont assises deux jeunes filles de douze ans, vêtues de blanc, avec des ceintures rouges et des couronnes de fleurs : elles personnifient l’Innocence et la Pénitence. D’une voix douce, elles dialoguent sur la valeur de l’innocence baptismale, sur les dangers qui la menacent et sur les sacrifices nécessaires pour la préserver : prière, mortification, obéissance, pureté des sens.

            Il avait l’impression d’avoir devant lui une rive immense et enchanteresse toute verdoyante, en pente douce et toute plane. Sur les bords ce pré formait comme une marche plutôt basse, d’où l’on sautait sur le petit chemin où se trouvait Don Bosco. On aurait dit un Paradis terrestre splendidement illuminé par une lumière plus pure et plus vive que celle du soleil. Il était tout couvert d’herbes verdoyantes, émaillées de mille motifs de fleurs et ombragé par un nombre immense d’arbres qui entrelaçaient leurs branches et les étendaient comme de larges festons.
            Au milieu du jardin, jusqu’à son bord, s’étendait un tapis d’une blancheur magique, mais si brillant qu’il éblouissait la vue ; il mesurait plusieurs milles. Il déployait une magnificence royale. Comme ornement sur la bordure, il portait diverses inscriptions et caractères en or. D’un côté, on pouvait lire : Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini (Béni soit celui qui est intègre dans sa voie et marche dans la loi du Seigneur, Ps 118,1). De l’autre côté : Non privabit bonis eos, qui ambulant in innocentia (Il nes refuse pas le bien à ceux qui marchent dans l’innocence, Ps 83,13). Sur le troisième côté : Non confundentur in tempore malo, in diebus famis saturabuntur (Ils ne seront pas confus au temps de la calamité et aux jours de famine, ils seront rassasiés, Ps 37,19). Sur le quatrième : Novit Dominus dies immaculatorum et haereditas eorum in aeternum erit (Le Seigneur connaît les jours des hommes intègres, leur héritage durera pour toujours, Ps 37,18).
            Aux quatre coins du tapis, autour d’une magnifique rosace, se trouvaient quatre autres inscriptions : Cum simplicibus sermocinatio eius (Son amitié est pour les justes, Prov 3,32). – Proteget gradientes simpliciter (Il est un bouclier pour ceux qui agissent avec droiture, Prov 2,7) – Qui ambulant simpliciter, ambulant confidenter (Celui qui marche dans l’intégrité marche en sécurité, Prov 10,9) – Voluntas eius in iis, qui simpliciter ambulant (Il se réjouit de ceux qui ont une conduite intègre, Prov 11,20).
            Au milieu du tapis, la dernière inscription disait : Qui ambulat simpliciter, salvus erit (Celui qui marche avec droiture sera sauvé, Prov 28,18).
            Au milieu de la rive, sur le bord supérieur du tapis blanc, s’élevait un étendard d’une blancheur éclatante sur lequel on pouvait également lire en caractères d’or : Fili mi, tu semper mecum es et omnia mea tua sunt (Mon Fils, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi, Lc 15,31).
            Si Don Bosco était émerveillé à la vue de ce jardin, son attention était attirée encore bien plus par la vision de deux merveilleuses jeunes filles d’environ douze ans. Elles étaient assises sur le bord du tapis où la rive formait une petite marche. Une modestie céleste émanait de tout leur gracieux comportement. De leurs yeux, constamment fixés vers le haut, transparaissait non seulement une ingénue simplicité de colombe, mais rayonnait une vivacité d’amour pur, une félicité céleste. Leur front ouvert et serein semblait le siège de la candeur et de la simplicité ; sur leurs lèvres apparaissait un sourire doux et enchanteur. Leurs traits manifestaient un cœur tendre et ardent. Leurs mouvements gracieux donnaient à leur allure une grandeur et une noblesse surhumaines qui contrastaient avec leur jeunesse.
            Leur robe, d’une blancheur éclatante, descendait jusqu’à leurs pieds ; on n’y voyait ni tache, ni ride, ni même un grain de poussière. Elles avaient les hanches entourées d’une ceinture d’un rouge flamboyant avec des bordures d’or. On y distinguait une frise comme un ruban composé de lys, de violettes et de roses. Un ruban similaire, comme un bijou, était autour de leur cou, composé des mêmes fleurs, mais de forme différente. Comme bracelets, elles avaient aux poignets un bandeau de petites marguerites blanches. Toutes ces choses et ces fleurs avaient des formes, des couleurs, des beautés qu’il est impossible de décrire. Toutes les pierres les plus précieuses du monde, serties avec l’art le plus exquis, sembleraient de la boue en comparaison.
            Leurs chaussures, d’une blancheur éclatante, étaient bordées d’un ruban blanc pur filé d’or, qui faisait un joli nœud au milieu. Blanc également avec de petits fils d’or était le cordon qui servait à les attacher.
            Leur longue chevelure était maintenue par une couronne qui ceignait leur front ; elle était si épaisse qu’elle ondulait sous la couronne et retombait sur leurs épaules en boucles.
            Elles entamèrent un dialogue, parlant à tour de rôle, s’interrogeant l’une l’autre ou s’exclamant. Parfois, elles étaient assises toutes les deux, parfois l’une était assise et l’autre debout ; parfois elles se promenaient. Cependant, elles ne sortaient jamais de ce tapis blanc et ne touchaient jamais ni l’herbe ni les fleurs. Don Bosco, dans son rêve, était comme un spectateur. Il n’adressa jamais un mot à ces jeunes filles, et les jeunes filles ne remarquèrent pas sa présence. L’une disait d’une voix très douce :
            – Qu’est-ce que l’innocence ? L’état heureux de la grâce sanctifiante conservé grâce à l’observance constante et exacte de la loi divine.
            Et l’autre demoiselle d’une voix non moins douce :
            – Et la pureté conservée de l’innocence est la source et l’origine de toute science et de toute vertu.
            La première :
            – Quelle splendeur, quelle gloire, quel éclat de vertu chez celui qui se conduit bien parmi les méchants et conserve la candeur de l’innocence et la douceur des mœurs parmi les malveillants !
            La seconde se leva et s’arrêta près de sa compagne :
            – Béni soit le jeune qui ne suit pas les conseils des impies et ne s’engage pas sur le chemin des pécheurs, mais trouve ses délices dans la loi du Seigneur, qu’il médite jour et nuit. Il sera comme un arbre planté le long du cours des eaux de la grâce du Seigneur, qui donnera en son temps le fruit copieux des bonnes œuvres ; au souffle du vent, aucune feuille de saintes intentions et de mérite ne tombera de lui, et tout ce qu’il fera aura un effet prospère, et chaque circonstance de sa vie coopérera pour accroître sa récompense. – En disant cela, elle désignait les arbres du jardin chargés de magnifiques fruits qui répandaient dans l’air un parfum délicieux, tandis que des ruisseaux limpides qui coulaient entre deux rives fleuries tombaient de petites cascades, ou formaient des petits lacs, baignant leurs troncs, avec un murmure qui semblait le son mystérieux d’une musique lointaine.
            La première demoiselle répliqua :
            – Il est comme un lys parmi les épines que Dieu cueille dans son jardin pour le mettre comme ornement sur son cœur ; et il peut dire à son Seigneur : Mon Bien-aimé m’appartient et je lui appartiens, car il se repaît au milieu des lys. – En disant cela, elle désignait un grand nombre de lys très beaux qui levaient leur tête blanche parmi les herbes et les autres fleurs, tandis qu’elle montrait au loin une très haute haie verdoyante qui entourait tout le jardin. Celle-ci était pleine d’épines et derrière on pouvait voir vagabonder comme des ombres des monstres répugnants qui tentaient de pénétrer dans le jardin, mais ils en étaient empêchés par les épines de cette haie.
            – C’est vrai ! Quelle vérité il y a dans tes paroles ! ajouta la seconde. Béni soit ce jeune qui sera trouvé sans faute ! Mais qui sera celui-ci pour que nous lui donnions des louanges ? Car il a fait des choses merveilleuses dans sa vie. Il a été trouvé parfait et aura une gloire éternelle. Il pouvait pécher et il n’a pas péché, faire le mal et il ne l’a pas fait. C’est pourquoi ses biens sont établis dans le Seigneur et ses bonnes œuvres seront célébrées par toutes les congrégations des Saints.
            – Et sur terre quelle gloire Dieu leur réserve ! Il les appellera, leur fera une place dans son sanctuaire, les fera ministres de ses mystères, et leur donnera un nom éternel qui ne périra jamais, conclut la première.
            La seconde se leva et s’exclama :
            – Qui peut décrire la beauté d’un innocent ? Cette âme est vêtue splendidement comme l’une de nous, ornée de la blanche étole du saint Baptême. Son cou et ses bras brillent de gemmes divines, elle a à son doigt l’anneau de l’alliance avec Dieu. Elle marche légère dans son voyage vers l’éternité. Une voie parsemée d’étoiles s’ouvre devant elle… Elle est le tabernacle vivant de l’Esprit Saint. Avec le sang de Jésus qui coule dans ses veines et colore ses joues et ses lèvres, avec la Très Sainte Trinité dans son cœur immaculé, elle émet autour d’elle des torrents de lumière qui l’enveloppent dans l’éclat du soleil. Du ciel tombent des nuées de fleurs célestes qui remplissent l’air. Tout autour se répandent les douces harmonies des anges qui font écho à sa prière. La Sainte Vierge est à ses côtés, prête à la défendre. Le ciel est ouvert pour elle. Elle est donnée en spectacle aux immenses légions des Saints et des Esprits bienheureux, qui l’invitent en agitant leurs palmes. Au milieu des éclats inaccessibles de son trône de gloire, Dieu lui désigne de la main droite le siège qu’il lui a préparé, tandis qu’avec la main gauche, il tient la splendide couronne qui devra la couronner pour toujours. L’innocent est le désir, la joie, l’applaudissement du paradis. Et sur son visage est sculptée une joie ineffable. Il est fils de Dieu. Dieu est son Père. Le paradis est son héritage. Il est continuellement avec Dieu. Il le voit, l’aime, le sert, le possède, il jouit de lui, a un rayon des délices célestes. Il est en possession de tous les trésors de Dieu, de toutes ses grâces, de tous ses secrets, de tous ses dons et de toutes ses perfections et de tout Dieu lui-même.
            – Voilà pourquoi l’innocence est si glorieuse chez les Saints de l’Ancien Testament, chez les Saints du Nouveau, et spécialement chez les Martyrs. Ô Innocence, comme tu es belle ! Tentée, tu grandis en perfection ; humiliée, tu t’élèves plus sublime ; combattue, tu sors triomphante ; tuée, tu voles vers la couronne. Tu es libre dans l’esclavage, tranquille et sûre dans les dangers, joyeuse parmi les chaînes. Les puissants s’inclinent devant toi, les princes t’accueillent, les grands te recherchent. Les bons t’obéissent, les méchants t’envient, les rivaux t’émulent, les adversaires succombent. Et tu resteras toujours victorieuse, même lorsque les hommes t’auraient condamnée injustement !
            Les deux demoiselles firent un instant de pause, comme pour reprendre haleine après un tel élan, puis se prirent par la main en se regardant :
            – Oh ! si les jeunes savaient quel précieux trésor est l’innocence, comme dès le début de leur vie ils conserveraient jalousement l’étole du saint baptême ! Mais, hélas, ils ne réfléchissent pas et ne pensent pas à ce que cela signifie quand ils la souillent. L’innocence est une liqueur très précieuse.
            – Mais elle est enfermée dans un vase d’argile fragile et si elle n’est pas portée avec beaucoup de précaution, elle se brise très facilement.
            – L’innocence est une pierre très précieuse.
            – Mais si l’on n’en connaît pas la valeur, on la perd et elle se transforme facilement en un objet vil.
            – L’innocence est un miroir d’or qui reflète les traits de Dieu.
            – Mais il suffit d’un peu d’air humide pour le rouiller et il faut le garder enveloppé dans un voile.
            – L’innocence est un lys.
            – Mais le simple contact d’une main rugueuse le flétrit.
            – L’innocence est un vêtement blanc. Omni tempore sint vestimenta tua candida (En tout temps, que tes vêtements soient blancs, Sir 9,8).
            – Mais une seule tache suffit à le salir, aussi faut-il marcher avec beaucoup de précaution.
            – L’innocence et l’intégrité sont violées si une seule tache les souille, leur faisant perdre le trésor de la grâce.
            – Il suffit d’un seul péché mortel.
            – Et une fois perdue, elle est perdue pour toujours.
            – Quel malheur quand se perdent toutes ces innocences chaque jour ! Lorsqu’un jeune tombe dans le péché, le paradis se ferme, la Sainte Vierge et l’Ange gardien disparaissent, les musiques cessent, la lumière s’éclipse. Dieu n’est plus dans son cœur, le chemin étoilé qu’il parcourait s’évanouit, il tombe et reste seul comme sur une île au milieu de la mer, une mer de feu qui s’étend jusqu’à l’horizon extrême de l’éternité, qui s’enfonce jusqu’à la profondeur du chaos. Sur sa tête, dans le ciel, éclatent les foudres de la justice divine, sombres et menaçantes. Satan s’est approché de lui, l’a chargé de chaînes, lui a mis un pied sur le cou, et levant son horrible museau a crié : J’ai gagné, ton fils est devenu mon esclave, il n’est plus à toi… La joie est finie pour lui. Si la justice de Dieu lui retire son unique appui, il est perdu pour toujours.
            – Il peut ressusciter ! La miséricorde de Dieu est infinie. Une bonne confession lui redonnera la grâce et le titre de fils de Dieu.
            – Mais plus l’innocence ! Et quelles conséquences à la suite du premier péché ! Il connaît le mal qu’il ne connaissait pas auparavant, il ressentira terriblement les mauvaises inclinations, il ressentira l’énorme dette qu’il a contractée envers la justice divine, il se sentira plus faible dans les combats spirituels. Il éprouvera ce qu’il ne ressentait pas auparavant : la honte, la tristesse, le remords.
            – Et penser qu’on disait auparavant de lui : Laissez les enfants venir à moi. Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Mon fils, donne-moi ton cœur.
            – Ah ! c’est un crime épouvantable que commettent ces misérables qui font perdre à un enfant son innocence. Jésus a dit : Qui scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’une meule de moulin lui fût suspendue au cou et qu’il fût englouti dans les profondeurs de la mer. Malheur au monde à cause des scandales. Il n’est pas possible d’empêcher les scandales, mais malheur à celui par qui arrive le scandale. Prenez garde de mépriser ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient perpétuellement le visage de mon Père qui est dans les cieux et demandent vengeance.
            – Malheur à eux ! Mais malheur aussi à ceux qui se laissent voler l’innocence.
            Alors toutes les deux se mirent à se promener ; elles se demandaient quel était le moyen de conserver l’innocence.
            L’une des deux disait :
            – C’est une grande erreur que les jeunes ont en tête, s’ils pensent que la pénitence doit être pratiquée seulement par ceux qui sont pécheurs. La pénitence est nécessaire aussi pour conserver l’innocence. Si saint Louis de Gonzague n’avait pas fait pénitence, il serait sans aucun doute tombé dans le péché mortel. C’est une vérité qui devrait être prêchée, inculquée, et enseignée continuellement aux jeunes. Combien plus de jeunes conserveraient l’innocence, alors qu’ils sont si peu nombreux maintenant !
            – L’Apôtre le dit en parlant de ceux qui portent toujours et partout la mortification de Jésus-Christ dans notre corps, afin que la vie même de Jésus se manifeste dans nos corps.
            – Et Jésus le Saint, l’immaculé, l’innocent a passé sa vie dans des privations et des douleurs.
            – De même la Vierge Marie et tous les Saints.
            – Et c’était pour donner l’exemple à tous les jeunes. Saint Paul l’a dit : si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous faites mourir les actions de la chair, vous vivrez.
            – Donc sans pénitence, on ne peut conserver l’innocence !
            – Et pourtant beaucoup voudraient conserver l’innocence en vivant en complète liberté.
            – Insensés ! N’est-il pas écrit : Il fut enlevé, afin que la malice n’altérât pas son esprit et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur ? C’est pourquoi l’attrait de la vanité obscurcit le bien et le vertige de la concupiscence renverse l’âme innocente. Donc, les innocents ont deux ennemis : les fausses maximes et discours impies des méchants, et la concupiscence. Le Seigneur ne dit-il pas que la mort de l’innocent au temps de la jeunesse est une récompense afin de l’arracher aux combats ? « Ayant plu à Dieu, il fut aimé par lui et vivant parmi les pécheurs, il fut transporté ailleurs. Consumé en peu de temps, il a accompli une longue carrière. Comme son âme était précieuse aux yeux de Dieu, Il s’est hâté de l’arracher du milieu des iniquités. Il fut enlevé afin que la malice n’altérât pas son esprit, et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur. »
            – Heureux les enfants s’ils embrassent la croix de la pénitence en disant résolument avec Job : Donec deficiam, non recedam ab innocentia mea (Jusqu’à la mort, je ne renoncerai pas à mon intégrité, Job 27,5).
            – En pratiquant la mortification ils surmonteront l’ennui qu’ils éprouvent dans la prière.
            – Il est écrit : Psallam et intelligam in via immaculata, Quando venies ad me ? (J’agirai avec sagesse dans la voie dans le chemin de l’innocence : quand viendras-tu à moi ? Ps 100,2). Petite et accipietis (Demandez et vous recevrez, Jn 16,24). Pater Noster ! (Notre Père !).
            – Mortification dans les pensées en s’humiliant et en obéissant aux Supérieurs et aux règles.
            – Il est écrit aussi : Si mei non fuerint dominati, tunc immaculatus ero et emundabor a delicto maximo (Sauve ton serviteur aussi de l’orgueil, afin qu’il n’ait pas de pouvoir sur moi ; alors je serai irréprochable, je serai pur de péché grave, Ps 18,13). C’est cela l’orgueil. Dieu résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles. Qui s’humilie sera exalté, qui s’exalte sera humilié. Obéissez à vos supérieurs.
            – Mortification en disant toujours la vérité, en révélant ses défauts et les dangers dans lesquels on peut se trouver. Alors on aura toujours de bons conseils, surtout de la part du confesseur.
            – Pro anima tua ne confundaris dicere verum. Pour l’amour de ton âme, n’aie pas honte de dire la vérité (Sir 4,24). Car il y a une honte qui entraîne le péché, et il y a une honte qui entraîne la gloire et la grâce.
            – Mortification du cœur en freinant ses mouvements inconsidérés, en aimant chacun par amour de Dieu et en se séparant résolument de ceux qui semblent menacer notre innocence.
            – Jésus l’a dit : si ta main ou ton pied te sert de scandale, coupe-les et jette-les loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un pied ou une main en moins, plutôt que d’être jeté dans le feu éternel avec les deux mains et les deux pieds. Et si ton œil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un seul œil que d’être jeté dans le feu de l’enfer avec les deux yeux.
            – Mortification en supportant courageusement et franchement les moqueries du respect humain. Exacuerunt, ut gladium, linguas suas : intenderunt arcum, rem amaram, ut sagittent in occultis immaculatum (Ils aiguisent leur langue comme une épée, ils lancent comme des flèches des paroles amères, pour frapper en cachette l’innocent, Ps 63,4-5).
            – Et ils vaincront ce malin qui se moque, craignant d’être découvert par les Supérieurs, en pensant aux terribles paroles de Jésus : Qui a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui quand il viendra avec sa majesté et celle du Père et des saints Anges.
            – Mortification dans les yeux, dans le regard, dans la lecture, en fuyant toute lecture mauvaise ou inopportune.
            – Un point essentiel. J’ai fait un pacte avec mes yeux de ne même pas penser à une vierge. Et dans les psaumes : Détourne tes yeux pour qu’ils ne voient pas la vanité.
            – Mortification de l’ouïe pour ne pas écouter de discours mauvais, ou mielleux, ou impies.
            – On lit dans l’Ecclésiastique : Saepi aures tuas spinis, linguam nequam non audire (Sir 28,28). Fais une haie d’épines à tes oreilles et n’écoute pas la mauvaise langue.
            – Mortification dans les paroles : ne pas se laisser vaincre par la curiosité.
            – Il est écrit : Mets une porte et un verrou à ta bouche. Attention à ne pas pécher avec la langue, pour ne pas finir par terre à la vue de tes ennemis qui te persécutent, et pour que ta chute ne soit pas inguérissable et mortelle (Sir 28,25-26).
            – Mortification de la gourmandise : ne pas manger ni boire trop.
            – L’excès dans le manger et le boire a amené le déluge universel sur le monde et le feu sur Sodome et Gomorrhe, et mille châtiments sur le peuple hébreu.
            – Il s’agit en somme de se mortifier en souffrant ce qui nous arrive au cours de la journée : le froid, la chaleur, et ne pas chercher nos satisfactions. Mortifiez vos membres terrestres (Col 3,5).
            – Se rappeler ce que Jésus a imposé : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem suam quotidie et sequatur me (Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et me suive, Luc 9,23).
            – Et c’est Dieu lui-même qui, avec sa main providentielle, entoure ses innocents de croix et d’épines, comme il l’a fait pour Job, Joseph, Tobie et d’autres Saints. Quia acceptus eras Deo, necesse fuit, ut tentatio probaret te (Pour devenir agréable à Dieu, il était nécessaire que la tentation te mette à l’épreuve, Tb 12,13).
            – Le chemin de l’innocent a ses épreuves, ses sacrifices, mais il a la force dans la Communion, car celui qui communie souvent a la vie éternelle, il est en Jésus et Jésus est en lui. Il vit de la même vie que Jésus, il sera ressuscité par lui au dernier jour. C’est cela le froment des élus, le vin qui fait germer les vierges. Parasti in conspectu meo mensam adversus eos, qui tribulant me. (Devant moi, tu prépares une table sous les yeux de mes ennemis, Ps 23,5). Cadent a latere tuo mille et decem millia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabunt (Mille tomberont à ton côté et dix mille à ta droite, mais rien ne pourra t’atteindre, Ps 91,7).
            – Et la douce Vierge qu’il aime est sa Mère. Ego mater pulchrae dilectionis et timoris et agnitionis et sanctae spei. In me gratia omnis (pour connaître) viae et veritatis ; in me omnis spes vitae et virtutis. (Je suis la mère de l’amour, de la crainte, de la science et de la sainte espérance. En moi se trouve toute la grâce de la voie et de la vérité, Sir 24,24-25). Ego diligentes me diligo (J’aime ceux qui m’aiment, Pr 8,17). Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt (Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle, Sir 24,31). Terribilis, ut castrorum acies ordinata (terrible comme un étendard de guerre, Ct 6,4).
            Les deux demoiselles alors se tournèrent et montèrent lentement la pente. Et l’une s’exclamait :
            – Le salut des justes vient du Seigneur, et il est leur protecteur au temps de la tribulation. Le Seigneur les aidera et les délivrera, il les tirera de la main des pécheurs et les sauvera parce qu’ils ont espéré en lui (Ps 36,39-40).
            – Et l’autre poursuivait :
            – Dieu m’a ceint de force et le chemin que je parcours vous le rendez immaculé.
            Quand les deux demoiselles furent arrivées au milieu de ce magnifique tapis, elles se tournèrent.
            – Oui, cria l’une, l’innocence couronnée par la pénitence est la reine de toutes les vertus.
            Et l’autre s’exclama aussi :
            – Comme la génération chaste est glorieuse et belle ! Sa mémoire est immortelle, elle est connue devant Dieu et devant les hommes. Les gens l’imitent quand elle est présente, et la désirent quand elle est partie pour le ciel, et couronnée elle triomphe dans l’éternité, ayant remporté le prix des combats chastes. Et quel triomphe ! Et quelle joie ! Et quelle gloire de présenter à Dieu l’étole immaculée du saint baptême après tant de combats au milieu des applaudissements et des cantiques, et dans la splendeur des armées célestes !
            Tandis qu’elles parlaient ainsi de la récompense préparée pour l’innocence conservée par la pénitence, Don Bosco vit apparaître des cohortes d’anges qui descendaient pour se poser sur ce tapis blanc. Et ils se joignaient à ces deux demoiselles, en se plaçant au milieu d’elles. C’était une grande multitude. Et ils chantaient : Benedictus Deus et Pater Domini Nostri Jesu Christi, qui benedixit nos in omni benedictione spirituali in coelestibus in Christo ; qui elegit nos in ipso ante mundi constitutionem, ut essemus sancti et immaculati in conspectu eius in charitate et praedestinavit nos in adoptionem per Jesum Christum (Béni soit Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. En lui, il nous a choisis avant la création du monde pour être saints et immaculés devant lui dans l’amour, nous prédestinant à être pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ, Eph 1,3-5). Les deux demoiselles se mirent alors à chanter un hymne merveilleux, mais avec des paroles et des notes que seuls les anges qui étaient les plus proches du centre pouvaient moduler. Les autres chantaient aussi, mais Don Bosco ne pouvait pas entendre leurs voix, même quand ils faisaient des gestes et remuaient les lèvres et la bouche pour chanter.
            Les demoiselles chantaient : Me propter innocentiam suscepisti et confirmasti me in conspectu tuo in aeternum. Benedictus Dominus Deus a saeculo et usque in saeculum ; fiat fiat ! (Pour mon intégrité, tu me soutiens et me fais rester à ta présence pour toujours. Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël, depuis toujours et pour toujours, Ps 40,13-14).
            Entre-temps, aux premières cohortes d’Anges s’ajoutaient d’autres cohortes et encore d’autres continuellement. Leur vêtement, de couleurs et d’ornements variés, était différent chez les uns et les autres et surtout de celui des deux demoiselles. Mais la richesse et la magnificence de chaque vêtement étaient divines. La beauté de chacun était telle que l’esprit humain ne pourra jamais en concevoir une ombre, même lointaine. Tout le spectacle de cette scène ne peut être décrit, mais à force d’ajouter un mot à l’autre, on peut en quelque sorte en expliquer confusément la signification.
            Quand cessa le cantique des deux demoiselles, on entendit chanter tous ensemble un cantique immense et tellement harmonieux qu’on n’en a jamais entendu de semblable et qu’on n’en entendra jamais plus sur terre. Ils chantaient :
            Ei, qui potens est vos conservare sine peccato et constituere ante conspectum gloriae suae immaculatos in exultatione, in adventu Domini nostri Jesu Christi : Soli Deo Salvatori nostro, per Jesum Christum Dominum nostrum, gloria et magnificentia, imperium et protestas ante omne saeculum, et nunc et in omnia saecula saeculorum. Amen (À celui qui peut vous préserver de toute chute et vous faire paraître devant sa gloire sans défauts et remplis de joie, à l’unique Dieu, notre sauveur, par Jésus-Christ notre Seigneur, gloire, majesté, force et puissance avant tous les temps, maintenant et pour toujours. Amen, Jude 1,24-25).
            Tandis qu’ils chantaient, de nouveaux anges ne cessaient d’arriver et lorsque le cantique fut terminé, tous ensemble peu à peu s’élevèrent vers le haut et disparurent avec toute la vision. – Et Don Bosco se réveilla.
(MB XVII, 722-730)




Le rêve des 22 lunes (1854)

En mars 1854, un jour de fête, après les vêpres, Don Bosco réunit tous les élèves dans l’arrière de la sacristie en disant qu’il voulait leur raconter un rêve. Parmi les présents, il y avait entre autres les jeunes Cagliero, Turchi, Anfossi, l’abbé Reviglio et l’abbé Buzzetti, dont nous avons recueilli la narration. Tous étaient convaincus que, sous le nom de rêve, Don Bosco cachait les manifestations qu’il avait eues du ciel. Voici ce rêve.

            – J’étais avec vous dans la cour et mon cœur était rempli de joie en vous voyant, pleins de vie et de gaieté, sauter, crier, courir. Soudain, j’ai vu l’un d’entre vous sortir d’une porte de la maison et commencer à marcher parmi ses camarades en ayant sur la tête une sorte de haut-de-forme ou de turban. C’était une sorte de chapeau transparent, tout illuminé à l’intérieur. On y voyait l’image d’une grande lune, au milieu de laquelle était écrit le nombre 22. Stupéfait, je voulus aussitôt m’approcher de lui pour lui dire de quitter cette coiffure de carnaval. Mais voici que, le soir venu, la cour se vida comme au signal de la cloche, et j’aperçus tous les jeunes disposés en rang sous les arcades de la maison. Ils paraissaient très effrayés, et dix ou douze d’entre eux avaient le visage couvert d’une pâleur étrange. Je passai devant eux pour les observer, et je remarquai parmi eux celui qui avait la lune sur la tête, plus pâle que les autres ; de ses épaules pendait un drap mortuaire. Je m’approchais pour lui demander ce que signifiait cet étrange accoutrement, quand une main m’arrêta. Je vis alors un inconnu à l’aspect imposant, qui me dit :
            – Écoute-moi avant de l’interroger. Il lui reste 22 lunes à vivre, et avant qu’elles ne soient passées, il mourra. Veille sur lui et prépare-le !
            Je voulais lui demander des explications sur ses paroles et sur son apparition inattendue, mais il avait disparu.
            – Ce jeune, mes chers fils, je le connais et il est parmi vous !
            Une vive frayeur s’empara de tous les jeunes, d’autant plus que c’était la première fois que Don Bosco annonçait en public et avec une certaine solennité la mort de quelqu’un de la maison. Le bon père ne put s’empêcher de le remarquer et poursuivit :
            – Je le connais et il est parmi vous, ce jeune des 22 lunes. Mais je ne veux pas que vous soyez effrayés. C’est un rêve, comme je vous l’ai dit, et vous savez qu’il ne faut pas toujours se fier aux rêves. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que nous devons toujours nous préparer, comme le recommande le divin Sauveur dans l’Évangile, et ne pas commettre de péchés, et alors la mort ne nous fera plus peur. Soyez tous de bons jeunes, n’offensez pas le Seigneur. Et moi, en attendant, je veillerai attentivement sur celui qui porte le chiffre 22, qui signifie 22 lunes, c’est-à-dire 22 mois, et j’espère qu’il fera une bonne mort.
            Si cette annonce effraya d’abord les jeunes, elle leur fit beaucoup de bien par la suite, car ils veillèrent tous à se maintenir dans la grâce de Dieu, en pensant à la mort. En attendant, ils comptaient les lunes qui passaient. De temps en temps, Don Bosco les interrogeait :
            – Combien de lunes y a-t-il encore ?
            Et ils répondaient :
            – Vingt, dix-huit, quinze, etc.
            Parfois, les jeunes particulièrement attentifs à toutes ses paroles s’approchaient de lui pour lui annoncer les lunes déjà passées, et essayaient de faire des pronostics et de deviner, mais Don Bosco restait silencieux. Le jeune Piano, entré comme étudiant à l’Oratoire en novembre 1854, entendit parler de la neuvième lune et apprit de ses compagnons et de ses supérieurs ce que Don Bosco avait prédit. Et lui aussi, comme tous les autres, restait en observation.
            L’année 1854 se termina, plusieurs mois de 1855 s’écoulèrent et le mois d’octobre, la vingtième lune, arriva. Le jeune abbé Cagliero était alors chargé de surveiller trois petites chambres de l’ancienne maison Pinardi, qui servaient chacune de dortoir à un groupe de jeunes. Parmi eux se trouvait un certain Gurgo Secondo, originaire de Pettinengo, près de Biella. C’était un garçon âgé d’environ 17 ans, de belle apparence, robuste, en excellente santé, au point qu’on pouvait prévoir pour lui une longue vie, une extrême vieillesse. Son père l’avait recommandé à Don Bosco pour qu’il le prenne en pension. Doué pour le piano et l’orgue, il étudiait la musique du matin au soir et gagnait bien sa vie en donnant des leçons à Turin. Durant l’année, Don Bosco interrogeait de temps en temps l’abbé Cagliero sur la conduite de ses jeunes, avec un grand souci. Au mois d’octobre, il l’appela auprès de lui et lui dit :
            – Où dors-tu ?
            – Dans la dernière chambre, répondit l’abbé Cagliero, et de là je surveille les deux autres.
            – Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que tu transportes ton lit dans celle du milieu ?
            – Comme vous voulez, mais je vous fais remarquer que les deux autres chambres sont sèches, tandis que dans la deuxième, l’un des murs est formé par le mur du clocher de l’église, construit récemment. Il y a donc un peu d’humidité. L’hiver approche et je pourrais attraper une maladie. D’ailleurs, de là où je suis, je peux très bien assister tous les jeunes de mon dortoir.
            – Quant à les assister, je sais que tu le peux, mais il vaut mieux, reprit Don Bosco, que tu ailles dans celle du milieu.
            L’abbé Cagliero obéit, mais au bout d’un certain temps, il demanda à Don Bosco la permission de déplacer son lit dans la première chambre. Don Bosco n’était pas d’accord, mais il lui dit :
            – Reste où tu es et sois sûr que ta santé n’en souffrira pas.
            L’abbé Cagliero se calma et quelques jours plus tard, Don Bosco le rappela :
            – Combien êtes-vous dans votre nouvelle chambre ?
            Il répondit :
            – Nous sommes trois : moi, le jeune Gurgo Secondo, Garovaglia, et le piano, ce qui fait quatre.
            – Très bien, dit Don Bosco, vous êtes trois pianistes, et Gurgo pourra vous donner des leçons de piano. Occupe-toi bien de lui. Et il n’ajouta rien de plus. Alors l’abbé, piqué par la curiosité et devenu soupçonneux, commença à lui poser des questions, mais Don Bosco l’interrompit en disant :
            – Tu sauras le pourquoi en temps voulu.
            Le secret était que dans cette pièce se trouvait le jeune homme aux 22 lunes.
            Au début du mois de décembre, il n’y avait pas de malade à l’Oratoire. Un soir après les prières, Don Bosco monta sur la petite estrade pour annoncer que l’un des jeunes allait mourir avant la fête de Noël. À cause de cette nouvelle prédiction et parce que les 22 lunes se terminaient, une grande inquiétude gagna toute la maison. On se rappelait fréquemment les paroles de Don Bosco et l’on redoutait leur réalisation.
            Pendant ces jours, Don Bosco appela encore une fois l’abbé Cagliero pour lui demander si Gurgo allait bien et s’il rentrait à la maison à l’heure après les leçons de musique en ville. Cagliero lui répondit que tout allait bien et qu’il n’y avait rien à signaler parmi ses camarades. Très bien, je suis content, dit-il, veille à ce qu’ils aillent tous bien, et préviens-moi s’il arrive quelque chose. C’est ce que dit Don Bosco, sans rien ajouter.
            Mais voici que vers la mi-décembre, Gurgo fut assailli par une colique violente et si dangereuse qu’on envoya chercher le médecin en toute hâte. On lui administra, à sa demande, les saints sacrements. La maladie dura huit jours et fut très douloureuse, mais elle s’améliora, grâce aux soins du docteur Debernardi, de sorte que Gurgo put quitter son lit comme convalescent. La maladie était comme disparue et le médecin répéta que le jeune homme s’en était bien tiré. Entre-temps, le père du jeune avait été prévenu, car, comme personne n’était encore mort à l’Oratoire, Don Bosco voulait éviter aux élèves un spectacle funèbre. La neuvaine de Noël avait commencé et Gurgo, presque guéri, avait l’intention d’aller chez lui à Noël. Cependant, lorsque Don Bosco recevait des bonnes nouvelles de sa santé, il avait l’air de ne pas y croire. Quand le père du jeune vint trouver son fils, voyant qu’il était déjà en bonne forme, il demanda et obtint la permission de l’emmener ; il alla réserver une place dans la voiture pour le conduire le lendemain à Novare, puis à Pettinengo, afin qu’il se rétablisse complètement. C’était le dimanche 23 décembre. Ce soir-là, Gurgo manifesta le désir de manger de la viande, aliment interdit par le médecin. Son père courut en acheter pour lui donner des forces et la fit cuire dans une machine à café. Le jeune homme but le bouillon et mangea la viande, qui devait être à moitié crue et à moitié cuite, et peut-être trop, plus qu’il ne fallait. Son père le laissa, et il ne resta dans la chambre que l’infirmier et Cagliero. Mais voici qu’à une certaine heure de la nuit, le malade commença à se plaindre de douleurs d’estomac. La colique était revenue le tourmenter de la manière la plus atroce. Gurgo appela son assistant par son nom :
            – Cagliero, Cagliero, j’ai fini de t’apprendre le piano.
            – Un peu de patience, courage, répondit Cagliero.
            – Je ne rentre plus chez moi, je ne pars plus. Prie pour moi. Si tu savais comme j’ai mal ! Recommande-moi à la Madone.
            – Oui, je prierai. Invoque, toi aussi, la Vierge Marie.
            Alors Cagliero commença à prier, mais il s’endormit, vaincu par le sommeil. L’infirmier le secoua, et lui montrant Gurgo, courut immédiatement appeler Don Alasonatti, qui dormait dans la chambre voisine. Il arriva mais, au bout de quelques instants, Gurgo s’éteignit. Ce fut la désolation dans toute la maison. Le matin, Cagliero rencontra Don Bosco qui descendait l’escalier pour dire la messe et il le vit très triste, parce qu’on lui avait déjà annoncé la douloureuse nouvelle.
            Dans la maison, on n’arrêtait pas de parler de cette mort. On était à la vingt-deuxième lune et celle-ci n’était pas encore terminée. En mourant le 24 décembre avant l’aube, Gurgo réalisait également la deuxième prédiction, à savoir qu’il ne verrait pas la fête de Noël.
            Après le déjeuner, les jeunes et les abbés entouraient silencieusement Don Bosco. Tout à coup, l’abbé Turchi Giovanni lui demanda si Gurgo était celui des lunes.
            – Oui, répondit Don Bosco, c’est bien lui que j’ai vu en rêve.
            Puis il ajouta :
– Vous avez certainement remarqué que je l’ai fait dormir il y a quelque temps dans un dortoir spécial, en recommandant à l’un des meilleurs assistants d’y transporter son lit afin qu’il puisse veiller sur lui sans arrêt. Cet assistant, c’était l’abbé Giovanni Cagliero. Et soudain, se tournant vers cet abbé, il lui dit : « Une autre fois, tu ne feras plus tes commentaires sur ce que te dira Don Bosco. Tu comprends maintenant pourquoi je ne voulais pas que tu quittes la pièce où se trouvait ce pauvre garçon ? Tu me suppliais de changer, mais moi, je ne voulais pas te l’accorder, précisément pour que Gurgo ait quelqu’un qui veille sur lui. S’il vivait encore, il pourrait dire combien de fois je lui ai parlé en long et en large de la mort et combien j’ai eu soin de le disposer à un heureux passage.
            « C’est alors que j’ai compris, écrira Mgr Cagliero, la raison des recommandations spéciales que Don Bosco m’avait faites, et j’ai appris à mieux connaître et apprécier l’importance de ses paroles et de ses avertissements paternels ».
            « La veille de Noël, raconte Pietro Enria, je me souviens encore de Don Bosco montant sur la petite estrade et tournant son regard comme s’il cherchait quelqu’un. Et il dit : c’est le premier jeune qui meurt à l’Oratoire ; mais il a bien fait les choses et nous espérons qu’il est au paradis. Je vous recommande d’être toujours prêts… Et il ne put rien dire de plus, car il souffrait trop dans son cœur. La mort lui avait enlevé un fils ».
(MB V, 377-383)




Une marche des jeunes vers le Paradis (1861)

Passons maintenant au récit d’un autre beau rêve que Don Bosco a fait dans les nuits des 3, 4 et 5 avril 1861. « Diverses circonstances qu’on admire dans celui-ci, écrit Don Bonetti, convaincront suffisamment le lecteur qu’il s’agit d’un de ces rêves que le Seigneur se plaît de temps en temps à envoyer à ses fidèles serviteurs. » Don Bonetti et Don Ruffino l’ont décrit minutieusement, tel que nous l’exposons ici.

            Le soir du 7 avril, après la prière, Don Bosco monta sur la petite estrade pour adresser quelques bonnes paroles à ses jeunes. Il commença ainsi :
            – J’ai quelque chose de très curieux à vous raconter. Je veux vous parler d’un rêve. Il s’agit d’un rêve et donc pas d’une réalité. Je vous en avertis pour que vous ne lui donniez pas plus de valeur qu’il n’en mérite. Avant de vous le raconter, je dois faire quelques remarques. Je vous dis tout, comme je souhaite que vous me disiez tout. Pour vous, je n’ai pas de secret ; mais je veux que ce qui est dit ici ne se répande pas à l’extérieur ; que ce soit dit et que cela reste seulement entre nous. Non que ce soit un péché de le dire à des étrangers, mais il vaut mieux qu’il ne franchisse pas le seuil de cette maison. Parlez-en entre vous, riez, plaisantez sur ce que je vais vous dire, autant que vous voudrez, et aussi, mais seulement avec quelques personnes dont vous pensez qu’elles tireront quelque profit de vos confidences, et avec qui vous jugerez qu’il est convenable d’en parler. Le rêve est divisé en trois parties : il a été fait au cours de trois nuits consécutives et, par conséquent, je vous en raconte une partie ce soir et les deux autres parties au cours des soirées suivantes. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que j’ai repris le rêve, la deuxième et la troisième nuit, au même point où je l’avais interrompu la veille au moment du réveil.

PREMIÈRE PARTIE

            Les rêves se font pendant le sommeil, et donc je dormais. Quelques jours auparavant, j’étais sorti de Turin en passant près des collines de Moncalieri. La vue de ces collines, déjà bien verdoyantes, m’est restée en mémoire. Il se peut donc que les nuits suivantes, pendant mon sommeil, ce spectacle délicieux me soit revenu à l’esprit, et que, faisant travailler mon imagination, j’aie eu envie de faire me promenade. En fait, c’est en rêvant que j’ai pensé faire une promenade. Il me semblait que j’étais au milieu de mes jeunes, dans une plaine. Devant mes yeux s’élevait une haute et vaste colline. Nous étions tous immobiles, quand soudain je proposai aux jeunes :
            – On va faire une belle promenade ?
            – Allons-y !
            – Mais où ?
            Nous nous sommes regardés en face, nous avons réfléchi, et puis, bizarrement, l’un d’eux a commencé à dire :
            – On va au paradis ?
            – Oui, oui, allons au paradis, criaient les uns.
            – Oui, oui, allons faire une belle promenade au paradis, répondirent les autres.
            – Très bien, très bien, allons-y, crièrent-ils tous d’un commun accord.
            Nous étions dans une plaine, et après avoir marché un peu, nous nous sommes retrouvés au pied de la colline. Nous avons commencé à la gravir. Mais quel spectacle admirable ! Aussi loin que notre regard se portait, la pente de cette longue colline était toute couverte d’arbres de toutes sortes, tendres et bas, robustes et hauts, mais pas plus gros qu’un bras. Il y avait des poiriers, des pommiers, des cerisiers, des pruniers, des vignes, etc. etc. Mais ce qui est singulier, c’est que sur la même plante, on pouvait voir des fleurs qui commençaient à s’épanouir, et des fleurs complètement formées aux couleurs magnifiques, des petits fruits encore verts et des gros fruits mûrs. Ainsi, sur chacune de ces plantes, il y avait tout ce qu’il y a de beau au printemps, en été et en automne. Les fruits étaient si abondants que les arbres semblaient ne pas pouvoir les porter.
            Les jeunes venaient vers moi et me demandaient curieusement une explication, parce qu’ils ne pouvaient pas expliquer un tel miracle. Je me souviens que, pour les satisfaire de quelque manière, je leur donnais cette réponse :
            – Le paradis n’est pas comme notre terre, où les températures et les saisons changent. Au paradis il n’y a pas de changements, la température est toujours la même, très douce, propice à la végétation de chaque plante. Il recueille en lui et dans le même temps tout ce que qu’il y a de beau et de bon dans les différentes saisons de l’année.
            Nous sommes restés en extase en observant ce jardin enchanteur. L’air était très doux, il régnait dans l’atmosphère un calme, une chaleur, une douceur de parfums, qui nous pénétraient tous et nous persuadaient que c’était l’endroit idéal pour toutes sortes de fruits. Les jeunes cueillaient les fruits, les uns une pomme, les autres une poire, d’autres encore une cerise ou une grappe de raisin, et c’est ainsi que tous ensemble nous gravissions lentement cette colline. Lorsque nous arrivâmes au sommet, nous pensions être au paradis, mais nous en étions encore bien loin. Du sommet on voyait, au-delà d’une grande plaine et au milieu d’un vaste plateau, une très haute montagne qui touchait les nuages. Nombreux étaient ceux qui l’escaladaient avec difficulté mais avec beaucoup d’empressement, et au sommet il y avait UN qui invitait les grimpeurs et leur donnait du courage. Nous en avons vu également qui descendaient du sommet jusqu’en bas et venaient aider ceux qui étaient trop fatigués pour se frayer un chemin dans ces dangereux escarpements. Ceux qui atteignaient finalement leur destination étaient accueillis avec un air de fête et une grande jubilation. C’est alors que nous avons tous réalisé que le paradis se trouvait là, et en descendant vers le plateau, nous nous sommes dirigés vers cette montagne pour la voir et l’escalader à notre tour. Nous avions déjà parcouru une bonne partie du chemin. Beaucoup de jeunes couraient, afin d’arriver plus tôt, loin devant leurs camarades.
            Surprise ! Avant d’arriver au pied de la montagne, il y avait sur ce plateau un grand lac, comme de l’Oratoire à Piazza Castello. Sur les bords du lac gisaient des troncs de mains, de pieds, de bras, de jambes, des crânes fendus, des corps écartelés et d’autres membres lacérés. Misérable spectacle d’horreur ! On aurait dit qu’une bataille sanglante s’était déroulée ici. Les jeunes arrivés les premiers s’arrêtèrent, horrifiés. Quant à moi, qui étais encore loin et n’avais rien remarqué, voyant leurs gestes de stupeur et qu’ils n’avançaient plus et étaient profondément mélancoliques, je m’écriai :
            – Pourquoi cette tristesse ? Qu’est-ce qu’il y a ? Continuez, allez de l’avant !
            – Quoi ? aller de l’avant ? Venez, venez voir, me répondirent-ils.
            Je hâtai le pas et j’ai vu ! Tous les autres jeunes arrivés à leur tour, si joyeux quelques instants auparavant, étaient devenus silencieux et mélancoliques. Je me tenais sur les rives du lac mystérieux et j’observais : personne ne pouvait passer. En face, au bord du lac, on pouvait lire un écriteau en grosses lettres : Per sanguinem (par le sang).
            Les jeunes se demandèrent l’un à l’autre :
            – Qu’est-ce que c’est ? Que signifie ce spectacle ?
            J’interrogeai alors UN dont je ne me souviens plus qui il était, qui me dit :
            – Voici le sang versé par ceux, et ils sont nombreux, qui ont déjà touché le sommet de la montagne et sont allés au paradis. Ce sang est celui des martyrs ! C’est le sang de Jésus-Christ dans lequel ont été baignés les corps de ceux qui ont été tués en témoignage de leur foi. Personne ne peut aller au paradis sans passer par ce sang et en être aspergé. Ce sang est celui qui défend la Sainte Montagne, figure de l’Église catholique. Quiconque tente de l’attaquer mourra noyé. Toutes ces mains et ces pieds coupés, ces crânes écrasés, ces membres brisés éparpillés sur ces rivages, ce sont les restes misérables de tous les ennemis qui ont voulu combattre l’Église. Tous ont été mis en pièces ! Tous ont péri dans ce lac ! – En parlant, le mystérieux jeune homme avait nommé de nombreux martyrs, parmi lesquels il avait également énuméré les soldats du pape qui étaient tombés sur le champ de bataille pour la défense de son domaine temporel.
            Cela dit, il nous montra sur notre droite, vers l’Est, tout au fond, une immense vallée beaucoup plus grande, quatre ou cinq fois au moins, que le lac de sang. Puis il ajouta :
            – Voyez-vous cette vallée là-bas ? Sachez qu’on mettra là le sang de ceux qui devront gravir cette montagne par ce chemin, le sang des justes, de ceux qui mourront pour la foi dans les temps à venir.
            Je redonnai courage aux jeunes, qui étaient étonnés de ce qu’ils voyaient et de ce qu’on leur annonçait, en leur disant : – Si nous devions mourir martyrs, notre sang serait déposé dans cette vallée, mais nos membres ne seraient jamais jetés avec ceux qui se trouvaient là.
            Puis nous avons poursuivi notre route et, contournant ces rives, nous avions à notre gauche le sommet de la colline par laquelle nous étions venus, et à notre droite le lac et la montagne. À un certain endroit où s’arrêtait le lac de sang, il y avait un terrain parsemé de chênes, de lauriers, de palmiers et d’autres arbres. Nous nous y engageâmes pour voir si nous pouvions nous approcher de la montagne. Mais là, un autre spectacle s’offrit à nous. Un deuxième grand lac rempli d’eau, avec à l’intérieur d’autres membres tronqués et coupés en quatre. Sur la rive était écrit en lettres capitales : Per aquam (par l’eau).
            Nous nous sommes à nouveau interrogés :
            – Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ce n’est pas ? Qui nous donnera l’explication de cet autre mystère ?
            – Dans ce lac, nous dit UN, se trouve l’eau qui est sortie du côté de Jésus-Christ ; bien qu’en petite quantité, elle a augmenté, elle augmente continuellement et augmentera dans l’avenir. C’est l’eau du Saint Baptême dans laquelle ont été lavés et purifiés ceux qui sont déjà montés sur cette montagne, et par laquelle doivent être baptisés et purifiés ceux qui doivent y monter dans l’avenir. C’est dans cette eau que doivent être baignés tous ceux qui veulent aller au paradis. On y monte ou par l’innocence, ou par la pénitence. Personne ne peut être sauvé sans être baigné de cette eau.
            Puis, à propos de ce massacre, il continua :
            – Les membres des morts appartiennent à ceux de ceux qui ont attaqué l’Église à notre époque.
            Entre-temps, nous vîmes beaucoup de gens, et même certains de nos jeunes gens, qui marchaient sur l’eau avec une rapidité et une légèreté si extraordinaires qu’ils touchaient à peine l’eau du bout de leurs pieds sans se mouiller, et passaient de l’autre côté.
            Nous étions étonnés par ce prodige, mais on nous dit : Ceux-là, ce sont les justes, car l’âme des saints, lorsqu’elle est libérée de la prison du corps, et aussi le corps lorsqu’il est glorifié, non seulement marche avec légèreté et rapidité sur l’eau, mais vole dans l’air.
            Tous les jeunes désiraient alors courir sur les eaux de ce lac, comme l’avaient fait ceux qu’ils avaient vus. Ils se tournèrent vers moi, comme pour m’interroger du regard, mais aucun n’osa. Je leur dis :
           – Pour ma part, je n’ose pas ; c’est une témérité de se croire vertueux au point de pouvoir passer sur ces eaux sans tomber dedans.
            Tous s’exclamèrent alors :
            – Si vous n’osez pas, à plus forte raison nous n’oserons pas non plus !
            Nous continuâmes à avancer, en tournant toujours autour de la montagne, et nous arrivâmes à un troisième lac, aussi vaste que le premier, plein de feu, et dans lequel il y avait encore plus de membres humains brisés et coupés. Sur la rive opposée, il était écrit : Per ignem (par le feu). Pendant que nous regardions cette plaine de flammes, le personnage nous dit :
            – Ici, il y a le feu de la charité de Dieu et des saints, les flammes de l’amour et du désir par lesquelles doivent passer ceux qui ne sont pas passés par le sang et par l’eau. C’est aussi le feu par lequel les corps de tant de martyrs ont été tourmentés et consumés par les tyrans. Nombreux sont ceux qui ont dû passer par ce chemin pour gravir cette montagne. Ces flammes serviront à brûler leurs ennemis. – Pour la troisième fois, nous avons vu les ennemis du Seigneur écrasés sur le terrain de leurs défaites !
            Nous nous hâtons de continuer et au-delà de ce lac, il y en avait un autre en forme de grand amphithéâtre qui présentait un spectacle encore plus terrible. Il était rempli de bêtes féroces : loups, ours, tigres, lions, panthères, serpents, chiens, chats et bien d’autres monstres aux mâchoires grandes ouvertes pour dévorer quiconque s’approcherait. Nous avons vu des gens marcher sur leurs têtes. Des jeunes se sont mis à courir et marchaient eux aussi sans crainte sur les têtes effrayantes de ces bêtes, sans être blessés le moins du monde. J’ai voulu les rappeler et j’ai crié de toutes mes forces :
            – Non, par pitié ! Arrêtez ! N’avancez pas ! Ne voyez-vous pas qu’ils sont là, prêts à vous déchiqueter et à vous dévorer ? – Mais ma voix n’a pas été entendue, et ils ont continué à marcher sur les dents et sur les têtes de ces animaux, comme s’il s’agissait de l’endroit le plus sûr du monde. C’est alors que mon interprète habituel me dit : Ces bêtes, ce sont les démons, les dangers et les complots du monde ; ceux qui les traversent impunément sont les âmes justes, ce sont les innocents. Ne sais-tu pas qu’il est écrit : Super aspidem et basiliscum ambulabunt et conculcabunt leonem et draconem (Tu piétineras les lions et les vipères, tu écraseras les lions et les dragons, Ps 90,13) ? David a parlé de telles âmes. Et dans l’Évangile, on lit ceci : Ecce dedi vobis potestatem calcandi supra serpentes et scorpiones, et super omnem virtutem inimici, et nihil vobis nocebit (Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions et sur toute la puissance de l’ennemi ; rien ne vous fera de mal, Lc 10,19).
            Nous nous demandions :
            – Comment allons-nous faire pour passer ? Allons-nous aussi marcher sur ces horribles têtes ?
            – Si, si, venez, allons, me dit quelqu’un.
            – Oh ! je ne me sens pas le courage, répondis-je ; il est présomptueux de nous supposer assez justes pour marcher sains et saufs sur les têtes de ces monstres féroces. Allez-y si vous voulez, moi je n’irai pas.
            Et les jeunes répétaient :
            – Oh ! si vous n’avez pas ce courage, nous encore moins !
            En nous éloignant du lac des bêtes, nous vîmes un vaste terrain tout plein de gens. Mais parmi eux, certains étaient, ou avaient l’air d’être, sans nez, d’autres sans oreilles, d’autres encore avaient la tête coupée ; certains manquaient de bras, d’autres de jambes, ceux-ci étaient sans mains, ceux-là sans pieds. Certains n’avaient plus de langue, d’autres avaient les yeux arrachés. Les jeunes étaient stupéfaits de voir tous ces gens si abîmés, quand UN nous dit :
            – Ce sont les amis de Dieu, ce sont ceux qui, pour se sauver, ont mortifié leurs sens, leurs oreilles, leurs yeux, leur langue, et qui ont fait ainsi beaucoup de bonnes œuvres. Beaucoup ont perdu des parties de leur corps en raison de leurs grandes pénitences ou en travaillant pour l’amour de Dieu et du prochain. Ceux qui ont la tête coupée, ce sont ceux qui se consacrent au Seigneur d’une manière particulière.
            Pendant toutes ces considérations, nous vîmes que beaucoup de ceux qui avaient traversé les lacs étaient en train de gravir la montagne, et on nous montrait au sommet ceux qui donnaient la main à ceux qui montaient ; ils frappaient dans leurs mains et disaient :
            – Bravo ! Très bien ! – En entendant ces applaudissements et ces cris, je me suis réveillé et j’ai réalisé que j’étais dans mon lit. Telle est la première partie du rêve, c’est-à-dire la première nuit.

            Le soir du 8 avril, Don Bosco se présenta aux jeunes désireux d’entendre la suite du rêve. Avant de commencer, il renouvela l’interdiction de mettre les mains les uns sur les autres ; il leur interdit également de quitter leur place dans la salle d’étude et de se promener çà et là d’une table à l’autre. Il ajouta :
            – Ceux qui doivent quitter l’étude pour quelque raison que ce soit doivent toujours demander la permission au responsable. – Les jeunes étaient impatients et Don Bosco sourit. Il jeta un coup d’œil autour de lui et, après une courte pause, il poursuivit son récit.

DEUXIÈME PARTIE

            Il ne faut pas oublier qu’il y avait encore un grand lac à remplir de sang, au fond d’un vallon proche du premier lac. Ainsi, après avoir vu toutes les curiosités déjà décrites, et après avoir terminé notre tour de ce vaste plateau, nous avons trouvé un endroit libre pour passer, et nous avons avancé, moi et tous mes jeunes, à travers une vallée qui, à son extrémité, débouchait sur une grande place. Nous y sommes allés. La place était large et spacieuse à son entrée, mais elle se rétrécissait peu à peu, si bien qu’au bout, près de la montagne, elle se terminait par un chemin entre deux rochers, par lequel un seul homme pouvait à peine passer. Cette place était pleine de gens heureux qui se divertissaient, mais ils se dirigeaient tous vers ce passage étroit qui menait à la montagne. Nous nous sommes interrogés :
            – Serait-ce là le chemin du paradis ?
            Pendant ce temps, ceux qui étaient rassemblés en ce lieu passaient l’un après l’autre par ce chemin, et pour passer, ils devaient serrer leurs vêtements et leurs membres, se faire tout petits, et déposer, s’ils en avaient, leurs baluchons ou autre chose. Cela suffit à m’assurer que c’était le chemin du ciel, et il me vint à l’esprit que pour aller au ciel, il fallait non seulement se dépouiller du péché, mais aussi laisser derrière soi toute pensée, toute affection terrestre, selon ce que dit l’Apôtre : Nil coinquinatum intrabit in ea (Rien d’impur n’y entrera, Ap 21,27). Pendant une petite heure, nous sommes restés là à regarder. Mais comme j’ai été bête ! Au lieu de tenter ce passage, nous voulions retourner voir ce qu’il y avait derrière cette place. Nous avions vu beaucoup de monde au loin et nous étions animés d’une vive curiosité pour voir ce qu’ils faisaient. Nous nous sommes donc mis en marche à travers une campagne très étendue dont la limite extrême ne pouvait être atteinte à vue d’œil. Là, nous nous sommes trouvés au milieu d’un étrange spectacle. Nous avons vu des hommes et même beaucoup de nos jeunes attelés avec diverses sortes d’animaux. Il y avait des jeunes attelés avec des bœufs. Je me suis dit : – Qu’est-ce que cela signifie ? – Il m’est alors venu à l’esprit que le bœuf est le symbole de la paresse et j’ai pensé qu’il s’agissait de jeunes paresseux. Je les connaissais, je les voyais comme tels, inertes, lents dans l’accomplissement de leurs devoirs, et je me disais : – Eh bien, reste là ! C’est bien fait pour toi, tu ne veux jamais rien faire et alors reste là avec cet animal.
            Ensuite, j’en ai vu d’autres qui étaient attelés avec des ânes. C’étaient ceux qui étaient têtus, ils portaient des poids ou paissaient avec les ânes. Ce sont ceux qui ne voulaient pas se plier aux conseils ou aux ordres de leurs supérieurs. J’en vis d’autres attelés avec des mules ou avec des chevaux et cela m’a rappelé ce que dit le Seigneur. Factus est sicut equus et mulus quibus non est intellectus (Ne soyez pas comme le cheval et comme le mulet dépourvus d’intelligence Ps 31,9). C’étaient ceux qui ne veulent jamais penser aux choses de l’âme, des malheureux sans cervelle !
            J’en ai vu d’autres qui paissaient avec les porcs : ils fouillaient dans la crasse et dans la terre comme ces animaux immondes, et comme eux ils se roulaient dans la boue. Ce sont ceux qui ne font que brouter les choses terrestres, qui vivent dans de vilaines passions, qui s’éloignent de leur Père céleste. Quel triste spectacle ! C’est alors que m’est venu à l’esprit ce que l’Évangile dit du fils prodigue, réduit à cet état luxuriose vivendo (vivant dans la luxure).
            Puis j’ai vu beaucoup de gens et de jeunes avec des chats, des chiens, des coqs, des lapins, etc., etc., c’est-à-dire les voleurs, les scandaleux, les vantards, les timides par respect humain, et ainsi de suite. Cette variété de scènes nous a permis de comprendre que cette grande vallée était le monde. J’ai bien regardé tous ces jeunes, un par un ! De là, nous avons marché un peu plus loin vers une autre partie très spacieuse de cette immense plaine. Le terrain s’inclinait insensiblement, de sorte que nous descendions sans nous en apercevoir.
Nous vîmes à une certaine distance que le terrain semblait prendre l’aspect d’un jardin, et nous nous sommes dit :
            – Allons voir ce qu’il y a là.
            – Allons-y !
            Et nous avons commencé à trouver de belles roses violettes.
            – Oh les belles roses ! oh les belles roses ! s’écrièrent les jeunes, et ils coururent les cueillir. Mais voilà, dès qu’ils les eurent entre les mains, ils s’aperçurent qu’elles sentaient mauvais. Ces roses, si belles et si rouges à l’extérieur, étaient desséchées à l’intérieur. Les jeunes étaient déçus. Nous avons aussi vu des violettes, très fraîches, qui semblaient sentir bon. Mais lorsque nous sommes allés en cueillir quelques-unes pour en faire des petits bouquets, nous nous sommes aperçus qu’elles étaient elles aussi toutes pourries et malodorantes à l’intérieur.
            Nous avons continué et nous nous sommes retrouvés au milieu d’un verger merveilleux plein d’arbres tellement chargés de fruits que c’était un plaisir de les voir. Les pommiers, surtout, avaient l’air si charmants ! Un jeune alla cueillir sur les branches une grosse poire, qui n’aurait pu être plus belle ni plus mûre, mais dès qu’il y mit les dents, il la jeta dédaigneusement au loin. Elle était pleine de terre et de sable et avait un goût à faire vomir.
            – Mais qu’est-ce que cela ? nous nous demandâmes.
            Un de nos jeunes, dont je connais le nom, nous dit : – Est-ce là tout ce que le monde présente de beau et de bon ? Tout est apparence, tout est insipide !
            En réfléchissant à la direction que prenait notre chemin, nous avons fini par nous rendre compte qu’il était en pente, même si cette pente était à peine perceptible. Un jeune a alors fait cette observation :
            – Nous voilà en train de descendre, nous descendons, nous n’allons pas bien !
            – Eh ! allons voir, répondis-je.
            Pendant ce temps, une multitude innombrable de gens apparut, courant le long de cette route sur laquelle nous nous trouvions. Les uns étaient en voiture, les autres à cheval, les autres à pied. Ils sautaient, couraient, chantaient, dansaient au son de la musique et beaucoup marchaient au son des tambours. On faisait la fête et le bruit était indescriptible.
            – Faisons une petite pause, avons-nous dit, observons un peu avant de nous mettre en route avec ces gens.
            À ce moment-là, quelques jeunes remarquèrent qu’au milieu de cette foule, il y avait des personnages qui accompagnaient et semblaient diriger chacune de ces compagnies. Ils étaient beaux, bien habillés et courtois, mais sous leurs chapeaux on voyait qu’ils avaient des cornes. Cette grande plaine était donc le monde pervers et mauvais. Est via quae videtur homini recta, et novissima eius ducunt ad mortem (Il y a un chemin qui semble droit pour l’homme, mais qui à la fin mène à des sentiers de mort, Pr 16,25). Soudain, UN nous a dit :
            – C’est ainsi que les hommes vont en enfer, presque sans s’en rendre compte.
            Ayant entendu et vu cela, j’ai immédiatement appelé les jeunes qui étaient devant moi et ils se mirent à courir vers moi en criant :
            – Nous ne voulons pas descendre là-bas. – Et tandis qu’ils continuaient tous à courir en refaisant le chemin déjà parcouru, ils me laissèrent seul.
            – Oui, vous avez raison, leur ai-je dit quand je les eu rejoints, fuyons vite d’ici, revenons en arrière, sinon, sans le savoir, nous descendrons nous aussi en enfer.
            Et nous voulions revenir à l’endroit d’où nous étions partis et nous engager enfin sur ce chemin qui menait à la montagne du paradis. Mais quelle ne fut pas notre surprise lorsque, après une longue marche, nous ne vîmes plus la vallée par laquelle nous allions au paradis, mais une prairie et rien d’autre. Nous nous tournions d’un côté, nous nous tournions de l’autre, mais nous n’avons pas pu nous orienter.
            Les uns disaient :
            – Nous nous sommes trompés de route !
            D’autres criaient :
            – Non, nous ne nous sommes pas trompés, c’est la bonne route.
            Pendant que les différents jeunes se disputaient et que chacun voulait soutenir son opinion, je me suis réveillé.

            C’est la deuxième partie du rêve au cours de la deuxième nuit. Mais avant de vous retirer, écoutez encore ceci. Je ne veux pas que vous donniez de l’importance à mon rêve, mais souvenez-vous que les plaisirs qui mènent à la perdition ne sont qu’apparents, ils n’ont de beau qu’en surface. Souvenez-vous aussi de vous garder des vices qui nous rendent semblables aux bêtes, au point de mérite d’être attelés avec elles, et surtout de certains péchés qui nous rendent semblables aux animaux impurs. Oh ! qu’il est honteux pour une créature raisonnable d’être attelée avec des bœufs et des ânes ! Combien cela est malséant pour celui qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et qui a été fait héritier du paradis, de se rouler dans la boue comme des porcs avec ces péchés que l’Écriture Sainte appelle Luxuriose vivendo (vivre dans la luxure).
            Je n’ai mentionné que les principales circonstances de mon rêve et très brièvement, parce qu’il serait trop long de le raconter tel quel. Même hier soir, je n’ai fait qu’une petite mention de ce que j’ai vu. Demain soir, je vous raconterai la troisième partie.

            Dans la soirée du samedi 9 avril, Don Bosco poursuivit ses descriptions.

TROISIÈME PARTIE

            Jamais je ne voudrais vous raconter mes rêves, et même, avant-hier, dès le début de mon récit, j’ai regretté ma promesse. J’aurais aimé ne pas commencer l’exposé de ce que vous vouliez savoir. Mais je dois dire ceci : si je me tais, si je garde mon secret pour moi, je souffre beaucoup ; en le racontant, je reçois un grand soulagement ; alors je continue.
            Mais d’abord, je dois dire que dans les soirées précédentes, j’ai dû abréger beaucoup de choses qu’il n’était pas opportun de raconter, et en laisser de côté d’autres, que l’on peut voir avec les yeux mais que l’on ne peut pas exprimer avec des mots.
            Après avoir contemplé en passant toutes les scènes déjà mentionnées, après avoir vu les différents lieux et les différentes manières d’aller en enfer, nous voulions à tout prix aller au paradis. Mais en tournant de-ci de-là, nous étions toujours occupés à regarder d’autres choses nouvelles. Enfin, ayant trouvé le chemin, nous sommes arrivés sur cette place où étaient rassemblés tant de gens qui rivalisaient entre eux pour atteindre la montagne. Cette place semblait immense, mais elle débouchait sur un tout petit sentier entre les deux gros rochers. Celui qui s’y engageait, à peine sorti de l’autre côté, devait traverser un pont assez long, très étroit, sans garde-fou, sous lequel s’ouvrait un précipice effrayant.
            – Ah ! voilà l’endroit qui mène au Paradis, disions-nous ; le voilà, allons-y !
            Et nous nous sommes mis en route. Quelques jeunes se mirent aussitôt à courir, laissant derrière eux leurs compagnons. Je voulais qu’ils m’attendent, mais ils s’étaient mis en tête d’arriver avant nous. Lorsqu’ils atteignirent le passage, ils s’arrêtèrent, effrayés, et n’osèrent pas continuer. Je les encourageai pour qu’ils passent :
            – En avant, en avant ! Que faites-vous ?
            – Oh oui, m’ont-ils répondu, venez donc et essayez ! On tremble de devoir passer par un endroit si étroit, et sur ce pont ; si on fait un faux pas, on tombe dans cette eau profonde encastrée dans cet abîme ; et personne ne nous voit plus.
            Finalement quelqu’un avança le premier, puis un deuxième, et ainsi nous passâmes tous, l’un après l’autre, et nous nous retrouvâmes au pied de la montagne. Nous avons essayé de l’escalader, mais nous ne trouvions pas le chemin. Nous avons fait le tour des pentes en observant, mais mille difficultés et obstacles se sont dressés sur notre chemin. Ici, des rochers épars, empilés au hasard, là une falaise à franchir, ici un précipice, là un buisson épineux nous barraient le passage. Partout la montée était raide. Rude était donc la fatigue qui nous attendait. Cependant, nous ne nous décourageons pas et nous commençons à grimper avec ardeur. Après une petite heure d’ascension pénible, avec l’aide de nos mains et de nos pieds, et parfois en nous aidant les uns les autres, les obstacles commencèrent à disparaître et, à un certain moment, nous trouvâmes un chemin praticable et pûmes grimper plus confortablement.
            Puis nous sommes arrivés à un endroit où, d’un côté de la montagne, nous avons vu beaucoup de gens qui souffraient, mais d’une manière si horrible et si étrange que nous fûmes tous remplis d’horreur et de compassion. Je ne peux pas vous dire ce que j’ai vu car je vous ferais trop souffrir, et vous ne pourriez pas résister à ma description. Je ne vous dirai donc rien et je continuerai.
            Nous en vîmes aussi beaucoup d’autres qui grimpaient sur les flancs de la montagne. Arrivés au sommet, ils étaient accueillis par ceux qui les attendaient, au milieu de grandes réjouissances et d’applaudissements prolongés. En même temps, nous avons entendu une musique vraiment céleste, un chant des plus mélodieux et un concert d’hymnes magnifiques. Cela nous a encouragés encore plus à continuer à gravir cette colline. Tout en marchant, je me disais et je disais aux jeunes :
            – Mais nous, qui voulons aller au ciel, sommes-nous déjà morts ? J’ai toujours entendu et je sais que nous devons d’abord passer en jugement ! Est-ce que nous avons déjà été jugés ?
            – Non, répondirent-ils, nous sommes encore vivants, nous ne sommes pas encore allés au jugement. – Et nous nous mettions à rire.
            – Quoi qu’il en soit, repris-je, vivants ou morts, avançons pour voir ce qu’il y a là-haut, on y verra bien quelque chose. – Et nous avons accéléré le pas.
            À force de marcher, nous avons fini par atteindre presque le sommet de la montagne. Ceux qui étaient là-haut étaient déjà prêts à nous fêter et à nous souhaiter la bienvenue, lorsque je me retournai pour voir si j’avais tous les jeunes avec moi. Mais, à ma grande tristesse, je me trouvai presque seul. De tous mes petits compagnons, il n’en restait que trois ou quatre.
            – Et les autres ? demandai-je en m’arrêtant et en fronçant un peu les sourcils.
            – Oh, me dirent-ils, ils se sont arrêtés ici et là ; peut-être viendront-ils.
            Je regardai en bas et je les vis dispersés sur toute la montagne ; les uns s’étaient arrêtés, les autres cherchaient des escargots parmi les pierres, d’autres cueillaient des fleurs inodores, d’autres des fruits sauvages, d’autres couraient après les papillons, d’autres chassaient les grillons, d’autres étaient assis sur un terrain herbeux à l’ombre d’un arbre, etc. etc. Je me suis mis à crier de toutes mes forces, à leur faire des signes, à les appeler par leur nom, un par un, pour qu’ils se dépêchent de monter en leur disant que ce n’était pas le moment de nous arrêter. Quelques-uns vinrent, de sorte qu’il y avait environ huit jeunes autour de moi ; tous les autres n’écoutèrent pas mes appels et ne pensèrent pas à monter, occupés qu’ils étaient à leurs propres bagatelles. Mais je ne voulais absolument pas aller au ciel accompagné de ce petit nombre de jeunes. C’est pourquoi je décidai d’aller moi-même chercher les réfractaires en disant à ceux qui étaient avec moi : – Je retourne en arrière et je descends les chercher. Vous autres, restez ici.
            C’est ce que j’ai fait. Tous ceux que je rencontrais dans la descente, je les poussais vers le haut. À l’un je donnais un avertissement, à un autre une réprimande affectueuse, à un troisième une réprimande solennelle, à l’un une tape, à l’autre une bousculade.
            – Montez, pour l’amour du ciel, m’empressai-je de dire, ne vous arrêtez pas à ces futilités. – C’est ainsi qu’en descendant, je les avais déjà presque tous prévenus, et je me trouvais sur les flancs de la montagne que nous avions gravie avec tant de peine. C’est là que j’en avais arrêté quelques-uns qui, épuisés par la fatigue de l’ascension et effrayés par la hauteur à atteindre, étaient retournés en bas. Je me retournai alors pour reprendre l’ascension et retourner là où se trouvaient les jeunes. Mais alors, j’ai trébuché sur une pierre et je me suis réveillé.

            Je vous ai raconté le rêve, mais j’attends de vous deux choses. Je vous répète que vous ne devez le raconter à personne en dehors de la maison, car si quelqu’un dans le monde entendait ces choses, il en rirait. Je vous le raconte pour vous divertir. Racontez-le entre vous aussi longtemps que vous le voudrez, mais j’entends que vous ne leur donniez pas d’autre importance que celle qu’il convient d’accorder à un rêve. Une autre chose que je veux vous dire, c’est que personne ne doit venir m’interroger pour savoir s’il était là ou non, qui était ou n’était pas là, ce qu’il a fait ou n’a pas fait, si vous étiez parmi le petit nombre ou parmi le grand nombre, où vous vous trouviez, etc. Ce serait comme renouveler la musique de cet hiver. Pour certains d’entre vous cela pourrait être plus néfaste qu’utile, et je ne veux pas troubler les consciences.
            Je vous dis seulement que si le rêve n’avait pas été un rêve, mais une réalité, et que nous devions vraiment mourir, alors parmi tous les jeunes qui sont ici, si nous devions nous frayer un chemin vers le paradis, très peu y arriveraient : sur sept ou huit cents ou plus, peut-être seulement trois ou quatre y parviendraient. Mais ne vous troublez pas, je vais vous expliquer cette affirmation hasardeuse. Je dis qu’il n’y en aurait que trois ou quatre qui s’envoleraient vers le paradis sans passer un temps dans les flammes du purgatoire. Un tel n’y resterait peut-être qu’une minute, d’autres peut-être un jour, d’autres des jours et des semaines, mais presque tous devraient y passer au moins un peu de temps. Voulez-vous savoir comment éviter le purgatoire ? Essayez d’acquérir autant d’indulgences que vous pouvez. Si vous faites les pratiques auxquelles elles sont attachées, avec de bonnes dispositions, si vous obtenez une indulgence plénière, vous vous envolerez directement au paradis.

            Don Bosco ne donna aucune explication personnelle et pratique de ce rêve à chacun des élèves, et très peu sur les diverses significations des spectacles qu’il avait vus. Et ce n’était pas chose facile. Il s’agissait, comme nous essaierons de le montrer plus loin, d’idées en forme d’images multiples qui se succédaient et semblaient simultanées. Elles représentaient diverses réalités : l’Oratoire au présent et dans l’avenir, avec tous les jeunes qui se trouvaient actuellement dans la maison et ceux qui viendraient par la suite, avec leur portrait moral et leur destin futur ; la Pieuse Société Salésienne avec sa croissance, ses vicissitudes et son destin ; l’Eglise Catholique avec les persécutions préparées par ses ennemis et les triomphes qu’elle ne manquerait pas de connaître, ainsi que d’autres faits généraux ou particuliers.
            Étant donné l’ampleur, l’entrecroisement et la confusion des images, Don Bosco ne pouvait pas, ne savait pas comment exposer entièrement ce qui s’était déroulé si vivement dans son imagination. D’autre part, il convenait de passer sous silence beaucoup de choses, c’était même un devoir de les taire ou de ne les révéler qu’à des personnes prudentes pour qui un tel secret pouvait être un réconfort ou un avertissement.
            En racontant aux jeunes certains rêves dont nous aurons le temps de parler, il choisissait ce qui pouvait leur être le plus utile, comme c’était l’intention de celui qui inspirait ces mystérieuses révélations. De temps en temps, cependant, à cause de l’impression profonde qu’il avait ressentie, et aussi à cause de l’étude du choix, Don Bosco mentionnait confusément et en passant d’autres faits, ou choses, ou idées parfois je dirais incohérentes et étrangères à son récit, mais qui révélaient que ce qu’il taisait devait être beaucoup plus que ce qu’il disait.
            C’est ainsi qu’il avait commencé à faire ces jours-ci, en décrivant sa magnifique promenade, et nous allons essayer de l’expliquer brièvement, soit en nous servant de certaines paroles de Don Bosco, soit avec nos propres réflexions, que nous laissons à l’appréciation des lecteurs. Voici donc ce que nous pourrions dire :
            1° La colline que Don Bosco rencontre au début de son voyage semble être l’Oratoire. Sur elle s’étend la riante végétation d’une splendide jeunesse. On n’y voit pas de grands fûts de vieux arbres. En toute saison, on y cueille des fleurs et des fruits, comme cela est ou doit être à l’Oratoire. Comme toute l’œuvre de Don Bosco, celle-ci est soutenue par la charité, dont l’Ecclésiastique dit, au chapitre XI, qu’elle est comme un jardin béni de Dieu qui donne des fruits précieux, des fruits d’immortalité, semblable au paradis terrestre où se trouvait, parmi autres, l’arbre de vie.
            2° Celui qui gravissait la montagne doit être cet homme béni décrit dans le psaume 83, dont la force est toute dans le Seigneur. C’est lui qui, dans cette terre, vallée de larmes, ascensiones in corde suo disposuit (décide dans son cœur le saint voyage, Ps 83,6), décidé à monter continuellement pour atteindre le tabernacle du Très-Haut, c’est-à-dire le ciel. Et avec lui beaucoup d’autres. Et le législateur Jésus-Christ les bénira, les comblera de grâces célestes, et ils iront de vertu en vertu et arriveront à voir Dieu dans la bienheureuse Sion, et ils seront éternellement heureux.
            3° Les lacs semblent être un résumé de l’histoire de l’Église. Les innombrables membres brisés sur les rives sont ceux des infidèles persécuteurs, des hérétiques, des schismatiques et des chrétiens rebelles. Certains mots du rêve révèlent comment Don Bosco a vu les événements présents et futurs. « À certaines personnes et en privé, nous dit la chronique, il parla de cette vallée vide au-delà du lac de sang et dit :
            – Cette vallée doit se remplir principalement du sang des prêtres et il se peut que cela arrive très bientôt.
            Ces jours-ci, poursuit la chronique, Don Bosco est allé rendre visite au cardinal De Angelis. Son Éminence lui dit :
            – Racontez-moi quelque chose de réjouissant.
            – Je vais vous raconter un rêve.
            – Bien volontiers.
            Don Bosco commença à lui raconter ce que nous avons décrit plus haut, mais avec plus de détails et de réflexions. Mais lorsqu’il parla du lac de sang, le Cardinal devint sérieux et mélancolique. Alors Don Bosco interrompit son récit en disant :
            – Je m’arrête.
            – Continuez ! lui dit le cardinal.
            – Cela suffit, conclut Don Bosco avant de passer à des faits plus agréables.
            4° La scène représentant le passage étroit entre deux rochers, le petit pont de bois (qui était la croix de Jésus-Christ), la sécurité du passage chez ceux qui sont soutenus par la foi, le danger de tomber en avançant sans une bonne intention, les obstacles de toutes sortes pour arriver là où le chemin devient facile, tout cela, si nous ne nous trompons pas, nous oriente vers le thème de la vocation religieuse. Ceux qui se tenaient sur la place devaient être des jeunes appelés par Dieu à le servir dans la Pieuse Société. De fait, on voit que ceux qui attendaient d’entrer dans cette voie qui mène au paradis étaient satisfaits, heureux et se divertissaient. Ces caractéristiques correspondent, au moins en grande partie, à tous ceux qui n’étaient pas des adultes. Ajoutons qu’en gravissant cette montagne, une partie s’était arrêtée, une autre revenait en arrière. Ne serait-ce pas là le signe d’un refroidissement dans la poursuite de la vocation ? Don Bosco donna à cette partie du rêve un sens qui pouvait indirectement faire allusion à la vocation, mais il ne jugea pas bon d’en parler.
            5° Sur le flanc de la montagne, juste après les obstacles d’en bas, Don Bosco avait vu des gens souffrir. “Certains l’interrogèrent en privé, écrit Don Bonetti, et il répondit :
            – Ce lieu, c’est le purgatoire. Si j’avais un sermon à faire sur ce sujet, je ne ferais que décrire ce que j’ai vu. Ce sont des choses qui font peur. Je dirais seulement que, parmi les différentes sortes de supplices, j’ai vu ceux qui étaient sous un pressoir, d’où on voyait sortir leurs mains, leurs pieds, leurs têtes ; leurs yeux sortaient de leurs orbites. Ils étaient affaissés, écrasés, et mettaient une horreur indescriptible dans le cœur de ceux qui les regardaient”.

            Ajoutons une dernière observation importante, qui vaut pour ce rêve et pour les nombreux autres que nous décrirons par la suite. Dans ces rêves ou visions, si on veut les appeler ainsi, il y a un personnage mystérieux qui entre presque toujours en scène pour servir de guide et d’interprète à Don Bosco. De qui s’agit-il ? Voilà la partie la plus surprenante et la plus belle de ces rêves. En les racontant, Don Bosco en conservait le secret dans son cœur.
(MB VI, 864-882)




Étrenne 2025. Ancrés dans l’espérance, pèlerins avec les jeunes

INTRODUCTION. ANCRÉS DANS L’ESPÉRANCE, PÈLERINS AVEC LES JEUNES
1. À LA RENCONTRE DU CHRIST, NOTRE ESPÉRANCE, POUR RENOUVELER LE RÊVE DE DON BOSCO
1.1 Le Jubilé
1.2 L’anniversaire de la première Expédition Missionnaire Salésienne
2. LE JUBILÉ : LE CHRIST NOTRE ESPÉRANCE
2.1 Pèlerins, ancrés dans l’espérance chrétienne
2.2 L’espérance comme chemin vers le Christ, chemin vers la vie éternelle
2.3 Caractéristiques de l’Espérance
2.3.1 L’espérance, une tension continue, prête, visionnaire et prophétique
2.3.2 L’espérance est un pari sur l’avenir
2.3.3 L’espérance n’est pas une affaire privée
3. L’ESPÉRANCE COMME FONDEMENT DE LA MISSION
3.1 L’espérance est une invitation à la responsabilité
3.2 L’espérance exige du courage de la part de la communauté chrétienne dans l’évangélisation
3.3 « Da mihi animas » : « l’esprit » de la mission »
3.3.1 Les comportements de l’envoyé
3.3.2 Reconnaître, Repenser et Relancer
4. UNE ESPÉRANCE JUBILAIRE ET MISSIONNAIRE QUI SE TRADUIT EN VIE CONCRÈTE ET QUOTIDIENNE
4.1 L’espérance est une force dans la vie quotidienne qui exige le témoignage
4.2 L’espérance est l’art de la patience et de l’attente
5. L’ORIGINE DE NOTRE ESPÉRANCE : EN DIEU AVEC DON BOSCO
5.1 Dieu fidèle à l’origine de notre espérance
5.1.1 Bref rappel du rêve
5.1.2 Don Bosco « géant » de l’espérance
5.1.3 Caractéristiques de l’espérance chez Don Bosco
5.1.4 Les « fruits » de l’espérance chez Don Bosco
5.2 La fidélité de Dieu : jusqu’à la fin
6. AVEC MARIE, ESPÉRANCE ET PRÉSENCE MATERNELLE

INTRODUCTION. ANCRÉS DANS L’ESPÉRANCE, PÈLERINS AVEC LES JEUNES

Bien chers frères et sœurs appartenant aux différents Groupes de la Famille Salésienne de Don Bosco, permettez-moi de vous adresser le salut le plus cordial au début de cette nouvelle année 2025 !

Ce n’est pas sans émotion que je m’adresse à chacun et à chacune d’entre vous en ce temps de grâce marqué par deux événements importants pour la vie de l’Église et pour celle de notre Famille : le Jubilé de l’Année 2025, qui a débuté solennellement le 24 décembre avec l’ouverture de la Porte Sainte de la Basilique Saint-Pierre au Vatican, et le 150ème anniversaire de la Première Expédition Missionnaire voulue par notre Père Don Bosco,  partie le 11 novembre 1875 pour l’Argentine et d’autres pays du continent américain.

Ce sont deux événements importants qui trouvent leur point de rencontre dans l’espérance. En effet, le Pape François a indiqué exactement cette vertu comme perspective en proclamant le Jubilé. De la même manière, l’expérience missionnaire est un signe d’espérance pour tous : pour ceux qui sont partis (et qui partent) et pour ceux qui ont été rejoints par les missionnaires.

L’année qui nous est donnée est donc riche en idées pour notre croissance concrète et quotidienne, afin que notre humanité devienne féconde dans l’attention aux autres. Cela ne se produira que dans les cœurs qui mettent Dieu au centre et qui peuvent dire : « C’est Toi que j’ai mis avant moi ».

Dans ce commentaire, je vais essayer de mettre en évidence ces éléments afin d’approfondir, en clé charismatique, ce que l’Église est invitée à vivre tout au long de cette année, et de souligner ce qui pour nous, Famille de Don Bosco, doit nous guider vers de nouveaux horizons.

1. À LA RENCONTRE DU CHRIST, NOTRE ESPÉRANCE, POUR RENOUVELER LE RÊVE DE DON BOSCO

Le titre de l’Étrenne implique l’entrelacement de deux événements : le Jubilé Ordinaire de l’année 2025 et le 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire envoyée par Don Bosco en Argentine.

La concomitance, que j’ose qualifier de « providentielle », des deux événements fait de 2025 une année décidément extraordinaire pour nous tous et pour les Salésiens de Don Bosco encore plus. En effet, au cours des mois de février, mars et avril 2025, il y aura la célébration du 29ème Chapitre Général qui aboutira, entre autres, à l’élection du nouveau Recteur Majeur et du nouveau Conseil Général.

Des événements mondiaux et particuliers qui nous impliquent donc de différentes manières et que nous voulons vivre avec profondeur et intensité. Parce que c’est précisément grâce à ces événements que nous pouvons faire l’expérience de la joie d’aller à la rencontre du Christ et de l’importance de rester ancrés dans l’espérance.

1.1 Le Jubilé

« Spes non confundit ! L’espérance ne déçoit pas ! » (Rm 5,5)[1]

C’est ainsi que le Pape François nous présente le Jubilé. Comme c’est merveilleux ! Quelle indication « prophétique » ! Le Jubilé est un pèlerinage pour remettre Jésus-Christ au centre de notre vie et de la vie du monde. Parce qu’Il est notre Espérance. Il est l’Espérance de l’Église et du monde entier !

Nous sommes tous conscients qu’aujourd’hui le monde a besoin de cette espérance qui nous met en relation avec Jésus-Christ et avec les autres frères et sœurs. Nous avons besoin de cette espérance qui fait de nous des pèlerins, qui nous met en mouvement et qui nous fait marcher.

Nous parlons de l’espérance comme de la redécouverte de la présence de Dieu. Le Pape François écrit : « Puisse l’espérance remplir le cœur ! »,[2] non seulement qu’elle réchauffe le cœur, mais qu’elle le remplisse, et à ras bord !

1.2 L’anniversaire de la première Expédition Missionnaire Salésienne

C’est de cette espérance débordante qu’étaient remplis les cœurs des participants à la première Expédition Missionnaire Salésienne en Argentine, il y a 150 ans.

Du Valdocco, Don Bosco lance son cœur au-delà de toutes frontières, envoyant ses fils à l’autre bout du monde ! Il les envoie au-delà de toute sécurité humaine, il les envoie pour poursuivre ce qu’il avait commencé lui-même. Il se met en chemin avec les autres, en espérant et en insufflant de l’espérance. Il les envoie, tout simplement ; et les premiers (jeunes) confrères partent et s’en vont. Où ? Ils ne le savent pas eux-mêmes ! Mais ils s’appuient sur l’espérance et ils obéissent. Parce que c’est la présence de Dieu qui nous guide.

Dans cette obéissance pleine d’enthousiasme, notre espérance actuelle trouve aussi de nouvelles énergies et nous pousse à nous mettre en route comme des pèlerins.

C’est pourquoi cet anniversaire doit être célébré : parce qu’il nous aide à reconnaître un don (non pas une conquête personnelle mais un don gratuit du Seigneur), il nous permet de nous souvenir et, à partir du souvenir, de trouver la force d’affronter et de construire l’avenir.

Vivons donc, aujourd’hui, pour rendre cet avenir possible et faisons-le de la seule manière que nous considérons comme grande : en partageant avec les jeunes et avec toutes les personnes de nos milieux (à commencer par les plus pauvres et les oubliés) le chemin pour aller à la rencontre du Christ, notre unique Espérance.

2. LE JUBILÉ : LE CHRIST NOTRE ESPÉRANCE

Le Jubilé, c’est marcher ensemble, ancrés dans le Christ, notre Espérance. Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Je reprends les éléments de la Bulle d’Indiction du Jubilé 2025 qui mettent en évidence certaines caractéristiques de l’espérance.

2.1 Pèlerins, ancrés dans l’espérance chrétienne

Nous sommes convaincus que rien ni personne ne peut nous séparer du Christ.[3] Parce que c’est à Lui que nous voulons et devons rester accrochés, ancrés. Nous ne pouvons pas marcher sans notre ancre.

L’ancre de l’espérance est donc le Christ lui-même qui porte sur la croix les souffrances et les blessures de l’humanité, en présence du Père. L’ancre, en effet, a la forme d’une croix et, pour cette raison, elle a également été représentée dans les catacombes pour symboliser l’appartenance des fidèles défunts au Christ Sauveur. Cette ancre est déjà solidement attachée au port du salut. Notre tâche est d’y attacher notre vie, la corde qui lie notre bateau à l’ancre du Christ.

Nous naviguons sur les vagues agitées de la mer et nous avons besoin de nous ancrer à quelque chose de solide. Mais il ne s’agit plus de jeter l’ancre et de la fixer au fond de la mer. Il s’agit d’attacher notre bateau à la corde qui, pour ainsi dire, pend du Ciel, là où l’ancre du Christ est solidement fixée. En nous accrochant à cette corde, nous nous accrochons à l’ancre du salut et rendons notre espérance certaine.

L’espérance est certaine lorsque la barque de notre vie s’accroche à cette corde qui nous lie à l’ancre fixée dans le Christ crucifié qui est à la droite du Père, c’est-à-dire dans la communion éternelle du Père et dans l’amour de l’Esprit Saint.[4]

Tout est bien exprimé dans l’oraison liturgique de la Solennité de l’Ascension du Seigneur :

« Dieu qui élève le Christ au-dessus de tout, ouvre-nous à la joie et à l’action de grâce, car l’Ascension de ton Fils est déjà notre victoire : nous sommes les membres de son corps, il nous a précédés dans la gloire auprès de toi, et c’est là que nous vivons en espérance. »[5]

L’écrivain et homme politique tchèque Václav Havel définit l’espérance comme un état d’esprit, une dimension de l’âme. Elle ne dépend pas de l’observation préventive du monde, ce n’est pas une prédiction.

Le philosophe Byung-Chul Han ajoute : « L’espérance est une orientation du cœur qui transcende le monde immédiat de l’expérience ; c’est un ancrage quelque part au-delà de l’horizon. Les racines de l’espérance se trouvent dans le transcendant : c’est pourquoi avoir de l’espoir et être satisfait parce que les choses vont bien, ce n’est pas la même chose. On pourrait penser qu’espérer, c’est simplement vouloir sourire à la vie pour qu’elle vous sourie à son tour ; mais non, il faut aller plus loin, il faut marcher sur la corde qui nous mène à l’ancre.

L’espérance est la capacité de chacun d’entre nous à travailler pour quelque chose parce qu’il est juste de le faire, et non parce que ce quelque chose aura le succès garanti. Cela pourrait être un échec, cela pourrait mal tourner : nous n’espérons pas que cela se passe bien, nous ne sommes pas optimistes. Nous travaillons pour que cela se produise. Voilà pourquoi l’espérance n’est pas la même chose que l’optimisme. L’espérance n’est pas la conviction que quelque chose ira bien, mais la certitude que quelque chose a un sens indépendamment de son résultat. Faire quelque chose parce que cela a du sens : voilà en quoi consiste l’espérance qui présuppose des valeurs et présuppose la foi.

C’est ce qui donne la force pour vivre, et cela nous donne la force de ressentir quelque chose encore et encore, même dans le désespoir. »[6]

Mais comment peut-on marcher tout en restant ancré ? L’ancre vous alourdit, vous ralentit, vous fixe. Où mène donc ce chemin ? Il mène à l’éternité.

2.2 L’espérance comme chemin vers le Christ, chemin vers la vie éternelle

La promesse de la vie éternelle, telle qu’elle est faite à chacun de nous, ne contourne pas le chemin de la vie, ce n’est pas un saut vers le haut, elle ne propose pas de monter dans une fusée qui se détache du sol et s’envole dans l’espace, laissant la route, la poussière du chemin sur le sol, ni ne laisse le bateau dériver au milieu de la mer sans nous.

Cette promesse, c’est précisément une ancre fixée dans l’éternité, mais à laquelle nous restons attachés par une corde qui vient rendre ferme le bateau qui traverse la mer. Et c’est précisément le fait qu’il soit fixé dans le Ciel qui permet au bateau de ne pas rester immobile au milieu de la mer, mais d’avancer à travers les flots.

Si l’ancre du Christ fixait l’homme au fond de la mer, nous resterions tous immobiles là où nous sommes, peut-être tranquilles, sans problèmes, mais immobiles, sans voyager, sans avancer. Au contraire, c’est précisément l’ancrage de la vie au Ciel qui fait que la promesse qui suscite notre espérance n’arrête pas la route, ne nous donne pas la sécurité d’un refuge dans lequel nous enfermer et nous arrêter, mais nous donne la certitude de marcher et de continuer le chemin. La promesse d’un but certain, déjà atteint pour nous par le Christ, rend ferme et décisif chacun de nos pas sur le chemin de la vie.

Il est important de comprendre le Jubilé comme un pèlerinage, comme une invitation à se mettre en mouvement, à sortir de soi-même pour aller vers le Christ. Le Jubilé a toujours été synonyme de chemin. Si l’on désire vraiment Dieu, on doit bouger, on doit marcher. Parce que le désir de Dieu, la nostalgie de Dieu, nous pousse à le trouver et, en même temps, conduit à nous trouver nous-mêmes et à trouver les autres.

« Nous sommes nés et nous ne mourrons plus jamais. »[7] Le titre de la biographie de la servante de Dieu Chiara Corbella Petrillo est beau et significatif. Oui, parce que notre venue dans le monde est orientée vers la vie éternelle. La vie éternelle est une promesse qui brise la porte de la mort, nous ouvrant au « face à face avec Dieu » pour toujours. La mort est une porte qui se ferme et en même temps une porte qui s’ouvre toute grande à la rencontre définitive avec Dieu !

Nous savons combien le désir du Ciel était vivant chez Don Bosco, désir proposé et partagé avec joie avec les jeunes de l’Oratoire.

2.3 Caractéristiques de l’Espérance

2.3.1 L’espérance, une tension continue, prête, visionnaire et prophétique

Gabriel Marcel,[8] dit philosophe de l’espérance, nous enseigne que l’espérance se trouve dans le tissu d’une expérience continue, qu’espérer signifie donner du crédit à une réalité comme porteuse d’avenir. Éric Fromm[9] écrit que l’espérance n’est pas une attente passive mais une tension continue et constante. C’est comme un tigre accroupi qui ne saute que lorsque c’est le moment précis.

Avoir de l’espoir, c’est être vigilant en tout temps, pour tout ce qui n’est pas encore arrivé. Les vierges qui attendaient l’époux avec des lampes allumées espéraient ; Don Bosco espérait face aux difficultés et s’agenouillait pour prier. L’espérance est prête au moment où tout est sur le point de naître. Elle est alerte, attentive, à l’écoute, capable de guider dans la création de quelque chose de nouveau, de donner vie à l’avenir sur terre. C’est pourquoi elle est « visionnaire et prophétique ». Elle concentre notre attention sur ce qui n’est pas encore, c’est elle qui aide à donner naissance à quelque chose de nouveau.

2.3.2 L’espérance est un pari sur l’avenir

Sans espérance, il n’y a pas de révolution, pas d’avenir, il n’y a qu’un présent fait d’optimisme stérile. On pense souvent que ceux qui espèrent sont des optimistes tandis que les pessimistes sont essentiellement leur contraire. Il n’en est pas ainsi. Il est important de ne pas confondre espérance et optimisme. L’espérance est beaucoup plus profonde parce qu’elle ne dépend pas des humeurs, des sensations ou de la sentimentalité.

L’essence de l’optimisme est la positivité innée. L’optimiste vit convaincu que les choses vont s’améliorer d’une manière ou d’une autre. Pour un optimiste, le temps est clos, il ne contemple pas l’avenir : tout ira bien et c’est tout.

Paradoxalement, même pour le pessimiste, le temps est clos : il se retrouve piégé dans le présent comme dans une prison, il nie tout sans s’aventurer dans d’autres mondes possibles. Le pessimiste est aussi têtu que l’optimiste, tous deux sont aveugles aux possibilités parce que le possible leur est étranger, ils manquent de passion pour le possible.

Contrairement à tous les deux, l’espérance parie sur ce qui peut aller au-delà de ce qui pourrait être. Et, encore une fois, l’optimiste (comme le pessimiste) n’agit pas, parce que chaque action comporte un risque ; et puisqu’il ne veut pas prendre ce risque, il ne bouge pas, il ne veut pas connaître l’échec. L’espérance, quant à elle, se met à chercher, essaie de trouver une direction, se dirige vers ce qu’elle ne connaît pas, met le cap sur de nouvelles choses. C’est le pèlerinage d’un chrétien.

2.3.3 L’espérance n’est pas une affaire privée

Nous portons tous des espérances dans nos cœurs. Il n’est pas possible de ne pas espérer, mais il est vrai aussi que nous pouvons nous leurrer, en considérant des perspectives et des idéaux qui ne se réaliseront jamais, qui ne sont que des chimères et des leurres. Une grande partie de notre culture, en particulier la culture occidentale, est pleine de faux espoirs qui trompent et détruisent ou peuvent ruiner irrémédiablement l’existence d’individus et de sociétés entières.

Selon la pensée positive, il suffit de remplacer les pensées négatives par des pensées positives pour vivre plus heureux. Grâce à ce mécanisme simple, les aspects négatifs de la vie sont complètement omis, et le monde apparaît comme un marché Amazon qui nous fournira tout ce que nous voulons grâce à notre attitude positive.

En conclusion, si notre volonté de penser positivement était suffisante pour être heureux, alors chacun serait seul responsable de son propre bonheur. Paradoxalement, le culte de la positivité isole les gens, les rend égoïstes et détruit l’empathie, parce que les gens les gens sont de plus en plus préoccupés uniquement d’eux-mêmes et ne s’intéressent pas à la souffrance des autres.

L’Espérance, contrairement à la pensée positive, n’évite pas la négativité de la vie, elle n’isole pas mais unit et réconcilie, car le protagoniste de l’Espérance, ce n’est pas moi, centré sur mon ego, retranché exclusivement sur moi-même ; le secret de l’Espérance, c’est nous. C’est pour cela que les sœurs de l’Espérance sont l’Amour, la Foi et la Transcendance.

3. L’ESPÉRANCE COMME FONDEMENT DE LA MISSION

3.1 L’espérance est une invitation à la responsabilité

L’espérance est un don et, en tant que tel, elle doit être transmise à tous ceux que nous rencontrons sur notre chemin.

Saint Pierre le dit clairement : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous. »[10] L’Apôtre nous invite à ne pas avoir peur, à agir dans la vie de tous les jours, à rendre raison – quel esprit salésien dans ce mot « raison » ! – de l’espérance. C’est une responsabilité pour le chrétien. Si nous sommes des femmes et des hommes d’espérance, ça se voit ! « Rendre raison de l’espérance qui est en nous » devient une annonce de la « Bonne Nouvelle » de Jésus et de son Évangile.

Mais pourquoi est-il nécessaire de répondre à quelqu’un qui nous interroge sur l’espérance qui est en nous ? Et pourquoi ressentons-nous le besoin de retrouver l’espérance ?

Dans la Bulle d’Indiction du Jubilé Spes non confundit, le Pape François rappelle que « chacun, en réalité, a besoin de retrouver la joie de vivre car l’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut se contenter de survivre ou de vivoter, de se conformer au présent en se laissant satisfaire de réalités uniquement matérielles. Celles-ci enferment dans l’individualisme et érodent l’espérance, en générant une tristesse qui se niche dans le cœur et le rend aigre et intolérant. »[11]

Un constat qui est frappant parce qu’il décrit toute la tristesse que l’on respire dans nos sociétés et nos communautés. C’est une tristesse déguisée en fausse joie, celle qui nous est constamment annoncée, promise et assurée par les médias, par la publicité, par la propagande des politiciens, par tant de faux prophètes du bien-être. Se contenter du bien-être nous empêche de nous ouvrir à un bien beaucoup plus grand, beaucoup plus vrai, beaucoup plus éternel : ce que Jésus et les apôtres appellent « le salut de l’âme, le salut de la vie » ; un bien pour lequel Jésus nous invite à ne pas craindre de perdre la vie, les biens matériels, les fausses sécurités qui s’effondrent souvent en un instant.

Sur ces « questions », plus ou moins exprimées (même par les jeunes), nous avons le devoir de « rendre raison ». Qu’est-ce que je souhaite pour les jeunes et pour toutes les personnes que je rencontre sur mon chemin ? Qu’est-ce que je voudrais demander à Dieu pour eux ? Comment aimerais-je que cela change leur vie ?

Il n’y a qu’une seule réponse : la vie éternelle. Non seulement la vie éternelle comme état sublime que nous pouvons atteindre après la mort, mais la vie éternelle possible ici et maintenant, la vie éternelle telle que Jésus la définit : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ »,[12] c’est-à-dire une vie définie, illuminée par la communion avec le Christ et, par Lui, avec le Père.

Et c’est à nous d’accompagner les jeunes générations sur ce chemin vers la vie éternelle, dans l’action éducative qui nous distingue. Une action qui, pour nous, Famille Salésienne, est une mission. Et qu’est-ce qui motive cette mission qui est la nôtre ? Toujours le Christ, notre Espérance. La mission éducative, en effet, est centrée sur l’espérance.

En fin de compte, l’espérance de Dieu n’est jamais l’espérance pour soi-même . Elle est toujours espérance pour les autres : elle ne nous isole pas, elle nous soutient et nous stimule à nous éduquer les uns les autres à la vérité et à l’amour.

3.2 L’espérance exige du courage de la part de la communauté chrétienne dans l’évangélisation

Le courage et l’espérance forment une combinaison intéressante. En effet, s’il est vrai qu’il est impossible de ne pas espérer, il est tout aussi vrai que le courage est nécessaire pour espérer. Le courage vient du fait d’avoir le même regard que le Christ, capable d’espérer contre toute espérance,[13] de voir une solution même là où apparemment il semble qu’il n’y ait pas d’issue. Et combien « salésienne » est cette attitude !

Tout cela exige le courage d’être soi-même, de se reconnaître dans un don de Dieu et d’investir ses énergies dans une responsabilité précise, conscients du fait que ce qui nous a été confié n’est pas nôtre, et que nous avons la tâche de le transmettre aux générations futures. C’est le cœur de Dieu, c’est la vie de l’Église. Une attitude que l’on retrouve dans la première Expédition Missionnaire…

Je considère très utile la référence à l’art. 34 des Constitutions des Salésiens de Don Bosco : il met en évidence ce qui est au cœur de notre Mouvement charismatique et apostolique. Je suggère à chacun des Groupes de notre belle Famille, dans sa variété, de reprendre les mêmes éléments que je propose ici, en relisant ses Constitutions et Statuts respectifs.

L’article 34 des Constitutions SDB s’intitule « Évangélisation et catéchèse » et se lit comme suit :

« « Cette société, à ses débuts, était un simple catéchisme. » Pour nous aussi, l’évangélisation et la catéchèse sont la dimension fondamentale de notre mission. Comme Don Bosco, nous sommes appelés, tous et en toute occasion, à être des éducateurs de la foi. Notre science la plus éminente est donc de connaître Jésus-Christ, et notre joie la plus profonde est de révéler à tous les insondables richesses de son mystère. Nous cheminons avec les jeunes, pour les conduire à la personne du Seigneur ressuscité, afin que, découvrant en Lui et dans son Évangile le sens suprême de leur existence, ils grandissent en hommes nouveaux. La Vierge Marie est maternellement présente sur ce chemin. Nous la faisons connaître et aimer comme Celle qui a cru, qui vient en aide et qui infuse l’espérance. »

Cet article représente le cœur battant qui décrit bien, également pour cette Étrenne, quelles sont les énergies et les opportunités comme accomplissement et actualisation du « rêve mondial » que Dieu a inspiré à Don Bosco.

Si vivre le Jubilé signifie avant tout faire en sorte que Jésus soit et revienne à la première place, l’esprit missionnaire est la conséquence de cette primauté reconnue, qui renforce notre espérance et se traduit dans la charité éducative et pastorale qui fait que tous annoncent la personne de Jésus-Christ. C’est le cœur de l’évangélisation et cela caractérise la mission authentique.

Il est significatif de rappeler le début de la première Encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est [Dieu est Amour] :

« À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. »[14]

C’est pourquoi la rencontre avec le Christ est prioritaire et fondamentale ; non pas la « simple » diffusion d’une doctrine, mais une profonde expérience personnelle de Dieu qui nous pousse à Le communiquer, à Le faire connaître et à L’expérimenter, en devenant de véritables « mystagogues » de la vie des jeunes.

3.3 « Da mihi animas » : « l’esprit » de la mission »

Don Bosco gardait toujours devant les yeux une phrase que les jeunes pouvaient lire en passant devant sa chambre, une expression qui a particulièrement frappé Dominique Savio : « Da mihi animas cætera tolle » [Donne-moi des âmes et garde le reste] …

Il y a un équilibre fondamental qui unit, dans cette devise, les deux priorités qui ont guidé la vie de Don Bosco – et que nous appelons de manière significative « grâce d’unité » – qui nous permettent de sauvegarder toujours l’intériorité et l’action apostolique.

Si l’amour de Dieu manquait dans notre cœur, comment pourrait-il y avoir une véritable charité pastorale ? Et en même temps, si l’apôtre n’a pas découvert le visage de Dieu dans son prochain, comment pourrait-on dire qu’il aime Dieu ? Le secret de Don Bosco est d’avoir vécu personnellement « un unique mouvement de charité envers Dieu et envers nos frères »[15] qui caractérise l’esprit salésien.

3.3.1 Les comportements de l’envoyé

Il y a deux rêves-clés dans la vie de Don Bosco où sont évidents les comportements de l’apôtre, de celui qui est envoyé :

  • Le « rêve des neuf ans » où Jésus et Marie demandent à Jean de se rendre humble, fort et robuste par l’obéissance et l’acquisition de la science, en lui recommandant toujours la bonté pour gagner le cœur des jeunes et en gardant toujours Marie comme maîtresse de vie et guide.
  • Le « rêve de la tonnelle de roses » qui indique la « passion » dans la vie salésienne qui exige d’avoir les « bonnes chaussures » de la mortification et de la charité.

3.3.2 Reconnaître, Repenser et Relancer

Célébrer le 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire de Don Bosco représente un grand cadeau pour

  • Reconnaître et remercier Dieu.

La reconnaissance rend claire la paternité de chaque belle réalisation. Sans reconnaissance, il n’y a pas de capacité d’accueil. Chaque fois que nous ne reconnaissons pas un don dans notre vie personnelle et institutionnelle, nous risquons sérieusement de l’annuler et de « nous en emparer ».

  • Repenser, car « rien n’est éternel ».

La fidélité implique la capacité de changer dans l’obéissance vers une vision qui vient de Dieu et de la lecture des « signes des temps ». Rien n’est éternel : d’un point de vue personnel et institutionnel, la vraie fidélité est la capacité de changer, en reconnaissant ce à quoi le Seigneur appelle chacun de nous.

Repenser devient alors un acte génératif dans lequel s’unissent la foi et la vie ; un moment où nous nous demandons : que veux-tu nous dire, Seigneur, avec cette personne, avec cette situation à la lumière des signes des temps qui, pour être lus, nous demandent d’avoir le cœur même de Dieu ?

  • Relancer, recommencer chaque jour.

La reconnaissance nous conduit à regarder loin devant nous et à accueillir de nouveaux défis, en relançant la mission avec espérance. La Mission est d’apporter l’espérance du Christ avec une conscience lucide et claire, liée à la foi, qui nous fait reconnaître que ce que je vois et je vis « n’est pas mon affaire à moi ».

4. UNE ESPÉRANCE JUBILAIRE ET MISSIONNAIRE QUI SE TRADUIT EN VIE CONCRÈTE ET QUOTIDIENNE

4.1 L’espérance est une force dans la vie quotidienne qui exige le témoignage

Saint Thomas d’Aquin écrit : « Spes introducit ad caritatem »,[16] l’espérance prépare et prédispose à la charité notre vie, notre humanité. Une charité qui est aussi justice, action sociale.

L’espérance a besoin du témoignage. Nous sommes au cœur de la mission parce que la mission, ce n’est pas d’abord et avant tout faire des choses, mais c’est le témoignage de celui qui a vécu une expérience et qui la raconte. Le témoin est porteur d’une mémoire, sollicite des questions chez ceux qui le rencontrent et suscite l’étonnement.

Le témoignage de l’espérance a besoin d’une communauté ; il est l’œuvre d’un sujet collectif et il est contagieux, comme notre humanité est contagieuse, parce que le témoignage est un lien avec le Seigneur.

L’espérance dans le témoignage de la mission doit se construire de génération en génération, entre les adultes et les jeunes : c’est la voie de l’avenir. Dans notre culture, le consumérisme mange l’avenir, l’idéologie de la consommation éteint tout dans l’« ici et maintenant », dans le « tout et tout de suite ». Cependant, on ne peut pas consommer l’avenir, on ne peut pas s’approprier ce qui est autre que soi, on ne peut pas s’approprier ce qui est de l’autre.[17]

Dans la construction de l’avenir, l’espérance, c’est la capacité de promettre et de tenir ses promesses… Une chose splendide et rare dans notre monde ! Promettre, c’est espérer, mettre en mouvement, c’est pourquoi, comme nous l’avons dit, l’espérance est cheminement, c’est l’énergie même du cheminement.

4.2 L’espérance est l’art de la patience et de l’attente

Chaque vie, chaque don, chaque chose a besoin de temps pour grandir. De même, les dons de Dieu mettent du temps à mûrir. C’est pourquoi, à notre époque du « tout et tout de suite », dans notre « consommation » du temps et de la vie, il nous est demandé de donner souffle et force à la vertu de patience : parce que l’espérance se réalise dans la patience.[18]

L’espérance et la patience, en effet, sont intimement liées. L’espérance implique la capacité de savoir attendre, d’attendre la croissance, comme pour dire que « une vertu en entraîne une autre » ! Pour que l’espérance devienne réalité, qu’elle se manifeste dans son intégralité, il faut de la patience. Rien ne se manifeste de manière miraculeuse, parce que tout est soumis à la loi du temps. La patience, c’est l’art de l’agriculteur qui sème et sait attendre que la graine semée pousse et porte ses fruits.

L’espérance commence en nous comme attente et s’exerce comme attente vécue consciemment dans notre humanité. L’attente est une dimension très importante de l’expérience humaine. L’homme sait attendre, l’homme est toujours dans une dimension d’attente, parce qu’il est une créature qui vit dans le temps de manière consciente.

L’attente humaine est la vraie mesure du temps, une mesure qui n’est pas numérique, elle n’est pas chronologique. Nous avons pris l’habitude de calculer l’attente, de dire que nous avons attendu une heure, que le train a cinq minutes de retard, qu’Internet nous a fait attendre quatorze secondes interminables avant de répondre à notre clic, mais quand nous la mesurons de cette façon, nous déformons l’attente, nous en faisons une chose, un phénomène détaché de nous-mêmes et de ce que nous attendons. C’est comme si l’attente était quelque chose en soi, sans relation. Au contraire, l’attente – nous sommes au point crucial – est relation, c’est une dimension du mystère de la relation.

Seuls ceux qui ont de l’espoir ont de la patience. Seuls ceux qui éprouvent de l’espérance deviennent capables d’« endurer », de « soutenir par le bas » les différentes situations que présente l’existence. Ceux qui endurent attendent, espèrent et réussissent à tout supporter, parce que leur fatigue a le sens de l’attente, elle a la tension de l’attente, l’énergie qui aime attendre.

Nous savons que l’appel à la patience et à l’attente implique parfois l’expérience de la fatigue, du travail, de la douleur et de la mort.[19] Eh bien, la fatigue, la douleur et la mort démasquent l’illusion de posséder le temps, le sens du temps, la valeur du temps, le sens et la valeur de notre vie. Ce sont des expériences négatives, mais aussi positives, car la fatigue, la douleur et la mort peuvent être des occasions de redécouvrir le vrai sens du temps de la vie.

Et, répétons-le, il nous est demandé de « rendre raison de l’espérance qui est en nous », en devenant une annonce de la « Bonne Nouvelle » de Jésus et de son Évangile.

5. L’ORIGINE DE NOTRE ESPÉRANCE : EN DIEU AVEC DON BOSCO

Le P. Egidio Viganò a offert à la Congrégation et à la Famille Salésienne une réflexion intéressante sur le thème de l’espérance, en s’appuyant sur notre très riche tradition et en mettant en évidence certaines caractéristiques spécifiques de l’esprit salésien lues à la lumière de cette vertu théologale. C’est d’une manière particulière qu’il l’a fait, en commentant, pour les participants au Chapitre Général des Filles de Marie Auxiliatrice, le « Rêve des dix diamants » de Don Bosco.[20]

Compte tenu de la profondeur des contenus proposés, il me semble utile de rappeler la contribution du VIIème Successeur de Don Bosco pour rappeler à notre mémoire ce que, toujours dans la perspective de l’espérance, nous sommes tous appelés à vivre.

5.1 Dieu fidèle à l’origine de notre espérance

5.1.1 Bref rappel du rêve

Le récit de ce rêve extraordinaire, que Don Bosco a fait à San Benigno Canavese dans la nuit du 10 au 11 septembre 1881, est connu de tous. J’en rappellerai brièvement la structure.[21]

Le Rêve se déroule en trois scènes. Dans la première, le Personnage incarne le profil du Salésien : sur la face avant de son manteau, il y a cinq diamants, trois sur la poitrine, qui sont « Foi », « Espérance » et « Charité », et deux sur les épaules, qui sont « Travail » et « Tempérance » ; sur la face arrière, il y a cinq autres diamants, qui indiquent « Obéissance », « Vœu de Pauvreté », « Récompense », « Vœu de Chasteté », « Jeûne ». Le P. Rinaldi définit ce Personnage aux dix diamants : « Le modèle du vrai Salésien ».

Dans la deuxième scène, le Personnage montre l’altération du modèle : son manteau « était devenu décoloré, vermoulu et effiloché. À l’endroit où les diamants étaient fixés, il y avait, en revanche, des dommages profonds causés par les mites et d’autres petits insectes. Cette scène si triste et déprimante montre « l’inverse du vrai Salésien », l’anti-Salésien.

Dans la troisième scène, apparaît « un beau jeune homme vêtu d’un habit blanc brodé de fils d’or et d’argent [… d’aspect] majestueux, mais doux et aimable ». Il est porteur d’un message. Il exhorte les Salésiens à « écouter », à « comprendre », à rester « forts et courageux », à « témoigner » avec leurs paroles et leur vie, à « être prudents » dans l’accueil et la formation des nouvelles générations, à faire grandir sainement leur Congrégation.

Les trois scènes du rêve sont vivantes et provocatrices ; elles nous présentent une synthèse agile, personnalisée et théâtralisée de la spiritualité salésienne. Le contenu du rêve comporte certainement, dans l’esprit de Don Bosco, un cadre de référence important pour notre identité vocationnelle.

Le Personnage du rêve – comme on le sait – porte le diamant de l’espérance sur le devant, ce qui indique la certitude de l’aide d’En-Haut dans une vie entièrement créative, c’est-à-dire engagée dans la planification d’activités pratiques quotidiennes pour le salut, en particulier des jeunes. Avec les autres symboles associés aux vertus théologales, se dessine la physionomie d’un personnage sage et optimiste en raison de la foi qui l’anime, dynamique et créative grâce à l’espérance qui le motive, toujours homme de prière et humainement bon en raison de la charité qui l’imprègne.

En correspondance avec le diamant de l’espérance, au dos de la figure, on trouve le diamant de la « récompense ». Si l’espérance met visiblement en évidence le dynamisme et l’activité du Salésien dans l’édification du Royaume, si la constance de ses efforts et l’enthousiasme de son engagement se fondent sur la certitude de l’aide de Dieu, rendue présente par la médiation et l’intercession du Christ et de Marie, le diamant de la « récompense » souligne plutôt une attitude constante de la conscience qui imprègne et anime tout l’effort ascétique, selon la maxime familière de Don Bosco : « Un morceau de paradis arrange tout ! ».[22]

5.1.2 Don Bosco « géant » de l’espérance

Le Salésien, a dit Don Bosco, « est prêt à supporter la chaleur et le froid, la soif et la faim, les fatigues et le mépris, chaque fois que sont en jeu la gloire de Dieu et le salut des âmes. »[23]  Le soutien intérieur de cette capacité ascétique exigeante est la pensée du paradis comme reflet de la bonne conscience avec laquelle il travaille et vit. « Dans toute notre tâche, dans tous nos travaux, peines ou chagrins, n’oublions jamais qu’ […] Il tient le plus petit compte de chaque plus petite chose faite pour son saint Nom ; et il est de foi qu’en temps voulu, Il nous dédommagera abondamment. À la fin de notre vie, lorsque nous nous présenterons à son tribunal divin, en nous regardant avec un visage aimant, Il nous dira :  » Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur. » (Mt 25, 2l) ».[24] « Dans la fatigue et la souffrance, n’oubliez jamais que nous avons une grande récompense qui nous attend au Ciel. »[25] Et quand notre Père dit que le Salésien épuisé par trop de travail représente une victoire pour toute la Congrégation, il semble même suggérer une dimension de communion fraternelle dans la récompense, presque un sens communautaire du Paradis !

La pensée et la conscience continuelles du Paradis sont l’une des idées souveraines et l’une des valeurs motrices de la spiritualité typique de Don Bosco, et aussi de sa pédagogie. C’est comme faire la lumière et approfondir l’instinct fondamental de l’âme qui tend vitalement vers son but ultime.

Dans un monde soumis à la sécularisation et à la perte progressive du sens de Dieu, notamment en raison du bien-être et de certains progrès, il est important de résister à la tentation – pour nous et pour les jeunes avec qui nous marchons – qui nous empêche d’élever notre regard vers le Paradis et ne nous fait pas ressentir le besoin de soutenir et de nourrir un engagement ascétique vécu dans le travail quotidien. À sa place, un regard temporel s’élève peu à peu, selon un horizontalisme plus ou moins élégant, qui croit savoir découvrir l’idéal de tout dans le devenir humain et dans la vie présente. Tout le contraire de l’espérance ! Don Bosco a été l’un des grands hommes de l’espérance. Beaucoup d’éléments le prouvent. Son esprit salésien est tout entier imprégné des certitudes et de l’assiduité caractéristiques du dynamisme audacieux de l’Esprit Saint.

Je m’arrête brièvement pour rappeler comment Don Bosco a su traduire dans sa vie l’énergie de l’espérance sur deux fronts : l’engagement pour sa sanctification personnelle et la mission de salut pour les autres. Ou plutôt – et c’est là une caractéristique centrale de son esprit – sa sanctification personnelle à travers le salut des autres. Retenons la fameuse formule des trois « S » : « Salve Salvando Sàlvati » (Salut, en Sauvant [les autres], tu te Sauves toi-même).[26] On dirait un jeu mnémotechnique, comme un slogan pédagogique, mais c’est profond et cela indique comment les deux versants de la sanctification personnelle et du salut du prochain sont étroitement liés l’un à l’autre.

Dans le binôme « travail » et « tempérance », on perçoit que l’espérance a été vécue par Don Bosco comme une planification pratique et quotidienne d’une inlassable ardeur de sanctification et de salut. Sa foi l’a conduit à préférer, dans la contemplation du mystère de Dieu, son ineffable dessein de salut. Il voit dans le Christ le Sauveur de l’homme et le Seigneur de l’Histoire ; en sa Mère, Marie, l’Auxiliatrice des chrétiens ; dans l’Église, le grand Sacrement du Salut ; dans sa propre maturité chrétienne et dans la jeunesse nécessiteuse, le vaste champ du « pas-encore ». C’est pourquoi son cœur éclate dans le cri « Da mihi animas », Seigneur, accorde-moi de sauver la jeunesse et garde donc tout le reste ! Marcher à la suite du Christ [sequela Christi] et la mission en faveur des jeunes se fondent, dans son esprit, dans un seul dynamisme théologique qui constitue l’épine dorsale de l’ensemble.

Nous savons bien que la dimension de l’espérance chrétienne combine la perspective du « déjà » et du « pas encore » : quelque chose de présent et quelque chose en devenir qui, cependant, à partir d’aujourd’hui, commence à se manifester en plénitude même si « pas encore ».

5.1.3 Caractéristiques de l’espérance chez Don Bosco

La certitude du « déjà »

Lorsque nous demandons à la théologie quel est l’objet formel de l’espérance, elle répond que c’est la conviction intime de la présence de Dieu qui aide, qui secourt et assiste, la certitude intérieure de la puissance de l’Esprit Saint, l’amitié avec le Christ victorieux qui nous fait dire avec saint Paul : « Je peux tout en celui qui me donne la force. » (Ph 4,13)

Le premier élément constitutif de l’espérance est donc la certitude du « déjà ». L’espérance stimule la foi à s’exercer dans la considération de la présence salvifique de Dieu dans les vicissitudes humaines, de la puissance de l’Esprit dans l’Église et dans le monde, de la royauté du Christ sur l’histoire, des valeurs baptismales qui ont commencé en nous la vie de la résurrection.

Le premier élément constitutif de l’espérance est donc l’exercice de la foi en l’essence de Dieu comme Père miséricordieux et Sauveur, en ce que Jésus-Christ a déjà fait pour nous, en la Pentecôte comme début de l’ère de l’Esprit Saint, en ce qui est déjà en nous par le Baptême, par les sacrements, par la vie dans l’Église, par l’appel personnel de notre vocation. Il est nécessaire de réfléchir que la foi et l’espérance s’échangent en nous, que leurs dynamismes se stimulent et se complètent mutuellement et nous font vivre dans le climat créatif et transcendant de la puissance de l’Esprit Saint.

La conscience claire du « pas-encore »

Le deuxième élément constitutif de l’espérance est la conscience du « pas-encore ». Il ne semble pas très difficile de l’avoir, mais l’espérance exige une conscience claire non pas tant de ce qui est mauvais et injuste, que de ce qui manque à la stature du Christ dans le temps et, par conséquent, de ce qui est injuste et péché, et aussi de ce qui est immature, partiel ou retardé dans l’édification du Royaume.

Cela présuppose, comme cadre de référence, une connaissance claire du dessein divin de salut, sur lequel se greffent la capacité critique et le discernement de celui qui espère. Ainsi, la critique de l’homme d’espérance n’est pas simplement psychologique ou sociologique, mais transcendante, selon l’orbite théologale de la « nouvelle créature » ; elle fait également appel aux apports des sciences humaines et les dépasse de loin.

Avec la conscience du « pas-encore », celui qui espère perçoit ce qui est mal, ce qui n’est pas encore mûr, ce qui est semence pour le Royaume de Dieu, et s’engage à faire grandir le bien et à combattre le péché dans la perspective historique du Christ. La capacité de discernement du « pas-encore » se mesure toujours à la certitude du « déjà ». C’est pourquoi, et je dirais surtout dans les moments difficiles, ceux qui espèrent poussent et stimulent leur foi à découvrir les signes de la présence de Dieu et les médiations qui nous guident dans l’orbite tracée par Lui. C’est une qualité très importante aujourd’hui : savoir identifier les graines pour les aider à éclore et à pousser.

Comment peut-on espérer s’il n’y a pas cette capacité de discernement ? Il ne suffit pas de pouvoir percevoir tout le poids du mal, il faut aussi être sensible à la source « qui brille autour de nous ». Ainsi, en ces temps que nous qualifions de difficiles (et ils le sont vraiment, en comparaison de ceux que nous vivions avant une certaine tranquillité), l’espérance nous aide à percevoir qu’il y a aussi tant de bien dans le monde et que quelque chose est en train de grandir.

L’assiduité salvifique

Un troisième élément constitutif de l’espérance est son exigence opérationnelle accompagnée de l’engagement concret de sanctification, d’inventivité et de sacrifice apostoliques. Il faut collaborer avec le « déjà » en croissance ; il est urgent d’avancer pour lutter contre le mal en nous-mêmes et chez les autres, en particulier chez les jeunes dans le besoin.

Le discernement du « déjà » et du « pas-encore » a besoin de se traduire dans la pratique de la vie, en s’ouvrant aux résolutions, aux projets, à la révision, à l’inventivité, à la patience et à la constance. Tout ne se passera pas « comme nous l’espérions » : il y aura des échecs, des déboires, des chutes, des malentendus. L’espérance chrétienne participe aussi naturellement aux ténèbres de la foi.

5.1.4 Les « fruits » de l’espérance chez Don Bosco

Des trois éléments constitutifs de l’espérance, que je viens d’indiquer, découlent des fruits particulièrement significatifs pour l’esprit salésien de Don Bosco.

La joie

Du premier élément constitutif – la certitude du « déjà » – découle la joie comme fruit le plus caractéristique. Toute véritable espérance explose en joie.

L’esprit salésien assume la joie de l’espérance à travers une affinité qui lui est propre. Même la biologie nous en suggère quelques exemples. La jeunesse, qui est l’espérance humaine (et qui suggère ainsi une certaine analogie avec le mystère de l’espérance chrétienne), est avide de joie. Et nous, nous voyons Don Bosco traduire l’espérance en un climat de joie pour les jeunes à sauver. Dominique Savio, qui a grandi à son école, disait : « Ici, nous faisons consister la sainteté à vivre toujours très joyeux. » Il ne s’agit pas d’une hilarité superficielle propre au monde, mais d’une joie intérieure, d’un substrat de victoire chrétienne, d’une harmonie vitale avec l’espérance, qui explose de joie. Une joie qui procède, en définitive, des profondeurs de la foi et de l’espérance.

Il n’y a rien à faire : si nous sommes tristes, c’est parce que nous sommes superficiels. Je comprends qu’il y ait une tristesse chrétienne : Jésus-Christ l’a vécue. À Gethsémani, son âme était triste à en mourir, il transpirait des gouttes de sang. C’est certainement une autre forme de tristesse.

Cependant, l’affliction ou la mélancolie par laquelle une religieuse a l’impression de n’être comprise de personne, que les autres ne la prennent pas en considération, qu’ils éprouvent de la jalousie ou ne comprennent pas ses qualités, etc., c’est une tristesse qui ne doit pas être alimentée. À cela il faut opposer la profondeur de l’espérance : Dieu est avec moi et m’aime ; qu’importe que les autres n’aient pas beaucoup de considération pour moi ?

La joie, dans l’esprit salésien, est une atmosphère quotidienne ; elle découle d’une foi qui espère et d’une espérance qui croit, c’est-à-dire de ce dynamisme de l’Esprit Saint qui annonce en nous la victoire sur le monde ! La joie est indispensable pour témoigner authentiquement de ce que nous croyons et espérons. L’esprit salésien est d’abord cela et non pas une réduction à de simples observances et mortifications. L’espérance nous conduira aussi à faire de nombreuses mortifications, mais comme des entraînements à l’envol et non comme des punitions de prison ! Donc l’espérance est source d’une grande joie !

Le monde essaie de surmonter ses limites et sa désorientation avec une vie remplie de sensations excitantes. Il cultive la promotion et la satisfaction des sens, le film inconvenant, l’érotisme, la drogue, etc. C’est une façon d’échapper à une situation passagère qui semble n’avoir aucun sens, de chercher quelque chose qui frise la « caricature de la transcendance ».

La patience

Un autre « fruit » de l’espérance – qui procède de la conscience du « pas-encore » – est la patience. Toute espérance implique une indispensable dose de patience. La patience est une attitude chrétienne intrinsèquement liée à l’espérance dans son long « pas-encore », avec ses troubles, ses difficultés et ses obscurités. Croire en la résurrection et travailler pour la victoire de la foi, alors que l’on est mortel et plongé dans le transitoire, exige une structure intérieure d’espérance qui conduit à la patience.

L’expression la plus sublime de patience chrétienne a été vécue par Jésus, surtout pendant sa Passion et sa mort. C’est une patience fructueuse, précisément à cause de l’espérance qui l’anime. Ici, dans la patience, plutôt que d’initiative et d’action, il s’agit d’acceptation consciente et de passivité vertueuse qu’Il supporte en vue de la réalisation du projet de Dieu.

L’esprit salésien de Don Bosco nous rappelle souvent la patience. Dans l’introduction des Constitutions, Don Bosco rappelle, en faisant allusion à saint Paul, que les peines que nous avons à endurer dans cette vie n’ont rien à voir avec la récompense qui nous attend : « Il avait l’habitude de dire :  » Courage ! Que l’espérance nous soutienne, quand la patience viendrait à manquer. » »[27] « Ce qui soutient la patience, ce doit être l’espérance de la récompense. »[28]

Mère Mazzarello insistait également sur ce point. L’un de ses premiers biographes, le P. Ferdinando Maccono, affirme que l’espérance l’a toujours réconfortée en la soutenant dans ses souffrances, dans ses infirmités, dans ses doutes, et l’a réjouie à l’heure de sa mort : « Son espérance était très vive et très active. Il me semble, a témoigné une religieuse, que l’espérance l’animait en tout et qu’elle cherchait à l’instiller chez les autres. Elle nous exhortait à bien porter les petites croix quotidiennes et à tout faire avec une grande pureté d’intention. »[29] L’espérance est la mère de la patience et la patience est la défense et le bouclier de l’espérance.

La sensibilité éducative

Du troisième élément constitutif de l’espérance – « l’assiduité salvifique » – procède un autre fruit : la sensibilité éducative. Il s’agit d’une initiative d’engagement approprié, à la fois dans le contexte de sa propre sanctification (à la suite du Christ – sequela Christi) et dans le contexte du salut des autres (mission). Elle comporte un engagement pratique, mesuré et constant, traduit par Don Bosco en une méthodologie concrète qui implique les attentions suivantes :

  • la perspicacité (ou « sainte » ruse) : lorsqu’il s’agit d’avoir des initiatives, de résoudre des problèmes, Don Bosco fait de son mieux sans prétention au perfectionnisme, mais avec un humble sens pratique ; il répétait souvent cette phrase: « Le mieux est l’ennemi du bien ».[30]

  • L’audace. Le mal est organisé, les enfants des ténèbres agissent avec intelligence. L’Évangile nous dit que les enfants de la lumière doivent être plus astucieux et plus courageux. C’est pourquoi, pour travailler dans le monde, il faut s’armer d’une prudence authentique – l’« auriga virtutum » – c’est-à-dire « la mère des vertus » qui nous rend agiles, opportuns et pénétrants dans l’application de la véritable intrépidité dans le bien.

  • La magnanimité. Nous ne devons pas limiter notre regard aux murs de la maison. Nous avons été appelés par le Seigneur à sauver le monde, nous avons une mission historique plus importante que celle des astronautes ou des hommes de science… Nous nous engageons pour la libération intégrale de l’homme. Notre esprit doit s’ouvrir à des visions très amples. Don Bosco voulait que nous soyons « à l’avant-garde du progrès » (et il s’agissait, quand il prononça cette phrase, des moyens de communication sociale).

Nous connaissons la magnanimité de Don Bosco dans l’initiation des jeunes aux responsabilités apostoliques ; pensons, par exemple, aux premiers missionnaires qui sont partis pour l’Amérique. Les Salésiens et les Filles de Marie Auxiliatrice n’étaient guère plus que de très jeunes garçons et filles !

Don Bosco se mouvait dans de vastes horizons. Ni le Valdocco ni Mornèse ne lui suffisaient ; il ne pouvait rester seulement dans les limites de Turin, du Piémont, de l’Italie ou de l’Europe. Son cœur battait au rythme de celui de l’Église universelle, parce qu’il se sentait comme investi de la responsabilité du salut de toute la jeunesse nécessiteuse du monde. Il voulait que les Salésiens sentent comme leurs tous les problèmes les plus importants et les plus urgents de l’Église concernant les jeunes, pour être disponibles partout. Et, tout en cultivant la magnanimité des projets et des initiatives, il était concret et pratique dans leur mise en œuvre, avec le sens de la gradualité et avec la modestie des débuts.

Sur le visage du Salésien, la magnanimité doit toujours briller comme une note de sympathie : il ne doit pas être une petite tête sans visions, mais avoir une grandeur d’âme parce qu’il a un cœur habité par l’espérance.

Charles Péguy, avec son acuité un peu violente, écrit : « Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir. Les lâches sont des gens qui regorgent d’explications. » Sur le visage salésien, doivent toujours briller comme une note de sympathie la mystique de la décision et l’humble audace du pragmatisme. Don Bosco était déterminé dans ses engagements à faire le bien, même s’il ne pouvait pas commencer par le meilleur ; il disait que ses œuvres commençaient sans doute dans le désordre pour tendre ensuite vers l’ordre !

À côté de la profondeur de la contemplation, de la joie de la filiation divine, de l’enthousiasme de la gratitude et de l’optimisme (qui viennent de la « foi »), l’espérance dessine aussi sur le visage du Salésien le courage de l’initiative, l’esprit de sacrifice de la patience, la sagesse de la gradualité pédagogique, l’utopie de la magnanimité, la modestie de la praticité, la prudence de la ruse et le sourire de la joie.

5.2 La fidélité de Dieu : jusqu’à la fin

Jusqu’à présent, nous avons jeté un coup d’œil sur ce que Don Bosco et nos saints et bienheureux ont clairement exprimé dans leur vie. Ce sont des éléments qui poussent chacun de nous, personnellement et en tant que Famille Salésienne, à faire ressortir ou – pour reprendre les paroles du P. Egidio Viganò – à faire resplendir cette espérance dont nous sommes appelés à « rendre raison », en particulier aux jeunes et, parmi eux, les plus pauvres.

Le temps est venu de « jeter un coup d’œil » un peu au-delà de ce qui est « immédiatement visible » et de chercher à savoir ce qui attend notre vie et nous donne le courage d’attendre avec ardeur alors que nous coopérons à la venue du « jour du Seigneur ». C’est pourquoi, en reprenant toujours l’analyse franche et intense du VIIème Successeur de Don Bosco, concentrons notre attention sur la perspective de la « récompense ».

Le diamant de la « récompense » est placé avec quatre autres à l’arrière du manteau du Personnage du rêve. C’est presque un secret, une force qui opère de l’intérieur, qui nous donne l’impulsion et nous aide à soutenir et à défendre les grandes valeurs vues sur la partie antérieure. Il est intéressant d’observer que le diamant de la « récompense » est placé sous celui de la « pauvreté », car il a certainement une relation avec les « privations » qui lui sont liées.

Sur ses rayons, on lit les paroles suivantes : « Si la grandeur des récompenses vous attire, ne vous effrayez pas de la quantité des peines à subir. » « Ceux qui souffrent avec Moi, avec Moi se réjouiront. » « Ce que nous souffrons sur la terre est momentané, ce qui fera la joie de mes amis du Ciel est éternel. »

Le vrai Salésien a dans son imagination, dans son cœur, dans ses désirs, dans ses horizons de vie la vision de la récompense, comme plénitude des valeurs proclamées par l’Évangile. Pour cette raison, « il est toujours joyeux. Il répand cette joie et sait éduquer au bonheur de la vie chrétienne et au sens de la fête ».[31]

Dans la maison de Don Bosco et dans nos maisons salésiennes, on parlait beaucoup du Paradis. C’était une idée permanente et omniprésente résumée dans quelques dictons célèbres : « Pain, travail et paradis » ;[32] « Un morceau de paradis arrange tout ».[33] Ce sont des phrases récurrentes au Valdocco et à Mornèse.

Certes, beaucoup de Filles de Marie Auxiliatrice se souviendront de la description donnée par Mère Enrichetta Sorbone de l’esprit de Mornèse : « Ici nous sommes au Paradis ; dans la maison il y a un air de Paradis ! ».[34] Et ce n’était certainement pas à cause des privations ou de l’absence de problèmes. C’était comme la traduction spontanée, jaillissant du cœur, de la pancarte que Don Bosco avait fait placer : « Servite Domino in lætitia » [Servez le Seigneur dans la joie].[35] Dominique Savio avait aussi perçu la même atmosphère chaleureuse et transcendante de la vie : « Ici, nous faisons consister la sainteté à vivre toujours très joyeux. »[36]

Dans les biographies de Dominique Savio, de François Besucco et de Michel Magon, Don Bosco, décrivant également leur agonie, tient à souligner cette joie ineffable, alliée à une véritable aspiration au Paradis. Bien plus que l’horreur de la mort, ses garçons ressentent l’attrait de Pâques.

La pensée de la récompense est l’un des fruits de la présence de l’Esprit Saint, c’est-à-dire de l’intensité de la foi, de l’espérance et de la charité, toutes les trois ensemble, même si cette pensée est plus étroitement liée à l’espérance. Elle instille dans le cœur une joie et une gaieté qui viennent d’en haut et trouvent une belle harmonie avec les mêmes tendances innées du cœur humain. Nous le voyons en vivant parmi les garçons et les filles : les jeunes ressentent avec une plus grande fraîcheur que l’homme est né pour le bonheur. Mais nous n’avons même pas besoin d’aller chercher cela parmi les jeunes. Prenons un miroir et regardons-nous : nous avons juste besoin d’écouter les battements de notre cœur. Nous sommes nés pour le bonheur, nous l’attendons même sans l’avouer.

L’idée du Paradis, toujours présente dans la maison de Don Bosco, n’est pas une utopie de tromperies naïves, ce n’est pas la carotte qui trompe le cheval pour qu’il avance plus vite, c’est l’angoisse substantielle de notre être. Et c’est surtout la réalité de l’amour de Dieu, de la résurrection de Jésus-Christ à l’œuvre dans l’histoire, et c’est la présence vivante de l’Esprit Saint qui poussent, en fait, vers la récompense.

Don Bosco ne méprise aucune joie des jeunes. Au contraire, il la suscite, l’augmente, la développe. La fameuse « joie » en laquelle il fait consister la sainteté n’est pas seulement une joie intime, cachée dans le cœur comme fruit de la Grâce. Celle-ci en est la racine. Elle s’exprime aussi à l’extérieur, dans la vie, dans la cour de récréation et dans le sens de la fête.

Quelle ardeur dans la célébration des solennités religieuses, des jours de fête à l’Oratoire ! Don Bosco prenait même soin à organiser la célébration de sa propre fête, non pas pour lui-même, mais pour créer une atmosphère de reconnaissance joyeuse dans la maison.

Pensons aux courageuses promenades d’automne : deux ou trois mois pour les préparer, 15 ou 20 jours pour les vivre. Puis les souvenirs prolongés et les commentaires : une joie très étendue dans le temps. Quelle imagination et quel courage ! De Turin aux Becchi, à Gênes, à Mornèse, à de nombreuses villes du Piémont, avec des dizaines et des dizaines de jeunes… La promenade, le jeu, la musique, le chant, le théâtre sont des éléments substantiels du Système Préventif qui, même en tant que méthode pédagogique, suppose une spiritualité appropriée et explosive, fruit d’une foi, d’une espérance et d’une charité convaincues, valeurs du ciel vécues ici même sur terre.

Le Paradis apparaissait toujours au ciel du Valdocco, de jour comme de nuit, avec ou sans nuages. Témoigner aujourd’hui des valeurs de la récompense est une prophétie urgente pour le monde et en particulier pour les jeunes. Qu’est-ce que la civilisation technico-industrielle a apporté à la société de consommation ? Une énorme possibilité de confort et de plaisir avec, pour conséquence, une grande tristesse.

Entre autres choses, nous lisons dans les Constitutions des Salésiens de Don Bosco – mais cela s’applique à chaque chrétien – que « le Salésien [est] un signe de la force de la résurrection » et que « dans la simplicité et le travail de la vie quotidienne », il est « un éducateur qui annonce aux jeunes « des cieux nouveaux et une terre nouvelle « , [en stimulant] en eux les engagements et la joie de l’espérance. »[37]

À Mornèse et au Valdocco, il n’y avait ni confort ni dictature et tout respirait la spontanéité et la joie. Le progrès technique a facilité beaucoup de choses aujourd’hui, mais la vraie joie de l’homme n’a pas augmenté. Au contraire, l’angoisse et les nausées ont augmenté, le manque de sens de l’existence s’est aggravé, ce que nous continuons malheureusement de constater – surtout dans les sociétés riches – avec les statistiques tragiques des suicides d’adolescents et de jeunes.

Aujourd’hui, en plus de la pauvreté matérielle qui afflige encore une très grande partie de l’humanité, il devient urgent de trouver un moyen de faire percevoir aux jeunes le sens de la vie, les idéaux supérieurs, l’originalité de Jésus-Christ. On recherche le bonheur, tendance humaine fondamentale, mais le bon chemin pour y parvenir n’est plus connu, et donc grandit une immense désillusion.

Les jeunes, également à cause du manque d’adultes significatifs, se sentent incapables d’affronter la souffrance, le devoir et l’engagement définitif. Le problème de la fidélité aux idéaux et à sa propre vocation est devenu crucial. Les jeunes se sentent incapables d’assumer souffrances et sacrifices. Ils vivent dans une atmosphère où triomphe le divorce entre amour et sacrifice, de telle sorte que la recherche et l’atteinte du bien-être finissent par asphyxier la capacité d’aimer et, par conséquent, de rêver l’avenir.

À juste titre, comme nous l’avons dit, le diamant de la récompense est placé sous celui de la pauvreté, comme pour indiquer que les deux se complètent et se soutiennent mutuellement. En effet, la pauvreté évangélique implique une vision concrète et transcendante de l’ensemble de la réalité, avec une perspective réaliste également en ce qui concerne le renoncement, la souffrance, les revers, les privations et les douleurs.

Quelle est l’énergie intérieure qui fait tout affronter avec confiance et un visage souriant, sans se décourager ? C’est, en fin de compte, le sens de la présence du Ciel sur la terre. Ce sens vient de la foi, de l’espérance et de la charité qui nous font relire toute notre existence dans la perspective de l’Esprit Saint.

Le monde a un besoin urgent de prophètes qui annonceraient par leur vie la grande vérité du Paradis. Non pas une évasion aliénante, mais une réalité intense et stimulante ! C’est pourquoi, dans l’esprit de Don Bosco, il y a un souci constant de cultiver la familiarité avec le Paradis, presque comme s’il constituait le firmament de l’esprit, l’horizon du cœur salésien : nous travaillons et luttons avec la certitude d’une récompense, en regardant vers la Patrie céleste, vers la maison de Dieu, vers la Terre Promise.

Il est important de souligner que la perspective de la récompense ne consiste pas de manière réductrice dans l’obtention d’une « gratification », d’une sorte de consolation pour une vie vécue au milieu de nombreux sacrifices, de souffrances… Rien de tout cela ! S’il ne s’agissait que d’une « récompense », cela ressemblerait à du chantage. Mais Dieu n’agit pas de cette façon. Dans son amour, il ne peut offrir que Lui-même à l’homme. C’est, comme le dit Jésus, la vie éternelle : la connaissance du Père. Où « connaître » signifie « aimer », devenir pleinement participants de Dieu, en continuité avec l’existence terrestre vécue « en grâce », c’est-à-dire dans l’amour pour Dieu et pour ses frères et sœurs.

Sur ce chemin, nous sommes invités à tourner notre regard vers Marie qui se rend présente comme une aide quotidienne, comme une Mère prévenante et Auxiliatrice des chrétiens. Don Bosco est sûr de la présence de Celle-ci parmi nous et veut des signes qui nous le rappellent. Pour Elle, il a construit une Basilique, Centre d’animation et de diffusion de la vocation salésienne. Il voulait Son image dans nos milieux de vie ; il liait toute initiative apostolique à Son intercession et en commentait avec émotion l’efficacité réelle et maternelle. Rappelons-nous, par exemple, ce qu’il a dit aux Filles de Marie Auxiliatrice dans la maison de Nice-Montferrat : « La Madone est vraiment ici, ici au milieu de vous ! La Madone déambule dans cette maison et la couvre de son manteau. »[38]

En plus d’Elle, nous cherchons aussi d’autres amis dans la maison de Dieu : nos Saints et Bienheureux, à commencer par les visages qui nous sont le plus familiers et qui font partie de ce que l’on appelle le « jardin salésien ».

Nous ne faisons pas ces choix pour diviser la grande maison de Dieu en petits appartements privés, mais plutôt pour nous y sentir plus facilement chez nous et pouvoir parler de Dieu, du Père, du Fils, de l’Esprit Saint, du Christ et de Marie, de la création et de l’histoire, non pas avec la trépidation de quelqu’un qui a écouté la prestigieuse leçon d’un grand penseur, difficile et même hermétique, mais avec le sentiment de familiarité et de simplicité joyeuse avec lequel nous conversons avec ceux qui ont été nos parents, nos frères et sœurs, nos collègues et nos compagnons de travail. Certains d’entre eux, nous ne les avons pas connus de leur vivant, mais nous les sentons proches de nous et il nous inspirent une confiance particulière. Parler avec saint Joseph, avec Don Bosco, avec Mère Mazzarello, avec Don Rua, avec Dominique Savio, avec Laura Vicuña, avec le P. Rinaldi, avec Mgr Versiglia et le P. Caravario, avec Sœur Thérèse Valsè, avec Sœur Eusebia Palomino, etc., c’est vraiment un dialogue « de maison », un dialogue familial.

C’est ce que nous suggère le diamant de la récompense : se sentir chez soi avec Dieu, avec le Christ, avec Marie, avec les Saints ; sentir leur présence dans sa propre maison, dans une atmosphère familiale qui donne un sentiment de Paradis à l’environnement quotidien de la vie.

6. AVEC MARIE, ESPÉRANCE ET PRÉSENCE MATERNELLE

Au terme de ce commentaire, nous ne pouvons que tourner notre cœur et notre regard vers la Vierge Marie, comme Don Bosco nous l’a enseigné. L’espérance requiert la confiance, la capacité de se donner et de se confier. Dans tout cela, nous avons une guide et une maîtresse de vie en la Très Sainte Vierge Marie. Elle nous témoigne qu’espérer, c’est se confier et se donner, et c’est vrai autant pour l’existence que pour la vie éternelle.

Sur ce chemin, la Vierge Marie nous prend par la main, nous apprend à faire confiance à Dieu et à nous donner librement à l’amour transmis par son Fils Jésus. L’indication et la « carte de navigation » qu’Elle nous présente sont toujours les mêmes : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. »[39] Une invitation que nous assumons dans notre vie de tous les jours.

En Marie, nous voyons la réalisation de la Récompense. Marie incarne en elle-même l’attractivité et le caractère concret de la Récompense :

« Ayant accompli le cours de sa vie terrestre, Elle fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des seigneurs, victorieux du péché et de la mort. »[40]

On peut lire sur ses lèvres de belles expressions de saint Paul. Comme ces expressions sont inspirées par l’Esprit Saint, Époux de Marie, Elle les partage certainement.

Voici ces belles expressions :

« Le Christ Jésus est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous : alors, qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ? (…)

Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés. J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur. »[41]

Bien chers frères et sœurs, bien chers jeunes,

Marie Auxiliatrice, Don Bosco et tous nos Saints et Bienheureux sont proches de nous en cette année extraordinaire. Qu’ils nous accompagnent pour vivre en profondeur les exigences du Jubilé, en nous aidant à mettre au centre de notre vie la personne de Jésus-Christ, « le Sauveur annoncé dans l’Évangile, qui vit aujourd’hui dans l’Église et dans le monde ».[42]

Qu’ils nous exhortent, à l’exemple des premiers et des premières missionnaires envoyés par Don Bosco, à faire de notre vie toujours et partout un don gratuit pour les autres, en particulier pour les jeunes et parmi eux les plus pauvres.

Pour finir, un souhait : que cette année fasse grandir en nous la prière pour la paix, pour une humanité pacifiée. Invoquons le don de la paix – le shalom biblique – qui contient tous les autres dons et ne trouve son accomplissement que dans l’espérance.

Avec mon affection fraternelle

Père Stefano Martoglio, S.D.B.

Vicaire du Recteur Majeur Rome, le 31 décembre 2024


[1] Pape François, Spes non confundit. Bulle d’indiction du Jubilé Ordinaire de l’An 2025, Cité du Vatican, 9 mai 2024.

[2] Ibidem

[3] Cf. Rm 8,39.

[4] Cf. Rm 5,3-5

[5] Missel romain

[6] Byung-Chul Han, El espíritu de la esperanza [L’esprit de l’espérance], Herder, Barcelona 2024, p.18

[7] C. Paccini – S. Troisi, Siamo nati e non moriremo mai più. Storia di Chiara Corbella Petrillo,[Nous sommes nés et nous ne mourrons plus jamais. Histoire de Chiara Corbella Petrillo], Porziuncola, Assise (PG) 2001.

[8] Gabriel Marcel, Philosophie der Hoffnung [Philosophie de l’Espérance], Munich, List 1964.

[9] Erich Fromm, La revolución de la esperanza [La révolution de l’Espérance], Mexico 1970.

[10] 1P 3,15.

[11] Pape François, Spes non confundit, 9.

[12] Jn 17,3.

[13] Cf. Rm 4,18

[14] BenoÎt XVI, Encyclique Deus Caritas est, Cité du Vatican, 25 décembre 2005, n. 1.

[15] Constitutions SDB, 3.

[16] Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIª-IIae q. 17 a. 8 co.

[17] Cf. Emmanuel LÉvinas, La totalité et l’infini. Essai sur l’extériorité, Jaca Book, Milan 2023.

[18] Pour ces réflexions, je me suis inspiré de la riche réflexion de l’Abbé Général de l’Ordre des Cisterciens M. G. Lepori, Chapitres de l’Abbé Général OCist au CFM 2024. Espérer en Christ. Disponible en plusieurs langues à l’adresse suivante : www.ocist.org

[19] Cf. Rm 5,3-5

[20] Egidio ViganÒ, Un progetto evangelico di vita attiva [Un projet évangélique de vie active], Elle Di Ci, Leumann (TO) 1982, 68-84.

[21] Cf. Egidio ViganÒ, Profilo del Salesiano nel sogno del personaggio dai dieci diamanti [Profil du Salésien dans le rêve du personnage aux dix diamants], in ACS 300 (1981), 3-37. L’intégralité du récit du rêve se trouve dans ACS 300 (1981), 40-44 ; ou dans MB XV, 182-187.

[22] MB VIII, 444.

[23] Const. SDB, 18.

[24] Pietro Braido (sous la direction de), Don Bosco Fondatore “Ai Soci Salesiani”(1875-1885). Introduzione e testi critici [Don Bosco Fondateur « Aux Confrères Salésiens » (1875-1885). Introduction et textes critiques], LAS, Rome 1995, 159.

[25] MB VI, 442.

[26] MB VI, 409.

[27] MB XII, 458.

[28] Ibidem

[29] Ferdinando Maccono, Santa Maria Domenica Mazzarello. Co-fondatrice e prima Superiora Generale delle FMA [Sainte Marie-Dominique Mazzarello. Cofondatrice des FMA], Vol. I, FMA, Turin 1960, 398.

[30] MB X, 716.

[31] Const. SDB, 17.

[32] MB XII, 600.

[33] MB VIII, 444.

[34] Cité dans E. Viganò, Redécouvrir l’esprit de Mornèse, dans ACS (1981), 62.

[35] Salle 99.

[36] MB V, 356.

[37] Const. SDB, 63. Voir aussi E. ViganÒ, « Rendre raison de la joie et des engagements de l’espérance, en témoignant des richesses insondables du Christ ». Étrenne 1994. Commentaire du Recteur Majeur, Istituto Figlie di Maria Ausiliatrice, Rome 1993.

[38] G. Capetti, Il cammino dell’Istituto nel corso di un secolo [Le chemin de l’Institut au cours d’un siècle], Vol. I, FMA, Rome 1972-1976, 122.

[39] Jn 2,5.

[40] Lumen Gentium, 59.

[41] Rm 8,34-39.

[42] Const. SDB, 196.




Quatrième rêve missionnaire en Afrique et en Chine (1885)

La Providence elle-même ne cessait de temps en temps de déchirer devant les yeux de Don Bosco le voile de l’avenir sur les progrès de la Société Salésienne dans le champ illimité des Missions. En 1885 également, un rêve révélateur vint lui montrer quels étaient les projets de Dieu dans un avenir lointain. Don Bosco le raconta et le commenta à tout le Chapitre le soir du 2 juillet, et Don Lemoyne s’empressa de l’écrire.

            Il me semblait que je me trouvais devant une très haute montagne, au sommet de laquelle se tenait un Ange qui resplendissait de lumière, de sorte qu’il éclairait les régions les plus éloignées. Autour de la montagne s’étendait un vaste royaume de peuples inconnus.
            L’Ange tenait dans sa main droite une épée qui brillait comme une flamme vive, et de sa main gauche il me désignait les régions environnantes. Il me dit : Angelus Arfaxad vocat vos ad proelianda bella Domini et ad congregandos populos in horrea Domini (L’Ange d’Arfaxad t’appelle à livrer les batailles du Seigneur et à rassembler les peuples dans les greniers du Seigneur). Sa parole, cependant, n’était pas comme les autres fois sous forme de commandement, mais sous forme de proposition.
            Une foule impressionnante d’Anges, dont je n’ai pas su ou pu retenir les noms, l’entourait. Parmi eux se trouvait Louis Colle, entouré d’une multitude de jeunes, auxquels il apprenait à chanter les louanges de Dieu en les chantant lui-même.
            Autour de la montagne, à son pied et sur son sommet, vivait une population nombreuse. Ils parlaient tous entre eux, mais c’était une langue inconnue que je ne comprenais pas. Je comprenais seulement ce que disait l’Ange. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu. Ce sont des choses que l’on voit, que l’on entend, mais qu’on ne peut pas expliquer. En même temps, je voyais des objets séparés et simultanés, qui transfiguraient le spectacle qui s’offrait à moi. Parfois il me semblait voir la plaine de Mésopotamie, parfois une très haute montagne, et cette même montagne sur laquelle se trouvait l’Ange d’Arfaxad prenait à chaque instant mille aspects, au point que les gens qui l’habitaient ressemblaient à des ombres errantes.
            Devant cette montagne et tout au long de ce voyage, j’ai eu l’impression d’être soulevé à une hauteur immense, comme au-dessus des nuages, entouré d’un espace immense. Qui peut exprimer par des mots cette hauteur, cette largeur, cette lumière, cette lueur, ce spectacle ? On peut en jouir, mais on ne peut pas le décrire.
            Au cours de ces visions et dans les autres, nombreux étaient ceux qui m’accompagnaient et m’encourageaient ; ils encourageaient aussi les Salésiens, afin qu’ils ne s’arrêtent pas en chemin. Parmi ceux qui me tiraient chaleureusement par la main, pour ainsi dire, afin que j’aille de l’avant, se trouvait le cher Louis Colle avec des troupes d’Anges, qui faisaient écho aux chants des jeunes qui l’entouraient.
            Puis il m’a semblé que j’étais au centre de l’Afrique, dans un vaste désert, et que sur le sol était écrit en grosses lettres transparentes : Noirs. Au milieu se trouvait l’Ange de Cham, qui disait : – Cessabit maledictum (la malédiction est terminée) et la bénédiction du Créateur descendra sur ses enfants réprouvés, et le miel et le baume guériront les morsures des serpents ; ensuite seront couvertes les turpitudes des enfants de Cham.
            Ces peuples étaient tous nus.
            Enfin, il me sembla que j’étais en Australie.
            Ici aussi, il y avait un Ange, mais il n’avait pas de nom. Il guidait, marchait et faisait marcher les gens vers le sud. L’Australie n’était pas un continent, mais un agrégat de nombreuses îles, dont les habitants étaient différents de caractère et de figure. Une multitude d’enfants qui vivaient là tentaient de venir vers nous, mais ils en étaient empêchés par la distance et par les eaux qui les séparaient. Cependant, ils tendaient les mains vers Don Bosco et les Salésiens en disant : – Venez à notre secours ! Pourquoi n’accomplissez-vous pas l’œuvre que vos pères ont commencée ? – Beaucoup s’arrêtèrent ; d’autres, avec mille efforts, passèrent au milieu des bêtes féroces et vinrent se mêler aux Salésiens que je ne connaissais pas, et commencèrent à chanter : Benedictus qui venit in nomine Domini (béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, Ps 118, 26 ; Mt 21, 9 ; et passim). À une certaine distance, on pouvait voir des agrégats d’îles innombrables, mais je ne pouvais pas discerner leurs particularités. Il m’a semblé que tout cela indiquait que la Divine Providence offrait aux Salésiens une partie du champ évangélique, mais dans un temps futur. Leurs fatigues porteront du fruit, parce que la main du Seigneur sera constamment avec eux, s’ils ne déméritent pas de ses faveurs.
            Si je pouvais embaumer et maintenir en vie cinquante Salésiens parmi ceux qui sont aujourd’hui parmi nous, ils verraient dans cinq cents ans quelles merveilleuses destinées la Providence nous réserve, si nous sommes fidèles.
            D’ici à cent cinquante ou deux cents ans, les Salésiens seront les maîtres du monde entier.
            Nous serons toujours bien vus, même par les méchants, parce que notre domaine spécial est tel qu’il attire la sympathie de tous, bons et méchants. Il y aura peut-être quelque tête folle qui voudra nous détruire, mais ce seront des projets isolés, sans le soutien des autres.
            Tout ce qu’il faut, c’est que les Salésiens ne se laissent pas prendre par l’amour du confort et qu’ils ne fuient pas le travail. En maintenant ne serait-ce que les œuvres existantes, et à condition de ne pas s’adonner au vice de l’intempérance, ils auront les garanties d’une longue durée.
            La Société salésienne prospérera matériellement si nous nous efforçons de soutenir et de diffuser le Bulletin salésien, l’œuvre des Fils de Marie Auxiliatrice. Beaucoup d’entre eux sont tellement bons ! Leur institution nous donnera d’excellents confrères, résolus dans leur vocation.

            Ce sont là les trois choses que Don Bosco a vues le plus clairement, dont il s’est le mieux souvenu et qu’il a racontées la première fois. Mais, comme il l’a expliqué plus tard à Don Lemoyne, il avait vu beaucoup plus. Il avait vu tous les pays où les Salésiens seront appelés au fil du temps, mais dans une vision fugace, en faisant un voyage très rapide, au cours duquel il était revenu à l’endroit d’où il était parti. Il disait que ce fut comme un éclair, mais qu’en parcourant cet immense espace, il avait entrevu en un clin d’œil des régions, des villes, des habitants, des mers, des fleuves, des îles, des coutumes et mille faits qui s’entrecroisaient et des changements simultanés de spectacles impossibles à décrire. De tout l’itinéraire fantasmagorique il ne conservait qu’un souvenir indistinct. Il semblait avoir avec lui beaucoup de monde qui l’encourageait, lui et les salésiens, à ne jamais s’arrêter en chemin. Parmi les plus animés il y avait Louis Colle, dont il parle dans une lettre écrite à son père le 10 août : « Notre ami Louis m’a emmené en voyage au centre de l’Afrique, terre de Cham, disait-il, et au pays d’Arfaxad, c’est-à-dire en Chine. Quand le Seigneur nous permettra de nous retrouver, nous en aurons des choses à dire ».
            Il parcourut une zone circulaire autour de la partie sud de la sphère terrestre. Voici la description du voyage, telle que Don Lemoyne affirme l’avoir entendue de sa bouche. Parti de Santiago du Chili, il vit Buenos Aires, São Paulo au Brésil, Rio de Janeiro, le Cap de Bonne-Espérance, Madagascar, le Golfe Persique, les rives de la Mer Caspienne, Sermaar, le Mont Ararat, le Sénégal, Ceylan, Hong-Kong, Macao à l’entrée d’une mer immense et devant la haute montagne d’où on découvrait la Chine ; puis l’Empire chinois, l’Australie, les îles Diego Ramirez. Le pèlerinage s’acheva par le retour à Santiago du Chili. Au cours de son voyage éclair, Don Bosco distinguait des îles, des terres et des nations dispersées sur les différents degrés du globe et de nombreuses régions peu habitées et inconnues. Des nombreux lieux qu’il a vus en rêve, il ne se souvenait pas exactement des noms ; Macao, par exemple, il l’appelle Meaco. Il parla avec le capitaine Bove des parties les plus méridionales de l’Amérique, mais celui-ci, n’ayant pas dépassé le cap de Magellan, faute de moyens et parce qu’il était forcé par diverses affaires de rebrousser chemin, ne put lui donner aucun éclaircissement.
            Il faut dire un mot de l’énigmatique Arfaxad. Avant le rêve, Don Bosco ne savait pas qui il était, mais il en parla dans la suite assez souvent. Il chargea le clerc Festa de chercher dans les dictionnaires bibliques, dans les histoires et les géographies, dans les périodiques, pour savoir avec quels peuples de la terre ce personnage supposé avait eu des rapports. Finalement, il crut trouver la clé du mystère dans le premier volume de Rohrbacher, qui affirme que les Chinois descendent d’Arfaxad.
            Son nom apparaît dans le dixième chapitre de la Genèse, où est donnée la généalogie des fils de Noé, qui se partagèrent le monde après le déluge. Le verset 22 se lit comme suit : Filii Sem Aelam et Assur et Arphaxad et Lud et Gether et Mes. Ici, comme dans d’autres parties du grand tableau ethnographique, les noms propres désignent des individus qui ont été les pères de peuples, avec une référence aux régions qu’ils ont peuplées. Ainsi, Aelam, qui signifie haut pays, fait allusion à Élimaïde qui, avec la Susiane, devint plus tard une province de la Perse ; Assour est le père des Assyriens. Sur le troisième nom, les exégètes ne sont pas d’accord pour déterminer le peuple qu’il désigne. Certains, comme Vigouroux (pour ne citer que l’un des plus connus), attribuent Arfaxad à la Mésopotamie. Quoi qu’il en soit, comme il figure parmi les descendants des lignées asiatiques, et précisément après deux d’entre eux qui ont peuplé la limite orientale de la terre décrite dans le document mosaïque, on peut en déduire qu’Arphaxad représente également une population à placer après les précédentes, qui s’est ensuite répandue de plus en plus vers l’est. Il n’est donc pas improbable que l’Ange d’Arphaxad représente celui de l’Inde et de la Chine.
            Don Bosco fixa son attention en particulier sur la Chine et disait qu’il lui semblait que les Salésiens y seraient bientôt appelés, ajoutant même à une occasion :
            – Si j’avais vingt Missionnaires à expédier en Chine, il est certain qu’ils y recevraient un accueil triomphal malgré la persécution. – Dès lors, il s’intéressa de près à tout ce qui pouvait concerner le Céleste Empire.
            Il montra qu’il pensait souvent à ce rêve, il en parlait volontiers et il y voyait une confirmation de ses rêves précédents sur les Missions.
(MB XVII 643-645)




Troisième rêve missionnaire : le voyage aérien (1885)

Le rêve de Don Bosco à la veille du départ des missionnaires pour l’Amérique est un événement riche de signification spirituelle et symbolique dans l’histoire de la Congrégation Salésienne. Au cours de cette nuit du 31 janvier au 1er février, Don Bosco eut une vision prophétique qui souligne l’importance de la piété, du zèle apostolique et de la confiance totale en la providence divine pour le succès de la mission. Cet épisode a non seulement encouragé les missionnaires, mais a également renforcé la conviction de Don Bosco quant à la nécessité d’étendre leur œuvre au-delà des frontières italiennes, en apportant éducation, soutien et espoir aux nouvelles générations dans des terres lointaines.

            On était à la veille du départ. Pendant toute la journée, la pensée que Monseigneur et les autres allaient partir si loin, et l’impossibilité absolue de les accompagner, comme les fois précédentes, jusqu’à l’embarquement, voire même l’impossibilité peut-être de leur donner au moins l’adieu dans l’église Marie-Auxiliatrice, lui causèrent des soubresauts d’émotion, qui parfois l’oppressaient et le laissaient abattu. Or, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, il fit un rêve semblable à celui de 1883 au sujet des Missions. Il le raconta à Don Lemoyne qui l’écrivit immédiatement. Le voici.

            Il me semblait que j’accompagnais les Missionnaires dans leur voyage. Nous avons parlé un court instant avant de quitter l’Oratoire. Ils m’entouraient et me demandaient conseil, et il m’a semblé que je leur disais :
            – Ce n’est pas avec la science, ce n’est pas avec la santé, ce n’est pas avec les richesses, mais avec le zèle et la piété que vous ferez un grand bien, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
            Peu de temps auparavant nous étions à l’Oratoire, et puis sans savoir par quel chemin nous étions partis et avec quel moyen, nous nous sommes retrouvés presque immédiatement en Amérique. À la fin du voyage, je me trouvais seul au milieu d’une vaste plaine entre le Chili et la République argentine. Mes chers missionnaires s’étaient tous dispersés çà et là dans cet espace sans limites. En les regardant, je m’étonnais, car ils me semblaient peu nombreux. Après avoir envoyé tant de Salésiens en Amérique à diverses reprises, je pensais que j’aurais dû voir un nombre plus grand de missionnaires. Mais en réfléchissant, j’ai compris que si leur nombre paraissait petit, c’est parce qu’ils étaient dispersés en de nombreux endroits, comme une semence qui doit être transportée ailleurs pour être cultivée et se multiplier.
            Dans cette plaine apparaissaient des routes nombreuses et très longues au bord desquelles étaient dispersées de nombreuses maisons. Ces routes n’étaient pas comme les routes de notre pays, et les maisons n’étaient pas comme les maisons de notre monde. C’étaient des objets mystérieux et je dirais presque spirituels. Ces routes étaient parcourues par des véhicules, ou moyens de transport qui, en roulant, prenaient successivement mille aspects fantastiques et mille formes toutes différentes, bien que magnifiques et stupéfiantes, de sorte que je ne peux en définir ou en décrire une seule. J’ai observé avec étonnement que lorsque les véhicules s’approchaient de groupes de maisons, des villages et des villes, ils passaient au-dessus des habitations, de sorte que le voyageur pouvait voir au-dessous de lui les toits des maisons. Bien que ces maisons fussent très hautes, elles étaient bien en-dessous des voies, et alors que les voies du désert adhéraient au sol, celles-ci devenaient aériennes lorsqu’elles s’approchaient de lieux habités, formant une sorte de pont magique. De là-haut, on pouvait voir les habitants dans les maisons, les cours, les rues, et dans la campagne, occupés à travailler leur domaine.
            Chacune de ces routes menait dans une de nos missions. Au bout d’une très longue voie qui menait du côté du Chili, je vis une maison [toutes les particularités topographiques qui précèdent et qui suivent semblent indiquer la maison de Fortín Mercedes, sur la rive gauche du Colorado] avec de nombreux confrères Salésiens adonnés à la science, à la piété, à divers arts et métiers, et à l’agriculture. Au sud, il y avait la Patagonie. Du côté opposé, je pouvais voir d’un seul coup d’œil toutes nos maisons de la République argentine. Puis, en Uruguay, Paysandú, Las Piedras, Villa Colón ; au Brésil, le collège de Nicteroy et beaucoup d’autres maisons disséminées dans les provinces de cet empire. Enfin, à l’ouest, partait une autre route très longue, traversant des fleuves, des mers et des lacs dans des pays inconnus. Dans cette région, j’ai vu peu de salésiens. En regardant attentivement, je n’en ai vu que deux.
            À cet instant, apparut près de moi un personnage d’allure distinguée, au teint pâle, corpulent, à la barbe rasée de manière à paraître imberbe, un homme d’âge mûr. Il était vêtu de blanc, avec une sorte de cape rose tissée de fils d’or. Tout brillait en lui. J’avais reconnu mon interprète habituel.
            – Où sommes-nous ici ? demandai-je en lui montrant ce dernier pays.
            – Nous sommes en Mésopotamie, me répondit l’interprète.
            – En Mésopotamie ? répliquai-je, mais ici, c’est la Patagonie.
            – Je vous dis, répondit l’autre, que nous sommes en Mésopotamie.
            – Et pourtant… pourtant… je n’arrive pas à m’en convaincre.
            – Il en est bien ainsi ! C’est la Mé… so… po… ta… mie…, conclut l’interprète en épelant chaque syllabe du mot pour qu’il me reste en mémoire.
            – Mais pourquoi les Salésiens que je vois ici sont-ils si peu nombreux ?
            – Ce qui n’est pas, sera, conclut mon interprète.
            Pendant que je m’arrêtais dans cette plaine, je regardais toutes ces routes interminables et je contemplais, d’une manière très claire mais inexplicable, les lieux qui sont et seront occupés par les Salésiens. Que de choses magnifiques j’ai vues ! Je vis tous les collèges un par un. J’embrassai simultanément le passé, le présent et l’avenir de nos missions. Comme j’ai tout vu d’un seul coup d’œil, il est très difficile, voire impossible, de donner même une pâle idée de ce spectacle. Ce que j’ai vu dans cette plaine du Chili, du Paraguay, du Brésil, de la République Argentine, demanderait un gros volume, si je voulais en faire une description sommaire. Dans cette vaste plaine j’ai vu aussi une foule de sauvages dispersés dans le Pacifique jusqu’au golfe d’Ancud, au détroit de Magellan, au cap Horn, dans les îles Diego et dans les Malvines. Toute cette moisson est destinée aux Salésiens. J’ai vu que maintenant les Salésiens ne font que semer, mais que nos successeurs récolteront. Des hommes et des femmes nous apporteront du renfort et deviendront des prédicateurs. Les enfants des sauvages, qu’il semble presque impossible de gagner à la foi, deviendront eux-mêmes les évangélisateurs de leurs parents et amis. Les Salésiens réussiront en tout grâce à l’humilité, au travail et à la tempérance. Tout ce que j’ai vu à cet instant et que j’ai vu par la suite, tout cela concernait les Salésiens, leur établissement régulier dans ces pays, leur accroissement merveilleux, la conversion de tant d’indigènes et de tant d’Européens établis dans la région. L’Europe va se déverser en Amérique du Sud. À partir du moment où on a commencé à dépouiller les églises en Europe, le commerce a commencé à diminuer, il a perdu et il perdra de plus en plus sa prospérité. C’est pourquoi les ouvriers et leurs familles, poussés par la misère, se précipiteront pour chercher refuge dans ces nouvelles terres hospitalières.
            Voyant le champ que le Seigneur nous avait assigné et l’avenir glorieux de la Congrégation salésienne, il m’a semblé qu’il fallait que je reprenne le chemin de retour en Italie. Je fus rapidement transporté sur une voie étrange et très élevée et en un instant j’ai survolé l’Oratoire.  J’avais sous les yeux les places, les rues, les jardins, les avenues, les voies ferrées, les murs de la ville, la campagne et les collines environnantes, les villes, les villages de la province, la chaîne gigantesque des Alpes couvertes de neige. Un panorama stupéfiant ! Je voyais les jeunes de l’Oratoire qui ressemblaient à autant de petites souris. Mais leur nombre était extraordinairement grand : partout des prêtres, des abbés, des élèves, des chefs d’atelier. Beaucoup partaient en procession et d’autres rejoignaient les rangs de ceux qui partaient. C’était une procession continue.
            Tout ce monde partait pour se retrouver dans cette vaste plaine entre le Chili et la République argentine, où j’étais revenu en un clin d’œil. Je les observais. Un jeune prêtre, qui ressemblait à notre Don Pavia, mais ce n’était pas lui, s’avança vers moi ; avec son air affable, sa parole courtoise, sa physionomie candide et son teint juvénile, il me dit :
            – Voici les âmes et les pays destinés aux fils de saint François de Sales.
            Je fus stupéfait en voyant disparaître en un instant toute cette multitude rassemblée en ce lieu, et l’on voyait à peine au loin la direction qu’ils avaient prise.
            Je note ici qu’en racontant mon rêve, je le fais de façon sommaire, et qu’il ne m’est pas possible de préciser la succession exacte des magnifiques spectacles qui se présentaient à moi et les divers événements qui s’y rapportaient. L’esprit ne retient pas, la mémoire oublie, la parole ne suffit pas. Au-delà du mystère qui les enveloppait, ces scènes alternaient, s’entremêlaient parfois, se répétaient souvent selon que les missionnaires se réunissaient, se séparaient ou partaient, ou selon que les peuples appelés à la foi et à la conversion s’unissaient à eux ou s’éloignaient d’eux. Je le répète : je voyais dans le même temps le présent, le passé et l’avenir de ces missions, avec toutes les phases, les dangers, les succès, les échecs momentanés ou les désillusions qui accompagneront cet apostolat. Alors je comprenais tout, mais maintenant il m’est impossible de démêler cette intrigue de faits, d’idées, de personnages. C’est comme si quelqu’un voulait comprendre dans une unique histoire et réduire à un seul fait et à une seule unité tout le spectacle du firmament, en racontant le mouvement, la splendeur, les propriétés de tous les astres avec leurs relations et leurs lois particulières et réciproques, alors qu’une seule étoile donnerait matière à l’attention et à l’étude de l’esprit le plus capable. Et je note à nouveau qu’il s’agit ici de choses qui n’ont aucun rapport avec les objets matériels.
            Reprenant donc le récit, je dis que j’ai été étonné de voir disparaître une telle multitude. Monseigneur Cagliero était à mes côtés à ce moment-là. Quelques missionnaires se trouvaient à une certaine distance. Beaucoup d’autres étaient autour de moi avec un bon nombre de coopérateurs Salésiens, parmi lesquels je distinguais Mgr Espinosa, le Dr Torrero, le Dr Caranza et le Vicaire général du Chili [il pourrait s’agir de Mgr Dominique Cruz, Vicaire capitulaire du diocèse de Concepción]. Alors mon interprète habituel vint vers moi pendant que je parlais avec Mgr Cagliero et beaucoup d’autres, cherchant à savoir si ce fait avait une signification quelconque. De la manière la plus courtoise, l’interprète me dit :
            – Ecoutez et vous verrez.
            Et voici qu’à ce moment-là, la vaste plaine devint une grande salle. Je ne peux pas décrire exactement ce à quoi elle ressemblait avec sa magnificence et sa richesse. Je dirai seulement que si l’on devait la décrire, aucun homme ne pourrait en soutenir la splendeur, même avec beaucoup d’imagination. Sa largeur était telle qu’on ne pouvait en voir les murs latéraux. Sa hauteur était inaccessible. La voûte se terminait par des arcs d’une hauteur, largeur et splendeur extraordinaires, et l’on ne voyait pas sur quel support ils reposaient. Il n’y avait ni piliers ni colonnes. D’une manière générale, on aurait dit que la coupole de cette grande salle était d’un lin candide comme une tapisserie. Il en allait de même pour le sol. Il n’y avait pas de lumières, pas de soleil, pas de lune, pas d’étoiles, mais une splendeur générale, répartie de façon égale de toute part. La blancheur des lins scintillait et faisait briller chaque partie, chaque ornement, chaque fenêtre, chaque entrée, chaque sortie. Tout autour se répandait un doux parfum, mélange de tous les parfums les plus agréables.
            C’est alors que se produisit un curieux phénomène. Un grand nombre de tables de salle à manger se trouvaient là, d’une longueur extraordinaire. Il y avait des tables dans toutes les directions, mais elles convergeaient toutes vers un seul centre. Elles étaient recouvertes d’élégantes nappes recouvertes de beaux vases cristallins remplis de fleurs nombreuses et variées.
            La première chose que remarqua Mgr Cagliero fut :
            – Les tables sont là, mais où sont les aliments ?
            En effet, il n’y avait ni nourriture ni boisson, ni même d’assiettes, de coupes ou d’autres récipients pour y mettre les aliments.
            L’ami interprète répondit alors :
            – Ceux qui viennent ici, neque sitient, neque esurient amplius (Ils n’auront plus ni faim, ni soif Ap 7,16).
            Ceci dit, les gens commencèrent à entrer, tous vêtus de blanc avec une simple bande comme collier, couleur de rose et brodé de fils d’or, qui leur entourait le cou et les épaules. Les premiers à entrer étaient peu nombreux. Quelques-uns seulement, en petit groupe. À peine entrés dans la grande salle, ils allaient s’asseoir autour d’une table préparée pour eux, en chantant : Victoire ! Mais après eux, des troupes plus nombreuses s’avancèrent en chantant : Triomphe ! C’est alors qu’apparut une grande variété de personnes, des grands et des petits, des hommes et des femmes, de toutes les générations, de couleurs, de formes, d’attitudes variées, et de tous côtés résonnaient des chants. Ceux qui étaient déjà en place chantaient Victoire ! Ceux qui entraient chantaient Triomphe ! Chaque foule qui entrait représentait des nations ou des parties de nations qui seront toutes converties par les missionnaires.
            Ayant jeté un coup d’œil sur ces tables interminables, j’ai vu beaucoup de nos sœurs assises qui chantaient, ainsi qu’un grand nombre de nos confrères. Cependant, personne ne portait l’habit du prêtre, du clerc ou de la religieuse, mais ils portaient tous comme les autres la robe blanche et le pallium rose.
            Mais mon étonnement grandit lorsque j’ai vu des hommes rudes qui portaient le même habit que les autres et chantaient : Victoire et triomphe ! C’est alors que notre interprète dit :
            – Les étrangers, les sauvages qui buvaient le lait de la parole divine auprès de leurs éducateurs, sont devenus des hérauts de la parole de Dieu.
            J’ai aussi observé au milieu de la foule des enfants à l’aspect rude et étrange et j’ai demandé :
            – Et ces enfants, dont la peau est si grossière qu’elle ressemble à celle d’un crapaud, et pourtant belle et d’une couleur si resplendissante, qui sont-ils ?
            L’interprète répondit :
            – Ce sont les fils de Cham qui n’ont pas renoncé à l’héritage de Lévi. Ils renforceront les armées pour protéger le royaume de Dieu, qui est arrivé aussi chez nous. Leur nombre était petit, mais les fils de leurs fils l’ont augmenté. Maintenant, écoutez et voyez, mais vous ne pouvez pas comprendre les mystères que vous verrez.
            Ces jeunes appartenaient à la Patagonie et à l’Afrique australe.
            Entre-temps, les rangs de ceux qui entraient dans cette salle extraordinaire grossissaient tellement que toutes les chaises semblaient occupées. Les chaises et les sièges n’avaient pas de forme spécifique, mais prenaient la forme que chacun souhaitait. Chacun était heureux du siège qu’il occupait et de celui que les autres occupaient.
            Et tandis qu’on criait de tous côtés Victoire ! triomphe, voici qu’enfin une grande foule en fête arrivait à la rencontre de ceux qui étaient déjà entrés et qui chantaient : Alléluia, gloire, triomphe !
            Lorsque la salle parut complètement remplie, au point qu’on ne pouvait plus compter les milliers de personnes rassemblées, il se fit un profond silence, puis cette multitude commença à chanter en se divisant en plusieurs chœurs.
            Le premier chœur : Appropinquavit in nos regnum Dei (Le royaume de Dieu est proche de vous, Lc 10,11) ; laetentur Coeli et exultet terra (Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte, 1 Co 16,31) ; Dominus regnavit super nos (Le Seigneur a régné sur nous) ; alleluia.
            Un autre chœur : Vicerunt, et ipse Dominus dabit edere de ligno vitae et non esurient in aeternum, alleluia (Au vainqueur je donnerai la nourriture de l’arbre de vie et il n’aura plus faim à jamais, alléluia, Ap 2,7).
            Un troisième chœur : Laudate Dominum omnes gentes, laudate eum omnes populi (Tous les peuples, louez le Seigneur, tous les peuples, chantez sa louange, Ps 117,1).
            Tandis que ces personnes et d’autres chantaient et se relayaient, il y eut soudain, pour la deuxième fois, un profond silence. Puis des voix se mirent à résonner en haut et au loin. Le sens de ce cantique, d’une harmonie qui ne peut être exprimée d’aucune manière, était le suivant: Soli Deo honor et gloria in saecula saeculorum ([à Dieu seul] honneur et gloire pour les siècles des siècles 1 Tt 1,17). D’autres chœurs répondaient d’en haut et de loin à ces voix : Semper gratiarum actio illi qui erat, est, et venturus est. Illi eucharistia, illi soli honor sempiternus (Action de grâce à jamais à celui qui était, qui est et qui vient. À lui l’Eucharistie, à lui seul l’honneur éternel).
            Mais à cet instant voici que ces chœurs descendirent et s’approchèrent. Parmi ces musiciens célestes se trouvait Louis Colle. Les autres personnes qui se trouvaient dans la salle commencèrent alors à chanter et à se joindre à eux, unissant leurs voix à la manière d’instruments de musique extraordinaires, avec des sons dont l’extension n’avait pas de limites. Cette musique semblait avoir à la fois mille notes et mille degrés de hauteur et s’accordaient pour former un seul accord de voix. Les voix aigües s’élevaient à une hauteur inimaginable. Les voix sonores et rondes de ceux qui se trouvaient dans la salle descendaient si bas qu’on ne peut l’exprimer. Tous ne formaient qu’un seul chœur, une seule harmonie ; toutes les voix, les basses comme les aigües, avaient un tel élan et une telle beauté, et pénétraient tellement dans tous les sens de l’homme en les absorbant que l’homme en oubliait sa propre existence. Je tombai à genoux aux pieds de Mgr Cagliero en m’exclamant :
            – Oh Cagliero ! Nous sommes au paradis !
            Mgr Cagliero me prit par la main et me répondit :
            – Ce n’est pas le paradis, c’est une simple et très faible image de ce que sera le paradis.
            Pendant ce temps, les voix des deux chœurs grandioses continuaient et chantaient à l’unisson avec une harmonie inexprimable : Soli Deo honor et gloria, et triumphus alleluia, in aeternum in aeternum ! (À Dieu seul honneur et gloire et victoire, alléluia, pour les siècles des siècles !). Ici, je me suis oublié moi-même et je ne sais plus ce que je suis devenu. Le matin, j’ai eu du mal à me lever de mon lit, et à revenir à moi quand je suis allé célébrer la sainte Messe.
            L’idée principale qui m’est restée après ce rêve a été de donner à Mgr Cagliero et à mes chers missionnaires un avis de la plus haute importance concernant l’avenir de nos missions : – Que les Salésiens et les Sœurs de Marie Auxiliatrice aient le plus grand souci de promouvoir les vocations ecclésiastiques et religieuses.
(MB XVII, 299-305)




Le deuxième rêve missionnaire : un voyage à travers l’Amérique (1883)

            Don Bosco a raconté ce rêve le 4 septembre, lors de la séance du matin du Chapitre général. Don Lemoyne le mit immédiatement par écrit et le Serviteur de Dieu révisa l’écrit d’un bout à l’autre, en ajoutant et en modifiant. Nous imprimerons en italique les parties qui, dans l’original, révèlent la main du Saint ; nous mettons en revanche entre parenthèses certains passages que Don Lemoyne a introduits plus tard sous forme de notes, avec les explications complémentaires données par Don Bosco.

            C’était la nuit précédant la fête de sainte Rose de Lima [30 août] et j’ai fait un rêve. J’ai remarqué que je dormais et qu’en même temps il me semblait que je courais beaucoup, à tel point que je me sentais fatigué de courir, de parler, d’écrire et de me fatiguer au cours de mes autres occupations habituelles. Alors que je me demandais si j’étais dans un rêve ou dans la réalité, il m’a semblé entrer dans une salle où de nombreuses personnes discutaient de choses et d’autres.
            Un long discours portait sur la multitude de sauvages qui, en Australie, aux Indes, en Chine, en Afrique et plus particulièrement en Amérique, gisent encore en nombre indéterminé à l’ombre de la mort.
            – L’Europe, dit sérieusement l’un d’eux, l’Europe chrétienne, la grande maîtresse de la civilisation et du catholicisme, semble faire preuve d’apathie à l’égard des missions étrangères. Rares sont ceux qui ont le courage de braver de longs voyages et des pays inconnus pour sauver les âmes de millions d’hommes qui ont été rachetés par le Fils de Dieu, par le Christ Jésus.
            Un autre dit :
            – Quelle quantité d’idolâtres vivent malheureusement en dehors de l’Église et loin de la connaissance de l’Évangile dans la seule Amérique ! Les hommes pensent (et en cela les géographes se trompent) que les Cordillères de l’Amérique sont comme un mur qui divise cette grande partie du monde. Il n’en est rien. Ces longues chaînes de hautes montagnes comportent de nombreuses brèches de mille kilomètres et plus. On y trouve des forêts qui n’ont jamais été visitées, des plantes, des animaux, et des pierres rares dans ces régions. La houille, le pétrole, le plomb, le cuivre, le fer, l’argent et l’or sont cachés dans ces montagnes, dans les sites où ils ont été placés par la main toute-puissante du Créateur au bénéfice de l’humanité. Ô Cordillères, Cordillères, que vous êtes riches du côté est !
            À ce moment-là, je me sentis pris d’un désir ardent de demander des explications sur d’autres choses et de connaître qui étaient ces gens qui s’étaient rassemblés là et où je me trouvais. Mais je me suis dit : – Avant de parler, je dois
observer qui sont ces gens ! Et j’ai regardé autour de moi avec curiosité. Mais tous ces personnages m’étaient inconnus. Cependant, comme s’ils ne m’avaient vu qu’à cet instant, ils m’invitèrent à m’avancer et m’accueillirent avec bonté.
            Alors je leur ai demandé :
            – Dites-moi, s’il vous plaît ! Sommes-nous à Turin, à Londres, à Madrid ou à Paris ? Où sommes-nous ? Et qui êtes-vous ? À qui ai-je le plaisir de parler ? Mais tous ces personnages répondaient vaguement, parlant toujours des missions.
            C’est alors que s’approcha de moi un jeune homme d’environ seize ans, d’une beauté surhumaine et tout rayonnant d’une vive lumière plus brillante que celle du soleil. Son vêtement était tissé avec une richesse céleste et sa tête était ceinte d’un bonnet en forme de couronne, constellé des pierres précieuses les plus brillantes. Me fixant d’un regard bienveillant, il me témoignait un intérêt particulier. Son sourire exprimait une affection d’un attrait irrésistible. Il m’appela par mon nom, me prit par la main et commença à me parler de la Congrégation salésienne.
            J’étais envoûté par le son de cette voix. À un moment donné, je l’ai interrompu :
            – À qui ai-je l’honneur de parler ? Voulez-vous me donner votre nom ? Et le jeune homme de dire :
            – Ne doutez pas ! Parlez en toute confiance, vous êtes avec un ami.
            – Mais votre nom ?
            – Je vous dirais bien mon nom si cela était nécessaire ; mais ce n’est pas nécessaire, car vous devez me connaître.
            En disant cela, il souriait.
            Je regardai de plus près cette physionomie entourée de lumière. Qu’elle était belle ! Et je reconnus en lui le fils du comte Fleury Colle de Toulon, insigne bienfaiteur de notre Maison et surtout de nos Missions d’Amérique. Ce jeune homme était mort peu de temps auparavant.
            – Oh ! c’est vous ? dis-je en l’appelant par son nom. Louis ! Et qui sont tous ces gens ?
            – Ce sont des amis de vos salésiens, et moi, votre ami et ami des salésiens, au nom de Dieu, je voudrais vous donner un peu de travail.
            – Voyons de quoi il s’agit. Quel est ce travail ?
            – Mettez-vous ici à cette table et tirez sur cette corde.
            Au milieu de cette grande salle, il y avait une table sur laquelle il y avait une corde enroulée, et j’ai vu que cette corde était marquée comme un mètre, avec des lignes et des chiffres. Plus tard, j’ai compris aussi que cette salle était située en Amérique du Sud, juste sur la ligne de l’Équateur, et que les chiffres imprimés sur la corde correspondaient aux degrés de latitude géographique. J’ai alors pris l’extrémité de la corde, je l’ai regardée et j’ai vu qu’au début, il y avait le chiffre zéro.
            Je riais. Et ce jeune homme angélique me dit :
            – Ce n’est pas le moment de rire. Regardez, qu’y a-t-il d’écrit sur la corde ?
            – Le chiffre zéro.
            – Tirez un peu !
            J’ai tiré un peu la corde, et voici le chiffre 1.
            – Tirez encore et faites un grand rouleau de cette corde.
            J’ai tiré et j’ai obtenu les numéros 2, 3, 4, jusqu’à 20.
            – C’est assez ? dis-je.
            – Non, tirez encore, tirez encore, jusqu’à ce que vous trouviez un nœud ! répondit le jeune homme.
            J’ai tiré jusqu’au numéro 47, où j’ai trouvé un gros nœud. À partir de là, la corde continuait, mais elle se divisait en plusieurs petites ficelles qui s’éparpillaient vers l’est, l’ouest et le sud.
            – Est-ce que ça suffit ? répondis-je.
            – Quel est le numéro ? demanda le jeune. C’est le numéro 47. 47 plus 3, ça fait quoi ? 50 ! Et plus 5 ? 55 ! Remarquez : cinquante-cinq.
            Et puis il m’a dit :
            – Tirez encore.
            – J’arrive au bout ! répondis-je.
            – Maintenant, revenez en arrière et tirez la corde de l’autre côté. J’ai tiré la corde de l’autre côté, jusqu’au numéro dix.
            Le jeune homme répondit :
            – Tirez encore !
            – Il n’y a plus rien !
            – Comment ? Il n’y a plus rien ? Regardez encore ! Qu’est-ce qu’il y a ?
            – Il y a de l’eau, répondis-je.
            En effet, à cet instant, il se produisit en moi un phénomène extraordinaire, impossible à décrire. J’étais dans cette pièce, je tirais cette corde, et en même temps se déroulait sous mes yeux le panorama d’un pays immense, que je survolais comme à vol d’oiseau et qui s’étendait au fur et à mesure que la corde s’étirait.
            Du premier zéro au numéro 55 s’étendait une terre immense qui, après un détroit maritime étroit, se divisait au fond en une centaine d’îles, dont l’une était beaucoup plus grande que les autres. Ces îles semblaient évoquées par les ficelles éparses qui partaient du grand nœud. Chaque ficelle semblait faire allusion à une île. Certaines d’entre elles étaient habitées par des indigènes assez nombreux ; d’autres étaient stériles, nues, rocheuses, inhabitées ; d’autres encore étaient toutes couvertes de neige et de glace. À l’ouest, il y avait de nombreux groupes d’îles, habités par de nombreux sauvages. [Il semble que le nœud placé sur le nombre ou degré 47 marquait le lieu de départ, le centre salésien, la mission principale d’où partaient nos missionnaires vers les îles Malouines, la Terre de Feu et les autres îles de ces pays d’Amérique].
            De l’autre côté, c’est-à-dire de zéro à 10 continuait la même terre qui finissait dans cette eau que j’avais vue en dernier lieu. Il m’a semblé que cette eau était la mer des Antilles, que je voyais alors d’une manière si surprenante qu’il ne m’est pas possible d’expliquer cette façon de voir par des mots.
            J’ai donc répondu :
            – Il y a de l’eau ! – Le jeune répondit :
            – Maintenant, mettez ensemble 55 et 10. Qu’est-ce que cela donne ?
            Et moi :
            – La somme de 65.
            – Maintenant, mettez tout cela ensemble et vous en ferez une seule corde.
            – Et ensuite ?
            – Qu’y a-t-il de ce côté ? – Et il montra un point sur le panorama.
            – À l’ouest, je vois de hautes montagnes, et à l’est, la mer !
            [Je note ici que je voyais alors en abrégé, comme en miniature, tout ce que j’ai vu plus tard, comme je le dirai, en grandeur et en étendue réelles. Les degrés indiqués par la corde, correspondant exactement aux degrés géographiques de latitude, sont ceux qui m’ont permis de garder en mémoire pendant plusieurs années les points successifs que j’ai visités en voyageant dans la deuxième partie de ce même rêve].
            Mon jeune ami poursuivait :
            – Eh bien, ces montagnes sont comme une rive, une frontière. Jusqu’ici, jusque-là, c’est la moisson offerte aux Salésiens. Il y a des milliers et des millions de personnes qui attendent votre aide, qui attendent la foi.
            Ces montagnes étaient les Cordillères de l’Amérique du Sud et cette mer l’Océan Atlantique.
            – Mais comment faire ? repris-je ; comment réussirons-nous à conduire tant de peuples au bercail de Jésus-Christ ?
            – Comment faire ? Regardez !
            Et voici qu’arrive Don Lago [Don Angelo Lago, secrétaire particulier de Don Rua, mort en odeur de sainteté en 1914] portant une corbeille de petites figues vertes ; il me dit :
            – Don Bosco, prenez !
            – Qu’est-ce que tu m’apportes ? répondis-je en regardant ce que contenait la corbeille.
            – On m’a dit de vous les apporter.
            – Mais ces figues ne sont pas bonnes à manger, elles ne sont pas mûres.
            Alors mon jeune ami prit cette corbeille, qui était très large, mais qui avait peu de fond, et il me la présenta en disant :
            – Voici le cadeau que je vous fais !
            – Et que vais-je faire de ces figues ?
            – Ces figues ne sont pas mûres, mais elles appartiennent au grand figuier de la vie. Et vous, cherchez le moyen de les faire mûrir.
            – Et comment ? Si elles étaient plus grosses, on pourrait les faire mûrir avec de la paille, comme on le fait pour d’autres fruits ; mais si petites, si vertes… C’est impossible.
            – Sachez donc que pour les faire mûrir, il faut faire en sorte que toutes ces figues soient à nouveau attachées à la plante.
            – Chose incroyable ! Et comment faire ?
            – Regardez !
            Il prit une de ces figues et la trempa dans un petit vase de sang ; puis il la plongea dans un autre vase plein d’eau, et dit :
            – C’est par la sueur et le sang que les sauvages seront de nouveau attachés à la plante et plairont au maître de la vie.
            Je me suis dit : Mais pour cela, il faut du temps. Puis je me suis exclamé à haute voix :
            – Je ne sais plus quoi répondre.
            Mais ce cher jeune homme, lisant mes pensées, continua :
            – Cet événement se réalisera avant la fin de la deuxième génération.
            – Et quelle sera cette deuxième génération ?
            – Celle d’aujourd’hui ne compte pas. Il y en aura une autre et encore une autre.
            Je parlais avec confusion, perplexité et presque en balbutiant en écoutant les magnifiques destins qui se préparent pour notre Congrégation, et j’ai demandé :
            – Mais chacune de ces générations comprend combien d’années ?
            – Soixante ans !
            – Et après ?
            – Voulez-vous voir ce qui sera ? Venez !
            Et sans savoir comment, je me suis retrouvé dans une gare de chemin de fer. Beaucoup de gens étaient rassemblés là. Nous sommes montés dans le train. J’ai demandé où nous étions. Le jeune homme me répondit :
            – Observez attentivement ! Regardez ! Nous voyageons le long des Cordillères. Vous avez la route ouverte aussi à l’est jusqu’à la mer. C’est un autre cadeau du Seigneur.
            – Et à Boston, où nous sommes attendus, quand irons-nous ?
            – Chaque chose en son temps.
            Ce disant, il sortit une carte où figurait en gros caractères le diocèse de Carthagène. [C’était là le point de départ.]
            Pendant que je regardais cette carte, la locomotive siffla et le train se mit en marche. Pendant que nous voyagions, mon ami parlait beaucoup, mais à cause du bruit du convoi, je ne le comprenais pas très bien. J’ai cependant appris de belles et nouvelles choses sur l’astronomie, la navigation, la météorologie, la minéralogie, la faune, la flore et la topographie de ces régions, qu’il m’a expliquées avec une merveilleuse précision. En même temps, ses paroles étaient empreintes d’une aimable et tendre familiarité, qui montrait combien il m’aimait. Dès le début, il m’avait pris par la main et me l’a toujours tenue si affectueusement jusqu’à la fin du rêve. Parfois je posais mon autre main libre sur la sienne, mais elle semblait se dérober sous la mienne comme si elle s’évaporait, et ma main gauche ne serait que ma main droite. Le jeune homme souriait de ma vaine tentative.
            Pendant ce temps, je regardais par les fenêtres du wagon et je voyais s’enfuir devant moi des régions diverses, mais stupéfiantes : des forêts, des montagnes, des plaines, des fleuves très longs et majestueux que je ne croyais pas si grands dans des régions si éloignées de leur embouchure. Pendant plus de mille kilomètres, nous avons longé la lisière d’une forêt vierge, encore inexplorée aujourd’hui. Mon regard acquérait une merveilleuse puissance visuelle ; il n’avait aucun obstacle à franchir pour s’aventurer dans ces régions. Je ne peux pas expliquer comment ce phénomène étonnant s’est produit pour mes yeux. J’étais comme quelqu’un qui, au sommet d’une colline, voit une grande région s’étendre à ses pieds, et s’il place devant ses yeux à une petite distance une latte de papier, même très mince, il ne voit rien ou très peu : s’il enlève cette latte ou seulement la soulève ou l’abaisse un peu, sa vue peut s’étendre jusqu’à l’extrémité de l’horizon. C’est ce qui m’est arrivé grâce à l’intuition extraordinaire que j’avais acquise ; mais avec cette différence que, lorsque je fixais un point et que ce point passait devant moi, c’était comme une levée successive de rideaux individuels, et je voyais à des distances incalculables. Non seulement je voyais les Cordillères même lorsque j’en étais loin, mais je pouvais aussi contempler dans leurs moindres détails les chaînes de montagnes isolées dans ces immenses plaines. [Celles de la Nouvelle-Grenade, du Venezuela, des trois Guyanes ; celles du Brésil et de la Bolivie, jusqu’aux limites des frontières].
            Je pouvais alors vérifier la justesse des phrases que j’avais entendues au début du rêve dans la grande salle au degré zéro. Je pouvais voir dans les entrailles des montagnes et dans l’obscurité profonde des plaines. J’avais sous les yeux les richesses incomparables de ces pays qui seront un jour découverts. J’ai vu de nombreuses mines de métaux précieux, des carrières inépuisables de houille, des gisements de pétrole si abondants qu’on n’en a jamais trouvés de semblables nulle part ailleurs. Mais ce n’est pas tout. Entre le 15e et le 20e degré, il y avait un bassin très large et très long qui partait d’un point où se formait un lac. Puis une voix répéta :
            – Lorsqu’on creusera les mines cachées au milieu de ces montagnes, la terre promise où coulent le lait et le miel apparaîtra ici. Ce sera une richesse inconcevable.
            Mais ce n’est pas tout. Ce qui m’a le plus surpris, c’est de voir les Cordillères en divers endroits se replier sur elles-mêmes pour former des vallées, dont les géographes actuels ne soupçonnent même pas l’existence, imaginant que les pentes des montagnes y sont comme une sorte de mur rectiligne. Dans ces bassins et ces vallées, qui s’étendent parfois jusqu’à mille kilomètres, vivent des populations denses qui n’ont pas encore été en contact avec les Européens, des nations encore totalement inconnues.
            Pendant ce temps, le convoi continuait de courir, d’aller et de venir, de tourner ici et là, et finit par s’arrêter. C’est là qu’un grand nombre de voyageurs descendirent, passant sous les Cordillères, en direction de l’ouest.
            [Don Bosco fit allusion à la Bolivie. La gare était peut-être La Paz où un tunnel s’ouvrant sur le littoral du Pacifique peut relier le Brésil à Lima par une autre ligne de chemin de fer].
            Le train repartit, allant toujours de l’avant. Comme dans la première partie du voyage, nous avons traversé des forêts, des tunnels, des viaducs gigantesques, des gorges montagneuses, des lacs et des marais sur des ponts, de larges rivières, des prairies et des plaines. Nous sommes passés sur les rives de l’Uruguay. Je pensais qu’il s’agissait d’un fleuve court, mais il est en fait très long. À un moment donné, j’ai vu le fleuve Parana s’approcher de l’Uruguay, comme s’il allait lui apporter le tribut de ses eaux, mais au lieu de cela, après avoir coulé sur un tronçon presque parallèle, il s’en éloignait en faisant un grand coude. Ces deux fleuves étaient très larges [D’après ces quelques données, il apparaît que cette future ligne de chemin de fer, partant de La Paz, touchera Santa Cruz, passera par la seule ouverture dans les montagnes Cruz de la Sierra, traversée par le fleuve Guapay ; traversera le fleuve Parapiti dans la province de Chiquitos en Bolivie. Elle passera par l’extrême nord de la République du Paraguay, entrera dans la province de São Paulo au Brésil et, de là, se dirigera vers Rio Janeiro. D’une gare intermédiaire de la province de São Paulo partira peut-être la ligne de chemin de fer qui, passant entre le Rio Parana et le Rio Uruguay, reliera la capitale du Brésil à la République d’Uruguay et à la République argentine].
            Le train allait toujours plus bas, tournait dans un sens, tournait dans l’autre, et au bout d’un long moment, il s’arrêta pour la deuxième fois. Là, beaucoup d’autres personnes descendirent du convoi et passèrent sous les Cordillères en direction de l’ouest. [Don Bosco indiquait la province de Mendoza en République argentine. La gare était peut-être Mendoza et ce tunnel menait à Santiago, capitale de la République du Chili].
            Le train reprit sa course à travers la Pampa et la Patagonie. Les champs cultivés et les maisons disséminées ici et là indiquaient que la civilisation prenait possession de ces déserts.
            Au début de la Patagonie, nous passâmes un bras du Rio Colorado ou Rio Chubut [ou peut-être Rio Negro ?]. Je ne pouvais pas voir dans quel sens allait le courant, vers les Cordillères ou vers l’Atlantique. J’essayai de résoudre mon problème, mais je n’ai pas pu m’orienter.
            Enfin, nous avons atteint le détroit de Magellan. Je regardais. Nous descendions. J’avais devant moi Punt’Arenas. Sur plusieurs kilomètres, le sol était encombré de dépôts de charbon, de planches, de poutres, de bois, d’immenses piles de métal, certaines brutes, d’autres transformées. De longues rangées de wagons de marchandises attendaient sur les voies.
            Mon ami m’a parlé de tout cela. Je lui ai alors demandé :
            – Et maintenant, que veux-tu dire avec tout cela ?
            Il me répondit :
            – Ce qui est en projet aujourd’hui sera un jour réalité. Ces sauvages seront à l’avenir si dociles qu’ils viendront eux-mêmes pour recevoir l’instruction, la religion, la civilisation et le commerce. Ce qui, ailleurs, provoque l’émerveillement, sera ici d’une telle ampleur que cela dépassera ce qui, aujourd’hui, suscite l’étonnement chez tous les autres peuples.
            – J’ai vu suffisamment, dis-je pour conclure ; maintenant, emmenez-moi voir mes Salésiens en Patagonie.
            Nous sommes retournés à la gare et avons pris le train pour le retour. Après avoir parcouru une très longue distance, le convoi s’est arrêté devant une agglomération importante. [Peut-être au 45e degré, là où il avait vu ce gros nœud de corde au début du rêve]. À la gare, personne ne m’attendait. Je suis descendu du train et j’ai tout de suite trouvé les Salésiens. Il y avait là de nombreuses maisons avec des habitants en grand nombre, des églises, des écoles, des maisons d’accueil pour jeunes et adultes, des artisans et des cultivateurs, et un centre d’éducation pour les filles qui effectuaient divers travaux domestiques. Nos missionnaires prenaient soin des jeunes et des adultes ensemble.
            Je suis allé au milieu d’eux. Ils étaient nombreux, mais je ne les connaissais pas, et parmi eux, il n’y avait aucun de mes anciens élèves. Ils m’ont tous regardé avec étonnement, comme si j’étais quelqu’un de nouveau, et je leur disais :
            – Vous ne me connaissez pas ? Vous ne connaissez pas Don Bosco ?
            – Oh Don Bosco ! Nous le connaissons de réputation, mais nous ne l’avons vu qu’en portrait ! En personne, non, bien sûr !
            – Et Don Fagnano, Don Costamagna, Don Lasagna, Don Milanesio, où sont-ils ?
            – Nous ne les avons pas connus. Ce sont ceux qui sont venus ici autrefois, les premiers salésiens venus d’Europe dans ces pays. Mais tant d’années se sont écoulées depuis leur mort !
            À cette réponse, j’ai pensé avec étonnement : – Mais est-ce un rêve ou une réalité ? J’ai frappé mes mains l’une contre l’autre, touché mes bras et me suis secoué, tandis que j’entendais le bruit de mes mains, je m’écoutais moi-même et je me persuadais que je ne dormais pas.
            Cette visite fut l’affaire d’un instant. En voyant les progrès merveilleux de l’Église catholique, de notre Congrégation et de la civilisation dans ces contrées, je remerciai la Divine Providence d’avoir daigné se servir de moi comme instrument de sa gloire et du salut de tant d’âmes.
            Sur ces entrefaites, le jeune Colle me fit signe qu’il était temps de revenir en arrière. C’est ainsi qu’après avoir dit adieu à mes Salésiens, nous retournâmes à la gare, où le convoi était prêt à partir. Nous sommes remontés, on entendit siffler le départ et nous sommes partis vers le nord.
            J’ai été étonné par une nouveauté qui m’a frappé. Le territoire de la Patagonie, dans sa partie la plus proche du détroit de Magellan, entre les Cordillères et l’océan Atlantique, était moins étendu que ne le pensent généralement les géographes.
            Le train avançait très vite et il me semblait qu’il traversait les provinces déjà civilisées de la République argentine.
            Au cours du voyage, nous entrâmes dans une forêt vierge, très large, très longue, interminable. À un certain moment, le train s’arrêta et un spectacle douloureux s’offrit à nos yeux. Une foule immense de sauvages était rassemblée dans un espace dégagé au milieu de la forêt. Leurs visages étaient déformés et répugnants ; ils étaient vêtus, semblait-il, de peaux de bêtes cousues ensemble. Ils entouraient un homme ligoté, assis sur une pierre. Il était très gros, car les sauvages l’avaient engraissé. Le pauvre homme avait été fait prisonnier et semblait appartenir à une nation étrangère, aux traits du visage plus réguliers. Les sauvages l’interrogèrent et il répondit en racontant les diverses aventures qui lui étaient arrivées au cours de ses voyages. Tout à coup un sauvage se leva et brandit un grand fer, qui n’était pas une épée, mais qui était très tranchant, il s’élança sur le prisonnier et d’un seul coup lui trancha la tête. Tous les voyageurs du convoi se tenaient aux portes et aux fenêtres des voitures, attentifs et muets d’horreur. Le jeune Colle lui-même regardait et se taisait. La victime avait poussé un cri d’agonie en recevant le coup. Les cannibales sautèrent sur le cadavre qui gisait dans une mare de sang, le déchirèrent en morceaux, placèrent la chair encore chaude et palpitante sur des feux spécialement allumés et, après l’avoir rôtie pendant un certain temps, la dévorèrent à moitié crue. Aux cris du malheureux, le train s’était mis en marche et reprit peu à peu sa vitesse vertigineuse.
            Pendant de très longues heures, il avança sur les rives d’un fleuve très large. Le train roulait tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche. De la fenêtre, je n’ai pas remarqué sur quels ponts nous faisions ces trajets fréquents. De temps en temps, sur ces rives apparaissaient de nombreuses tribus de sauvages. Chaque fois que nous voyions ces foules, le jeune Colle répétait :
            – Voici la moisson des Salésiens ! Voici la moisson des Salésiens !
            Nous sommes ensuite entrés dans une région peuplée d’animaux féroces et de reptiles venimeux aux formes étranges et horribles. Il y en avait partout : sur les pentes des montagnes, au sommet des collines, dans les contreforts de ces montagnes et collines ombragées, sur les bords des lacs, sur les rives des fleuves, dans les plaines, les pentes, les talus. Les uns ressemblaient à des chiens qui avaient des ailes et qui étaient extraordinairement ventrus [gourmandise, luxure, orgueil]. Les autres étaient d’énormes crapauds qui mangeaient des grenouilles. On voyait des lieux cachés remplis d’animaux de formes différentes des nôtres. Ces trois espèces d’animaux étaient mélangées et grognaient sordidement comme s’ils voulaient se mordre les uns les autres. On voyait aussi des tigres, des hyènes, des lions, mais d’une forme différente des espèces d’Asie et d’Afrique. Mon compagnon m’a adressé la parole là aussi et, évoquant ces bêtes, s’est exclamé :
            – Les Salésiens les apprivoiseront.
            Pendant ce temps, le train approchait du lieu de premier départ et nous n’en étions pas loin. Le jeune Colle sortit alors une carte topographique d’une beauté stupéfiante et me dit :
            – Voulez-vous voir le voyage que vous avez fait, les régions que nous avons parcourues ?
            – Volontiers, répondis-je.
            Il a alors déplié la carte sur laquelle toute l’Amérique du Sud était dessinée avec une merveilleuse précision. De plus, elle représentait tout ce qui était, tout ce qui est, tout ce qui sera dans ces régions, mais sans confusion, au contraire avec une telle clarté que l’on pouvait tout voir d’un seul coup d’œil. J’ai immédiatement tout compris, mais à cause de la multiplicité des circonstances, cette clarté n’a duré qu’une petite heure et maintenant une confusion totale s’est créée dans mon esprit.
            Pendant que je regardais cette carte en attendant que le jeune homme ajoute une explication, tout agité par la surprise de ce que j’avais sous les yeux, il me sembla que Quirino (saint coadjuteur, mathématicien, polyglotte et sonneur de cloches) sonnait l’Ave Maria de l’aube ; mais en me réveillant, je me suis rendu compte que c’était le son des cloches de la paroisse de San Benigno. Le rêve avait duré toute la nuit.

            Don Bosco termina son récit par ces mots :
            – Avec la douceur de saint François de Sales, les Salésiens attireront les peuples d’Amérique à Jésus-Christ. Il sera très difficile de moraliser les sauvages, mais leurs enfants obéiront facilement aux paroles des Missionnaires et avec eux on fondera des colonies, la civilisation prendra la place de la barbarie, et ainsi une foule de sauvages entrera dans le bercail de Jésus-Christ.
(MB XVI, 385-394)