La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Béatification de Camille Costa de Beauregard. Et après…?

Le diocèse de Savoie et la ville de Chambéry ont vécu trois journées historiques, les 16, 17 et 18 mai 2025. Un compte rendu des faits et des perspectives d’avenir.

            Les reliques de Camille Costa de Beauregard ont été transférées du Bocage à l’église Notre-Dame (lieu du baptême de Camille), le vendredi 16 mai. Un magnifique cortège a ensuite parcouru les rues de la ville à partir de vingt heures. Après les cors des Alpes, les cornemuses ont pris le relais pour ouvrir la marche, suivies d’un char fleuri transportant un portrait géant du « père des orphelins ». Suivaient ensuite les reliques, sur une civière portée par de jeunes lycéens du Bocage, vêtus de magnifiques sweats rouges sur lesquels on pouvait lire cette phrase de Camille : « Plus la montagne est haute, mieux on voit loin« . Plusieurs centaines de personnes de tous âges défilaient ensuite, dans une ambiance « bon enfant ». Le long du parcours, les curieux, respectueux, s’arrêtaient, ébahis, de voir passer ce cortège insolite.
            À l’arrivée à l’église Notre-Dame, un prêtre était là pour animer une veillée de prière soutenue par les chants d’une belle chorale de jeunes. La cérémonie se déroulait donc dans un climat détendu, mais recueilli. Tous défilaient, à la fin de la veillée, pour vénérer les reliques et confier à Camille une intention personnelle. Un très beau moment !
            Samedi 17 mai. Grand jour ! Depuis Pauline Marie Jaricot (béatifiée en mai 2022), la France n’avait pas connu de nouveau « Bienheureux ». Aussi toute la Région Apostolique se trouvait représentée par ses évêques : Lyon, Annecy, Saint-Étienne, Valence, etc… À ceux-ci s’étaient ajoutés deux anciens archevêques de Chambéry : Monseigneur Laurent Ulrich, actuellement archevêque de Paris et Monseigneur Philippe Ballot, évêque de Metz. Deux évêques du Burkina Faso avaient fait le déplacement pour participer à cette fête. De nombreux prêtres diocésains étaient venus concélébrer, ainsi que plusieurs religieux dont sept Salésiens de Don Bosco. Le nonce apostolique en France, Monseigneur Celestino Migliore, avait mission de représenter le cardinal Semeraro (Préfet du Dicastère pour les causes des saints) retenu à Rome pour l’intronisation du pape Léon XIV. Inutile de dire que la cathédrale était comble, ainsi que les chapiteaux et le parvis et le Bocage : plus de trois mille personnes en tout.
            Quelle émotion, lorsqu’après la lecture du décret pontifical (signé la veille seulement par le pape Léon XIV) lu par le père Pierluigi Caméroni, postulateur de la cause, le portrait de Camille a été dévoilé dans la cathédrale ! Quelle ferveur dans ce grand vaisseau ! Quelle solennité soutenue par les chants d’une magnifique chorale interdiocésaine et du grand orgue merveilleusement servi par le maître Thibaut Duré ! Bref, une cérémonie grandiose pour cet humble prêtre qui donna toute sa vie au service des plus petits !
            Un reportage a été assuré par RCF Savoie (une station de radio régionale française qui fait partie du réseau RCF, Radios Chrétiennes Francophones) avec des interviews de plusieurs personnalités impliquées dans la défense de la cause de Camille, et d’autre part, par la chaîne KTO (la chaîne de télévision catholique de langue française) qui retransmettait en direct cette magnifique célébration.
            Une troisième journée, Dimanche 18 mai, venait couronner cette fête. Elle se déroulait au Bocage, sous un grand chapiteau ; c’était une messe d’action de grâce présidée par Monseigneur Thibault Verny, archevêque de Chambéry, entouré des deux évêques africains, du Provincial des Salésiens et de quelques prêtres, dont le père Jean-François Chiron (président, depuis treize ans, du Comité Camille créé par Monseigneur Philippe Ballot) qui prononçait une homélie remarquable. Une foule considérable était venue participer et prier. À la fin de la messe, une rose « Camille Costa de Beauregard fondateur du Bocage » a été bénie par le père Daniel Féderspiel, Provincial des Salésiens de France (cette rose, choisie par les anciens élèves, offerte aux personnalités présentes, est en vente dans les serres du Bocage).
            Après la cérémonie, les cors des Alpes ont donné un concert jusqu’au moment où le pape Léon, lors de son discours, au moment du Regina Coeli, a déclaré être très joyeux de la première béatification de son pontificat, le prêtre de Chambéry Camille Costa de Beauregard. Tonnerre d’applaudissements sous le chapiteau !
            L’après-midi, plusieurs groupes de jeunes du Bocage, lycée et maison des enfants, ou scouts, se sont succédé sur le podium pour animer un moment récréatif. Oui ! Quelle fête !

            Et maintenant ? Tout est fini ? Ou y a-t-il un après, une suite ?
            La béatification de Camille n’est qu’une étape dans le processus de canonisation. Le travail continue et vous êtes appelés à y contribuer. Que reste-t-il à faire ? Faire connaître toujours mieux la figure du nouveau Bienheureux autour de nous, par de multiples moyens, car il est nécessaire que beaucoup le prient afin que son intercession nous obtienne une nouvelle guérison inexplicable par la science, ce qui permettrait d’envisager un nouveau procès et une canonisation rapide. La sainteté de Camille serait alors présentée au monde entier. C’est possible, il faut y croire ! Ne nous arrêtons pas en chemin !

            Nous disposons de plusieurs moyens, tels que :
            – le livre Le bienheureux Camille Costa de Beauregard La noblesse du cœur, de Françoise Bouchard, Éditions Salvator ;
            – le livre Prier quinze jours avec Camille Costa de Beauregard, du père Paul Ripaud, Éditions Nouvelle Cité ;
            – une bande dessinée : Bienheureux Camille Costa de Beauregard, de Gaëtan Evrard, Éditions Triomphe ;
            – les vidéos à découvrir sur le site des « Amis de Costa« , et celle de la béatification ;
            – les visites des lieux de mémoire, au Bocage à Chambéry ; elles sont possibles en contactant soit l’accueil du Bocage, soit directement Monsieur Gabriel Tardy, directeur de la Maison des Enfants.

            À tous, merci de soutenir la cause du bienheureux Camille, il le mérite bien !

Père Paul Ripaud, sdb




Le parcours éducatif de Don Bosco (1/2)

Sur les chemins du cœur
            Don Bosco a pleuré à la vue des garçons qui finissaient en prison. Hier comme aujourd’hui, le calendrier du mal est implacable ; heureusement, celui du bien l’est aussi. Et toujours plus. J’ai le sentiment que les racines d’hier sont les mêmes que celles d’aujourd’hui. Comme hier, d’autres jeunes trouvent aujourd’hui un chez-soi dans la rue et dans les prisons. Je crois que la mémoire de ce prêtre des jeunes qui n’avaient pas de paroisse est le thermomètre irremplaçable pour mesurer la température de notre intervention éducative.
            Don Bosco a vécu à une époque de pauvreté sociale impressionnante. On était alors au début du processus d’agrégation des jeunes dans les grandes métropoles industrielles. Les autorités policières elles-mêmes dénonçaient ce danger : nombreux étaient les « gamins qui, élevés sans principes de Religion, d’Honneur et d’Humanité, finissaient par pourrir totalement dans la haine« , lit-on dans les chroniques de l’époque. C’était la pauvreté croissante qui poussait une grande multitude d’adultes et de jeunes à vivre d’expédients, et en particulier de vols et d’aumônes.
            Le délabrement urbain fit exploser les tensions sociales, qui allaient de pair avec les tensions politiques. Vers le milieu du 19e siècle, les mauvais garçons et les jeunes égarés attiraient l’attention du public, ébranlant les sensibilités gouvernementales.
            Au phénomène social s’ajoutait un paupérisme éducatif évident. L’éclatement de la famille préoccupait surtout l’Église, et la prévalence du système répressif était à l’origine du malaise croissant de la jeunesse. Les relations entre parents et enfants, éducateurs et éducateurs, étaient affectées. Don Bosco devra affronter un système fait de « mauvais traitements » en proposant celui de l’amorevolezza (amour bienveillant).
            Une vie aux limites du licite et de l’illicite de tant de parents, et la nécessité de se procurer le nécessaire pour survivre conduiront une multitude de jeunes au déracinement familial, au détachement de leur terre d’origine. La ville est de plus en plus encombrée de gamins et de jeunes à la recherche d’un emploi ; pour beaucoup de ceux qui viennent de loin, c’est aussi le manque d’un coin où dormir.
            Il n’était pas rare de rencontrer une femme, comme Maria G., en train de mendier, qui utilisait des enfants qu’elle plaçait à des points stratégiques de la ville ou devant les portes des églises. Souvent, les parents eux-mêmes confiaient leurs enfants aux mendiants, qui les utilisaient pour susciter la pitié des autres et recevoir plus d’argent. Cela ressemble comme une photocopie au système pratiqué dans une grande ville du Sud : la location des enfants d’autrui pour apitoyer le passant et rendre la mendicité plus rentable.
            Mais c’était le vol qui était la véritable source de revenus, un phénomène qui s’est développé et est devenu imparable dans le Turin du XIXe siècle. Le 2 février 1845, neuf gamins âgés de onze à quatorze ans comparaissaient devant le commissaire de police de la ville, accusés d’avoir dévalisé la boutique d’un libraire en volant de nombreux volumes […] et divers articles de papeterie, à l’aide d’un crochet. La nouvelle race des voleurs de bourses suscitait des plaintes constantes de la part de la population. Il s’agissait presque toujours d’enfants abandonnés, sans parents, ni proches, ni moyens de subsistance, très pauvres, chassés et abandonnés de tous, qui finissaient par voler.
            Le tableau de la déviance juvénile était impressionnant. La délinquance, avec l’état d’abandon de tant de garçons, se répandait comme une traînée de poudre. Le nombre croissant de « vauriens« , de « voleurs de bourses impénitents » dans les rues et sur les places n’était cependant qu’un aspect d’une situation plus générale. La fragilité de la famille, le grand malaise économique, l’immigration constante et forte de la campagne vers la ville, alimentaient une situation précaire face à laquelle les forces politiques se sentaient impuissantes. Le malaise grandissait à mesure que la criminalité s’organisait et pénétrait les structures publiques. Les premières manifestations de violence des bandes organisées apparaissent, agissant par des actes d’intimidation soudains et répétés, destinés à créer un climat de tension sociale, politique et religieuse.
            Il faut rappeler ici les bandes de jeunes, connues sous le nom de cocche, qui se répandaient en nombre variable, prenant des noms différents selon les quartiers où elles étaient implantées. Leur seul but était « d’effrayer les voyageurs, de les maltraiter s’ils se plaignaient, de commettre des actes obscènes envers les femmes, et d’attaquer un soldat ou un policier isolé« . En réalité, il ne s’agissait pas d’associations criminelles, mais plutôt de bandes, formées non seulement de Turinois, mais aussi d’immigrés, des jeunes âgés de seize à trente ans qui se réunissaient spontanément, surtout le soir, pour donner libre cours à leurs tensions et à leurs frustrations de la journée. C’est dans cette situation, au milieu du XIXe siècle, que s’est déployée l’action de Don Bosco. Ce n’étaient plus les pauvres garçons, amis et compagnons d’enfance de son hameau des Becchi à Castelnuovo, ce n’étaient plus les bons compagnons de Chieri, mais « les loups, les bagarreurs, les marginaux » de ses rêves.
            C’est dans ce monde de conflits politiques, dans cette vigne où poussait l’ivraie en abondance, sur ce marché de jeunes bras embauchés pour la dépravation, parmi ces jeunes sans amour et mal nourris dans le corps et dans l’âme, que Don Bosco a été appelé à travailler. Le jeune prêtre écoute, il sort dans la rue, il voit, il s’émeut, mais, concret comme il l’était, il retrousse ses manches : ces garçons ont besoin d’une école, d’une éducation, d’un catéchisme, d’une formation au travail. Il n’y a pas de temps à perdre. Ils sont jeunes, ils ont besoin de donner un sens à leur vie, ils ont le droit d’avoir du temps et des moyens pour étudier, apprendre un métier, mais aussi du temps et de l’espace pour être heureux, pour jouer.

Va, regarde autour de toi !
            Sédentaires par profession ou par choix, informatisés dans la pensée et l’action, nous risquons de perdre l’originalité d’être, de partager, de grandir ensemble.
            Don Bosco n’a pas vécu à l’époque des préparations en éprouvette : il a légué à l’humanité la pédagogie du « compagnonnage« , le plaisir spirituel et physique de vivre à côté du garçon, petit parmi les petits, pauvre parmi les pauvres, fragile parmi les fragiles.
            Un prêtre de ses amis et son guide spirituel, Don Cafasso, connaissait Don Bosco, il connaissait son zèle pour les âmes, il sentait sa passion pour cette multitude de garçons. C’est lui qui l’a poussé à sortir dans la rue : « Va, regarde autour de toi ». Dès les premiers dimanches, le prêtre venu de la campagne, le prêtre qui n’avait pas connu son père, alla voir la misère des faubourgs de la ville. Il est resté choqué. « Il rencontra un grand nombre de jeunes de tous âges, témoigne son successeur Don Rua, qui erraient dans les rues et sur les places, surtout dans les faubourgs de la ville, jouant, se bagarrant, jurant et même faisant pire« .
            Il entre sur les chantiers, parle avec les ouvriers, contacte les employeurs. Il ressent des émotions qui le marqueront pour le reste de sa vie lorsqu’il rencontrait ces garçons. Et parfois, il trouve ces pauvres « petits maçons » allongés sur le sol dans un coin de l’église, fatigués, endormis, incapables d’entendre des sermons insignifiants pour leur vie de vagabonds. C’était peut-être le seul endroit où ils pouvaient trouver un peu de chaleur, après une journée de labeur, avant de s’aventurer à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Ils entraient dans les boutiques, erraient sur les marchés, visitaient les coins de rue, où se trouvaient de nombreux petits mendiants. Partout, des garçons mal habillés et sous-alimentés. Il assiste à des scènes de malversations et de transgressions, et les coupables sont encore et toujours des jeunes.
            Quelque temps après, il passe de la rue aux prisons. « Pendant vingt années, sans arrêt, j’ai fréquenté les prisons royales de Turin et en particulier les prisons sénatoriales ; par la suite, j’y suis encore allé, mais non plus régulièrement… » (MB XV, 705).
            Que d’incompréhensions au départ ! Que d’insultes ! Une soutane en ce lieu, symbole peut-être d’une autorité détestée ! Don Bosco s’est approché de ces « loups » enragés et méfiants ; il écouta leurs histoires, mais surtout il fit sienne leur souffrance.
            Il comprit le drame de ces garçons : des exploiteurs malins les avaient poussés dans ces cellules. Et il devint leur ami. Ses manières simples et humaines redonnaient à chacun d’eux dignité et respect.
            Il fallait faire quelque chose et vite ; il fallait inventer un système différent, pour secourir ceux qui s’étaient égarés. « Quand le temps le permettait, il passait des journées entières dans les prisons. Chaque samedi, il y allait avec les poches pleines de tabac ou de pagnotes, mais dans le but de rencontrer spécialement les plus jeunes […], de les assister, de devenir leur ami, les invitant à venir à l’oratoire, quand ils avaient le bonheur de sortir de ce lieu de perdition » (MB II, 173).
            Dans la Generala, maison de correction inaugurée à Turin le 12 avril 1845, comme le précise le règlement de la maison pénale, « on rassemblait et on corrigeait au moyen du travail en commun, du silence et de la ségrégation nocturne dans des cellules spéciales les jeunes condamnés à une peine correctionnelle pour avoir agi sans discernement en commettant un délit, ainsi que les jeunes retenus en prison par amour paternel ». C’est dans ce contexte que s’est déroulée l’extraordinaire excursion à Stupinigi organisée par Don Bosco seul, avec l’accord du ministre de l’Intérieur, Urbano Rattazzi, sans gardiens, sur la seule base d’une confiance réciproque, d’un engagement de conscience et de la fascination de l’éducateur. Le ministre voulait connaître la « raison pour laquelle l’État n’a pas sur ces jeunes l’influence » du prêtre. « La force que nous avons est une force morale ; à la différence de l’État, qui ne sait que commander et punir, nous parlons avant tout au cœur de la jeunesse, et notre parole est la parole de Dieu ».
            Connaissant le système de vie adopté à l’intérieur de la Generala, le défi lancé par le jeune prêtre piémontais prend une valeur incroyable : demander un jour de « sortie libre » pour tous ces jeunes détenus. C’était de la folie et telle fut considérée la demande de Don Bosco. Il obtint l’autorisation au printemps 1855. Tout fut organisé par Don Bosco seul, avec l’aide des garçons eux-mêmes. Le consentement reçu du ministre Rattazzi était certainement un signe d’estime et de confiance pour le jeune prêtre. L’expérience qui consistait à conduire des garçons hors de cette maison de correction en toute liberté et de réussir à les ramener tous en prison, malgré ce qui se passait ordinairement à l’intérieur de la structure carcérale, avait quelque chose d’extraordinaire. Ce fut le triomphe de l’appel à la confiance et à la conscience, ce fut la mise à l’épreuve d’une idée, d’une expérience qui le guidera toute sa vie : parier sur les ressources cachées dans le cœur de tant de jeunes voués à une marginalisation irréversible.

En avant et en manches de chemise
            Aujourd’hui encore, dans un contexte culturel et social différent, les intuitions de Don Bosco ne sentent pas le moisi des choses « dépassées« , mais restent proactives. Surtout, ce qui reste surprenant dans cette dynamique de récupération des gamins et des jeunes entrés dans le circuit pénal, c’est l’esprit d’inventivité pour leur créer des opportunités de travail concrètes.
            Aujourd’hui, nous nous débattons pour offrir des emplois à nos mineurs en danger. Ceux qui travaillent dans le secteur social savent combien il est difficile de surmonter les mécanismes et les engrenages bureaucratiques pour réaliser, par exemple, de simples bourses de travail pour les mineurs. Avec des formules et des structures souples, Don Bosco a réalisé une sorte de « parrainage » des garçons auprès des employeurs, sous la tutelle éducative du garant.
            Les premières années de la vie sacerdotale et apostolique de Don Bosco ont été marquées par une recherche permanente en vue de sortir les gamins et les jeunes des dangers de la rue. Dans son esprit les projets étaient clairs, car dans son esprit et dans son âme était bien ancrée sa méthode éducative : « Pas avec des coups, mais avec la douceur« . Il était également convaincu qu’il n’était pas facile de transformer des loups en agneaux. Mais il avait la Providence divine de son côté.
            Et lorsqu’il était confronté à des problèmes immédiats, il ne reculait jamais. Il n’était pas du genre à « disserter » sur la condition sociologique des mineurs, ni le prêtre des compromis politiques ou formels ; il était saintement obstiné dans ses bonnes intentions, mais fortement tenace et concret pour les réaliser. Il avait un grand zèle pour le salut de la jeunesse et aucun obstacle ne pouvait conditionner cette sainte passion, qui marquait chaque pas et ponctuait chaque heure de sa journée.
             « Rencontrer dans les prisons des foules de jeunes et même d’enfants de douze à dix-huit ans, tous sains, robustes et éveillés ; les voir là inactifs et rongés par les insectes, privés de pain spirituel et temporel, expiant dans ces lieux de châtiment avec remords les péchés d’une dépravation précoce, tout cela horrifie le jeune prêtre. Il voit dans ces malheureux le déshonneur personnifié de la patrie, l’indignité de la famille, la honte d’eux-mêmes. Il voit surtout des âmes rachetées et libérées par le sang d’un Dieu et qui gémissent dans le vice, avec le danger évident de se perdre éternellement. S’ils avaient eu un AMI pour s’occuper d’eux avec amour, les assister et les instruire dans la religion les jours de fête, qui sait s’ils ne se seraient pas préservés du mal et de la ruine, et s’ils n’auraient pas évité de venir et de revenir dans ces lieux de malheur ? Il est certain qu’au moins le nombre de ces jeunes prisonniers aurait grandement diminué » (MB II, 63).
            Il retroussa ses manches et se donna corps et âme à la prévention de ces maux ; il donna toute sa contribution, son expérience, mais surtout sa perspicacité pour lancer ses propres initiatives ou celles d’autres associations. Ce qui inquiétait à la fois le gouvernement et les « sociétés » privées, c’était la sortie de prison. C’est précisément en 1846 que fut créée une structure associative autorisée par le gouvernement, qui ressemblait, au moins dans ses intentions et à certains égards, à ce qui se passe aujourd’hui dans le système pénal italien pour mineurs. Elle s’appelait « Société royale pour la protection des jeunes gens libérés de la maison d’éducation correctionnelle« . Son but était de soutenir les jeunes libérés de la Generala.
            Une lecture attentive des statuts nous ramène à certaines des mesures pénales qui sont aujourd’hui prévues comme mesures alternatives à la prison.
            Les membres de cette Société étaient divisés en « actifs », qui assumaient la charge de tuteurs, en « payeurs » et en « membres payeurs actifs ». Don Bosco était un « membre actif ». Don Bosco accepta plusieurs de ces jeunes, mais avec des résultats décourageants. Ce sont peut-être ces échecs qui l’ont décidé à demander aux autorités de lui envoyer des jeunes en prévention.
            Il n’est pas important ici de traiter des relations entre Don Bosco, les maisons de correction et les services collatéraux, mais plutôt de rappeler l’attention que le saint portait à ce groupe de mineurs. Don Bosco connaissait le cœur des jeunes de la Generala, mais surtout il se gardait bien de rester indifférent à la dégradation morale et humaine de ces pauvres et malheureux détenus. Il poursuivit sa mission, il ne les abandonna pas : « Depuis que le gouvernement a ouvert ce pénitencier et en a confié la direction à la Société de Saint-Pierre-aux-Liens, Don Bosco obtint de pouvoir aller de temps en temps parmi ces pauvres jeunes […]. Avec la permission du directeur des prisons, il leur enseignait le catéchisme, leur prêchait, entendait leurs confessions et, bien souvent, les entretenait amicalement en récréation, comme il le faisait avec ses fils de l’Oratoire » (BS 1882, n. 11, p. 180).
            L’intérêt de Don Bosco pour les jeunes en difficulté se concentra au fil du temps sur l’Oratoire, véritable expression d’une pédagogie préventive et récupératrice, étant un service social ouvert et multifonctionnel. Don Bosco a eu des contacts directs avec des jeunes querelleurs, violents, à la limite de la délinquance dans les années 1846-1850. Ce furent les rencontres avec les cocche, ces bandes ou groupes de quartier en conflit permanent. On raconte l’histoire d’un garçon de quatorze ans, fils d’un père ivrogne et anticlérical ; se trouvant par hasard à l’Oratoire en 1846, il se jette à corps perdu dans les diverses activités récréatives, mais refuse d’assister aux offices religieux, car selon les enseignements de son père, il ne veut pas devenir un « moisi et un crétin« . Don Bosco le fascine par sa tolérance et sa patience, ce qui lui fait changer de comportement en peu de temps.
            Don Bosco souhaitait également prendre en charge la gestion d’établissements de rééducation et de correction. Des propositions en ce sens étaient venues de différents horizons. Il y eut des tentatives et des contacts, mais les projets et les propositions d’accords n’aboutirent à rien. Tout cela suffit à montrer à quel point Don Bosco avait à cœur le problème des délinquants. Et s’il y avait des résistances, elles venaient toujours de la difficulté d’utiliser le système préventif. Partout où il trouvait un « mélange » de système répressif et de système préventif, il était catégorique dans son refus, comme il était également clair dans son rejet de toute dénomination ou structure qui sentait la « maison de correction ». Une lecture attentive de ces tentatives révèle le fait que Don Bosco n’a jamais refusé d’aider le garçon en difficulté, mais il s’est opposé à la gestion d’instituts, de maisons de correction ou à la direction d’œuvres fondées sur un compromis éducatif.
            La conversation qui eut lieu entre Don Bosco et le ministre Crispi à Rome en février 1878 est très intéressante. Crispi demanda à Don Bosco des nouvelles sur son œuvre et parla en particulier des divers systèmes éducatifs. Il déplora l’agitation qui régnait dans les prisons. Au cours de la conversation, le ministre resta fasciné par l’analyse de Don Bosco ; il lui demanda non seulement des conseils mais aussi un programme pour les maisons de correction (MB XIII, 483).
            Les réponses et les propositions de Don Bosco rencontrèrent de la sympathie, mais pas d’engagement : la fracture entre le monde religieux et le monde politique était grande. Don Bosco exprima son opinion en indiquant différentes catégories de garçons : les mauvais garçons, les dissipés et les bons. Pour le saint éducateur, il y avait un espoir de réussite pour tous, même pour les mauvais garçons, comme il désignait alors ceux que nous appelons aujourd’hui les jeunes à risque.
« Qu’ils ne deviennent pas pires ».  » …Avec le temps, les bons principes acquis pourront produire plus tard leur effet… beaucoup se remettent à raisonner ». C’était une réponse explicite et peut-être la plus intéressante.
            Après avoir mentionné la distinction entre les deux systèmes éducatifs, il nomme les jeunes qui doivent être considérés comme des jeunes à risque : ceux qui partent dans d’autres villes ou villages à la recherche d’un travail, ceux dont les parents ne peuvent ou ne veulent pas s’occuper, les vagabonds qui tombent entre les mains de la police ». Il indique aussi les mesures nécessaires et possibles : « des centres de jeunes ouverts les jours fériés, le suivi des jeunes au travail pendant la semaine, des maisons d’accueil pour la formation professionnelle et agricole ».
            Il propose non pas une gestion directe des institutions éducatives par le gouvernement, mais un soutien adéquat en bâtiments, équipements et subventions financières, et il présente une version du système préventif qui en conserve les éléments essentiels, sans la référence religieuse explicite. Par ailleurs, une pédagogie du cœur ne pouvait pas ignorer les problèmes sociaux, psychologiques et religieux.
            Don Bosco attribue leur égarement à l’absence de Dieu, à l’incertitude des principes moraux, à la corruption du cœur, à l’obscurcissement de l’esprit, à l’incapacité et à l’insouciance des adultes, en particulier des parents, à l’influence corrosive de la société et à l’action négative intentionnelle des « mauvais camarades » ou au manque de responsabilité de la part des éducateurs.
            Don Bosco joue beaucoup sur le côté positif : la volonté de vivre, le goût du travail, la redécouverte de la joie, la solidarité sociale, l’esprit de famille, les bons divertissements.

(suite)

            don Alfonso Alfano, sdb