La radicalité évangélique du Bienheureux Istvan Sandor

Stefano Sándor (Szolnok 1914 – Budapest 1953) est un martyr coadjuteur salésien. Jeune homme joyeux et dévot, après ses études en métallurgie, il entra chez les Salésiens, devenant maître typographe et guide pour les jeunes. Il anima des oratoires, fonda la Jeunesse Ouvrière Catholique et transforma les tranchées et les chantiers en « oratoires festifs ». Lorsque le régime communiste confisqua les œuvres ecclésiales, il continua clandestinement à éduquer et à sauver des jeunes et des machines ; arrêté, il fut pendu le 8 juin 1953. Enraciné dans l’Eucharistie et dans la dévotion à Marie, il incarna la radicalité évangélique de Don Bosco avec un dévouement éducatif, un courage et une foi inébranlable. Béatifié par le pape François en 2013, il demeure un modèle de sainteté laïque salésienne.

1. Notes biographiques
            Istvan (Étienne) Sandor est né à Szolnok, en Hongrie, le 26 octobre 1914 de Istvan et Maria Fekete, premier de trois frères. Son père était employé aux Chemins de fer de l’État ; sa mère était femme au foyer. Tous deux ont transmis à leurs enfants un profond sens religieux.  Étienne fit ses études dans sa ville, obtenant son diplôme de technicien en métallurgie. Dès son jeune âge, il était estimé par ses camarades, il était joyeux, sérieux et gentil. Il aidait ses petits frères à étudier et à prier, en donnant lui-même l’exemple. Il a fait sa confirmation avec ferveur, s’engageant à imiter son saint protecteur et saint Pierre. Il assistait chaque jour à la messe célébrée par les pères franciscains, et recevait l’Eucharistie.
            Il connut Don Bosco en lisant le Bulletin Salésien. Il s’est immédiatement senti attiré par le charisme salésien. Il en parla à son directeur spirituel, exprimant le désir d’entrer dans la Congrégation salésienne. Il en parla également à ses parents, qui lui ont refusé leur consentement et ont cherché par tous les moyens à l’en dissuader. Mais Étienne réussit à les convaincre, et en 1936, il fut accepté au Clarisseum, siège des Salésiens à Budapest, où en deux ans, il a fait son aspirantat. Il suivit des cours de technicien imprimeur à l’imprimerie « Don Bosco ». Il commença son noviciat, qu’il dut interrompre en raison de son appel sous les drapeaux.
            En 1939, il obtint son congé définitif et, après un an de noviciat, il prononça sa première profession le 8 septembre 1940 en tant que salésien coadjuteur. Affecté au Clarisseum, il s’engagea activement dans l’enseignement dans les cours professionnels. Il fut également chargé de l’assistance à l’oratoire, qu’il dirigea avec enthousiasme et compétence. Il a été le promoteur de la Jeunesse Ouvrière Catholique. Son groupe a été reconnu comme le meilleur du mouvement. À l’exemple de Don Bosco, il s’est montré un éducateur modèle. En 1942, il fut rappelé au front et reçut une médaille d’argent pour sa valeur militaire. La tranchée était pour lui un oratoire festif qu’il animait salésiennement, réconfortant ses camarades de service. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea dans la reconstruction matérielle et morale de la société, se consacrant en particulier aux jeunes les plus pauvres, qu’il rassemblait en leur enseignant un métier. Le 24 juillet 1946, il prononça sa profession perpétuelle. En 1948, il obtint le titre de maître-imprimeur. À la fin de ses études, les élèves d’Istvan étaient embauchés dans les meilleures imprimeries de la capitale Budapest et de la Hongrie.
            Lorsqu’en 1949, sous Mátyás Rákosi, l’État nationalisa les biens ecclésiastiques et que les persécutions contre les écoles catholiques ont commencé, obligeant celles-ci à fermer leurs portes, Sandor essaya de sauver ce qui pouvait l’être, au moins quelques machines à imprimer et quelques meubles qui avaient coûté tant de sacrifices. Tout d’un coup, les religieux se sont retrouvés sans rien, tout était devenu propriété de l’État. Le stalinisme de Rákosi continua à s’acharner sur les religieux, qui furent dispersés. Sans maison, sans travail, sans communauté, beaucoup se sont retrouvés dans la clandestinité. Ils se sont adaptés en faisant de tout : balayeurs, agriculteurs, manœuvres, porteurs, serviteurs… Même Étienne a dû « disparaître », laissant son imprimerie devenue célèbre. Au lieu de se réfugier à l’étranger, il est resté dans son pays pour sauver la jeunesse hongroise. Pris sur le fait (il essayait de sauver des machines à imprimer), il dut fuir rapidement et rester caché pendant plusieurs mois. Puis, sous un autre nom, il réussit à se faire embaucher dans une usine de détergents de la capitale, tout en continuant, intrépide et clandestinement, son apostolat, sachant que c’était une activité strictement interdite. En juillet 1952, il fut arrêté sur son lieu de travail et n’a plus été revu par ses confrères. Un document officiel atteste de son procès et de sa condamnation à mort, exécutée par pendaison le 8 juin 1953.
            La phase diocésaine de la Cause de martyre a commencé à Budapest le 24 mai 2006 et s’est terminée le 8 décembre 2007. Le 27 mars 2013, le pape François a autorisé la Congrégation des Causes des Saints à promulguer le Décret de martyre et à célébrer le rite de béatification, qui a eu lieu le samedi 19 octobre 2013 à Budapest.

2. Témoignage original de sainteté salésienne
            Ces notes rapides sur la biographie de Sandor nous ont introduits au cœur de son parcours spirituel. En contemplant la physionomie que la vocation salésienne a prise en lui, marquée par l’action de l’Esprit et maintenant proposée par l’Église, nous découvrons certains traits de cette sainteté : le sens profond de Dieu et la disponibilité pleine et sereine à sa volonté, l’attraction pour Don Bosco et l’appartenance cordiale à la communauté salésienne, la présence animatrice et encourageante parmi les jeunes, l’esprit de famille, la vie spirituelle et de prière cultivée personnellement et partagée avec la communauté, la totale consécration à la mission salésienne vécue dans le dévouement aux apprentis et aux jeunes travailleurs, aux garçons de l’oratoire et à l’animation des groupes de jeunes. Il s’agit d’une présence active dans le monde éducatif et social, toute animée par la charité du Christ qui le pousse intérieurement !
            Certains de ses gestes ont quelque chose d’héroïque et d’insolite, jusqu’au don suprême de la vie pour le salut de la jeunesse hongroise. « Un jeune voulait sauter dans le tram qui passait devant la maison salésienne. En faisant un mouvement maladroit, il tomba sous le véhicule. La voiture s’est arrêtée trop tard et une roue le blessa profondément à la cuisse. Une grande foule arriva pour regarder la scène sans intervenir, tandis que le pauvre malheureux était sur le point de se vider de son sang. À ce moment-là, la porte du collège s’ouvrit et Pista (nom familier d’Istvan) sortit en courant avec une civière sous le bras. Il jeta sa veste par terre, se glissa sous le tram et sortit le jeune avec prudence, serra sa ceinture autour de la cuisse ensanglantée et coucha le garçon sur la civière. À ce moment-là, l’ambulance est arrivée. La foule a acclamé Pista avec enthousiasme. Il a rougi, mais n’a pas pu cacher la joie d’avoir sauvé la vie de quelqu’un ».
            Un de ses élèves se souvient également : « Un jour, je suis tombé gravement malade de la fièvre typhoïde. À l’hôpital d’Újpest, tandis qu’à mon chevet mes parents s’inquiétaient pour ma vie, Étienne Sandor s’est proposé pour me donner son sang, si c’était nécessaire. Ce geste de générosité a beaucoup ému ma mère et toutes les personnes autour de moi ».
            Bien que plus de soixante ans se soient écoulés depuis son martyre et que l’évolution de la Vie Consacrée, de l’expérience salésienne, de la vocation et de la formation du salésien coadjuteur ait été profonde, le chemin salésien vers la sainteté tel qu’il a été tracé par Étienne Sandor est un signe et un message qui ouvre des perspectives pour aujourd’hui. C’est ainsi que se réalise l’affirmation des Constitutions salésiennes : « Les confrères qui ont vécu ou vivent pleinement le projet évangélique des Constitutions sont pour nous un stimulant et une aide dans le chemin de sanctification ». Sa béatification indique concrètement cette « haute mesure de la vie chrétienne ordinaire » indiquée par Jean-Paul II dans sa lettre apostolique Novo Millennio Ineunte.

2.1. Sous l’étendard de Don Bosco
            Il est toujours intéressant d’essayer de découvrir dans le plan mystérieux que le Seigneur tisse pour chacun de nous le fil conducteur de toute l’existence. En une formule synthétique, le secret qui a inspiré et guidé tous les pas de la vie d’Istvan Sandor peut se résumer par ces mots : à la suite de Jésus, avec Don Bosco et comme Don Bosco, partout et toujours. Dans l’histoire vocationnelle d’Istvan, Don Bosco fait irruption de manière originale et avec les traits typiques d’une vocation bien identifiée, comme l’a écrit le curé franciscain en présentant le jeune Étienne : « Ici à Szolnok, dans notre paroisse, nous avons un jeune qui est très bien. Il s’appelle Istvan Sandor dont je suis le père spirituel. Après avoir terminé l’école technique, il a appris le métier dans une école de métallurgie. Il communie quotidiennement et aimerait entrer dans un ordre religieux. Chez nous, nous n’aurions aucune difficulté, mais il aimerait entrer chez les Salésiens en tant que frère laïc ».
            Ce jugement élogieux du curé et directeur spirituel met en évidence plusieurs choses : le travail et la prière comme traits typiques de la vie salésienne, un chemin spirituel persévérant et constant avec un guide spirituel, l’apprentissage du métier de typographe dans lequel il se perfectionnera et se spécialisera avec le temps.
            Il avait connu Don Bosco par le biais du Bulletin Salésien et des publications salésiennes de Rákospalota. De ce contact à travers la presse salésienne est peut-être née sa passion pour l’imprimerie et pour les livres. Dans la lettre au Provincial des Salésiens de Hongrie, don János Antal, où il demande à être accepté parmi les fils de Don Bosco, il déclarait : « Je sens la vocation d’entrer dans la Congrégation salésienne. Partout il faut travailler ; sans travail, on ne peut atteindre la vie éternelle. J’aime travailler ».
            Dès le début, on voit chez lui la volonté forte et décidée de persévérer dans la vocation reçue, comme cela se produira effectivement par la suite. Lorsque le 28 mai 1936, il a fait sa demande d’admission au noviciat salésien, il déclare avoir « connu la Congrégation salésienne et avoir été toujours plus confirmé dans sa vocation religieuse, avec l’espoir de pouvoir persévérer sous l’étendard de Don Bosco ». En quelques mots, Sandor exprime une conscience vocationnelle de haut niveau : connaissance expérientielle de la vie et de l’esprit de la Congrégation, confirmation d’un choix juste et irréversible, assurance pour l’avenir d’être fidèle sur le champ de bataille qui l’attend.
            Le procès-verbal de l’admission au noviciat, en langue italienne (2 juin 1936), qualifie unanimement l’expérience qu’il a vécue dans l’aspirantat : « A eu un excellent résultat, est diligent, de bonne piété et s’est offert de lui-même pour l’oratoire festif, s’est montré pratique, de bon exemple, a reçu le certificat d’imprimeur, sans en avoir encore la parfaite maîtrise ». Ce sont déjà les traits qui, consolidés par la suite au noviciat, définiront la physionomie de religieux salésien laïc : style de vie exemplaire, généreuse disponibilité à la mission salésienne, compétence dans la profession d’imprimeur.
            Le 8 septembre 1940, il prononce sa profession religieuse en tant que salésien coadjuteur. De ce jour de grâce nous rapportons une lettre écrite par Pista, comme il était familièrement appelé, à ses parents : « Chers parents, j’ai à vous faire part d’un événement important pour moi et qui laissera une empreinte indélébile dans mon cœur. Le 8 septembre, par la grâce de Dieu et avec la protection de la Sainte Vierge, je me suis engagé par la profession à aimer et à servir Dieu. À la fête de la Vierge Marie, j’ai célébré mes noces avec Jésus et je lui ai promis par le triple vœu d’être à Lui, de ne jamais me détacher de Lui et de persévérer dans la fidélité à Lui jusqu’à la mort. Je vous prie donc de ne pas m’oublier dans vos prières et dans vos Communions, en faisant des vœux pour que je puisse rester fidèle à ma promesse faite à Dieu. Vous pouvez imaginer que ce fut pour moi un jour joyeux comme jamais dans ma vie. Je pense que je n’aurais pas pu faire à la Vierge un cadeau d’anniversaire plus agréable que le don de moi-même. J’imagine que le bon Jésus vous a regardés avec des yeux affectueux, étant donné que c’est vous qui m’avez donné à Dieu… Salutations affectueuses à tous. PISTA ».

2.2. Dévouement absolu à la mission
            « La mission donne à toute notre existence sa tonalité concrète… », disent les Constitutions salésiennes. Istvan Sandor a vécu la mission salésienne dans le domaine qui lui avait été confié, incarnant la charité pastorale éducative en tant que salésien coadjuteur, dans le style de Don Bosco. Sa foi l’a conduit à voir Jésus dans les jeunes apprentis et travailleurs, dans les garçons de l’oratoire, dans ceux de la rue.
            Dans l’industrie typographique, la compétence dans l’administration est considérée comme une tâche essentielle. Istvan Sandor était chargé de la direction, de la formation pratique et spécifique des apprentis et de la fixation des prix des produits typographiques. L’imprimerie « Don Bosco » jouissait d’un grand prestige dans tout le pays. Faisaient partie des éditions salésiennes le Bulletin Salésien, la Jeunesse Missionnaire, des revues pour la jeunesse, le Calendrier Don Bosco, des livres de dévotion et l’édition en traduction hongroise des écrits officiels de la Direction Générale des Salésiens. C’est dans cet environnement que Istvan Sandor a commencé à aimer les livres catholiques. Il ne se contentait pas de les préparer pour l’impression, mais il les étudiait aussi.
            Dans le service de la jeunesse, il était également responsable de l’éducation collégiale des jeunes. C’était aussi une tâche importante, en plus de leur formation technique. Il était indispensable de discipliner les jeunes, en phase de développement vigoureux, avec une fermeté affectueuse. À chaque moment de la période d’apprentissage, il les accompagnait comme un grand frère. Istvan Sandor se distinguait par une forte personnalité : il possédait une excellente formation spécifique, accompagnée de discipline, de compétence et d’esprit communautaire.
            Il ne se contentait pas d’un seul travail déterminé, mais se rendait disponible à chaque nécessité. Il assurait la tâche de sacristain de la petite église du Clarisseum et s’occupait de la direction du « Petit Clergé ». La preuve de sa capacité de résistance a également été son engagement spontané et travail bénévole dans l’oratoire florissant, fréquenté régulièrement par les jeunes des deux banlieues d’Újpest et de Rákospalota. Il aimait jouer avec les garçons ; lors des matchs de football, il faisait l’arbitre avec grande compétence.

2.3. Religieux éducateur
            Istvan Sandor fut un éducateur de la foi pour chaque personne, confrère et jeune, surtout dans les moments d’épreuve et à l’heure du martyre. Il avait fait de la mission auprès des jeunes son espace éducatif, où il vivait quotidiennement les critères du Système Préventif de Don Bosco – raison, religion, amour – dans la proximité et l’assistance affectueuse aux jeunes travailleurs, en aidant à comprendre et à accepter les situations de souffrance, dans le témoignage vivant de la présence du Seigneur et de son amour indéfectible.
            À Rákospalota, Istvan Sandor se consacra avec zèle à la formation des jeunes typographes et à l’éducation des jeunes de l’oratoire et des « Pages du Sacré-Cœur ». Sur tous ces fronts, il manifestait un sens aigu du devoir, vivant avec une grande responsabilité sa vocation religieuse et se caractérisant par une maturité qui suscitait admiration et estime. « Pendant son activité typographique, il vivait consciencieusement sa vie religieuse, sans aucune volonté d’apparaître. Il pratiquait les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance avec un grand naturel. Dans ce domaine, sa seule présence valait un témoignage, sans dire un mot. Même les élèves reconnaissaient son autorité, grâce à ses manières fraternelles. Il mettait en pratique tout ce qu’il disait ou demandait aux élèves, et personne ne pensait à le contredire de quelque manière que ce soit ».
            György Érseki connaissait les Salésiens depuis 1945 et, après la Seconde Guerre mondiale, il alla habiter à Rákospalota, au Clarisseum. Il connut Istvan Sandor jusqu’en 1947. Pour cette période, il nous offre non seulement un aperçu de l’activité multiple du jeune coadjuteur, typographe, catéchiste et éducateur de la jeunesse, mais aussi une lecture profonde, d’où émerge la richesse spirituelle et la capacité éducative de Istvan : « Istvan Sandor était une personne très douée par nature. En tant que pédagogue, je peux attester et confirmer sa capacité d’observation et sa personnalité polyvalente. C’était un bon éducateur et il parvenait à gérer les jeunes, un par un, de manière optimale, choisissant le ton approprié à chacun. Il y a encore un détail appartenant à sa personnalité : il considérait chaque travail comme un devoir sacré, consacrant toute son énergie à la réalisation de ce but sacré, sans efforts et avec un grand naturel. Grâce à une intuition innée, il parvenait à saisir l’atmosphère et à l’influencer positivement. […] Il avait un caractère fort en tant qu’éducateur ; il s’occupait de chacun individuellement. Il s’intéressait à nos problèmes personnels, réagissant toujours de la manière la plus adaptée à nous. C’est ainsi qu’il réalisait les trois principes de Don Bosco : la raison, la religion et l’amour… Les coadjuteurs salésiens ne portaient pas la soutane en dehors du contexte liturgique, mais l’apparence extérieure de Istvan Sandor le distinguait de la masse des gens. En ce qui concerne son activité d’éducateur, il ne recourait jamais à la punition physique, interdite selon les principes de Don Bosco, contrairement à d’autres enseignants salésiens plus impulsifs, incapables de se maîtriser et qui parfois donnaient des gifles. Les élèves apprentis qui lui étaient confiés formaient une petite communauté au sein du collège, bien que différents les uns des autres du point de vue de l’âge et de la culture. Ils mangeaient à la cantine avec les autres étudiants, où on lisait habituellement la Bible pendant les repas. Naturellement, Istvan Sandor était également présent. Grâce à sa présence, le groupe d’apprentis industriels était toujours le plus discipliné… Istvan Sandor resta toujours jeune d’esprit, montrant une grande compréhension envers les jeunes. Saisissant leurs problèmes, il transmettait des messages positifs et savait les conseiller tant sur le plan personnel qu’au plan religieux. Sa personnalité révélait une grande ténacité et résistance au travail ; même dans les situations les plus difficiles, il restait fidèle à ses idéaux et à lui-même. Le collège salésien de Rákospalota abritait une grande communauté, nécessitant un travail avec les jeunes à plusieurs niveaux. Dans le collège, à côté de la typographie, vivaient des jeunes salésiens en formation, qui étaient en étroite relation avec les coadjuteurs. Je me souviens des noms suivants : József Krammer, Imre Strifler, Vilmos Klinger et László Merész. Ces jeunes avaient des tâches différentes de celles d’Istvan Sandor et étaient également de caractère différent. Cependant, grâce à leur vie commune, ils connaissaient les problèmes, les vertus et les défauts les uns des autres. Istvan Sandor trouva toujours la mesure adéquate dans sa relation avec ces clercs. Istvan Sandor parvenait à trouver le ton fraternel pour les avertir, lorsqu’ils montraient quelques manquements, sans tomber dans le paternalisme. En fait, ce furent les jeunes clercs qui demandaient son opinion. À mon avis, il réalisa les idéaux de Don Bosco. Dès le premier moment de notre connaissance, Istvan Sandor représentait l’esprit qui caractérisait les membres de la Société Salésienne : sens du devoir, pureté, religiosité, sens pratique et fidélité aux principes chrétiens ».
            Un jeune de cette époque se souvient bien de l’esprit qui animait Istvan Sandor : « Mon premier souvenir de lui est lié à la sacristie du Clarisseum, où, en tant que sacristain principal, il exigeait l’ordre, imposait le sérieux dû à la situation, tout en restant toujours lui-même en nous donnant le bon exemple par son comportement. C’était l’une de ses caractéristiques de nous donner des directives d’un ton modéré, sans élever la voix, nous demandant poliment de faire notre devoir. Ce comportement spontané et amical nous a conquis. Nous l’aimions vraiment. Nous étions charmés par la naturel avec laquelle Istvan Sandor s’occupait de nous. Il nous enseignait, priait et vivait avec nous, témoignant de la spiritualité des coadjuteurs salésiens de cette époque. Nous, les jeunes, ne réalisions souvent pas à quel point ces personnes étaient spéciales, mais il se distinguait par son sérieux, qu’il manifestait à l’église, dans la typographie et même sur le terrain de jeu ».

3. Un reflet de Dieu par sa radicalité évangélique
            Ce qui donnait de la profondeur à tout cela – le dévouement à la mission et la capacité professionnelle et éducative – et qui frappait immédiatement ceux qui le rencontraient était la figure intérieure d’Istvan Sandor : celle d’un disciple du Seigneur, qui vivait à chaque instant sa consécration, dans l’union constante avec Dieu et dans la fraternité évangélique. Les témoignages du procès de canonisation décrivent une figure complète, avec cet équilibre salésien où les différentes dimensions se rejoignent dans une personnalité harmonieuse, unifiée et sereine, ouverte au mystère de Dieu vécu dans le quotidien.
            Un trait qui frappe par sa radicalité est le fait que dès le noviciat, tous ses compagnons, même ceux qui aspiraient au sacerdoce et étaient beaucoup plus jeunes que lui, l’estimaient et le voyaient comme un modèle à imiter. L’exemple de sa vie consacrée et la radicalité avec laquelle il vécut et témoigna des conseils évangéliques le distinguèrent toujours et partout, si bien qu’à de nombreuses occasions, même au temps de la prison, plusieurs pensaient qu’il était prêtre. Ce témoignage en dit long sur la singularité avec laquelle Istvan Sandor vécut toujours avec une claire identité sa vocation de salésien coadjuteur, mettant en évidence précisément le spécifique de la vie consacrée salésienne en tant que telle. Parmi les compagnons de noviciat, Gyula Zsédely parle ainsi d’Istvan Sandor : « Nous sommes entrés ensemble dans le noviciat salésien Saint-Étienne à Mezőnyárád. Notre maître fut Béla Bali. C’est là que j’ai passé un an et demi avec Istvan Sandor et j’ai été témoin oculaire de sa vie, modèle de jeune religieux. Bien qu’Istvan Sandor ait eu au moins neuf ou dix ans de plus que moi, il vivait avec ses compagnons de noviciat de manière exemplaire ; il participait aux pratiques de piété avec nous. Nous ne ressentions pas du tout la différence d’âge ; il était à nos côtés avec son affection fraternelle. Il nous édifiait non seulement par son bon exemple, mais aussi en nous donnant des conseils pratiques concernant l’éducation de la jeunesse. On voyait déjà à cette époque qu’il était prédestiné à cette vocation selon les principes éducatifs de Don Bosco… Son talent d’éducateur sautait aux yeux même de nous, novices, surtout lors des activités communautaires. Avec son charme personnel, il nous enthousiasmait à tel point que nous tenions pour acquis que nous pouvions affronter avec facilité même les tâches les plus difficiles. Le moteur de sa profonde spiritualité salésienne était la prière et l’Eucharistie, ainsi que la dévotion à Marie Auxiliatrice. Pendant le noviciat, qui dura un an, nous voyions en lui un bon ami. Il devint notre modèle aussi dans l’obéissance, car, étant le plus âgé, il fut mis à l’épreuve avec de petites humiliations, mais il les supporta avec une grande maîtrise de soi et sans montrer de signes de souffrance ou de ressentiment. À cette époque, malheureusement, il y avait un des supérieurs qui s’amusait à humilier les novices, mais Istvan Sandor sut bien résister. Sa grandeur d’esprit, ancrée dans la prière, était perceptible par tous ».
            En voyant l’intensité avec laquelle Istvan Sandor vivait sa foi, dans une union continuelle à Dieu, on découvre un témoignage évangélique exemplaire, que nous pouvons bien définir comme un « reflet de Dieu » : « Il me semble que son attitude intérieure est née de la dévotion à l’Eucharistie et à la Vierge, qui avait également transformé la vie de Don Bosco. Lorsqu’il s’occupait de nous, « Petit Clergé », il ne donnait pas l’impression d’exercer un métier ; ses actions manifestaient la spiritualité d’une personne capable de prier avec une grande ferveur. Pour moi et pour mes camarades, « Monsieur Sandor » était un idéal et nous ne pensions même pas que tout ce que nous avons vu et entendu était une mise en scène superficielle. Je pense que seule sa vie intime de prière a pu alimenter un tel comportement lorsque, encore très jeune confrère, il avait compris et pris au sérieux la méthode d’éducation de Don Bosco ».
            La radicalité évangélique s’est exprimée sous différentes formes au cours de la vie religieuse d’Istvan Sandor :
            – Dans le fait d’attendre patiemment le consentement des parents pour entrer chez les Salésiens.
            – En attendant à chaque étape de sa vie religieuse : avant d’être admis au noviciat, il a dû faire l’aspirantat ; admis au noviciat, il a dû l’interrompre pour faire son service militaire ; la demande pour la profession perpétuelle, d’abord acceptée, sera reportée après une période supplémentaire de vœux temporaires.
            – Dans les dures expériences du service militaire et au front. La confrontation avec un environnement qui tendait de nombreuses embûches à sa dignité d’homme et de chrétien renforça chez ce jeune novice la décision de suivre le Seigneur, d’être fidèle à son choix de Dieu, coûte que coûte. En effet, il n’y a pas de discernement plus dur et plus exigeant que celui d’un noviciat mis à l’épreuve et testé dans les tranchées de la vie militaire.
            – Dans les années de suppression et ensuite de prison, jusqu’à l’heure suprême du martyre.
            Tout cela révèle le regard de foi qui accompagnera toujours l’histoire d’Istvan : la prise de conscience que Dieu est présent et agit pour le bien de ses enfants.

Conclusion
            De la naissance jusqu’à la mort, Istvan Sandor fut un homme profondément religieux, qui dans toutes les circonstances de la vie répondit avec dignité et cohérence aux exigences de sa vocation salésienne. C’est ainsi qu’il vécut durant la période de l’aspirantat et de la formation initiale, dans son travail de typographe, comme animateur de l’oratoire et de la liturgie, durant le temps de la clandestinité et de l’incarcération, jusqu’aux moments qui précédèrent sa mort. Désireux, dès sa jeunesse, de se consacrer au service de Dieu et de ses frères dans la généreuse tâche de l’éducation des jeunes selon l’esprit de Don Bosco, il fut capable de cultiver un esprit de force et de fidélité à Dieu et à ses frères qui lui permit, au moment de l’épreuve, de résister, d’abord aux situations de conflit puis à l’épreuve suprême du don de la vie.
            Je voudrais souligner le témoignage de radicalité évangélique offert par ce confrère. En reconstruisant le profil biographique d’Istvan Sandor on aperçoit un réel et profond chemin de foi, commencé dès son enfance et sa jeunesse, renforcé par la profession religieuse salésienne et consolidé dans sa vie exemplaire de salésien coadjuteur. On note en particulier une vocation consacrée authentique, animée selon l’esprit de Don Bosco par un zèle intense et fervent pour le salut des âmes, surtout des jeunes. Même les périodes les plus difficiles, telles que le service militaire et l’expérience de la guerre, n’entamèrent pas le comportement moral et religieux intègre du jeune coadjuteur. C’est sur cette base qu’Istvan Sandor subira le martyre sans hésitations ni doutes.
            La béatification d’Istvan Sandor engage toute la Congrégation dans la promotion de la vocation du salésien coadjuteur, accueillant son témoignage exemplaire et invoquant de manière communautaire son intercession pour cette intention. En tant que salésien laïc, il réussit à donner le bon exemple même aux prêtres, tant par son activité au milieu des jeunes que par sa vie religieuse exemplaire. C’est un modèle pour les jeunes consacrés, dans sa manière d’affronter les épreuves et les persécutions sans accepter de compromis. Les causes auxquelles il se consacra, la sanctification du travail chrétien, l’amour pour la maison de Dieu et l’éducation de la jeunesse sont encore aujourd’hui une mission fondamentale de l’Église et de notre Congrégation.
            En tant qu’éducateur exemplaire des jeunes, en particulier des apprentis et des jeunes travailleurs, et en tant qu’animateur de l’oratoire et des groupes de jeunes, il nous sert d’exemple et de stimulant dans notre engagement à annoncer aux jeunes l’Évangile de la joie à travers la pédagogie de la bonté.




Avec Nino Baglieri, pèlerin de l’Espérance, sur le chemin du Jubilé

Le parcours du Jubilé 2025, dédié à l’Espérance, trouve un témoin lumineux dans l’histoire du Serviteur de Dieu Nino Baglieri. De la chute dramatique qui le rendit tétraplégique à dix-sept ans jusqu’à sa renaissance intérieure en 1978, Baglieri est passé de l’ombre du désespoir à la lumière d’une foi active, transformant son lit de douleur en chaire de joie. Son histoire tisse les cinq signes jubilaires – pèlerinage, porte, profession de foi, charité et réconciliation – montrant que l’espérance chrétienne n’est pas une fuite, mais une force qui ouvre l’avenir et soutient chaque chemin.

1. L’espérance comme attente
            L’espérance, selon le dictionnaire en ligne Treccani, est un sentiment d’« attente confiante dans la réalisation, présente ou future, de ce que l’on désire ». L’étymologie du substantif « espérance » vient du latin spes, lui-même dérivé de la racine sanskrite spa– qui signifie tendre vers un but. En espagnol, « espérer » et « attendre » se traduisent par le verbe esperar, qui rassemble en un seul terme les deux significations, comme si on ne pouvait attendre que ce que l’on espère. Cet état d’esprit nous permet d’affronter la vie et ses défis avec courage et une lumière toujours ardente dans le cœur. L’espérance s’exprime – en positif ou en négatif – aussi dans certains proverbes populaires : « L’espérance est la dernière à mourir », « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », « Qui vit d’espérance meurt désespéré ».
            Comme s’il avait voulu recueillir ce sentiment universel concernant l’espérance, mais conscient de devoir aider à redécouvrir l’espérance dans sa dimension la plus pleine et vraie, le pape François a voulu consacrer le Jubilé ordinaire de 2025 à l’Espérance. Spes non confundit (L’espérance ne déçoit pas) est la bulle d’indiction de ce Jubilé. Mais déjà en 2014 il disait : « La résurrection de Jésus n’est pas la fin heureuse d’un beau conte, ce n’est pas le happy end d’un film ; mais c’est l’intervention de Dieu le Père là où l’espérance humaine s’effondre. Quand tout semble perdu, dans la douleur, où tant de personnes ressentent le besoin de descendre de la croix, c’est le moment le plus proche de la résurrection. La nuit devient plus sombre juste avant que le matin commence, avant que la lumière commence. Au moment le plus sombre, Dieu intervient et ressuscite » (cf. Audience du 16 avril 2014).
            C’est dans ce contexte que s’insère parfaitement l’histoire du Serviteur de Dieu Nino Baglieri (Modica, 1er mai 1951 – 2 mars 2007). Jeune maçon de dix-sept ans, tombé d’un échafaudage haut de dix-sept mètres à cause de la rupture soudaine d’une planche, il s’écrasa au sol et devint tétraplégique. Depuis cette chute, le 6 mai 1968, il ne pouvait bouger que la tête et le cou, dépendant à vie des autres pour tout, même pour les choses les plus simples et humbles. Nino ne pouvait même pas serrer la main d’un ami ou caresser sa mère… et voyait s’évanouir la possibilité de réaliser ses rêves. Quelle espérance de vie a maintenant ce jeune ? Dans quels sentiments peut-il affronter la situation ? Quel avenir l’attend ? La première réponse de Nino fut le désespoir, l’obscurité totale face à une quête de sens sans réponse. D’abord un long pèlerinage dans des hôpitaux de différentes régions italiennes, puis la compassion des amis et connaissances qui le conduisent à se rebeller et à s’enfermer dans dix longues années de solitude et de colère, tandis que le tunnel de la vie devient de plus en plus profond.
            Dans la mythologie grecque, Zeus confie à Pandore un vase contenant tous les maux du monde. Une fois ouvert, les hommes perdent l’immortalité et commencent une vie de souffrance. Pour les sauver, Pandore ouvre de nouveau le vase et libère elpis, l’espérance, restée au fond : c’était le seul antidote aux afflictions de la vie. En regardant plutôt vers le Donateur de tout bien, nous savons que « l’espérance ne déçoit pas » (Rm 5,5). Le pape François écrit dans Spes non confundit : « Sous le signe de cette espérance, l’apôtre Paul insuffle courage à la communauté chrétienne de Rome […]. Tous espèrent. Dans le cœur de chaque personne est enfermée l’espérance comme désir et attente du bien, sans savoir ce que demain apportera. L’imprévisibilité du futur suscite cependant des sentiments parfois opposés qui vont de la confiance à la crainte, de la sérénité au découragement, de la certitude au doute. Nous rencontrons souvent des personnes découragées, qui regardent l’avenir avec scepticisme et pessimisme, comme si rien ne pouvait leur offrir le bonheur. Que le Jubilé soit pour tous une occasion de raviver l’espérance » (ibid., 1).

2. Le Témoin du « désespoir » devient « ambassadeur » de l’espérance
            Revenons à l’histoire de notre Serviteur de Dieu, Nino Baglieri.
            Il faut dix longues années avant que Nino ne sorte du tunnel du désespoir, que les ténèbres épaisses se dissipent et que la Lumière entre. C’était l’après-midi du 24 mars, Vendredi saint 1978, lorsque le père Aldo Modica, avec un groupe de jeunes, se rendit chez Nino, sollicité par sa mère Peppina et par quelques personnes fréquentant le chemin du Renouveau dans l’Esprit, alors à ses débuts dans la paroisse salésienne voisine. Nino écrit : « Pendant qu’ils invoquaient l’Esprit Saint, j’ai ressenti une sensation étrange, une grande chaleur envahissait mon corps, un fort picotement dans toutes mes membres, comme si une nouvelle force entrait en moi et que quelque chose de vieux en sortait. À ce moment-là, j’ai dit mon “oui” au Seigneur, j’ai accepté ma croix et je suis né à une vie nouvelle, je suis devenu un homme nouveau. Dix ans de désespoir effacés en quelques instants, car une joie inconnue est entrée dans mon cœur. Je désirais la guérison de mon corps, mais le Seigneur me gratifiait d’une joie encore plus grande : la guérison spirituelle ».
            Commence alors pour Nino un nouveau chemin : de « témoin du désespoir » il devient « pèlerin de l’espérance ». Non plus isolé dans sa petite chambre, mais « ambassadeur » de cette espérance, il raconte son vécu à travers une émission diffusée par une radio locale et – grâce encore plus grande – le bon Dieu lui donne la joie de pouvoir écrire avec la bouche. Nino raconte : « En mars 1979, le Seigneur m’a fait un grand miracle : j’ai appris à écrire avec la bouche. Voici comment j’ai commencé. J’étais avec mes amis qui faisaient leurs devoirs, j’ai demandé qu’on me donne un crayon et un cahier, j’ai commencé à faire des signes et à dessiner quelque chose, puis j’ai découvert que je pouvais écrire et j’ai commencé à écrire ». Il commence alors à rédiger ses mémoires et à avoir des contacts par lettre avec des personnes de toutes catégories et de différentes parties du monde, des milliers de lettres encore conservées aujourd’hui. L’espérance retrouvée le rend créatif. Nino redécouvre le goût des relations et veut devenir – autant que possible – indépendant : avec l’aide d’une baguette qu’il utilise avec la bouche, et d’un élastique fixé au téléphone, il compose les numéros pour communiquer avec beaucoup de personnes malades, pour leur adresser un mot de réconfort. Il découvre une nouvelle manière d’affronter sa condition de souffrance, qui le fait sortir de l’isolement et le conduit à devenir témoin de l’Évangile de la joie et de l’espérance : « Maintenant, il y a beaucoup de joie dans mon cœur, en moi il n’y a plus de douleur, dans mon cœur il y a Ton amour. Merci Jésus mon Seigneur. De mon lit de douleur je veux te louer et de tout mon cœur te remercier parce que tu m’as appelé à connaître la vie, à connaître la vraie vie ».
            Nino a changé de perspective, il a opéré un virage à 360° – le Seigneur lui a offert la conversion – il a placé sa confiance en ce Dieu miséricordieux qui, à travers la « malchance », l’a appelé à travailler dans sa vigne, pour être signe et instrument de salut et d’espérance. Ainsi, beaucoup de personnes qui venaient le voir pour le consoler en ressortaient consolées, les larmes aux yeux. Elles ne trouvaient pas sur ce petit lit un homme triste et abattu, mais un visage souriant qui dégageait – malgré tant de souffrances, dont les plaies et les problèmes respiratoires – la joie de vivre : le sourire était une constante sur son visage et Nino se sentait « utile dans un lit de croix ». Nino Baglieri est l’opposé de beaucoup de personnes d’aujourd’hui, toujours à la recherche du sens de la vie, qui visent le succès facile et le bonheur des choses éphémères et sans valeur, vivent en ligne, consomment la vie en un clic, veulent tout et tout de suite mais ont les yeux tristes, éteints. Nino, en apparence, n’avait rien, pourtant il avait la paix et la joie dans le cœur. Il n’a pas vécu isolé, mais soutenu par l’amour de Dieu exprimé par l’étreinte et la présence de toute sa famille et de plus en plus de personnes qui le connaissent et entrent en relation avec lui.

3. Raviver l’espérance
            Construire l’espérance, c’est chaque fois que je ne me contente pas de ma vie et que je m’engage à la changer. Chaque fois que je ne me laisse pas endurcir par les expériences négatives et que j’empêche qu’elles me rendent méfiant. Chaque fois que je tombe et que j’essaie de me relever, que je ne permets pas aux peurs d’avoir le dernier mot. Chaque fois que, dans un monde marqué par les conflits, je choisis la confiance avec le désir de la relancer toujours, avec tous. Chaque fois que je ne fuis pas le rêve de Dieu qui me dit : « je veux que tu sois heureux », « je veux que tu aies une vie pleine… pleine aussi de sainteté ». Le sommet de la vertu de l’espérance est en effet un regard vers le Ciel pour bien habiter la terre ou, comme dirait Don Bosco, marcher avec les pieds sur la terre et le cœur au Ciel.
            Dans ce sillon d’espérance s’accomplit le jubilé qui, avec ses signes, nous demande de nous mettre en route, de franchir certaines frontières.
            Premier signe : le pèlerinage. Quand on se déplace d’un lieu à un autre, on est ouvert à la nouveauté, au changement. Toute la vie de Jésus a été « une mise en route », un chemin d’évangélisation qui s’accomplit dans le don de la vie puis au-delà, dans la Résurrection et l’Ascension.
            Deuxième signe : la porte. En Jn 10,9 Jésus affirme : « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira et trouvera un pâturage ». Passer la porte, c’est se laisser accueillir, être communauté. Dans l’évangile, on parle aussi de la « porte étroite » : le Jubilé devient un chemin de conversion.
            Troisième signe : la profession de foi. Il s’agit d’exprimer l’appartenance au Christ et à l’Église en le déclarant publiquement.
            Quatrième signe : la charité. La charité est le mot de passe pour le ciel. En 1 P 4,8 nous lisons cette exhortation de l’apôtre Pierre : « Gardez entre vous une grande charité, car la charité couvre une multitude de péchés ».
            Cinquième signe :la réconciliation et l’indulgence jubilaire. Le jubilé est un « temps favorable » (cf. 2Co 6,2) qui nous permet d’expérimenter la grande miséricorde de Dieu et de parcourir des chemins de rapprochement et de pardon envers nos frères ; de vivre la prière du Notre Père où l’on demande : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». C’est devenir des créatures nouvelles.
            Dans la vie de Nino, il y a aussi des épisodes qui le rattachent – grâce au « fil » de l’espérance – à ces dimensions jubilaires. Par exemple, le repentir pour quelques bêtises de son enfance. Il raconte qu’à trois, « nous volions dans la sacristie les offrandes des messes, qui nous servaient à jouer au baby-foot. Quand on rencontre de mauvaises compagnies, elles te mènent sur de mauvais chemins. De plus, l’un de nous a pris le trousseau de clés de l’Oratoire et l’a caché dans mon sac d’école qui était dans le bureau ; ils ont trouvé les clés, ont appelé les parents, nous ont donné deux gifles et nous ont exclus de l’école. Quelle honte ! ». Mais surtout dans la vie de Nino, il y a la charité : aider le frère pauvre, celui qui est dans l’épreuve physique et morale, se rendre proche de ceux qui ont aussi des difficultés psychologiques et atteindre par écrit nos frères en prison pour leur témoigner la bonté et l’amour de Dieu. Nino, qui avant la chute avait été maçon, a dit : « J’aimais construire de mes mains quelque chose qui reste dans le temps. Même maintenant, écrit-il, je me sens un maçon qui travaille dans le Royaume de Dieu, pour laisser quelque chose qui dure dans le temps, pour voir les Œuvres Merveilleuses que Dieu accomplit dans notre Vie ». Il ajoute cette confidence : « Mon corps semble mort, mais dans ma poitrine mon cœur continue de battre. Mes jambes ne bougent pas, et pourtant, à travers le monde, je marche ».

4. Pèlerin en marche vers le ciel
            Nino, devenu coopérateur salésien de la grande Famille Salésienne, conclut son « pèlerinage » terrestre le vendredi 2 mars 2007 à 8h00 du matin, à seulement 55 ans, dont 39 passés comme tétraplégique entre le lit et le fauteuil roulant, après avoir demandé pardon à sa famille pour les difficultés qu’elle a dû affronter à cause de sa condition. Il quitte la scène du monde en survêtement et baskets, comme il l’avait expressément demandé, pour courir dans les prairies vertes fleuries et sautiller comme une biche le long des cours d’eau. Nous lisons dans son Testament spirituel : « Je ne finirai jamais de te remercier, ô Seigneur, de m’avoir appelé à Toi à travers la Croix le 6 mai 1968. Une croix lourde pour mes jeunes forces… ». Le 2 mars, la vie – don continu qui part des parents et est peu à peu nourri avec émerveillement et beauté – offre à Nino Baglieri son plus beau cadeau : l’étreinte de son Seigneur et Dieu, accompagné de la Vierge Marie.
            À l’annonce de son départ, un chœur unanime s’élève de tous côtés : « un saint est mort », un homme qui a fait de son lit de croix l’étendard de la vie pleine, un don pour tous. Donc un grand témoin de l’espérance.
            Cinq ans après sa mort, comme prévu par les Normae Servandae in Inquisitionibus ab Episcopis faciendis in Causis Sanctorum de 1983, l’évêque du diocèse de Noto, à la demande du Postulateur général de la Congrégation Salésienne, après avoir consulté la Conférence épiscopale sicilienne et obtenu le Nihil obstat du Saint-Siège, ouvre l’enquête diocésaine pour la cause de béatification et canonisation du Serviteur de Dieu Nino Baglieri.
            Le procès diocésain, qui a duré 12 ans, s’est déroulé selon deux axes principaux : le travail de la Commission historique qui a recherché, collecté, étudié et présenté de nombreuses sources, surtout des écrits « du » et « sur » le Serviteur de Dieu ; le Tribunal ecclésiastique, responsable de l’enquête, qui a également entendu sous serment les divers témoins.
            Ce parcours s’est achevé le 5 mai 2024 en présence de Mgr Salvatore Rumeo, évêque actuel du diocèse de Noto. Quelques jours plus tard, les actes du procès ont été remis au Dicastère pour les Causes des Saints qui les a ouverts le 21 juin 2024. Début 2025, ce même Dicastère a décrété leur « validité juridique », permettant à la phase romaine de la Cause d’entrer dans le vif du sujet.
            Actuellement, la contribution à la Cause continue en faisant connaître la figure de Nino. Celui-ci a laissé à la fin de son chemin terrestre la recommandation suivante : « Ne me laissez pas sans rien faire. Je continuerai ma mission depuis le ciel. Je vous écrirai du Paradis ».
            Le chemin de l’espérance en sa compagnie devient ainsi désir du Ciel, quand « nous nous rencontrerons face à face avec la beauté infinie de Dieu (cf. 1Co 13,12) et pourrons lire avec une joyeuse admiration le mystère de l’univers, qui participera avec nous à la plénitude sans fin […]. En attendant, nous nous unissons pour prendre soin de cette maison qui nous a été confiée, sachant que ce qu’il y a de bon en elle sera accueilli dans la fête du ciel. Avec toutes les créatures, nous marchons sur cette terre en cherchant Dieu […]. Marchons en chantant ! » (cf. Laudato Si’, 243-244).

Roberto Chiaramonte




Don Elia Comini : prêtre martyr à Monte Sole

Le 18 décembre 2024, le pape François a officiellement reconnu le martyre de don Elia Comini (1910-1944), Salésien de Don Bosco, qui sera donc béatifié. Son nom s’ajoute à celui d’autres prêtres – comme don Giovanni Fornasini, déjà Bienheureux depuis 2021 – qui ont été victimes des violences nazies dans la région de Monte Sole, sur les collines bolognaises, pendant la Seconde Guerre mondiale. La béatification de don Elia Comini n’est pas seulement un événement d’une importance extraordinaire pour l’Église bolognaise et la Famille Salésienne, mais constitue également un appel universel à redécouvrir la valeur du témoignage chrétien, un témoignage dans lequel la charité, la justice et la compassion prévalent sur toute forme de violence et de haine.

De l’Apennin aux cours salésiennes
            Don Elia (Élie) Comini naît le 7 mai 1910 à « Madonna del Bosco » à Calvenzano di Vergato, dans la province de Bologne. Sa maison natale est contiguë à un petit sanctuaire marial, dédié à la « Madonna del Bosco », et cette forte empreinte mariale l’accompagnera toute sa vie.
            Il est le deuxième enfant de Claudio et Emma Limoni, qui se sont mariés à l’église paroissiale de Salvaro, le 11 février 1907. L’année suivante est né leur premier enfant, Amleto. Deux ans plus tard, Elia voit le jour. Baptisé le jour suivant sa naissance – le 8 mai – à la paroisse Sant’Apollinare de Calvenzano, Elia reçoit ce jour-là également les noms de « Michele » et « Giuseppe ».
            À l’âge de sept ans, la famille déménage à « Casetta » de Pioppe di Salvaro dans la commune de Grizzana. En 1916, Elia commence l’école et fréquente les trois premières classes de l’école primaire à Calvenzano. À cette époque, il fait également sa Première Communion. Encore jeune, il se montre très assidu au catéchisme et aux célébrations liturgiques. Il reçoit la Confirmation le 29 juillet 1917. Entre 1919 et 1922, Elia apprend les premiers éléments de pastorale à l’ »école du feu » de Mgr Fidenzio Mellini, qui, étant jeune, avait connu don Bosco, qui lui avait prophétisé le sacerdoce. Aussi, en 1923, don Mellini oriente Elia et son frère Amleto vers les Salésiens de Finale Emilia, et tous deux tireront profit du charisme pédagogique du saint des jeunes, Amleto en tant qu’enseignant et « entrepreneur » dans le domaine de l’école ; Elia en tant que Salésien de Don Bosco.
            Novice à partir du 1er octobre 1925 à San Lazzaro di Savena, Elia Comini devient orphelin à la mort de son père le 14 septembre 1926, à quelques jours (3 octobre 1926) de sa Première Profession religieuse qu’il renouvellera jusqu’à la Perpétuelle, le 8 mai 1931, anniversaire de son baptême, à l’Institut « San Bernardino » de Chiari. C’est également à Chiari qu’il fera son stage pratique à l’Institut Salésien « Rota ». Il reçoit le 23 décembre 1933 les ordres mineurs de portier et de lecteur ; ceux d’exorciste et d’acolyte le 22 février 1934. Il est sous-diacre le 22 septembre 1934. Ordonné diacre dans la cathédrale de Brescia le 22 décembre 1934, don Elia est consacré prêtre par l’imposition des mains de l’Évêque de Brescia, Mgr Giacinto Tredici, le 16 mars 1935, à seulement 24 ans. Le lendemain, il célèbre sa Première Messe à l’Institut salésien « San Bernardino » de Chiari. Le 28 juillet 1935, il fêtera son sacerdoce avec une Messe à Salvaro.
            Inscrit à la faculté de Lettres Classiques et de Philosophie de l’ancienne Regia Università de Milan, il est toujours très apprécié des élèves, tant comme enseignant que comme père et guide spirituel. Son caractère, sérieux mais sans rigidité, lui vaut estime et confiance. Don Elia est également un fin musicien et humaniste, qui apprécie et sait faire apprécier les « choses belles ». Dans les compositions écrites, beaucoup de ses élèves, tout en faisant leurs devoirs, trouvent naturel d’ouvrir leur cœur à don Elia, lui fournissant ainsi l’occasion de les accompagner et de les orienter. De don Elia « Salésien », on dira qu’il était comme la poule avec ses poussins (« On lisait sur leur visage toute la joie de l’écouter ; ils semblaient une couvée de poussins autour de la mère poule ») : tous proches de lui ! Cette image rappelle celle de Mt 23,37 et exprime son aptitude à rassembler les gens pour les réjouir et les protéger.
            Don Elia obtient son diplôme le 17 novembre 1939 en Lettres Classiques avec une thèse sur le De resurrectione carnis de Tertullien, sous la direction du professeur Luigi Castiglioni (latiniste de renom et co-auteur d’un célèbre dictionnaire de latin, le « Castiglioni-Mariotti »). En commentant les mots « resurget igitur caro », Elia comprend qu’il s’agit du chant de victoire après une bataille longue et épuisante.

Un voyage sans retour
            Lorsque son frère Amleto déménage en Suisse, laissant sa mère Emma Limoni seule dans l’Apennin, don Elia, en pleine entente avec les Supérieurs, lui consacrera chaque année ses vacances. Lorsqu’il rentrait chez lui, il aidait sa mère mais comme prêtre il se rendait avant tout disponible dans la pastorale locale, en accompagnant Mgr Mellini.
            En accord avec ses Supérieurs et en particulier avec le Provincial, don Francesco Rastello, don Elia retourne à Salvaro également durant l’été 1944. Cette année-là, il espère pouvoir éloigner sa mère d’une zone où la présence à courte distance de forces Alliées, de Partisans et d’effectifs nazi-fascistes constituait une situation de risque particulier. Don Elia est conscient du danger qu’il court en laissant sa Treviglio pour se rendre à Salvaro. Un de ses confrères, don Giuseppe Bertolli, se souvient : « En le saluant, je lui ai dit qu’un voyage comme le sien pourrait aussi être sans retour ; je lui ai aussi demandé, bien sûr en plaisantant, ce qu’il me laisserait s’il ne revenait pas ; il m’a répondu sur le même ton, qu’il me laisserait ses livres… ; puis je ne l’ai plus jamais revu ». Don Elia était déjà conscient de se diriger vers « l’œil du cyclone ». Il ne chercha pas dans la maison salésienne (où il aurait facilement pu rester) une forme de protection : « Le dernier souvenir que j’ai de lui remonte à l’été 1944, lorsque, en raison de la guerre, la Communauté a commencé à se dissoudre. J’entends encore les bons mots que je lui adressais, presque en plaisantant, pour lui rappeler qu’en cette sombre période qui s’annonçait, il devrait se sentir privilégié, car sur le toit de l’Institut, une croix blanche avait été tracée et personne n’aurait eu le courage de le bombarder. Mais lui, comme un prophète, me répondit de faire bien attention, car pendant les vacances, j’aurais pu lire dans les journaux que Don Elia Comini était mort héroïquement dans l’accomplissement de son devoir ». « L’impression du danger auquel il s’exposait était vive chez tous », a commenté un confrère.
            Pendant le voyage vers Salvaro, don Comini s’arrête à Modène, où il se blesse gravement à une jambe, selon une reconstruction, en s’interposant entre un véhicule et un passant, évitant ainsi un accident plus grave ; selon une autre, en aidant un homme à pousser un chariot. Quoi qu’il en soit, ce fut pour avoir secouru son prochain. Dietrich Bonhoeffer a écrit : « Quand un fou lance sa voiture sur le trottoir, je ne peux pas me contenter, en tant que pasteur, d’enterrer les morts et de consoler les familles. Si je me trouve à cet endroit, je dois sauter et saisir le conducteur à son volant ».
            En ce sens, l’épisode de Modène révèle chez don Elia un comportement qui se manifestera encore bien mieux à Salvaro, dans les mois suivants : s’interposer, servir de médiateur, intervenir personnellement, exposer sa propre vie pour ses frères, toujours conscient du risque que cela implique et sereinement disposé à en payer les conséquences.

Un pasteur sur le front de guerre
            Boitant, il arrive à Salvaro au soir du 24 juin 1944, appuyé comme il peut sur une canne, instrument inhabituel pour un jeune de 34 ans ! Il trouve la cure transformée. Mgr Mellini y accueille des dizaines de personnes, appartenant à des familles de déplacés, ainsi que les 5 religieuses Ancelles du Sacré-Cœur, responsables de la crèche, dont sœur Alberta Taccini. Âgé, fatigué et secoué par les événements de guerre, cet été-là, Mgr Fidenzio Mellini a du mal à décider, il est devenu plus fragile et incertain. Don Elia, qui le connaît depuis l’enfance, commence à l’aider en tout et prend un peu en main la situation. La blessure à la jambe l’empêche également d’évacuer sa mère. Don Elia reste à Salvaro et, lorsqu’il peut à nouveau bien marcher, les nouvelles conditions et les besoins pastoraux croissants feront qu’il reste sur place.
            Don Elia revitalise la pastorale, suit le catéchisme, s’occupe des orphelins abandonnés à eux-mêmes. Il accueille également les déplacés, encourage les craintifs, modère les imprudents. La présence de don Elia devient un facteur d’unité, un bon signe dans ces moments dramatiques où les relations humaines sont déchirées par des soupçons et des oppositions. Il met au service de toutes les personnes ses capacités d’organisateur et son intelligence pratique acquises au cours d’années de vie salésienne. Il écrit à son frère Amleto : « Certes, ce sont des moments dramatiques, et des moments pires sont à prévoir. Espérons tout dans la grâce de Dieu et dans la protection de la Vierge, que vous devez invoquer pour nous. J’espère pouvoir vous donner encore de nos nouvelles ».
            Les Allemands de la Wehrmacht occupent la zone et, sur les hauteurs, se trouve la brigade des partisans « Stella Rossa ». Don Elia Comini reste une figure étrangère à toute revendication ou esprit partisan : c’est un prêtre et il fait valoir des exigences de prudence et de pacification. Aux partisans, il disait : « Regardez ce que vous faites, les gars, car vous ruinez la population… », ce qui l’exposait à des représailles. Ils le respectent et, en juillet et septembre 1944, ils demanderont des Messes dans la paroisse de Salvaro. Don Elia accepte, fait descendre les partisans et célèbre sans se cacher, mais il évite de monter dans le refuge des partisans, préférant – comme il le fera toujours cet été-là – rester à Salvaro ou dans des zones limitrophes, sans se cacher ni glisser dans des attitudes « ambiguës » aux yeux des nazi-fascistes.
            Le 27 juillet, don Elia Comini écrit les dernières lignes de son Journal spirituel : « 27 juillet. Je me trouve vraiment au milieu de la guerre. J’ai la nostalgie de mes confrères et de ma maison de Treviglio ; si je pouvais, j’y retournerais demain ».
            Depuis le 20 juillet, il vivait en fraternité sacerdotale avec le père Martino Capelli, Dehonien, né le 20 septembre 1912 à Nembro dans la province de Bergame, professeur d’Écriture Sainte auparavant à Bologne, lui aussi hôte de Mgr Mellini et auxiliaire en pastorale.
            Elia et Martino sont deux hommes adonnés à l’étude des langues anciennes qui doivent maintenant s’occuper de choses pratiques et matérielles. La cure de Mgr Mellini devient ce que Mgr Luciano Gherardi a ensuite appelé « la communauté de l’arche », une maison qui accueille pour sauver. Le père Martino était un religieux qui s’était enflammé en entendant parler des martyrs mexicains et aurait souhaité être missionnaire en Chine. Elia, depuis son jeune âge, est poursuivi par une étrange conviction de « devoir mourir ». Déjà à 17 ans, il avait écrit : « La pensée qui persiste toujours en moi est que je dois mourir ! – Qui sait ?! Faisons comme le serviteur fidèle : toujours prêt à l’appel, à “reddere rationem” de la gestion ».
            Le 24 juillet, don Elia commence le catéchisme pour les enfants en préparation aux premières communions, prévues pour le 30 juillet. Le 25, une petite fille naît dans le baptistère (tous les espaces, de la sacristie au poulailler, étaient bondés) et on accroche un ruban rose.
            Pendant tout le mois d’août 1944, des soldats de la Wehrmacht stationnent près de la cure de Mgr Mellini et sur la place. La tension entre Allemands, personnes déplacées et consacrés pouvait éclater à tout moment. Don Elia sert de médiateur et intervient même pour de petites choses, par exemple en faisant « amortisseur » entre le volume trop élevé de la radio des Allemands et la patience désormais trop courte de Mgr Mellini. On récita aussi un peu de chapelet tous ensemble. Don Angelo Carboni confirme : « Dans l’intention toujours de réconforter Monseigneur, don Elia s’efforça beaucoup contre la résistance d’une compagnie d’Allemands qui, s’étant installés à Salvaro le 1er août, voulait occuper différents espaces de la cure en enlevant toute liberté et commodité aux familles et déplacés hébergés là. Quand les Allemands se furent installés dans le bureau de Monseigneur, les voilà de nouveau à déranger et à occuper avec leurs chars une bonne partie de la place de l’Église. Grâce à ses bons offices et à ses paroles persuasives, don Elia obtint aussi cette autre libération au grand soulagement de Monseigneur, que l’oppression due à la lutte continuelle avait contraint au repos ». Pendant ces semaines, le prêtre salésien est ferme dans la protection du droit de Mgr Mellini à se déplacer avec une certaine aisance dans sa propre maison, et de celui des réfugiés à ne pas être éloignés de la cure. Cependant, il reconnaît certaines exigences des hommes de la Wehrmacht et cela attire leur bienveillance envers Mgr Mellini que les soldats allemands apprendront à appeler le bon pasteur. Don Elia obtient des Allemands de la nourriture pour les réfugiés. De plus, il chante pour calmer les enfants et raconte des épisodes de la vie de don Bosco. Durant cet été marqué par des meurtres et des représailles, certains civils parviennent même avec don Elia à aller écouter un peu de musique, manifestement diffusée par l’appareil des Allemands, et à communiquer avec les soldats par des signes. Don Rino Germani sdb, vice-postulateur de la Cause, affirme : « Entre les deux forces en lutte s’insère l’œuvre infatigable et médiatrice du Serviteur de Dieu. Quand il le faut, il se présente au Commandement allemand et grâce à son éducation et à sa préparation, il parvient à gagner l’estime de quelques officiers. C’est ainsi qu’il obtient plusieurs fois d’éviter des représailles, des pillages et des deuils ».
            Libérée de la présence fixe de la Wehrmacht le 1er septembre 1944 – « Le 1er septembre, les Allemands laissèrent libre la zone de Salvaro, seuls quelques-uns restèrent encore quelques jours dans la maison Fabbri » – les gens de Salvaro peuvent pousser un soupir de soulagement. Don Elia Comini persévère entre-temps dans ses initiatives apostoliques, aidé par les autres prêtres et les sœurs. Alors que le père Martino accepte des invitations à prêcher ailleurs et va en montagne, où ses cheveux blonds lui causent de gros ennuis avec les partisans qui le soupçonnent d’être Allemand, don Elia reste essentiellement sédentaire. Le 8 septembre, il écrit au directeur salésien de la Maison de Treviglio : « Je te laisse imaginer notre état d’esprit en ce moment. Nous avons traversé des journées très sombres et dramatiques. […] Ma pensée est toujours avec toi et avec les chers confrères de là-bas. Je ressens une vive nostalgie […] ».
            Le 11, il prêche la retraite aux Sœurs sur le thème des fins dernières, des vœux religieux et de la vie du Seigneur Jésus. Toute la population, a déclaré une religieuse, aimait Don Elia, surtout parce qu’il n’hésitait pas à se dépenser pour tous et à tout moment. Il ne demandait pas seulement aux gens de prier, mais il était pour eux un exemple de piété et aussi d’apostolat dans la mesure où il pouvait l’exercer, compte tenu des circonstances.
            L’expérience de la retraite imprime à toute la semaine une dynamique différente et implique transversalement les personnes consacrées et les laïcs. Le soir, en effet, don Elia rassemblait 80-90 personnes : on cherchait à abaisser la tension avec un peu de joie, le bon exemple et la charité. Pendant tous ces mois, lui et le père Martino, avec d’autres prêtres, en particulier don Giovanni Fornasini, se trouvaient en première ligne dans de nombreuses œuvres de charité.

Le massacre de Montesole
            La tuerie la plus effroyable et la plus grande commise par les SS nazis en Europe, au cours de la guerre de 1939-1945, est celle qui s’est déroulée autour de Monte Sole, dans les communes de Marzabotto, Grizzana Morandi et Monzuno, bien qu’elle soit communément connue sous le nom de « massacre de Marzabotto ».
            Entre le 29 septembre et le 5 octobre 1944, les morts furent 770, mais au total, les victimes des Allemands et des fascistes, du printemps 1944 à la libération, furent 955, réparties dans 115 localités différentes à l’intérieur d’un vaste territoire comprenant les communes de Marzabotto, Grizzana et Monzuno et certaines portions des communes voisines. Parmi ces victimes, 216 étaient des enfants, 316 des femmes, 142 des personnes âgées, 138 des victimes reconnues comme des partisans, cinq des prêtres, dont la faute aux yeux des Allemands consistait à avoir été proches, par la prière et l’aide matérielle, de toute la population de Monte Sole pendant les tragiques mois de guerre et d’occupation militaire. Avec don Elia Comini, Salésien, et le père Martino Capelli, Dehonien, trois prêtres de l’Archidiocèse de Bologne furent également tués durant ces jours tragiques : don Ubaldo Marchioni, don Ferdinando Casagrande, don Giovanni Fornasini. Pour tous les cinq, la Cause de Béatification et de Canonisation est en cours. Don Giovanni, l’“Ange de Marzabotto”, tomba le 13 octobre 1944. Il avait vingt-neuf ans et son corps resta sans sépulture jusqu’en 1945, lorsqu’il fut retrouvé tout martyrisé ; il a été béatifié le 26 septembre 2021. Don Ubaldo mourut le 29 septembre, tué par une mitrailleuse sur la marche de l’autel de son église de Casaglia ; il avait 26 ans, ayant été ordonné prêtre deux ans auparavant. Les soldats allemands le trouvèrent, lui et la communauté, en train de prier le chapelet. Il fut tué là, aux pieds de l’autel ; les autres – plus de 70 – dans le cimetière voisin. Don Ferdinando fut tué, le 9 octobre, d’une balle dans la nuque, avec sa sœur Giulia ; il avait 26 ans.

De la Wehrmacht aux SS
            Le 25 septembre, la Wehrmacht quitte la zone et cède le commandement aux SS du 16e Bataillon de la Seizième Division Blindée “Reichsführer – SS”, une Division qui inclut des éléments SS “Totenkopf – Tête de mort” et était précédée d’une traînée de sang. Elle a été présente à Sant’Anna di Stazzema (Lucca) le 12 août 1944 ; à San Terenzo Monti (Massa-Carrara, en Lunigiana) le 17 de ce mois ; à Vinca et dans les environs (Massa-Carrara, en Lunigiana aux pieds des Alpes Apuanes) du 24 au 27 août.
            Le 25 septembre, les SS établissent le “Haut commandement” à Sibano. Le 26 septembre, ils se rendent à Salvaro, où se trouve également don Elia, une zone en dehors de l’aire d’influence immédiate des partisans. La dureté des commandants dans le mépris total de la vie humaine, l’habitude de mentir sur le sort des civils et la structure paramilitaire – qui recourait volontiers à des techniques de “terre brûlée”, au mépris de tout code de guerre ou légitimité des ordres donnés d’en haut – en faisaient un escadron de la mort qui ne laissait rien d’intact sur son passage. Certains avaient reçu une formation explicitement fondée sur les camps de concentration et l’élimination, et dont les objectifs étaient la suppression de la vie à des fins idéologiques ; la haine envers ceux qui professaient la foi judéo-chrétienne ; le mépris pour les petits, les pauvres, les vieillards et les faibles ; la persécution de ceux qui s’opposaient aux aberrations du national-socialisme. Il y avait un véritable catéchisme antichrétien et anticatholique dont les jeunes SS étaient imprégnés.
            « Quand on pense que la jeunesse nazie était formée dans le mépris de la personnalité humaine des Juifs et des autres races “non élues”, dans le culte fanatique d’une prétendue supériorité nationale absolue, dans le mythe de la violence créatrice et des “nouvelles armes” apportant la justice dans le monde, on comprend où se trouvaient les racines des aberrations, rendues plus faciles par l’atmosphère de guerre et la peur d’une défaite décevante ».
            Don Elia Comini, aidé par le père Capelli, accourt pour réconforter, rassurer, exhorter. Il décide d’accueillir en presbytère surtout les survivants des familles dans lesquelles les Allemands avaient tué par représailles. Ce faisant, il soustrait les survivants au danger de trouver la mort peu après, mais surtout il les arrache, du moins dans la mesure du possible, à cette spirale de solitude, de désespoir et de perte de volonté de vivre qui aurait pu se traduire même en désir de mort. Il réussit également à parler aux Allemands et, au moins une fois, à dissuader les SS de leur projet, en les faisant passer plus loin, ce qui permit par la suite d’avertir les réfugiés de sortir de leur cachette.
            Le Vice-postulateur, don Rino Germani sdb, écrivait : « Arrive don Elia. Il les rassure. Il leur dit de venir dehors, car les Allemands sont partis. Il parle avec les Allemands et les fait passer plus loin ».
            Paolo Calanchi, un homme à la conscience irréprochable, commet l’erreur de ne pas fuir. Don Elia accourt pour empêcher les flammes d’attaquer son corps ; il tente au moins d’honorer sa dépouille n’étant pas arrivé à temps pour lui sauver la vie : « Le corps de Paolino est sauvé des flammes justement par don Elia qui, au risque de sa vie, le recueille et le transporte avec un petit chariot à l’église de Salvaro ».
            La fille de Paolo Calanchi a témoigné : « Mon père était un homme bon et honnête [« en temps de carte de rationnement et de famine, il donnait du pain à ceux qui n’en avaient pas »] et avait refusé de fuir, se sentant tranquille envers tous. Il fut tué par les Allemands, fusillé, par représailles. Plus tard, la maison fut également incendiée, mais le corps de mon père avait été sauvé des flammes justement par don Comini, qui, au risque de sa propre vie, l’avait recueilli et transporté sur un petit chariot à l’église de Salvaro, où, dans un cercueil qu’il avait construit avec des planches de récupération, il fut inhumé dans le cimetière. Ainsi, grâce au courage de Don Comini et, très probablement, aussi du Père Martino, à la fin de la guerre, ma mère et moi avons pu retrouver et faire transporter le cercueil de notre cher défunt dans le cimetière de Vergato, avec celui de mon frère Gianluigi, mort 40 jours après en traversant le front ».
            Une fois, don Elia avait dit de la Wehrmacht : « Nous devons aimer aussi ces Allemands qui viennent nous déranger ». « Il aimait tout le monde sans préférence ». Le ministère de don Elia fut très précieux pour Salvaro et pour toutes les personnes déplacées en ces jours-là. Des témoins ont déclaré : « Don Elia a été notre chance car nous avions un Curé trop âgé et faible. Toute la population savait que Don Elia avait cet intérêt pour nous ; Don Elia a aidé tout le monde. On peut dire que nous le voyions tous les jours. Il disait la Messe, mais ensuite il était souvent sur le parvis de l’église à regarder : les Allemands étaient en bas, vers le Reno ; les partisans venaient de la montagne, vers la Creda. Une fois, par exemple, (quelques jours avant le 26), les partisans sont venus. Nous sortions de l’église de Salvaro et il y avait les partisans là, tous armés ; et Don Elia insistait tellement pour qu’ils s’en aillent, pour éviter des ennuis. Ils l’écoutèrent et s’en allèrent. Probablement, s’il n’avait pas été là, ce qui s’est passé ensuite serait arrivé beaucoup plus tôt » ; « D’après ce que je sais, Don Elia était l’âme de la situation, car avec sa personnalité, il savait tenir en main tant de choses qui, en ces moments dramatiques, étaient d’une importance vitale ».
            Bien qu’il fût un jeune prêtre, don Elia Comini était fiable. Cette fiabilité, associée à une profonde droiture, l’accompagnait depuis toujours, même depuis qu’il était séminariste, comme le montre ce témoignage : « Je l’ai eu quatre ans au Rota, de 1931 à 1935, et, bien qu’il fût encore séminariste, il m’a donné une aide que j’aurais difficilement trouvée chez un autre confrère même âgé ».

Le triduum de la passion
            La situation se détériore cependant après quelques jours, le matin du 29 septembre, lorsque les SS commettent un terrible massacre à l’endroit appelé « Creda ». Le signal du début du massacre est une fusée blanche, puis rouge dans le ciel. Ils commencent à tirer, les mitrailleuses fauchent les victimes retranchées sous un porche et pratiquement sans échappatoire. Des grenades à main sont lancées, certaines incendiaires, et l’étable où certains avaient réussi à trouver refuge prend feu. Quelques hommes, profitant d’un instant de distraction des SS dans cet enfer, se précipitent vers la forêt. Attilio Comastri, blessé, se sauve parce que le corps sans vie de sa femme Ines Gandolfi lui a servi de bouclier : il errera pendant plusieurs jours, en état de choc, jusqu’à ce qu’il réussisse à passer le front et à sauver sa vie ; il avait perdu, en plus de sa femme, sa sœur Marcellina et sa fille Bianca, à peine âgée de deux ans. Carlo Cardi parvient également à se sauver, mais sa famille est exterminée : Walter Cardi n’avait que 14 jours, il fut la plus jeune victime du massacre de Monte Sole. Mario Lippi, l’un des survivants, atteste : « Je ne sais même pas comment je me suis miraculeusement sauvé, étant donné que sur 82 personnes rassemblées sous le porche, 70 ont été tuées [69, selon la reconstruction officielle]. Je me souviens qu’en plus du feu des mitrailleuses, les Allemands ont également lancé des grenades à main sur nous et je crois que ce sont des éclats de celles-ci qui m’ont légèrement blessé au côté droit, dans le dos et dans le bras droit. Avec sept autres personnes, j’ai profité du fait qu’il y avait une petite porte sur un côté du porche qui menait à la route, je me suis échappé vers le bois. En nous voyant fuir, les Allemands ont tiré sur nous, tuant l’un d’entre nous, nommé Gandolfi Emilio. Je précise que parmi les 82 personnes rassemblées sous ledit porche, il y avait aussi une vingtaine d’enfants, dont deux en bas âge, dans les bras de leurs mères respectives, et une vingtaine de femmes ».
            À la Creda, il y avait 21 enfants de moins de 11 ans, certains très petits ; 24 femmes (dont une adolescente) ; environ 20 personnes âgées. Parmi les familles les plus touchées il y avait les Cardi (7 personnes), les Gandolfi (9 personnes), les Lolli (5 personnes), les Macchelli (6 personnes).
            Depuis le presbytère de Mgr Mellini, en regardant vers le haut, on voit la fumée à un certain moment, mais il est tôt le matin, la Creda reste cachée aux regards et la forêt atténue les bruits. Dans la paroisse ce jour-là – 29 septembre, fête des Saints Archanges – trois messes sont célébrées successivement tôt le matin : celle de Mgr Mellini ; celle du père Capelli qui se rend ensuite pour donner une extrême-onction à l’endroit appelé « Casellina » ; celle de don Comini. Et c’est alors que le drame frappe à la porte : « Ferdinando Castori, lui aussi échappé au massacre, arriva à l’église de Salvaro couvert de sang comme un boucher, et alla se cacher dans la flèche du clocher ». Vers 8 heures, un homme bouleversé arrive au presbytère : il semblait « un monstre par son apparence terrifiante », dit sœur Alberta Taccini. Il demande de l’aide pour les blessés. Une soixantaine de personnes sont mortes ou sont en train de mourir dans d’atroces souffrances. Don Elia, en quelques instants, a la bonne idée de cacher 60/70 hommes dans la sacristie, poussant contre la porte une vieille armoire qui laissait le seuil visible par en dessous, mais c’était le seul espoir de salut : « C’est alors que Don Elia, lui-même, eut l’idée de cacher les hommes à côté de la sacristie, mettant ensuite une armoire devant la porte (avec l’aide d’une ou deux personnes qui étaient chez Monseigneur). L’idée était de Don Elia ; mais tout le monde était contre le fait que ce soit Don Elia qui fasse ce travail… C’est lui qui l’a voulu. Les autres disaient : « Et si jamais ils nous découvrent ? » ». Selon une autre reconstruction des faits, « Don Elia réussit à cacher dans une pièce attenante à la sacristie une soixantaine d’hommes et contre le seuil il poussa une vieille armoire. Pendant ce temps, le crépitement des mitrailleuses et les cris désespérés des gens parvenaient des maisons voisines. Don Elia eut la force de commencer le Saint Sacrifice de la Messe, la dernière de sa vie. Il n’avait pas encore terminé, qu’un jeune homme de la localité « Creda » arriva terrifié et essoufflé pour demander de l’aide parce que les SS avaient encerclé une maison et arrêté soixante-neuf personnes, hommes, femmes, enfants ».
            « Encore en vêtements liturgiques, il reste prosterné à l’autel, immergé dans la prière, et il invoque pour tous l’aide du Sacré-Cœur, l’intercession de Marie Auxiliatrice, de saint Jean Bosco et de saint Michel Archange. Puis, après un bref examen de conscience, il récite trois fois l’acte de contrition et les prépare à la mort. Il recommande aux sœurs d’assister toutes ces personnes et à la Supérieure de diriger la prière afin que les fidèles puissent y trouver le réconfort dont ils ont besoin ».
            À propos de don Elia et du père Martino, rentré peu après, « on constate certaines dimensions d’une vie sacerdotale dépensée consciemment pour les autres jusqu’au dernier jour : leur mort a été un prolongement de la Messe célébrée comme don de soi jusqu’au dernier jour ». Leur choix avait « des racines lointaines, dans la décision de faire le bien même si c’était à la dernière heure, prêts même au martyre » : « de nombreuses personnes sont venues chercher de l’aide à la paroisse et, à l’insu du curé, Don Elia et le Père Martino ont essayé de cacher le plus de personnes possible. Puis, s’assurant qu’elles étaient assistée d’une manière ou d’une autre, ils se sont précipités sur les lieux des massacres pour pouvoir porter secours aux plus malchanceux. Le même Mgr Mellini ne s’en rendit pas compte et continuait à chercher les deux prêtres pour se faire aider et accueillir tout ce monde » (« Nous avons la certitude qu’aucun d’eux n’était partisan ou avait été avec les partisans »).
            Dans ces moments-là, don Elia témoigne d’une grande lucidité qui se traduit à la fois par un esprit d’organisation et par la conscience de mettre sa propre vie en danger : « À la lumière de tout cela, et Don Elia le savait bien, nous ne pouvons pas rechercher cette charité qui pousse à essayer d’aider les autres, mais plutôt ce type de charité (qui a ensuite été celle du Christ) qui pousse à participer jusqu’au bout à la souffrance d’autrui, ne craignant même pas la mort comme sa dernière manifestation. Le fait que sa décision ait été lucide et bien réfléchie est également démontré par l’esprit d’organisation qu’il a manifesté jusqu’à quelques minutes avant sa mort, en essayant avec promptitude et intelligence de cacher le plus de personnes possible dans les coins de la cure ; puis vinrent les nouvelles de la Creda et, après la charité fraternelle, la charité héroïque ».
            Une chose est certaine : si don Elia s’était caché avec tous les autres hommes ou s’il était simplement resté aux côtés de Mgr Mellini, il n’aurait rien eu à craindre. Au lieu de cela, don Elia et le père Martino prennent l’étole, les saintes huiles et une boîte avec quelques hosties consacrées et « partirent pour la montagne, armés de l’étole et de l’huile des malades ». « Quand Don Elia revint de chez Monseigneur, il prit le Ciboire avec les Hosties et l’huile sainte et se tourna vers nous. Quel visage ! il était si pâle qu’il semblait déjà mort. Et il dit : “Priez, priez pour moi, car j’ai une mission à accomplir” ». « Priez pour moi, ne me laissez pas seul ! ». « Nous sommes des prêtres et nous devons y aller et nous devons faire notre devoir ». « Allons porter le Seigneur à nos frères ».
            Là-haut sur la Creda, il y a tant de gens qui meurent dans des supplices : ils doivent accourir, bénir et – si possible – essayer de s’interposer face aux SS.
            Madame Massimina [Zappoli], également témoin lors de l’enquête militaire de Bologne, se souvient : « Malgré les prières de nous tous, ils célébrèrent rapidement l’Eucharistie et, poussés uniquement par l’espoir de pouvoir faire quelque chose pour les victimes d’une telle férocité, au moins avec un réconfort spirituel, ils prirent le Saint-Sacrement et coururent vers la Creda. Je me souviens que pendant que Don Elia, déjà lancé dans sa course, passait à côté de moi dans la cuisine, je m’accrochais à lui dans une dernière tentative de le dissuader, en disant que nous resterions à la merci de nous-mêmes. Il fit comprendre que, si notre situation était grave, il y avait ceux qui étaient dans une situation encore plus grave et que c’était vers eux qu’ils devaient aller ».
            Il est inflexible et refuse, comme Mgr Mellini le suggéra plus tard, de retarder la montée à la Creda jusqu’au moment où les Allemands seraient partis : « Avant d’être une passion de sang, cela a été une passion […] du cœur, la passion de l’esprit. À cette époque, on était terrorisé par tout et par tous, on n’avait plus confiance en personne, n’importe qui pouvait devenir un ennemi déterminant pour sa propre vie. Lorsque les deux prêtres se sont rendu compte que quelqu’un avait vraiment besoin d’eux, ils n’ont pas hésité longtemps à décider quoi faire […] et surtout, ils n’ont pas eu recours à ce qui était la décision immédiate pour tous, c’est-à-dire, trouver un refuge, essayer de se cacher et d’être hors de la mêlée. Les deux prêtres, au contraire, y sont allés, en toute connaissance de cause, sachant que leur vie était à 99 % en danger ; et ils y sont allés pour être vraiment des prêtres, c’est-à-dire, pour assister et pour réconforter, pour donner aussi le service des sacrements, donc de la prière, du réconfort que la foi et la religion offrent ».
            Une personne a dit : « Don Elia, pour nous, était déjà saint. S’il avait été une personne normale […] il se serait caché ; il se serait également caché derrière l’armoire, comme tous les autres».
            Alors que les hommes se sont cachés, ce sont les femmes qui essaient de retenir les prêtres, dans une ultime tentative de leur sauver la vie. La scène est à la fois agitée et très éloquente : « Lidia Macchi […] et d’autres femmes essayèrent de les empêcher de partir, tentèrent de les retenir par la soutane, les poursuivirent, les appelèrent à haute voix pour qu’ils reviennent. Poussés par une force intérieure qui est l’ardeur de la charité et la sollicitude missionnaire, ils marchaient désormais résolument vers la Creda en apportant les réconforts religieux ».
            L’une d’elles se souvient : « Je les ai embrassés, je les tenais fermement par les bras, en disant et en suppliant : – Ne partez pas ! – Ne partez pas ! ».
            Et Lidia Marchi ajoute : « Je tirais le père Martino par la soutane et je le retenais […] mais les deux prêtres répétaient : – Nous devons y aller ; le Seigneur nous appelle ».
            « Nous devons accomplir notre devoir. Et [don Elia et le père Martino,] comme Jésus, allèrent à la rencontre d’un destin marqué ».
            « La décision de se rendre à la Creda fut prise par les deux prêtres par pur esprit pastoral ; malgré tous ceux qui essayaient de les dissuader, ils voulurent y aller poussés par l’espoir de pouvoir sauver quelqu’un de ceux qui étaient à la merci de la colère des soldats ».
            À la Creda il est presque certainement qu’ils n’arrivèrent jamais. Capturés, selon un témoin, près d’un « pilastrello », dès qu’ils furent hors du champ de vision de la paroisse, don Elia et le père Martino furent vus plus tard chargés de munitions, à la tête d’hommes raflés, ou encore seuls, liés, avec des chaînes, près d’un arbre alors qu’il n’y avait aucune bataille en cours et que les SS mangeaient. Don Elia ordonna à une femme de fuir, de ne pas s’arrêter pour éviter d’être tuée : « Anna, par pitié, fuis, fuis ».
            « Ils étaient chargés et courbés sous le poids de tant de petites caisses lourdes qui couvraient tout leur corps devant et derrière. Leur dos était courbé presque jusqu’à terre ».
            « Assis par terre […] tout en sueur et fatigués, avec les munitions sur le dos ».
            « Arrêtés, ils sont contraints de porter des munitions en haut et en bas de la montagne, témoins d’inhumaines violences ».
            « [Les SS les font] descendre et monter plusieurs fois sur la montagne, sous leur escorte, et commettent en outre, sous les yeux des deux victimes, les violences les plus horribles ».
            Où sont, maintenant, l’étole, les huiles saintes et surtout le Saint-Sacrement ? Il n’y a plus aucune trace. Loin des yeux indiscrets, les SS en ont dépouillé de force les prêtres, se débarrassant de ce Trésor dont rien ne serait plus retrouvé.
            Vers le soir du 29 septembre 1944, ils furent traduits avec de nombreux autres hommes (raflés et non pour représailles ou parce qu’ils étaient pro-partisans, comme le montrent les sources), près de la maison « des Birocciai » à Pioppe di Salvaro. Plus tard, ils seront triés et auront des sorts très différents. Peu d’entre eux seront libérés, après une série d’interrogatoires. La plupart, jugés aptes au travail, seront envoyés dans des camps de travail forcé et pourront par la suite retourner auprès de leurs familles. Ceux jugés inaptes, soit en raison de l’âge (cf. camps de concentration) ou de la santé (jeune, mais blessé ou simulant une maladie en espérant se sauver) seront tués le soir du 1er octobre à la « Botte » de la chanvrière de Pioppe di Salvaro, désormais une ruine car bombardée par les Alliés quelques jours auparavant.
            Don Elia et le père Martino furent interrogés et purent se déplacer jusqu’à la fin dans la maison et recevoir des visites. Don Elia intercéda pour tous et un jeune, très éprouvé, s’endormit sur ses genoux. Dans une poche don Elia tenait son Bréviaire, qui lui était si cher et qu’il voulut garder avec lui jusqu’aux derniers instants. Aujourd’hui, la recherche historique attentive aux sources et avec l’aide de la plus récente historiographie laïque, a démontré que la tentative de libérer don Elia mise en œuvre par le Chevalier Emilio Veggetti, n’avait jamais abouti, et que don Elia et le père Martino n’avaient jamais réellement été considérés ou du moins traités comme des « espions ».

L’holocauste
            Finalement, ils furent insérés, bien que jeunes (34 et 32 ans), dans le groupe des inaptes et exécutés avec eux. Ils vécurent ces derniers instants en priant, en faisant prier, en se donnant mutuellement l’absolution et le réconfort de la foi. Don Elia réussit à transformer la macabre procession des condamnés jusqu’à une passerelle devant le réservoir de la chanvrière, où ils seront tués, en un acte collectif d’abandon confiant. Il tenait aussi longtemps qu’il le put le Bréviaire ouvert à la main. Puis on a dit qu’un Allemand frappa violemment ses mains et le Bréviaire tomba dans le réservoir. Surtout, il entonnait les Litanies. Lorsqu’on ouvrit le feu, don Elia Comini sauva un homme en lui faisant écran avec son propre corps et cria « Pitié ». Le père Martino invoqua de son côté le « Pardon », se redressant avec difficulté dans le réservoir, au milieu des compagnons morts ou mourants, et traçant le signe de la Croix quelques instants avant de mourir lui-même, à cause d’une énorme blessure. Les SS voulurent s’assurer qu’aucun survivant ne restait en lançant quelques grenades. Dans les jours suivants, étant donné l’impossibilité de récupérer les corps immergés dans l’eau et la boue à cause de fortes pluies (les femmes essayèrent, mais même don Fornasini ne put y parvenir), un homme ouvrit les grilles et le courant impétueux de la rivière Reno emporta tout. Rien ne fut jamais retrouvé d’eux : consummatum est !
            C’est ainsi qu’on a pu constater leur disposition « même au martyre, même si aux yeux des hommes il semble insensé de refuser sa propre sauvegarde pour donner un misérable soulagement à ceux qui étaient déjà destinés à la mort ». Mgr Benito Cocchi a pu dire en septembre 1977 à Salvaro : « Ici devant le Seigneur, disons que notre préférence va à ces gestes, à ces personnes, à ceux qui paient de leur personne, à ceux qui, à un moment où seules comptaient les armes, la force et la violence, quand une maison, la vie d’un enfant, une famille entière ne comptaient pour rien, ont su accomplir des gestes qui n’ont pas de voix dans les bilans de guerre, mais qui sont de véritables trésors d’humanité, de résistance et d’alternative à la violence ; à ceux qui de cette manière plantaient des racines pour une société et une coexistence plus humaines ».
            En ce sens, « le martyre de ces prêtres constitue le fruit de leur choix conscient de partager le sort du troupeau jusqu’au sacrifice ultime, lorsque les efforts de médiation entre la population et les occupants, longtemps poursuivis, perdent à la fin toute possibilité de succès ».
            Don Elia Comini avait été lucide sur son sort. Il disait déjà dans les premières phases de détention : « Pour faire le bien, nous nous trouvons dans tant de peines » ; « C’était Don Elia qui, en montrant le ciel, saluait avec les yeux en larmes ». « Elia s’est montré et m’a dit : “Allez à Bologne, chez le Cardinal, et dites-lui où nous nous trouvons”. Je lui ai répondu : “Comment puis-je aller à Bologne ?”. […] Pendant ce temps, les soldats me poussaient avec le canon du fusil. D. Elia m’a salué en disant : “Nous nous reverrons au paradis !”. J’ai crié : “Non, non, ne dites pas cela”. Il a répondu, triste et résigné : “Nous nous reverrons au Paradis” ».
            Avec don Bosco… : « [Je] vous attends tous au Paradis » !
            C’était le soir du 1er octobre, début du mois du Rosaire et des Missions.
            Dans les années de sa première jeunesse, Elia Comini avait dit à Dieu : « Seigneur, prépare-moi à être moins indigne d’être une victime agréable » (“Journal” 1929) ; « Seigneur, […] reçois-moi aussi comme victime expiatoire » (1929) ; « je voudrais être une victime d’holocauste » (1931). « [À Jésus] j’ai demandé la mort plutôt que de faillir à la vocation sacerdotale et à l’amour héroïque pour les âmes » (1935).




La vie selon l’Esprit en Maman Marguerite (2/2)

(suite de l’article précédent)

4. L’exode vers le sacerdoce de son fils
            Depuis le rêve des neuf ans, où elle est la seule à pressentir la vocation de son fils (« peut-être deviendras-tu prêtre »), elle est le soutien le plus convaincu et le plus tenace de la vocation de son fils, affrontant pour cela humiliations et sacrifices : « Alors sa mère, qui voulait le soutenir au prix de n’importe quel sacrifice, n’hésita pas à prendre la résolution de le faire entrer l’année suivante dans les écoles publiques de Chieri. Elle s’occupa ensuite de trouver des personnes vraiment chrétiennes chez qui elle pourrait le mettre en pension ». Marguerite suit discrètement le parcours vocationnel et la formation de Jean, au milieu de graves difficultés financières.
            Elle le laisse toujours libre dans ses choix et n’a en aucun cas conditionné son cheminement vers la prêtrise. Mais lorsque le curé cherche à convaincre Marguerite d’empêcher Jean de choisir la vie religieuse, afin de lui garantir une sécurité financière et une aide, elle rejoint immédiatement son fils et prononce des paroles qui resteront gravées dans le cœur de Don Bosco pour le reste de sa vie : « Je veux seulement que tu examines attentivement le choix que tu veux faire, et que tu suives ta vocation sans te préoccuper de moi. Le curé voulait que je te dissuade de cette décision, en raison du besoin que je pourrais avoir dans l’avenir de ton aide. Mais je dis : je n’entre absolument pas dans cette façon de voir, parce que Dieu passe avant tout. Ne te préoccupe pas de moi. Je ne veux rien de toi, je n’attends rien de toi. Réfléchis bien : je suis né dans la pauvreté, j’ai vécu dans la pauvreté, je veux mourir dans la pauvreté. Je te le promets. Si tu te décides à devenir prêtre séculier et que par malheur tu deviennes riche, je ne viendrai pas te rendre une seule visite, je ne mettrai plus jamais les pieds chez toi. Souviens-toi bien de cela ! »
            Mais dans ce parcours vocationnel, elle ne manque pas de se montrer forte envers son fils, lui rappelant, à l’occasion de son départ pour le séminaire de Chieri, les exigences de la vie sacerdotale : « Jean, mon fils, tu as revêtu l’habit sacerdotal ; j’éprouve toute la consolation qu’une mère peut ressentir pour le bonheur de son fils. Mais souviens-toi que ce n’est pas l’habit qui honore ton état, c’est la pratique de la vertu. S’il t’arrive de douter de ta vocation, ne déshonore pas cet habit ! Dépose-le vite. J’aime mieux un pauvre paysan qu’un fils prêtre manquant à son devoir ». Don Bosco n’oubliera jamais ces paroles de sa mère, expression à la fois de la conscience de sa dignité sacerdotale et fruit d’une vie profondément droite et sainte.
            Le jour de la première messe de Don Bosco, Marguerite intervient de nouveau avec des paroles inspirées par l’Esprit, exprimant à la fois la valeur authentique du ministère sacerdotal et l’abandon total de son fils à sa mission, sans aucune prétention ni demande de sa part : « Tu es prêtre, tu dis la messe, tu es désormais plus proche de Jésus-Christ. Mais n’oublie pas que commencer à dire la messe, c’est commencer à souffrir. Tu ne t’en rendras pas compte tout de suite, mais peu à peu tu verras que ta mère t’a dit la vérité. Je suis sûre que tu prieras pour moi tous les jours, que je sois encore en vie ou déjà morte ; cela me suffit. Désormais, ne pense qu’au salut des âmes et n’aie aucune préoccupation pour moi ». Elle renonce complètement à son fils pour l’offrir au service de l’Église. Mais en le perdant, elle le retrouve en partageant sa mission éducative et pastorale auprès des jeunes.

5. L’exode des Becchi vers le Valdocco
            Don Bosco avait apprécié et reconnu les grandes valeurs qu’il avait puisées dans sa famille : la sagesse paysanne, la bonne ruse paysanne, le sens du travail, la recherche de l’essentiel dans la vie, l’ardeur au travail, l’optimisme à toute épreuve, la résistance dans les moments difficiles, la capacité de rebondir après les coups, la gaieté toujours et malgré tout, l’esprit de solidarité, la foi vivante, la vérité et l’intensité des affections, le goût de l’accueil et de l’hospitalité. Toutes ces bonnes choses, il les avait trouvées chez lui, faisant de lui ce qu’il était. Il est tellement marqué par cette expérience que, lorsqu’il pense à une institution éducative pour ses garçons, il ne veut pas d’autre appellation que celle de « maison » et définit l’esprit qui devait l’imprégner en employant l’expression « esprit de famille ». Et pour lui donner cette bonne empreinte, il demande à Maman Marguerite, maintenant âgée et fatiguée, de quitter la tranquillité de sa petite maison sur la colline pour descendre en ville et s’occuper de ces garçons ramassés dans les rues, qui lui donneront beaucoup de soucis et d’épreuves. Mais elle y va pour aider Don Bosco et pour être la mère de ceux qui n’ont plus de famille ni d’affection. Si Jean Bosco apprend à l’école de Maman Marguerite l’art d’aimer concrètement, généreusement, de façon désintéressée et sans distinction, sa mère partagera le choix de son fils de consacrer sa vie au salut des jeunes jusqu’au bout. Cette communion d’esprit et d’action entre le fils et la mère marque le début de l’œuvre salésienne, impliquant de nombreuses personnes dans cette aventure divine. Parvenu à une situation paisible, elle accepte, n’étant plus toute jeune, de quitter la vie tranquille et la sécurité des Becchi, pour aller dans une banlieue de Turin et dans une maison sans confort. C’est un véritable nouveau départ dans sa vie !

            Alors Don Bosco, après avoir pensé et repensé à la manière de sortir des difficultés, alla parler à son curé de Castelnuovo, lui faisant part de son besoin et de ses craintes.
            – Tu as ta mère ! répondit le curé sans hésiter, fais-la venir avec toi à Turin.
Don Bosco, qui avait prévu cette réponse, voulut ajouter quelques réflexions, mais Don Cinzano lui répondit :
            – Emmène ta mère avec toi. Tu ne trouveras personne de mieux qu’elle pour ce travail. Sois tranquille, tu auras un ange à tes côtés ! Don Bosco rentre chez lui, convaincu par les raisons que lui a présentées le prévôt. Cependant, deux raisons le retiennent encore. La première était la vie de privations et de changements d’habitudes à laquelle sa mère serait naturellement soumise dans cette aventure. La seconde venait de la répugnance qu’il éprouvait à proposer à sa mère une charge qui l’aurait rendue en quelque sorte dépendante de lui. Pour Don Bosco, sa mère était tout et, avec son frère Joseph, il avait l’habitude de faire de ses moindres désirs une loi incontestable. Cependant, après avoir réfléchi et prié, voyant qu’il n’y avait plus d’autre choix, il conclut :
            – Ma mère est une sainte, je peux donc lui faire la proposition !
Un jour, il la prit donc à part et lui parla ainsi :
            – J’ai décidé, maman, de retourner à Turin parmi mes chers jeunes. Désormais, comme je n’habiterai plus au Refuge, j’aurais besoin d’une personne pour le service. Mais l’endroit où je devrai habiter dans le Valdocco est très risqué à cause de certaines personnes qui vivent près de là, et cela ne me laisse pas tranquille. J’ai donc besoin d’avoir à mes côtés une sauvegarde qui enlève aux malveillants tout motif de suspicion et de commérage. Vous seul pourriez m’ôter toute crainte ; ne voudriez-vous pas venir et rester avec moi ? À cette sortie inattendue, la pieuse femme resta quelque peu pensive, puis répondit :
            – Mon cher fils, tu peux t’imaginer combien il me coûte de quitter cette maison, ton frère et les autres êtres chers ; mais si tu penses qu’une telle chose peut plaire au Seigneur, je suis prête à te suivre. Don Bosco la rassura et, en la remerciant, conclut :
            – Alors, arrangeons les choses, et après la Toussaint nous partirons. Marguerite alla vivre avec son fils, non pas pour mener une vie plus confortable et plus agréable, mais pour partager avec lui les difficultés et les souffrances de centaines d’enfants pauvres et abandonnés. Elle y alla, non pas attirée par l’appât du gain, mais par l’amour de Dieu et des âmes, parce qu’elle savait que le ministère sacré que Don Bosco avait assumé, loin de lui donner des ressources ou des profits, l’obligeait à dépenser ses propres biens, et aussi à demander l’aumône. Elle ne s’arrêta pas ; au contraire, admirant le courage et le zèle de son fils, elle se sentit encore plus encouragée à devenir sa compagne et son imitatrice, jusqu’à sa mort.

            Marguerite vécut à l’Oratoire en apportant la chaleur maternelle et la sagesse d’une femme profondément chrétienne, un dévouement héroïque à son fils dans les moments difficiles pour sa santé et sa sécurité physique, exerçant ainsi une authentique maternité spirituelle et matérielle à l’égard de son fils prêtre. En effet, elle s’installe au Valdocco non seulement pour collaborer à l’œuvre entreprise par son fils, mais aussi pour écarter toute occasion de médisance qui pourrait naître de la proximité de locaux équivoques.
            Elle quitte la sécurité tranquille de la maison de Joseph pour s’aventurer avec son fils dans une mission difficile et risquée. Elle vit son temps dans un dévouement sans réserve aux jeunes « dont elle était devenue la mère ». Elle aime les gamins de l’oratoire comme ses propres enfants et travaille pour leur bien-être, leur éducation et leur vie spirituelle, donnant à l’oratoire cette atmosphère familiale qui sera une caractéristique des maisons salésiennes dès le début. « S’il y a la sainteté des extases et des visions, il y a aussi celle des casseroles à nettoyer et des chaussettes à raccommoder. Maman Marguerite était une sainte de cette sorte ».
            Dans ses relations avec les garçons, elle était exemplaire, se distinguant par la finesse de sa charité et son humilité dans le service, se réservant les occupations les plus humbles. Son intuition de mère et de femme spirituelle lui fit reconnaître en Dominique Savio le travail extraordinaire de la grâce.
            Cependant, même à l’Oratoire, les épreuves ne manquent pas et lorsqu’elle connut un moment d’hésitation dû à la dureté de l’expérience, causée par une vie très exigeante, le regard sur le Crucifix indiqué par son fils suffit à lui insuffler une nouvelle énergie : « À partir de cet instant, aucune parole de lamentation ne s’échappa plus de ses lèvres. En effet, à partir de ce moment-là, elle sembla insensible à ces misères ».
            Don Rua résume bien le témoignage de Maman Marguerite à l’oratoire, avec laquelle il a vécu pendant quatre ans : « Une femme vraiment chrétienne, pieuse, généreuse et courageuse, prudente, entièrement consacrée à la bonne éducation de ses enfants et de sa famille adoptive ».

6. L’exode vers la maison du Père
            Elle était née pauvre. Elle a vécu pauvre. Elle est morte pauvre, vêtue de la seule robe qu’elle avait ; dans sa poche se trouvaient 12 lires destinées à en acheter une nouvelle, qu’elle n’a jamais achetée.
            Même à l’heure de la mort, elle s’est tournée vers son fils tant aimé et lui a laissé des paroles dignes de la femme sage : « Aie une grande confiance en ceux qui travaillent avec toi dans la vigne du Seigneur… Fais attention, parce que beaucoup, au lieu de la gloire de Dieu, ne recherchent que leur propre avantage… Ne cherche ni l’élégance ni la splendeur dans les œuvres. Cherche la gloire de Dieu ; prends comme base la pauvreté en actes. Beaucoup aiment la pauvreté chez les autres, mais pas chez eux. L’enseignement le plus efficace est que nous soyons les premiers à faire ce que nous ordonnons aux autres ».
            Marguerite, qui avait consacré Giovanni à la Sainte Vierge, et à qui elle l’avait confié au début de ses études en lui recommandant la dévotion et la propagation de l’amour de Marie, le rassure maintenant : « La Sainte Vierge ne manquera pas de guider tes affaires ».
            Toute sa vie fut un don total de soi. Sur son lit de mort, elle peut dire : « J’ai fait tout ce que j’ai pu ». Elle meurt à l’âge de 68 ans à l’oratoire du Valdocco le 25 novembre 1856. Les garçons de l’Oratoire l’accompagnèrent au cimetière en la pleurant comme leur « Maman ».
            Très affligé, Don Bosco dit à Pietro Enria : « Nous avons perdu notre mère, mais je suis sûr qu’elle nous aidera du Ciel. C’était une sainte ! » Et Enria lui-même d’ajouter : « Don Bosco n’a pas exagéré en l’appelant sainte, parce qu’elle s’est sacrifiée pour nous et qu’elle a été une vraie mère pour nous tous ».

Conclusion
            Maman Marguerite fut une femme riche de vie intérieure et de foi granitique, sensible et docile à la voix de l’Esprit, prête à saisir et à réaliser la volonté de Dieu, attentive aux problèmes de son prochain, disponible pour subvenir aux besoins des plus pauvres et surtout des jeunes abandonnés. Don Bosco se souviendra toujours des enseignements et de ce qu’il avait appris à l’école de sa mère et cette tradition marquera son système éducatif et sa spiritualité. Don Bosco avait fait l’expérience que la formation de sa personnalité était vitalement enracinée dans l’extraordinaire climat de dévouement et de bonté de sa famille ; c’est pourquoi il voulut en reproduire les qualités les plus significatives dans son œuvre. Marguerite mêla sa vie à celle de son fils et aux débuts de l’œuvre salésienne elle fut la première « coopératrice » de Don Bosco ; par sa bonté active, elle devint l’élément maternel du Système Préventif. À l’école de Don Bosco et de Maman Marguerite, cela signifie prendre soin de la formation des consciences, éduquer à la force de la vie vertueuse en luttant sans rabais ni compromis contre le péché, avec l’aide des sacrements de l’Eucharistie et de la Réconciliation, grandir dans la docilité personnelle, familiale et communautaire aux inspirations et aux motions de l’Esprit Saint pour renforcer les raisons du bien et pour témoigner de la beauté de la foi.
            Pour toute la Famille salésienne, ce témoignage est une nouvelle invitation à avoir une attention privilégiée à la famille dans la pastorale des jeunes, en formant et en impliquant les parents dans l’action éducative et évangélisatrice de leurs enfants, en valorisant leur contribution dans les itinéraires d’éducation affective, et en favorisant de nouvelles formes d’évangélisation et de catéchèse de la famille et par la famille. Maman Marguerite est aujourd’hui un modèle extraordinaire pour les familles. Sa sainteté est une sainteté familiale comme femme, épouse, mère, veuve, éducatrice. Sa vie contient un message d’une grande actualité, en particulier dans la redécouverte de la sainteté du mariage.
            Mais il faut souligner un autre aspect : l’une des raisons fondamentales pour lesquelles Don Bosco a voulu que sa mère soit à ses côtés à Turin était de trouver en elle une gardienne de son propre sacerdoce. « Prends ta mère avec toi », lui avait suggéré le vieux curé. Don Bosco a pris Maman Marguerite dans sa vie de prêtre et d’éducateur. Enfant, orphelin, c’est sa mère qui l’a pris par la main ; jeune prêtre, c’est lui qui l’a prise par la main pour partager une mission spéciale. On ne peut comprendre la sainteté sacerdotale de Don Bosco sans la sainteté de Maman Marguerite, modèle non seulement de sainteté familiale, mais aussi de maternité spirituelle à l’égard des prêtres.




La vie selon l’Esprit en Maman Marguerite (1/2)

            Dans sa préface à la vie de Maman Marguerite, Don Lemoyne nous laisse un portrait vraiment singulier : « Nous ne raconterons pas des événements extraordinaires et héroïques, mais nous décrirons une vie simple, constante dans la pratique du bien, vigilante dans l’éducation de ses enfants, résignée et prévoyante dans les angoisses de la vie, résolue dans tout ce que le devoir lui imposait. Elle n’était pas riche, mais elle avait un cœur de reine ; elle n’était pas instruite dans les sciences profanes, mais elle était éduquée dans la sainte crainte de Dieu ; elle avait été privée très tôt de ceux qui devaient être son soutien, mais grâce à l’énergie de sa volonté et avec l’aide du ciel, elle a pu mener à bien la mission que Dieu lui avait confiée. »
            Ces paroles nous offrent les pièces d’une mosaïque et un canevas sur lequel nous pouvons construire l’aventure de l’Esprit que le Seigneur a fait vivre à cette femme qui, docile à l’Esprit, a retroussé ses manches et a affronté la vie avec une foi laborieuse et une charité maternelle. Nous suivrons les étapes de cette aventure avec la catégorie biblique de l’ »exode », expression d’un cheminement authentique dans l’obéissance de la foi. Maman Marguerite a vécu elle aussi ses « exodes », elle a marché vers « une terre promise », en traversant le désert et en surmontant les épreuves. Nous voyons ce parcours à la lumière de sa relation avec son fils et selon deux dynamiques typiques de la vie dans l’Esprit : l’une moins visible, constituée par le dynamisme intérieur du changement de soi, condition préalable et indispensable pour aider les autres ; l’autre plus immédiate et vérifiable : la capacité de retrousser les manches pour aimer son prochain en chair et en os, en venant en aide à ceux qui sont dans le besoin.

1. L’exode de Capriglio vers la ferme Biglione
            Marguerite a été éduquée dans la foi, a vécu et est morte dans la foi. « Dieu était au premier plan de toutes ses pensées ». Elle se sentait vivre en présence de Dieu et exprimait cette conviction par cette affirmation qui lui était habituelle : « Dieu te voit ». Tout lui parlait de la paternité de Dieu et elle avait une grande confiance dans la Providence, montrant sa gratitude envers Dieu pour les dons reçus et sa reconnaissance envers tous ceux qui étaient des instruments de la Providence. Marguerite passe sa vie dans une recherche continue et incessante de la volonté de Dieu, seul critère concret pour ses choix et ses actions.
            À l’âge de 23 ans, elle épouse François Bosco, veuf à 27 ans, avec un fils Antoine et une mère à demi paralysée. Marguerite devient non seulement épouse, mais aussi mère adoptive et aide pour sa belle-mère. Cette étape est la plus importante pour les deux époux car ils savent bien que le fait d’avoir reçu saintement le sacrement du mariage est pour eux une source de nombreuses bénédictions : pour la sérénité et la paix dans la famille, pour les futurs enfants, pour le travail et pour surmonter les moments difficiles de la vie. Marguerite vit son mariage avec François Bosco de manière fidèle et fructueuse. Les anneaux de mariage seront le signe d’une fécondité qui s’étendra à la famille fondée par son fils Giovanni. Tout cela suscitera chez Don Bosco et ses fils un grand sentiment de gratitude et d’amour pour ce couple de saints époux et parents.

2. L’exode de la ferme Biglione vers les Becchi
            Cinq ans à peine après leur mariage, en 1817, son mari Francesco meurt. Don Bosco se souvient qu’au moment de quitter la chambre, sa mère, en larmes, le « prit par la main » et le conduisit dehors. Voici l’icône spirituelle et éducative de cette mère : elle prend son fils par la main et le conduit dehors. Dès ce moment, il y a cette « prise par la main » qui unira la mère et le fils dans le parcours vocationnel et dans la mission éducative.
            Marguerite se trouve dans une situation très difficile d’un point de vue émotionnel et économique, notamment à cause d’un litige en forme de prétexte intenté par la famille Biglione. Il y a des dettes à payer, le dur travail des champs et une terrible famine à affronter, mais elle vit toutes ces épreuves avec une grande foi et une confiance inconditionnelle en la Providence.
            Le veuvage lui ouvre une nouvelle vocation d’éducatrice attentive et bienveillante à l’égard de ses enfants. Elle se consacre à sa famille avec ténacité et courage, refusant une proposition de mariage avantageuse : « Dieu m’a donné un mari et me l’a enlevé ; en mourant, il m’a confié trois enfants, et je serais une mère cruelle si je les abandonnais au moment où ils ont le plus besoin de moi… Le tuteur… est un ami, mais je suis la mère de mes enfants, je ne les abandonnerai jamais, même pour tout l’or du monde ».
            Elle éduque ses enfants avec sagesse, anticipant l’inspiration pédagogique du système préventif. C’est une femme qui a fait le choix de Dieu et qui sait transmettre à ses enfants, dans leur vie quotidienne, le sens de sa présence. Elle le fait de manière simple, spontanée, incisive, en saisissant chaque petite occasion pour les éduquer à vivre à la lumière de la foi. Elle le fait en anticipant cette méthode « du petit mot à l’oreille » que Don Bosco utilisera plus tard avec ses garçons pour les appeler à la vie de la grâce, à la présence de Dieu. Elle le fait en les aidant à reconnaître dans les créatures l’œuvre du Créateur, qui est un Père providentiel et bon. Elle le fait en racontant les faits de l’Évangile et la vie des saints.
            L’éducation chrétienne. Elle prépare ses enfants à recevoir les sacrements, en leur transmettant un sens aigu de la grandeur des mystères de Dieu. Jean Bosco a reçu sa première communion le jour de Pâques 1826 : « Ô mon cher fils, ce fut un grand jour pour toi. Je suis convaincue que Dieu a vraiment pris possession de ton cœur. Promets-lui maintenant de faire tout ce qui est en ton pouvoir pour que tu restes bon jusqu’à la fin de ta vie. » Ces paroles de Maman Marguerite font d’elle une véritable mère spirituelle de ses enfants, en particulier de Jean, qui se montrera immédiatement sensible à ces enseignements, qui ont la saveur d’une véritable initiation, expression de la capacité d’introduire au mystère de la grâce chez une femme inculte, mais riche de la sagesse des petits.
            La foi en Dieu se reflète dans l’exigence de rectitude morale qu’elle pratique elle-même et qu’elle inculque à ses enfants : « Contre le péché, elle avait déclaré une guerre perpétuelle. Non seulement elle abhorrait le mal, mais elle s’efforçait d’éloigner l’offense du Seigneur, même chez ceux qui ne lui appartenaient pas. Elle était donc toujours en alerte contre le scandale, prudente, mais résolue et au prix de n’importe quel sacrifice. »
            Le cœur qui anime la vie de Maman Marguerite est un immense amour et une grande dévotion envers l’Eucharistie. Elle en expérimente la valeur salvatrice et rédemptrice en participant au saint sacrifice et en acceptant les épreuves de la vie. C’est à cette foi et à cet amour qu’elle éduque ses enfants dès leur plus jeune âge, en leur transmettant cette conviction spirituelle et éducative qui fera de Don Bosco un prêtre amoureux de l’Eucharistie et qui fera de l’Eucharistie un pilier de son système éducatif.
            La foi s’exprime dans la vie de prière, et en particulier dans la prière en commun en famille. Maman Marguerite trouve la force d’une bonne éducation dans une vie chrétienne intense et attentive. Elle donne l’exemple et guide les enfants par sa parole. À son école, Giovannino apprend la force préventive de la grâce de Dieu sous une forme vitale. « L’instruction religieuse qu’une mère transmet par la parole, par l’exemple, en confrontant la conduite de son fils avec les préceptes particuliers du catéchisme, fait que la pratique de la Religion devient normale et que le péché est rejeté par instinct, tout comme le bien est aimée par instinct. Le bien devient une habitude, et la vertu ne coûte pas beaucoup d’efforts. Un enfant éduqué ainsi doit se faire violence pour devenir mauvais. Marguerite connaissait la puissance d’une telle éducation chrétienne et savait que la loi de Dieu, enseignée par le catéchisme tous les soirs et rappelée fréquemment même pendant la journée, était le moyen le plus sûr de rendre les enfants obéissants aux préceptes de leur mère. Elle répétait donc les questions et les réponses autant de fois qu’il le fallait pour que les enfants les apprennent par cœur. »

            Témoignage de charité. Dans sa pauvreté, elle pratique l’hospitalité avec joie, sans faire de distinctions ni d’exclusions ; elle aide les pauvres, visite les malades, et ses enfants apprennent d’elle à aimer les plus petits sans mesure. « Elle était d’un caractère très sensible, mais cette sensibilité s’est tellement transformée en charité qu’elle a pu être appelée à juste titre la mère de ceux qui étaient dans le besoin ». Cette charité se manifeste par une grande capacité à comprendre les situations, à respecter les personnes, à faire les bons choix au bon moment, à éviter les excès et à maintenir un grand équilibre : « Une femme pleine de bon sens » (Don Giacinto Ballesio). Le caractère raisonnable de ses enseignements, sa cohérence personnelle et sa fermeté sans colère touchent l’âme de ses enfants. Proverbes et dictons fleurissent avec aisance sur ses lèvres et y condensent des préceptes de vie : « Une mauvaise blanchisseuse ne trouve jamais la bonne pierre » ; « Qui ne sait pas à vingt ans, à trente ans ne fait pas et fou mourra » ; « La conscience est comme un chatouillement : certains la sentent, d’autres non ».
            Il convient en particulier de souligner que Jean Bosco sera un grand éducateur de garçons, « parce qu’il avait eu une mère qui avait éduqué son affectivité. Une mère bonne, aimable, forte. Elle a éduqué son cœur avec grand amour. On ne peut pas comprendre Don Bosco sans Maman Marguerite. On ne peut pas le comprendre. » Par sa médiation maternelle Maman Marguerite a contribué à l’œuvre de l’Esprit dans le façonnement et la formation du cœur de son fils. Don Bosco apprit à aimer, comme il le déclara lui-même, au sein de l’Eglise, grâce à Maman Marguerite et à l’intervention surnaturelle de Marie, qui lui fut donnée par Jésus comme « Mère et Maîtresse ».

(suite)




Le Bon Pasteur donne sa vie : Don Elia Comini à l’occasion du 80e anniversaire de son sacrifice

   Monte Sole est une colline des Apennins bolognais qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, comptait plusieurs petits villages habités le long de ses crêtes. Entre le 29 septembre et le 5 octobre 1944, ses habitants, principalement des enfants, des femmes et des personnes âgées, ont été victimes d’un terrible massacre perpétré par les troupes SS (Schutzstaffel, « escadrons de protection », une organisation paramilitaire du Parti national-socialiste des travailleurs, créée dans l’Allemagne nazie). 780 personnes sont mortes, dont beaucoup s’étaient réfugiées dans les églises. Cinq prêtres ont perdu la vie, parmi lesquels Don Giovanni Fornasini, proclamé bienheureux et martyr en 2021 par le pape François.
            Il s’agit de l’un des massacres les plus odieux perpétrés par les SS nazis en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a eu lieu près du Monte Sole, sur le territoire des communes de Marzabotto, Grizzana Morandi et Monzuno (Bologne) et est communément appelé « massacre de Marzabotto ». Parmi les victimes se trouvaient de nombreux prêtres et religieux, parmi lesquels Don Elia Comini. Ce prêtre salésien s’est efforcé tout au long de sa vie et jusqu’à la fin d’être un bon pasteur et de se dépenser sans réserve, avec générosité, dans un exode de lui-même sans retour. Telle est la véritable essence de sa charité pastorale, qui le présente comme un modèle de berger veillant sur le troupeau, prêt à donner sa vie pour lui, pour la défense des faibles et des innocents.

« Reçois-moi comme victime expiatoire »
            Elia Comini est né à Calvenzano di Vergato (Bologne) le 7 mai 1910. Ses parents Claudio, charpentier, et Emma Limoni, couturière, l’ont préparé à la vie et l’ont éduqué dans la foi. Il a été baptisé à Calvenzano. À Salvaro di Grizzana, il a fait sa première communion et a reçu la confirmation. Dès son plus jeune âge, il manifestait un grand intérêt pour le catéchisme, les offices religieux et le chant, et vivait une amitié sereine et joyeuse avec ses camarades. L’archiprêtre de Salvaro, Mgr Fidenzio Mellini, avait fréquenté l’oratoire du Valdocco quand il était jeune soldat à Turin, et avait rencontré Don Bosco, qui lui avait prophétisé le sacerdoce. Mgr Mellini, qui estimait beaucoup Elia pour sa foi, sa bonté et ses grandes capacités intellectuelles, le décida à devenir un fils de Don Bosco. C’est lui qui l’orienta vers le petit séminaire salésien de Finale Emilia (Modène) où Elia fréquenta le collège et le lycée. En 1925, il entra au noviciat salésien de Castel De’ Britti (Bologne) et y fait sa profession religieuse le 3 octobre 1926. Dans les années 1926-1928, il fréquenta le lycée salésien de Valsalice (Turin), où se trouvait alors la tombe de Don Bosco, en tant qu’étudiant de philosophie. C’est là qu’Elia entreprit un parcours spirituel exigeant, dont témoigne le journal personnel qu’il a tenu jusqu’à un peu plus de deux mois avant sa mort tragique. Des pages qui révèlent une vie intérieure aussi profonde que peu perçue à l’extérieur. À la veille du renouvellement de ses vœux, il écrit : « Je suis heureux plus que jamais en ce jour, à la veille de l’holocauste qui, je l’espère, Te sera agréable. Reçois-moi comme victime expiatoire, même si je ne le mérite pas. Si tu crois, donne-moi une récompense, pardonne les péchés de ma vie passée, aide-moi à devenir un saint ».
            Il effectua son stage pratique comme assistant et éducateur à Finale Emilia, Sondrio et Chiari. Il obtint une licence en littérature à l’université d’État de Milan. Le 16 mars 1935, il est ordonné prêtre à Brescia. Il écrit : « J’ai demandé à Jésus : la mort, plutôt que de manquer à ma vocation sacerdotale, et un amour héroïque pour les âmes ». De 1936 à 1941, il enseigne la littérature à l’école d’aspirants « San Bernardino » de Chiari (Brescia), donnant d’excellentes preuves de son talent pédagogique et de son attention aux jeunes. Dans les années 1941-1944, l’obéissance religieuse le transfère à l’institut salésien de Treviglio (Bergame). Il incarne particulièrement la charité pastorale de Don Bosco et les traits de la cordialité salésienne, qu’il transmet aux jeunes avec son caractère affable, sa bonté et son sourire.

Son triduum de la passion
            La douceur habituelle de son comportement et son dévouement héroïque au ministère sacerdotal se manifestent clairement pendant les brefs séjours annuels d’été chez sa mère, restée seule à Salvaro, et dans sa paroisse d’adoption, où le Seigneur lui demandera plus tard le don total de son existence. Quelque temps auparavant, il avait écrit dans son journal : « La pensée que je dois mourir persiste toujours en moi. Qui sait ? Faisons comme le serviteur fidèle, toujours prêt à l’appel, pour rendre compte de notre gestion ». Nous sommes dans la période de juin à septembre 1944. La terrible situation créée dans la zone entre Monte Salvaro et Monte Sole, avec l’avancée de la ligne de front des Alliés, la brigade des partisans Stella Rossa installée sur les hauteurs, et les nazis qui risquent l’encerclement, amène la population au bord de la destruction totale.
            Le 23 juillet, les nazis entament une série de représailles suite à l’assassinat d’un de leurs soldats : dix hommes sont tués, des maisons sont incendiées. Don Comini s’efforce d’accueillir les parents des tués et de cacher les personnes recherchées. Il aide aussi le vieux curé de San Michele di Salvaro, Mgr Fidenzio Mellini, fait le catéchisme, dirige les retraites, célèbre, prêche, exhorte, joue de l’orgue, chante et fait chanter pour calmer une situation qui va vers le pire. Ensuite, avec le père Martino Capelli, un Dehonien, Don Elia accourt continuellement pour aider, consoler, administrer les sacrements et enterrer les morts. Dans certains cas, il réussit même à sauver des groupes de personnes en les conduisant au presbytère. Son héroïsme se manifeste de plus en plus clairement à la fin du mois de septembre 1944, lorsque la Wehrmacht (forces armées allemandes) cède largement la place aux redoutables SS.
            Le triduum de la passion commence pour Don Elia Comini et pour le père Martino Capelli le vendredi 29 septembre. Les nazis sèment la panique dans la région du Mont Salvaro et la population afflue dans la paroisse à la recherche d’une protection. Don Comini, au péril de sa vie, cache environ soixante-dix hommes dans une pièce attenante à la sacristie, en masquant la porte avec une vieille armoire.
            La ruse réussit. En effet, les nazis, en fouillant trois fois les différentes pièces, ne s’aperçoivent de rien. Entre-temps, la nouvelle arrive que les terribles SS ont massacré plusieurs dizaines de personnes à Creda, parmi lesquelles il y avait des blessés et des mourants ayant besoin de réconfort. Le père Elia célèbre sa dernière messe tôt le matin, puis, avec le père Martino, ils prennent l’huile sainte et l’Eucharistie et se hâtent de partir dans l’espoir de pouvoir encore aider quelques blessés. Il le fait librement. En fait, tout le monde le dissuade, du curé aux femmes présentes. « N’y allez pas, mon père. C’est dangereux ! » Elles essaient de retenir Don Elia et le père Martino par la force, mais ils prennent cette décision en pleine conscience du danger de mort. Don Elias dit : « Priez, priez pour moi, car j’ai une mission à accomplir » ; « Priez pour moi, ne me laissez pas seul ».
Près de Creda di Salvaro, les deux prêtres sont capturés. Utilisés « comme bêtes de somme », ils sont contraints de porter des munitions et, le soir, on les enferme dans l’étable de Pioppe di Salvaro. Le samedi 30 septembre, les pères Elia et Martino dépensent toute leur énergie à réconforter les nombreux hommes enfermés avec eux. Le préfet commissaire du Vergato, Emilio Veggetti, qui ne connaissait pas le père Martino, mais connaissait très bien Don Elia, tente en vain d’obtenir la libération des prisonniers. Les deux prêtres continuent à prier et à consoler. Le soir, ils se confessent l’un à l’autre.
            Le lendemain, dimanche 1er octobre 1944, à la tombée de la nuit, la mitrailleuse fauche inexorablement les 46 victimes de ce qui restera dans l’histoire comme le « massacre de Pioppe di Salvaro ». C’étaient des hommes jugés inaptes au travail ; parmi eux il y avait nos deux jeunes prêtres contraints deux jours plus tôt à des travaux pénibles. Des témoins qui se trouvaient à une courte distance, à vol d’oiseau, du lieu du massacre ont pu entendre la voix de Don Comini dirigeant les Litanies, puis le bruit des coups de feu. Avant de tomber mort, Don Comini donna l’absolution à tous et cria : « Pitié, pitié ! », tandis que le père Capelli se levait du fond de la « Botte » en faisant de grands signes de croix, jusqu’à ce qu’il tombe sur le dos, les bras ouverts, en croix. Aucun corps n’a pu être récupéré. Au bout de vingt jours, les grilles furent ouvertes et les eaux du Reno emportèrent les dépouilles mortelles, dont on perdit complètement la trace. Dans la Botte, les gens mouraient au milieu des bénédictions et des invocations, au milieu des prières, des actes de repentance et de pardon. Ici, comme ailleurs, les gens sont morts en chrétiens, avec foi, le cœur tourné vers Dieu dans l’espoir de la vie éternelle.

Histoire du massacre de Montesole
            Entre le 29 septembre et le 5 octobre 1944, 770 personnes furent tuées, mais au total, les victimes des nazis et des fascistes, du printemps 1944 à la libération, ont été au nombre de 955, réparties en 115 lieux différents sur un vaste territoire comprenant les communes de Marzabotto, Grizzana et Monzuno (et quelques portions de territoires voisins). Parmi eux, 216 étaient des enfants, 316 des femmes, 142 des personnes âgées, 138 des victimes reconnues par les partisans, et cinq des prêtres, dont la culpabilité aux yeux des nazis consistait dans le fait d’avoir soutenu par la prière et l’aide matérielle toute la population de Monte Sole pendant les mois tragiques de la guerre et de l’occupation militaire. Outre le père Elia Comini, salésien, et le père dehonien Martino Capelli, trois prêtres de l’archidiocèse de Bologne ont également été tués au cours de ces journées tragiques : le père Ubaldo Marchioni, le père Ferdinando Casagrande et le père Giovanni Fornasini. La cause de béatification et de canonisation de ces cinq personnes est en cours. Don Giovanni, l’« ange de Marzabotto », est tombé le 13 octobre 1944 ; il avait vingt-neuf ans et son corps est resté sans sépulture jusqu’en 1945, date à laquelle il a été retrouvé avec les traces des graves tortures qu’il avait subies. Il a été béatifié le 26 septembre 2021. Don Ubaldo est mort le 29 septembre, tué par une mitrailleuse sur les marches de l’autel de son église à Casaglia ; il avait 26 ans et avait été ordonné prêtre deux ans plus tôt. Les soldats nazis l’ont trouvé, lui et la communauté, en train de prier le chapelet. Il a été tué là, au pied de l’autel. Les autres – plus de 70 – dans le cimetière voisin. Le père Ferdinando a été tué d’une balle dans la nuque le 9 octobre, avec sa sœur Giulia ; il avait 26 ans.




Le Serviteur de Dieu Akash Bashir

            Le 25 février, nous avons célébré la fête de nos protomartyrs salésiens, l’évêque Luigi Versiglia et le prêtre Callisto Caravario. Depuis l’époque de la première communauté chrétienne, le martyre a toujours été un signe clair de notre foi, semblable au sacrifice de Jésus sur la croix pour notre salut. Actuellement, dans notre congrégation salésienne, nous nous occupons de la cause du martyre d’Akash Bashir, un jeune ancien élève des salésiens du Pakistan, qui a donné sa vie pour le salut de sa communauté paroissiale à l’âge de 20 ans. La phase d’enquête diocésaine pour le procès de béatification s’est achevée le 15 mars, date anniversaire de son martyre.
            Le Pakistan est l’un des pays musulmans les plus extrémistes au monde. La République islamique du Pakistan a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale, en prenant son indépendance vis-à-vis de l’Inde en 1947. Cependant, les chrétiens étaient déjà présents dans cette région grâce aux missionnaires dominicains et franciscains. Actuellement, les chrétiens du Pakistan représentent environ 1,6 % de la population totale (catholiques et anglicans), soit environ 4 millions de personnes. Les minorités religieuses sont confrontées quotidiennement à la discrimination, à la marginalisation, à l’absence d’égalité des chances en matière d’emploi et d’éducation. Elles continuent de subir la discrimination religieuse et parfois la persécution, ce qui fait de la liberté religieuse une question cruciale.
            Malgré les difficultés, les communautés chrétiennes du Pakistan font preuve de résilience et d’espoir. Les églises et les organisations chrétiennes jouent un rôle clé en apportant leur soutien et en promouvant l’unité interreligieuse, à laquelle les salésiens ont contribué de manière significative par leur présence.
            La vie d’Akash Bashir a commencé dans un petit village proche de l’Afghanistan, dans une famille de cinq enfants, lui étant le troisième. Né pendant l’été, le 22 juin 1994, Akash a dû faire face à des conditions météorologiques extrêmes et a survécu difficilement. Malgré les problèmes liés au climat défavorable, à la pauvreté de la famille et à une mauvaise alimentation, ces défis ont contribué à forger son caractère.
            Le rêve d’Akash de servir dans l’armée a été contrarié par l’insécurité scolaire et financière. La famille Bashir a décidé de migrer vers l’est, au Pendjab, dans la ville de Lahore, près de la frontière avec l’Inde, plus précisément dans le quartier chrétien de Youhanabad, où les salésiens ont un internat, une école primaire et une école technique. En septembre 2010, Akash Bashir est entré au Don Bosco Technical and Youth Center.
            Dans un contexte politique et religieux difficile, Akash s’est porté volontaire comme agent de sécurité dans la paroisse de Youhanabad en décembre 2014. Son rôle d’agent de sécurité à la paroisse Saint-Jean consistait à garder l’entrée de la cour et à contrôler les fidèles à la porte d’entrée, car les églises sont protégées par un mur avec une seule porte d’entrée. Le 15 mars 2015, pendant la célébration de la messe, Akash était de service.
            Ce jour-là était le quatrième dimanche de carême (le dimanche Laetare) célébré avec 1200-1500 fidèles assistant à la messe, présidée par le père Francis Gulzar, curé de la paroisse. À 11 h 09, un premier attentat terroriste a frappé la communauté anglicane à moins de 500 mètres de l’église catholique. Une minute plus tard, à 11h10, une seconde détonation a lieu juste à l’entrée de la cour de la paroisse chrétienne, où Akash Bashir est de service en tant qu’agent de sécurité bénévole.
            Le cardinal Ángel Fernández, recteur majeur des Salésiens, dans l’introduction de sa biographie, a décrit le martyre d’Akash en ces termes :
            « Le 15 mars 2015, pendant la célébration de la Sainte Messe dans la paroisse Saint-Jean, le groupe d’agents de sécurité composé de jeunes volontaires, dont faisait partie Akash Bashir, gardait fidèlement l’entrée. Ce jour-là, il s’est passé quelque chose d’inhabituel. Akash a remarqué qu’un individu portant des explosifs sous ses vêtements essayait d’entrer dans l’église. Il l’a retenu, lui a parlé et l’a empêché de continuer, mais réalisant qu’il ne pouvait pas l’arrêter, il le serra fortement avec ses bras en lui disant : « Je mourrai, mais je ne te laisserai pas entrer dans l’église ». Le jeune homme et le kamikaze sont donc morts ensemble. Notre jeune homme a offert sa vie pour sauver celle de centaines de personnes, garçons, filles, mères, adolescents et adultes qui priaient à l’intérieur de l’église à ce moment-là. Akash avait 20 ans ».
            Après l’explosion, quatre personnes gisaient sur le sol, agonisantes : l’homme aux explosifs, un marchand de légumes, une fillette de six ans et notre Akash Bashir. Son sacrifice a permis d’éviter que le nombre de morts soit beaucoup plus élevé. L’Évangile proclamé ce jour-là rappelait les paroles de Jésus à Nicodème : « Celui qui fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière de peur que ses œuvres ne soient réprouvées. En revanche, celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin qu’il apparaisse clairement que ses œuvres ont été faites en Dieu » (Jean 3, 20-21). Akash a scellé ces paroles de son sang de jeune chrétien.
            Le 18 mars, l’archevêque de Lahore a présidé une célébration œcuménique des funérailles d’Akash et des chrétiens anglicans, à laquelle ont assisté de 7000 à 10000 fidèles. Ensuite, le corps a été porté au cimetière de Youhanabad, où il a été enterré dans une tombe construite par le père d’Akash.
            La vie d’Akash Bashir est un puissant témoignage qui rappelle les premières communautés chrétiennes vivant au milieu de philosophies et de cultures hostiles et de persécutions. Les communautés des Actes des Apôtres étaient également des minorités, mais dotées d’une foi forte et d’un courage illimité, semblables aux chrétiens du Pakistan.
            L’exemple lumineux de l’ancien élève salésien Akash Bashir continue d’inspirer le monde. Il a vécu les paroles de Jésus : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean 15,13).
            Le 15 mars 2022, l’enquête diocésaine a officiellement débuté, marquant une étape importante vers la possible béatification du premier citoyen pakistanais. La conclusion de l’enquête diocésaine, le 15 mars 2024, est l’étape fondamentale sur le chemin de la béatification et de la canonisation.
            Je termine en rappelant à nouveau les paroles du Cardinal Ángel Fernández au sujet d’Akash Bashir :
« Être saint aujourd’hui, c’est possible ! Et c’est sans doute le signe charismatique le plus évident du système éducatif salésien. D’une manière particulière, Akash est le drapeau, le signe, la voix de tant de chrétiens qui sont attaqués, persécutés, humiliés et martyrisés dans des pays non catholiques. Akash est la voix de tant de jeunes gens courageux qui parviennent à donner leur vie pour la foi malgré les difficultés de la vie, la pauvreté, l’extrémisme religieux, l’indifférence, l’inégalité sociale et la discrimination. La vie et le martyre de ce jeune Pakistanais, âgé d’à peine 20 ans, nous font reconnaître la puissance de l’Esprit Saint de Dieu, vivant, présent dans les endroits les moins attendus, chez les humbles, chez les persécutés, chez les jeunes, chez les petits de Dieu. Sa cause de béatification est pour nous un signe d’espoir et un exemple de sainteté juvénile jusqu’au martyre ».

Père Gabriel de Jesús CRUZ TREJO, sdb
Vice-postulateur de la cause d’Akash Bashir




Protomartyrs salésiens : Louis Versiglia et Calixte Caravario

Luigi et Callisto : même vocation missionnaire pour le salut des âmes, mais une histoire différente.
Le 25 février de cette année marque le 94e anniversaire du martyre de Mgr Luigi Versiglia et du père Callisto Caravario, missionnaires en terre chinoise.
Luigi Versiglia et Callisto Caravario : deux figures différentes à bien des égards, mais unies par un grand zèle apostolique et par un dernier acte de pur amour pour défendre la religion catholique et la pureté de trois jeunes filles chinoises.

Luigi : l’aspirant vétérinaire devenu missionnaire salésien

Luigi Versiglia, né le 5 juin 1873 à Oliva Gessi (PV), bien qu’enfant de chœur assidu dans l’église paroissiale de son village, n’avait pas l’intention de devenir prêtre. En fait, il était contrarié lorsque ses concitoyens, le voyant si pieux à l’église, prophétisaient son avenir comme prêtre. Cela ne faisait pas du tout partie de son projet de vie, même lorsqu’à l’âge de 12 ans, on l’envoya faire ses études à l’internat du Valdocco à Turin. Il aimait les chevaux et rêvait de devenir vétérinaire. Les études à Turin renforcèrent en lui l’espoir de s’inscrire plus tard à la prestigieuse faculté de médecine vétérinaire de l’université de Turin.

Versiglia avec le Père Braga et les étudiants de l’Institut St Joseph à Ho Sai

Mais au Valdocco, il rencontra Don Bosco, alors âgé et malade, et fut presque envoûté par son charisme.
Pendant ces années au Valdocco, quelque chose commence à prendre forme dans l’âme de Versiglia. La charité et la dévotion qui émanent du milieu salésien, ainsi que la fascination pour Don Bosco, pénètrent lentement dans l’âme de Louis, jusqu’à ce qu’un fait décisif se produise, et à partir de ce jour, il n’aura plus de doutes. Le 11 mars 1888, dans la Basilique de Marie Auxiliatrice, alors qu’il assiste à la cérémonie d’adieu d’un groupe de missionnaires en partance pour l’Argentine, il est impressionné par l’attitude modeste et recueillie de l’un des six jeunes qui partent. C’est ainsi qu’est née sa vocation. À partir de ce jour, le désir profond de devenir prêtre, prêtre missionnaire salésien, est né en lui. (L’histoire de sa vocation missionnaire est bien décrite dans la lettre qu’il écrivit à son directeur, le père Barberis, en 1890).
Louis fréquenta donc le noviciat de Foglizzo (1888-1890), où il fut irréprochable en tout : charitable avec ses compagnons, très pieux et en même temps entreprenant et plein de vie.  Il obtient ensuite une bourse pour suivre les cours de philosophie à l’Université grégorienne de Rome et obtient la licence en philosophie à l’âge de vingt ans.
Il est ordonné prêtre alors qu’il n’a que vingt-deux ans, grâce à une dispense accordée par le Saint-Siège en vertu de sa maturité psychique et morale, supérieure à son âge.
Il fut immédiatement envoyé pour enseigner la philosophie aux novices de Foglizzo, où, avec son caractère franc et toujours joyeux, il est estimé et admiré par tous pour sa compétence, son affabilité et son impartialité. Il exige le respect des règles et donne l’exemple à tous.
Après Foglizzo, il se voit confier la direction du nouveau noviciat de Genzano di Roma, où il transmet également son idéal missionnaire à ses novices.

Calixte : un jeune homme pur et désireux d’être missionnaire

L’ecclésiastique Caravario à Shanghai avec le père Garelli et 20 élèves baptisés

La vocation de Callisto Caravario, en revanche, a une toute autre histoire. Il naît le 8 juin 1903, exactement trente ans après Louis Versiglia, à Cuorgnè (TO), et s’installe à Turin avec sa famille à l’âge de cinq ans. Il est bon enfant, très attaché à sa mère, pour laquelle il a des gestes et des attentions singulières, et manifeste très tôt une vocation marquée pour le sacerdoce. Ses premiers jeux consistent à imiter les gestes du prêtre célébrant la messe. Il apprend rapidement à servir la messe, le fait avec dévotion et fréquente avec passion et générosité l’oratoire Saint-Joseph de Turin, qui devient sa deuxième maison.

Dans l’école primaire du collège Saint-Jean-Évangéliste, il a comme professeur pendant deux ans l’abbé Carlo Braga, aujourd’hui Serviteur de Dieu.
Il répétait constamment à sa mère qu’il deviendrait prêtre quand il sera grand.
En 1914, il commence l’école secondaire à l’Oratoire du Valdocco, où il est particulièrement attiré par les missionnaires en visite auprès des supérieurs et avec lesquels il passait souvent du temps en récréation, nourrissant ainsi son désir pour les missions.
En 1918, il commence son noviciat à Foglizzo et prononce ses vœux de religieux l’année suivante. Il fréquente l’Oratoire Saint-Louis de Via Ormea où il suscite plusieurs vocations au sacerdoce.
En 1922, il rencontre Mgr Versiglia, qui était arrivé à Turin de Chine pour assister au Chapitre général, et lui fait part de son vif désir de le suivre en mission. Les supérieurs ne lui permettent pas de réaliser immédiatement son rêve, car cela l’obligerait à interrompre ses études, mais Callisto assure à Versiglia : « Monseigneur, vous verrez que je serai fidèle à ma parole : je vous suivrai en Chine. Vous verrez que je vous suivrai certainement ».
L’année suivante, par l’intermédiaire d’un groupe de missionnaires en partance pour la Chine, il leur confie une lettre pour le P. Braga, missionnaire à Shiu-chow, lui demandant de lui « préparer une petite place ».

Luigi et Callisto : deux expériences missionnaires différentes mais unies par un dévouement total au prochain et par la conquête de l’affection et de l’attachement des jeunes
Don Versiglia conserve son idéal missionnaire au fil des années et l’occasion de partir en mission se présente à lui en 1906, lorsque le Recteur Majeur des salésiens, après des négociations avec l’évêque de Macao, le nomme chef d’une expédition à Macao, colonie portugaise sur la côte sud de la Chine, pour diriger et gérer un orphelinat.
L’expédition se compose de deux autres prêtres et de trois coadjuteurs : un tailleur, un cordonnier et un imprimeur. Les missionnaires arrivent à Macao le 13 février 1906.
Le père Versiglia adopte la méthode éducative de Don Bosco, en essayant de créer un environnement familial basé sur l’amour bienveillant. Pour les orphelins, leur « Luì San-fù » (Père Louis) est d’un dévouement total et affectueux et ils le lui rendent bien. Dès qu’il arrive, ils courent vers lui et lui font fête. C’est ainsi que Don Versiglia devient à Macao le « père des orphelins ».
Dans l’orphelinat dirigé par Versiglia, les jeux et la musique sont des outils éducatifs fondamentaux. C’est la raison qui le pousse à ouvrir un oratoire festif et à créer un groupe musical, avec des cuivres et des tambours, qui attire immédiatement la curiosité et la sympathie de tous les Chinois, aux yeux desquels les petits musiciens semblent être « une bande fantastique, tombée du ciel ».
Au fil des ans, Don Versiglia transforme l’orphelinat en une école professionnelle d’arts et métiers pour les élèves orphelins. Sa réputation est telle qu’elle est prise comme modèle par les autres écoles de Macao. Les élèves qui en sortent trouvent immédiatement un emploi dans les bureaux administratifs de la ville ou parviennent à ouvrir leurs propres boutiques d’artisanat. Cette école apporte une contribution précieuse à la promotion sociale et culturelle et son importance est reconnue par tous.
En 1911, l’évêque de Macao confie à Versiglia l’évangélisation du district de Heung Shan, une région située dans le vaste delta de la rivière des Perles.
Dans ce territoire, la tâche d’évangélisation est particulièrement difficile. « Il y a tout à faire, il faut préparer les catéchistes, les enseignants, les écoles… » écrit le P. Versiglia. Une tâche difficile surtout en raison du manque de personnel, masculin et féminin, et de la grande méfiance du peuple chinois envers les missionnaires, considérés comme des étrangers envoyés par les pays colonialistes et donc comme des ennemis.
Quelques mois plus tard, la monarchie millénaire chinoise est renversée et la République est instaurée en octobre 1911, mais les affrontements entre les troupes impériales et les groupes révolutionnaires se poursuivent. La piraterie reprend de plus belle et des épidémies éclatent. La peste bubonique se propage et Don Versiglia n’épargne aucun sacrifice pour aider les personnes dans le besoin, visitant les lazarets, réconfortant les malades et administrant des baptêmes. Une fois par mois, il visite également les lépreux relégués sur une île voisine.
Dans la ferme volonté de Versiglia d’aider tout le monde, même les plus misérables, les plus éloignés et les plus oubliés, de les assister matériellement dans les besoins quotidiens de la vie et spirituellement en sauvant leurs âmes, on ne peut que voir un amour sans limites pour le prochain.

En 1918, la première mission salésienne entièrement autonome en Chine voit le jour, la mission Shiu-Chow, qui englobe une vaste région montagneuse, où l’on ne peut se déplacer qu’en bateau, à pied ou à cheval, et où les habitants sont dispersés dans des villages très éloignés les uns des autres.

En 1921, il est consacré évêque.
Les différents confrères ont tous témoigné de la grande charité de Versiglia, qui le conduit à être le serviteur de ses missionnaires, et qui les assiste jour et nuit dans les maladies. Charité même dans les petites choses. Le P. Garelli, par exemple, racontera que lorsqu’il arriva d’Italie à la résidence de Shiu-chow, petite, pauvre et privée de meubles, Versiglia lui dit : « Tu vois, il n’y a qu’un lit ici. Je suis maintenant rompu à la vie missionnaire, mais toi, tu ne l’es pas ! Tu es encore habitué au confort de la vie civilisée. Alors, tu dormiras dans ce lit, et moi, je dors ici, sur le sol ».
Même en tant qu’évêque, il continue à se sacrifier pour ses confrères et pour les Chinois, et se propose pour n’importe quel service : imprimeur, sacristain, jardinier, peintre, et même coiffeur.
Il entreprend des visites pastorales très fatigantes et très longues, certaines durant jusqu’à deux mois, dans des conditions très inconfortables ; il dort sur les planches des bateaux au milieu des gens qui vous piétinent, dans des hôtels délabrés, sous les déluges…
Il construit des écoles, des résidences, des églises, des dispensaires, un orphelinat, une maison de retraite, tout cela grâce à ses compétences particulières : 1) il a des compétences d’architecte ; en effet, il conçoit et planifie lui-même tous les bâtiments et dirige ensuite les travaux, 2) il est un excellent orateur, ce qui lui permet de récolter les fonds nécessaires. Lors de ses deux seuls voyages en Italie, en 1916 et 1922, et au cours de son voyage au Congrès eucharistique de Chicago, où il se rend pour des raisons précises, il anime plusieurs séminaires au cours desquels il charme son auditoire et ouvre le cœur de nombreux bienfaiteurs.
Les années de Shiu-chow sont encore plus difficiles. Le gouvernement républicain, pour chasser les puissants généraux qui contrôlent encore de vastes régions du nord, demande l’aide de la Russie, qui envoie ses armements, mais commence aussi à faire de la propagande bolchevique contre l’impérialisme occidental, et les missionnaires sont considérés comme des ennemis qu’il faut chasser, leurs résidences sont souvent occupées par les militaires, etc. Au fil des ans, le climat devient de plus en plus lourd, les voyages de plus en plus dangereux, la piraterie fait rage, certains missionnaires sont enlevés par des pirates.
Mgr Versiglia fait tout son possible pour défendre les résidences et les personnes en danger et dit : « S’il faut une victime pour le vicariat, je prie le Seigneur de me prendre ».

Calixte : un jeune missionnaire passionné par le Christ jusqu’au don total de soi
L’expérience missionnaire de Callisto est différente et plus courte, mais elle est également menée avec le plus grand dévouement.
Il réussit à réaliser son rêve missionnaire à l’âge de 21 ans (1924), lorsqu’il obtient la permission de suivre le Père Garelli à Shanghai, où les Salésiens se voyaient confier la direction d’un grand institut professionnel.
Lors de la remise de la croix missionnaire dans la basilique de Marie Auxiliatrice, le jeune abbé Caravario formule cette prière : « Seigneur, ma croix, je ne la veux ni légère ni lourde, mais telle que Tu la veux. Donne-la-moi comme tu veux. Je ne demande qu’à la porter de bon cœur ». Des paroles qui en disent long sur sa volonté d’accepter la volonté de Dieu, même dans la souffrance et les épreuves.
Caravario arrive donc à Shanghai en novembre 1924, et là, en plus de l’étude du chinois, on lui confie un énorme travail : la prise en charge complète, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de cent orphelins, le catéchisme, la préparation au baptême et à la confirmation, l’animation des récréations. Poursuivant son idéal de devenir prêtre, il commence également à étudier la théologie avec beaucoup de sérieux.
En 1927, il doit quitter Shanghai en raison du déclenchement de la révolution et est envoyé dans la lointaine île de Timor, colonie portugaise de l’archipel indonésien, dépendant au plan ecclésiastique de l’évêque de Macao, pour y ouvrir une école d’arts et métiers. Son séjour à Timor durera deux ans, qu’il mettra à profit pour enrichir sa culture religieuse et sa relation avec Dieu en vue du sacerdoce. À Timor, comme à Shanghai, son apostolat porte du fruit en vocations, et il gagne la confiance et l’affection des jeunes « qui ont tous pleuré son départ » lors de la fermeture de la maison salésienne de Dili en 1929.
Il est alors envoyé à la mission de Shiu-chow où il rencontre son ancien instituteur, le père Carlo Braga, et Mgr Versiglia qui l’ordonne prêtre le 18 mai 1929. Ce même jour, il écrit à sa mère : « Maman, je t’écris le cœur plein de joie. Ce matin, j’ai été ordonné, je suis prêtre pour toujours. À présent, ton Callisto ne t’appartient plus : il doit être entièrement au Seigneur. Le temps de mon sacerdoce sera-t-il long ou court ? Je n’en sais rien. L’important est qu’en me présentant au Seigneur, je puisse dire que j’ai fait fructifier la grâce qu’il m’a donnée ».
Caravario était extrêmement maigre et faible à cause de la malaria contractée à Timor, et Versiglia lui confie la mission de Lin-chow, pensant que le bon climat de cette région serait bénéfique pour sa santé.
Comme Versiglia, Caravario affronte les difficultés des voyages apostoliques avec un esprit de sacrifice et d’adaptation. « Dans ce pays, il y a beaucoup d’âmes à sauver et peu d’ouvriers ; nous devons donc, avec l’aide du Seigneur, les sauver même au prix de n’importe quel sacrifice ».
Grâce à ses qualités de pureté, de piété, de douceur et de sacrifice, il est considéré par ses confrères comme le modèle parfait du prêtre missionnaire.

Luigi et Caravario : ensemble dans le sacrifice ultime
Le 24 février 1930, Mgr Versiglia part pour la visite pastorale à la résidence de Lin-chow avec le P. Callisto Caravario, deux professeurs et trois jeunes filles qui avaient étudié à l’internat de Shiu-chow. Le 25 février, en remontant la rivière Lin-chow, leur bateau est arrêté par une douzaine de pirates bolcheviques qui exigent cinq cents dollars comme laissez-passer (que les missionnaires n’ont évidemment pas sur eux) et tentent d’enlever les jeunes filles, mais Versiglia et Caravario s’y opposent fermement afin de protéger les jeunes filles. Mgr Versiglia est déterminé à faire son devoir jusqu’à donner sa vie : « S’il faut mourir pour sauver celles qui me sont confiées, je suis prêt ». Les pirates se jettent sur eux, insultent la religion catholique et les bastonnent brutalement. Ils les conduisent ensuite dans un fourré, les abattent et s’acharnent sur leurs corps.
Les jeunes filles, libérées quelques jours plus tard par l’armée régulière, témoigneront de la sérénité avec laquelle les deux missionnaires sont allés à la mort.
Luigi et Callisto se sont sacrifiés pour défendre la foi et la pureté des trois jeunes filles.
Ceux qui les ont connus témoignent que leur force de volonté et leur attachement à Dieu ont imprégné toute leur vie de manière héroïque et que leur zèle pour le salut des âmes était leur caractéristique.
La sainteté de ces belles âmes a été leur conquête quotidienne et le martyre en a été le couronnement.

Dr Giovanna Bruni




Laura Vicuña : une fille qui « engendre » sa mère

Histoires de familles blessées
            Nous avons l’habitude d’imaginer la famille comme une réalité harmonieuse, caractérisée par la présence simultanée de plusieurs générations et par le rôle des parents qui fixent la norme et des enfants qui – en l’apprenant – sont guidés par eux dans l’expérience de la réalité. Mais les familles se trouvent souvent traversées par des drames et des incompréhensions, ou marquées par des blessures qui attaquent leur idéal et leur donnent une image déformée, déformante et fausse.
            L’histoire de la sainteté salésienne est également traversée par des histoires de familles blessées. Il y a des familles où au moins une des figures parentales est absente, ou dans lesquelles la présence du père et de la mère devient, pour différentes raisons (physiques, psychiques, morales et spirituelles), pénalisante pour leurs enfants, y compris quand un des membres est en route vers les honneurs des autels. Don Bosco lui-même, qui avait connu la mort prématurée de son père et l’éloignement de la famille par la volonté prudente de Maman Marguerite, a voulu – ce n’est pas un hasard – que l’œuvre salésienne soit dédiée particulièrement à la « jeunesse pauvre et abandonnée ». Il n’a même pas hésité à mettre en œuvre une intense pastorale des vocations auprès des jeunes formés dans son oratoire. Il démontrait ainsi qu’aucune blessure du passé n’est un obstacle pour une pleine vie humaine et chrétienne. La sainteté salésienne elle-même, présente dans la vie de nombreux jeunes de Don Bosco qui se sont consacrés grâce à lui à la cause de l’Évangile, porte en elle comme une conséquence logique la trace de familles blessées.
            Parmi ces garçons et ces filles qui ont grandi au contact des œuvres salésiennes, nous présentons la bienheureuse Laura Vicuña, née au Chili en 1891, orpheline de père et dont la mère a commencé à cohabiter en Argentine avec le riche propriétaire terrien Manuel Mora. Blessée par la situation d’irrégularité morale de sa mère, Laura était prête à offrir sa vie pour elle.

Une vie courte mais intense
            Née à Santiago du Chili le 5 avril 1891 et baptisée le 24 mai suivant, Laura est la fille aînée de José D. Vicuña, un noble déchu qui avait épousé Mercedes Pino, la fille de modestes paysans. Trois ans plus tard arrive une petite sœur, Julia Amanda. Mais le père meurt bientôt, après avoir subi une défaite politique qui a miné sa santé et compromis son honneur en même temps que les ressources de sa famille. Privée de toute « protection et perspective d’avenir », la mère débarque en Argentine, où elle se met sous la tutelle du propriétaire terrien Manuel Mora, un homme « au caractère superbe et hautain », qui « ne dissimule pas sa haine et son mépris à l’égard de quiconque s’oppose à ses desseins ». Un tel homme ne garantit une protection qu’en apparence, mais en réalité a l’habitude de prendre ce qu’il veut, si nécessaire par la force, en exploitant les gens. Certes, il paie les études de Laura et de sa sœur à l’internat des Filles de Marie Auxiliatrice, mais leur mère subit l’influence psychologique de Mora et vit avec lui sans trouver la force de rompre le lien. Mora commence à montrer des attentions malhonnêtes à l’égard de Laura elle-même, au moment même où elle se prépare à la première communion. C’est alors que Laura prend soudain conscience de la gravité de la situation. Contrairement à sa mère, qui justifie un mal (la cohabitation) par un bien (l’éducation de ses filles dans un internat), Laura comprend qu’il s’agit d’un argument moralement illégitime, qui met l’âme de sa mère en grand danger. À cette époque, Laura souhaitait devenir elle-même religieuse de Marie Auxiliatrice, mais sa demande fut rejetée, car elle était la fille d’une « concubine publique ». Reçue au pensionnat alors que dominaient encore en elle « l’impulsivité, la facilité à éprouver du ressentiment, l’irritabilité, l’impatience et la propension à paraître », voici que se produit en elle un changement que seule la grâce, associée à la coopération humaine, peut provoquer : elle demande à Dieu la conversion de sa mère, en s’offrant elle-même pour elle. Dans cette situation, Laura ne peut ni avancer (entrer chez les Filles de Marie Auxiliatrice) ni reculer (retourner auprès de sa mère et de Mora). Avec la créativité propre aux saints, Laura s’engage alors sur le seul chemin qui lui était encore accessible : avancer en hauteur et en profondeur. Dans les résolutions de sa première communion, on lit ceci :

Je me propose de faire tout ce que je sais et peux pour […] réparer les offenses que vous, Seigneur, recevez chaque jour des hommes, surtout des personnes de ma famille ; mon Dieu, donnez-moi une vie d’amour, de mortification et de sacrifice.

            C’est alors qu’elle fait de sa résolution un « Acte d’offrande », qui inclut le sacrifice de sa vie elle-même. Son confesseur, reconnaissant que l’inspiration vient de Dieu mais ignorant les conséquences, donne son accord et confirme que Laura est « consciente de l’offrande qu’elle vient de faire ». Elle vit les deux dernières années dans le silence, la gaieté et le sourire. Son caractère déborde de chaleur humaine. Pourtant, le regard qu’elle porte sur le monde – comme le confirme une photo, très différente de la stylisation hagiographique habituelle – trahit sa prise de conscience douloureuse et la souffrance qui l’habitent. Dans une situation où elle est privée de la liberté par rapport aux conditionnements, obstacles et épreuves, comme aussi de la liberté de faire quoi que ce soit, cette pré-adolescente témoigne d’une « liberté pour » : celle du don total de soi.
Laura ne méprise pas la vie, elle aime la vie, la sienne et celle de sa mère. Pour cela, elle s’offre. Le 13 avril 1902, dimanche du Bon Pasteur, elle se demande : « Si Jésus donne sa vie… qu’est-ce qui m’empêche de donner la mienne pour maman ? » Au moment de sa mort, elle ajoute : « Maman, je meurs, je l’ai moi-même demandé à Jésus… depuis près de deux ans, je lui offre ma vie pour toi… pour obtenir la grâce de ton retour ! »
            Ce sont là des paroles dépourvues de regrets et de reproches, mais chargées d’une grande force, d’une grande espérance et d’une grande foi. Laura a appris à accueillir sa mère pour ce qu’elle est. Elle s’offre pour lui donner ce que toute seule elle ne peut obtenir. À la mort de Laura, la maman se convertit. Sa fille, Laurita de los Andes, a ainsi contribué à engendrer sa mère dans la vie de la foi et de la grâce.




Le bienheureux Titus Zeman, martyr pour les vocations

Un homme à éliminer
            Titus Zeman est né à Vajnory, près de Bratislava (en Slovaquie), le 4 janvier 1915, premier des dix enfants d’une famille simple. À l’âge de 10 ans, il est soudainement guéri par l’intercession de la Vierge et promet d' »être son fils pour toujours » et de devenir prêtre salésien. Il commença à réaliser ce rêve en 1927, après avoir surmonté l’opposition de sa famille pendant deux ans. Il avait demandé à sa famille de vendre un champ pour pouvoir payer ses études et avait ajouté : « Si j’étais mort, vous auriez trouvé l’argent pour mes funérailles. S’il vous plaît, utilisez cet argent pour payer mes études ».
            La même détermination revient constamment chez Zeman : lorsque le régime communiste s’installe en Tchécoslovaquie et persécute l’Église, le Père Titus défend le symbole du crucifix (1946), ce qui lui valut d’être renvoyé de l’école où il enseignait. Ayant échappé providentiellement à la dramatique « Nuit des Barbares » et à la déportation des religieux (13-14 avril 1950), il décide de traverser le rideau de fer avec les jeunes salésiens et de les accompagner jusqu’à Turin, où il est accueilli par le Recteur Majeur, le Père Pietro Ricaldone. Après deux traversées réussies (été et automne 1950), l’expédition échoue en avril 1951. Le père Zeman subit une première semaine de torture, puis dix mois de détention préventive, avec d’autres tortures, jusqu’au procès qui se tient du 20 au 22 février 1952. Il passera ensuite 12 ans en détention (1952-1964) et près de cinq ans en liberté conditionnelle, toujours espionné et persécuté (1964-1969).
            En février 1952, le procureur général réclame la peine de mort pour espionnage, haute trahison et franchissement illégal des frontières, peine commuée en 25 ans de prison ferme sans possibilité de libération conditionnelle. En attendant, Don Zeman est considéré comme un « homme à éliminer » et fait l’expérience de la vie dans des camps de travail forcé. Il est contraint de broyer de l’uranium radioactif à la main et sans protection ; il passe de longues périodes en isolement, avec une ration alimentaire six fois inférieure à celle des autres. Il tombe gravement malade, souffrant de maladies cardiaques, pulmonaires et neurologiques. Le 10 mars 1964, après avoir purgé la moitié de sa peine, il est remis en liberté conditionnelle pour sept ans ; il est physiquement méconnaissable et connaît une période d’intense souffrance, également spirituelle, en raison de l’interdiction d’exercer publiquement son ministère sacerdotal. Il meurt, après avoir été amnistié, le 8 janvier 1969.

Sauveur des vocations jusqu’au martyre
            Le père Titus vécut sa vocation et la mission spéciale à laquelle il se sentait appelé pour sauver les vocations dans un grand esprit de foi. Il a embrassé l’heure de l’ »épreuve » et du « sacrifice » en témoignant de sa capacité, avec l’aide de la grâce de Dieu, d’affronter l’offrande de sa vie, la passion de l’emprisonnement et de la torture et enfin la mort, en pleine conscience chrétienne, consacrée et sacerdotale. C’est de cela que témoigne son chapelet de 58 grains, un pour chaque séance de torture, qu’il confectionna avec du pain et du fil, et surtout sa référence à l’Ecce homo, à Celui qui l’a accompagné dans ses souffrances et sans qui il n’aurait pas pu les affronter. Il a gardé et défendu la foi des jeunes en un temps de persécution, en s’opposant à la rééducation communiste et à l’idéologie dominante. Son chemin de foi est un itinéraire brillant de vertus, fruit d’une vie intérieure intense, qui se traduit par une mission courageuse, dans un pays où le communisme entendait effacer toute trace de vie chrétienne. Toute la vie du père Titus se résume à encourager les autres à cette « fidélité à la vocation » avec laquelle il a résolument suivi la sienne. Son amour pour l’Église, pour sa vocation religieuse et sa mission apostolique était total. Ses entreprises audacieuses découlent de cet amour unifié et unificateur.

Un témoin de l’espérance
            Le témoignage héroïque du bienheureux Titus Zeman est l’une des plus belles pages de foi que les communautés chrétiennes d’Europe de l’Est et la Congrégation salésienne ont écrites au cours des dures années de persécution religieuse par les régimes communistes du siècle dernier. Son engagement en faveur des jeunes vocations consacrées et sacerdotales, décisives pour l’avenir de la foi dans ces pays, a été particulièrement lumineux.
            Par sa vie, le P. Titus s’est montré un homme d’unité, qui abat les barrières, sert de médiateur dans les conflits, cherche toujours le bien intégral de la personne ; en outre, il considère toujours possible une alternative, une meilleure solution, un refus de se rendre face à des circonstances défavorables. Au cours de ces années où certains ont apostasié ou trahi, où d’autres se sont découragés, il a renforcé l’espérance des jeunes appelés au sacerdoce. Son obéissance est créative et non formaliste. Il agit non seulement pour le bien de son prochain, mais de la meilleure façon possible. C’est ainsi qu’il ne se contente pas d’organiser l’évasion des clercs à l’étranger, mais il les accompagne en payant de sa personne, en leur permettant d’arriver à Turin, avec la conviction que « chez Don Bosco », ils vivront une expérience destinée à marquer toute leur vie. À la base, il y a la conscience que sauver une vocation, c’est sauver de nombreuses vies : d’abord celle de l’appelé, puis celles que rejoint une vocation fidèle, notamment à travers la vie religieuse et sacerdotale.

            Il est significatif que le martyre du père Titus Zeman ait été reconnu à l’occasion du bicentenaire de la naissance de saint Jean Bosco. Son témoignage est l’incarnation de l’appel vocationnel de Jésus et de la prédilection pastorale de Titus pour les enfants et les jeunes, en particulier pour ses jeunes confrères salésiens. Cette prédilection s’est manifestée, comme chez Don Bosco, par une véritable « passion », en cherchant leur bien, en y mettant toute son énergie, toute sa force, toute sa vie, dans un esprit de sacrifice et d’offrande : « Même si je perdais la vie, je ne la considérerais pas comme gâchée, sachant qu’au moins l’un de ceux que j’ai aidés est devenu prêtre à ma place ».