Éduquer les facultés de l’esprit avec saint François de Sales

Saint François de Sales présente l’esprit comme la partie la plus élevée de l’âme, dirigée par l’intellect, la mémoire et la volonté. Le cœur de sa pédagogie est l’autorité de la raison, une « torche divine » qui rend l’homme véritablement humain et doit guider, éclairer et discipliner les passions, l’imagination et les sens. Éduquer l’esprit signifie donc cultiver l’intellect par l’étude, la méditation et la contemplation, exercer la mémoire comme réservoir des grâces reçues, et renforcer la volonté afin qu’elle choisisse constamment le bien. De cette harmonie jaillissent les vertus cardinales – prudence, justice, force et tempérance – qui forment des personnes libres, équilibrées et capables d’une véritable charité.

            L’esprit est considéré par François de Sales comme la partie supérieure de l’âme. Ses facultés sont l’entendement, la mémoire et la volonté. L’imagination pourrait en faire partie, dans la mesure où la raison et la volonté interviennent dans son fonctionnement. La volonté, quant à elle, est la faculté maîtresse, à laquelle il convient de réserver un traitement particulier. C’est par l’esprit que l’homme devient, selon la définition classique, un « animal raisonnable ». « Nous ne sommes hommes que par la raison », écrit François de Sales. Après « les grâces corporelles », ce sont « les dons de l’esprit » qui devront faire l’objet de nos réflexions et de notre reconnaissance, et parmi ceux-ci l’auteur de l’Introduction distingue les dons reçus de la nature et ceux acquis par l’éducation :

Considérez les dons de l’esprit : combien y a-t-il au monde de gens hébétés, enragés, insensés ; et pourquoi n’êtes-vous pas du nombre ? Dieu vous a favorisée. Combien y en a-t-il qui ont été nourris rustiquement et en extrême ignorance ; et la Providence divine vous a fait élever civilement et honorablement.

            Parmi les hommes qui ont été comblés sous ce rapport, il faut nommer le « glorieux saint Augustin », riche de « tous les dons de nature et de grâce que le Seigneur lui avait libéralement départis », et doué entre autres « d’un grand esprit, d’un bon jugement accompagné d’une heureuse mémoire ».

La raison, « divin flambeau »
            Dans son Exercice du sommeil ou repos spirituel, composé à Padoue quand il avait vingt-trois ans, François se proposait un sujet de méditation surprenant :

Je m’arrêterai en l’admiration de la beauté de la raison que Dieu a donnée à l’homme, afin qu’éclairé et enseigné par sa merveilleuse splendeur, il haïsse le vice et aime la vertu. Hé ! que ne suivons-nous la lumière brillante de ce divin flambeau, puisque l’usage nous en est donné pour voir où nous devons mettre le pied !

            « La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous, les fruits qui en proviennent ne peuvent être que bons », affirme l’auteur du Traité ; il est vrai qu’elle est « grandement blessée et comme à moitié morte par le péché », mais son exercice n’est pas fondamentalement entravé.
            Dans le royaume intérieur de l’homme, « la raison doit être la reine, à laquelle toutes les facultés de notre esprit, tous nos sens et notre corps même doivent demeurer absolument assujettis ». C’est la raison qui distingue l’homme de l’animal et il faut se garder d’imiter « guenons et marmots, lesquels sont toujours mornes, tristes et fâcheux au défaut de la lune, comme au contraire, au renouvellement d’icelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries ». Il faut faire régner, dit saint François de Sales, « l’autorité de la raison ».
            Entre la partie supérieure de l’esprit, qui doit régner, et la partie inférieure de notre être, que François de Sales désigne parfois sous le nom biblique de « chair », la bataille parfois devient âpre. Chaque camp a ses alliés. L’esprit, qui est le « donjon de l’âme », est accompagné « de ses trois soldats : l’entendement, la mémoire et la volonté ». Attention donc à la chair qui complote et se cherche des alliés dans la place :

Cette chair pratique ores l’entendement, ores la volonté, ores l’imagination, lesquels se bandant contre la raison, livrent bien souvent la place, et font division et mauvais offices à la raison. […] Cette chair allèche la volonté, ores par des plaisirs, ores par des richesses ; ores elle nous met des imaginations de prétentions, ores en l’entendement une grande curiosité, tout sous espèces et prétexte de bien.

            Dans cette bataille, rien n’est perdu tant que l’esprit résiste, alors même que toutes les passions de l’âme semblent en révolte : « Si ces soldats étaient fidèles, l’esprit n’aurait aucune crainte, ains (mais) il se moquerait de ses ennemis, comme font ceux qui, ayant des munitions suffisantes, se trouvent au donjon d’une forteresse imprenable ; et ce, bien que les ennemis soient aux faubourgs, voire que la ville fût prise. » La cause de tous ces déchirements intérieurs est l’amour-propre. En effet, « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».
            En éducation, il est important de faire sentir la supériorité de l’esprit. « Le principe d’une éducation humaine est là, dit le père Lajeunie : montrer à l’enfant, dès que sa petite raison s’éveille, ce qui est beau et bien, et par l’amour du beau, le détourner du laid ; créer ainsi dans son cœur l’habitude du contrôle de ses réflexes instinctifs au lieu de les suivre servilement ; car c’est ainsi que se forme ce processus de sensualisation qui le rend esclave de ses désirs spontanés. À l’heure des choix décisifs cette habitude de céder toujours sans contrôle aux pulsions instinctives peut s’avérer catastrophique. »

L’entendement, « œil de l’âme »
            L’entendement, qui est cette faculté typiquement humaine et rationnelle de connaître et de comprendre, a souvent été comparé à la vue. On dit par exemple : « Je vois », pour dire : « J’ai compris ». Pour François de Sales, l’entendement est « l’œil de notre âme ». L’activité incroyable dont il est capable le rend semblable à « un ouvrier, lequel avec cent milliers d’yeux et de mains, comme un autre Argus, fait plus d’ouvrage que tous les ouvriers du monde, puisqu’il n’y a rien au monde qu’il ne représente ».
            Comment fonctionne l’entendement humain ? François de Sales a analysé avec précision les quatre actions dont il est capable : la simple pensée, l’étude, la méditation et la contemplation. La simple pensée s’exerce sur une grande diversité de choses, sans aucune fin, « comme font les mouches qui se vont posant sur les fleurs sans en prétendre tirer aucun suc ». L’étude au contraire se fait lorsque nous considérons les choses « pour les savoir, pour les bien entendre et pour en pouvoir bien parler », afin d’en « remplir notre mémoire », comme font les hannetons qui « se vont posant sur les roses, non pour autre fin que pour se saouler et se remplir le ventre ».
            François de Sales pourrait s’arrêter là, mais il connaît et recommande deux autres formes plus élevées. Alors que l’étude a pour but d’accroître les connaissances, la méditation se fait « pour émouvoir les affections », et particulièrement celle de l’amour. Mais l’activité suprême de l’entendement est la contemplation, qui consiste à nous réjouir du bien que nous avons connu au moyen de la méditation et que nous avons aimé par le moyen de cette connaissance ; nous ressemblons cette fois aux petits oiseaux de la volière qui prennent plaisir à « donner du plaisir à leur maître ». Avec la contemplation l’esprit humain parvient à son sommet ; l’auteur du Traité de l’amour de Dieu dira que la raison « vivifie enfin l’entendement même par la contemplation ».
            Revenons à l’étude, cette activité de l’entendement qui nous intéresse plus particulièrement. « C’est un vieil axiome entre les philosophes, dit François de Sales, que tout homme désire de savoir ». Reprenant à son compte cette affirmation d’Aristote ainsi que l’exemple de Platon, il veut montrer que c’est là un grand privilège. Ce qu’il veut savoir, c’est la vérité. La vérité est plus belle que « cette fameuse Hélène, pour la beauté de laquelle moururent tant de Grecs et de Troyens ». L’esprit est fait pour la recherche de la vérité : « La vérité est l’objet de notre entendement, qui a, par conséquent, tout son contentement à découvrir et connaître la vérité des choses ». Quand l’esprit trouve quelque chose de nouveau, il en ressent une joie intense, et quand on a commencé à trouver quelque chose de beau, on est porté à poursuivre la recherche, « comme ceux qui ont trouvé une minière d’or fouillent toujours plus avant pour trouver davantage de ce tant désiré métal ». La vérité suprême étant Dieu, c’est la connaissance de Dieu qui est la science suprême qui remplit notre esprit. C’est lui qui nous « a donné l’entendement pour le connaître » ; hors de lui, que de « pensées vaines et cogitations inutiles » !

Cultiver son intelligence
            L’homme se caractérise par un grand désir de savoir. C’est ce désir « qui fit sortir d’Athènes et tant courir ce grand Platon », et qui « fit renoncer ces anciens philosophes à leurs commodités corporelles ». Certains vont même jusqu’à jeûner « pour mieux étudier ». C’est que l’étude nous procure un plaisir intellectuel, supérieur aux plaisirs sensuels et difficile à arrêter : « L’amour intellectuel trouvant en l’union qu’il fait à son objet plus de contentement qu’il n’avait espéré, y perfectionnant sa connaissance, il la continue en s’unissant et s’unit toujours plus en la continuant ».
            Il s’agit de « bien éclairer l’entendement » en s’efforçant de le « purger » des ténèbres de l’ignorance. François de Sales insiste sur la valeur de l’étude et de l’apprentissage : « Étudiez toujours de plus en plus, en esprit de diligence et d’humilité », écrivait-il à un étudiant. Mais il ne suffit pas de purger l’entendement de ses ignorances, il faut aussi le « parer et orner », le « tapisser de considérations ». Pour savoir parfaitement une chose, il faut bien apprendre, prendre du temps, en « assujettissant » l’entendement, c’est-à-dire en l’obligeant à se fixer sur une chose, avant de passer à une autre.
            Le jeune François appliquait son esprit non seulement aux études et aux connaissances intellectuelles, mais aussi à certains sujets essentiels à la vie de l’homme sur la terre, notamment à la « considération de la vanité des grandeurs, des richesses, des honneurs, des commodités et des voluptés de ce monde » ; à la « considération de la laideur, de l’abjection et de la déplorable misère qui se retrouve au vice et au péché » et à la « connaissance de l’excellence de la vertu ».
            L’esprit humain est souvent distrait, il oublie, il est superficiel, se contentant d’une connaissance vague ou vaine. Par la méditation, non seulement des vérités éternelles, mais aussi des phénomènes et des actions de ce monde, il devient capable d’une vision plus réaliste et plus profonde de la réalité. C’est pourquoi les méditations que l’auteur propose à Philothée comportent une première partie intitulée « considérations ». Considérer veut dire appliquer son esprit à un objet bien précis, l’examiner avec attention sous ses divers aspects. François de Sales invite Philothée à « penser », à « voir », à examiner les différents « points », dont certains méritent d’être considérées « à part ». Il exhorte à voir les choses en général et à descendre dans les cas particuliers. Il veut que l’on examine les principes, les causes et les conséquences de telle vérité ou de telle situation, ainsi que les circonstances qui les accompagnent. Il faut aussi savoir « peser » certaines paroles ou sentences dont l’importance risque de nous échapper, les considérer une à une, les comparer l’une à l’autre.
            Comme en toute chose, il peut y avoir des excès ou des déformations dans le désir de savoir. Attention à la vanité du faux savant : il en est en effet qui, « pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l’école chez eux et les tenir pour maîtres : c’est pourquoi on les appelle pédants ». Or, « la science nous déshonore quand elle nous enfle et qu’elle dégénère en pédanterie ». Quel ridicule de vouloir instruire Minerve, la déesse de la sagesse ! « La peste de la science est la présomption, laquelle rend les esprits enflés et hydropiques, ainsi que sont d’ordinaire les savants du monde ».
            Quand notre esprit se pose sur des questions qui nous dépassent et qui sont du domaine des mystères de la foi, il faut le « purger de toute curiosité », il faut le « tenir clos et couvert à telles vaines et sottes questions et curiosités ». C’est la « pureté d’entendement », « seconde modestie » ou « intérieure modestie ». Enfin il faut savoir que l’entendement peut se tromper et qu’il existe des « péchés de l’entendement », comme celui que François de Sales reproche à madame de Chantal qui s’était trompée dans la trop grande estime qu’elle avait de son directeur.

La mémoire et ses « magasins »
            Comme l’entendement, la mémoire est une faculté de l’esprit qui suscite l’admiration. François de Sales la compare à un magasin « qui vaut plus que tous ceux d’Anvers ou de Venise ». Ne dit-on pas « emmagasiner » dans sa mémoire ? La mémoire est un soldat dont la fidélité nous est bien utile. Elle est un don de Dieu, déclare l’auteur de l’Introduction : Dieu vous l’a donnée, dit-il à Philothée, « pour vous souvenir de lui », l’invitant à fuir les « souvenirs détestables et frivoles ».
            Cette faculté de l’esprit humain a besoin d’entraînement. Quand il était étudiant à Padoue, le jeune François exerçait sa mémoire non seulement dans les études, mais aussi dans sa vie spirituelle, où le souvenir des bienfaits reçus est un élément primordial. C’est par elle qu’il faut commencer :

Avant toute autre chose, je tâcherai à rafraîchir ma mémoire de tous les bons mouvements, désirs, affections, résolutions, projets, sentiments et douceurs qu’autrefois la divine Majesté m’a inspirés et fait expérimenter en la considération de ses saints mystères, de la beauté de la vertu, de la noblesse de son service et d’une infinité de bénéfices qu’elle m’a très libéralement départis ; je mettrai ordre aussi à me ramentevoir (souvenir) de l’obligation que je lui ai de ce que, par sa sainte grâce, elle a quelquefois débilité mes sens en m’envoyant certaines maladies et infirmités lesquelles m’ont grandement profité.

            Dans les difficultés et les craintes, il est indispensable de se servir de la mémoire pour « nous ressouvenir des promesses » et « demeurer fermes en cette confiance que tout périra plutôt que ces promesses viennent à manquer ». Cependant, la mémoire du passé n’est pas toujours bonne. En certaines circonstances exceptionnelles de la vie spirituelle, il « la faut purger de la souvenance des choses caduques et affaires mondaines », oublier pour un temps les choses matérielles et temporelles, quoique bonnes et utiles. Dans le domaine moral, et pour exercer les vertus, la personne qui s’est sentie offensée prendra une mesure radicale : « J’ai trop de mémoire des piques et injures, je la perdrai dorénavant ».

« Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable »
            Les capacités de l’esprit humain, notamment de l’entendement et de la mémoire, ne sont pas destinées seulement aux prouesses intellectuelles, mais aussi et avant toute chose à la conduite de la vie. Chercher à comprendre l’homme, à comprendre la vie et à définir les normes de comportement selon la raison, telle devrait être une des tâches fondamentales de l’esprit humain et de son éducation. La partie centrale de l’Introduction, qui traite de « l’exercice des vertus », contient vers la fin un chapitre qui résume en quelque sorte l’enseignement de François de Sales sur les vertus : « Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable ».
            Avec finesse et un brin d’humour, l’auteur dénonce nombre de conduites bizarres, folles ou simplement injustes : « Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup » ; « nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché » ; « ce que nous faisons pour autrui nous semble toujours beaucoup, ce qu’il fait pour nous n’est rien » ; « nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit, et une cœur dur, sévère, rigoureux envers le prochain » ; « nous avons bien deux poids : l’un pour peser nos commodités avec le plus d’avantage que nous pouvons, l’autre pour peser celles du prochain avec le plus de désavantage qu’il se peut ». Pour bien juger, conseille-t-il à Philothée, il faut se mettre toujours à la place du prochain : « Rendez-vous vendeuse en achetant et acheteuse en vendant ». On ne perd rien à vivre « généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur royal, égal et raisonnable ».
            C’est la raison qui est à la base de l’édifice de l’éducation. Certains parents n’ont pas l’esprit juste car « il y a des enfants vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque pas voir, pour quelque imperfection corporelle ; il y a des vicieux qui sont les favoris, pour quelque grâce corporelle ». Il y a des éducateurs et des responsables qui se laissent aller à des préférences. « Tenez bien la balance droite entre les filles », recommandait-il à une supérieure de la Visitation, afin que « les dons naturels ne vous fassent point distribuer iniquement vos affections et bons offices ». Il ajoutait même : « La beauté, la bonne grâce, le bien parler donnent souvent de grands attraits aux personnes qui vivent encore selon leurs inclinations; la charité regarde la vraie vertu et la beauté cordiale, et se répand sans particularité ».
            Mais c’est la jeunesse surtout qui court les risques les plus grands, car si « l’amour-propre nous détraque ordinairement de la raison », cela se vérifie peut-être davantage encore chez les jeunes tentés par la vanité et l’ambition. François de Sales explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde », la nature exacte de ces deux écueils qu’il va rencontrer :

Comme la vanité est un manquement de courage, qui, n’ayant pas la force d’entreprendre l’acquisition de la vraie et solide louange, en veut et se contente d’en avoir de la fausse et vide, aussi l’ambition est un excès de courage qui nous porte à pourchasser des gloires et honneurs sans et contre la règle de la raison. Ainsi, la vanité fait qu’on s’amuse à ces folâtres galanteries qui sont à louange devant les femmes et autres esprits minces, et qui sont à mépris devant les grands courages et esprits relevés ; et l’ambition fait que l’on veut avoir des honneurs avant que les avoir mérités. C’est elle qui nous fait mettre en compte pour nous, et à trop haut prix, le bien de nos prédécesseurs, et voudrions volontiers tirer notre estime de la leur.

            La raison d’un jeune homme risque de se perdre surtout quand celui-ci se laisse « embarrasser parmi les amourettes ». Attention donc, écrit l’évêque au jeune homme, à ne « point permettre à vos affections de prévenir votre jugement et raison au choix des sujets aimables: car quand une fois l’affection a pris course, elle traîne le jugement comme un esclave, à des choix fort impertinents et dignes du repentir qui les suit par après bientôt ». Il expliquait de même aux religieuses de la Visitation que « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».

La raison, source des quatre vertus cardinales
            La raison ressemble au fleuve du paradis, « que Dieu fait sourdre pour arroser tout l’homme en toutes ses facultés et exercices » ; il se divise en quatre bras, qui correspondent aux quatre vertus que la tradition philosophique appelle les quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance. « Toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu’elles ont à la raison ; et une action ne peut être dite vertueuse si elle ne procède de l’affection que le cœur porte à l’honnêteté et beauté de la raison ». Et le chemin du bonheur passe par une vie vertueuse guidée par la raison et caractérisée par ces quatre vertus.
            La prudence « incline notre entendement à véritablement discerner le mal qui doit être évité, d’avec le bien qui doit être fait ». Attention aux passions qui risquent de déformer notre jugement en ruinant la prudence ! La prudence ne s’oppose pas à la simplicité : nous serons à la fois « prudents comme le serpent, pour n’être pas déçus (trompés) ; simples comme la colombe, pour ne point tromper personne ».
            La justice consiste à « rendre à Dieu, au prochain et à soi-même ce qu’il est obligé ». À Dieu nous rendons « la révérence, hommage et soumission que nous lui devons comme à notre souverain Seigneur et principe ». La justice envers les parents comporte le devoir de la piété, laquelle « s’étend à tous les offices qui se peuvent légitimement rendre, soit en honneur, soit en service ».
            La vertu de force sert à « vaincre les difficultés qu’on sent à faire le bien et repousser le mal ». C’est elle qui gouverne « l’appétit irascible ». Elle est bien nécessaire, parce que l’appétit sensuel est « un sujet rebelle, séditieux, remuant ». Quand la raison domine sur les passions, la colère fait place à la douceur, sa grande alliée. Souvent, la force s’accompagne de la magnanimité, « une vertu qui nous porte et incline aux actions grandes et relevées ».
            Enfin la tempérance est indispensable « pour réprimer les inclinations insolentes de la sensualité », elle gouverne « l’appétit de convoitise » et modère les passions. Si l’âme se passionne trop pour la jouissance des cinq sens corporels, elle s’abaisse et se rend incapable de jouissances plus hautes. La vigilance sur nos sens est donc de rigueur, principalement sur les deux sens du toucher et du goût, qui sont « plus grossiers, brutaux et impétueux ».
            En conclusion, ces quatre vertus sont comme des manifestations de cette lumière naturelle que nous fournit la raison. En pratiquant ces vertus, la raison fera « l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».




L’enfer des résolutions inefficaces (1873)

Saint Jean Bosco rapporte dans un « bonne nuit » le fruit d’une longue supplication à la Vierge Auxiliatrice : comprendre la cause principale de la damnation éternelle. La réponse, reçue à travers des rêves répétés, est bouleversante par sa simplicité : l’absence d’une ferme et concrète résolution à la fin de la Confession. Sans une décision sincère de changer de vie, même le sacrement devient stérile et les péchés se répètent.

            Un avertissement solennel : pourquoi il y a tant de gens qui vont à leur perdition ? Parce qu’ils ne prennent pas de bonnes résolutions lorsqu’ils se confessent.

            Le soir du 31 mai 1873, après les prières, pendant le petit mot du soir aux élèves, le Saint fit une importante déclaration en disant qu’elle était « le résultat de ses pauvres prières », et « qu’elle venait du Seigneur ! »

            Pendant toute la durée de la neuvaine de Marie Auxiliatrice, et même pendant tout le mois de mai, au cours de la messe et dans mes autres prières, j’ai toujours demandé au Seigneur et à la Vierge la grâce de me faire connaître ce qui envoie le plus de gens en enfer. Je ne dirai pas maintenant si cela vient du Seigneur ou non ; ce que je peux dire, c’est que presque chaque nuit, je rêvais que c’était le manque de ferme propos dans les confessions. Puis il m’a semblé voir des jeunes qui sortaient de l’église après s’être confessés et qui portaient deux cornes.
            – Comment cela se fait-il, me suis-je demandé. – Eh ! cela vient de l’inefficacité des résolutions en confession ! Car il y en a beaucoup qui se confessent même souvent, mais ils ne s’amendent jamais, ils confessent toujours les mêmes choses. Il y a des cas – je parle de cas hypothétiques, je n’utilise rien de la confession, parce qu’il y a le secret – où ceux qui au début de l’année avaient une mauvaise note et qui maintenant ont toujours la même note. D’autres murmuraient au début de l’année et continuent dans les mêmes fautes.
            J’ai cru bon de vous dire cela, parce que c’est le résultat des pauvres prières de Don Bosco ; et cela vient du Seigneur.

            Il ne donna pas d’autres détails sur ce rêve en public, mais il l’utilisa sans aucun doute en privé pour encourager et avertir. Mais pour nous, même le peu qu’il a dit, et la manière dont il l’a dit, constituent un sérieux avertissement qu’il faut rappeler fréquemment aux jeunes.
(MB X, 56)




Éduquer nos émotions avec saint François de Sales

La psychologie moderne a montré l’importance et l’influence de nos émotions dans la vie de notre psychisme. Mais on ne parle plus guère des « passions de l’âme », que l’anthropologie classique analysait soigneusement, comme en témoigne l’œuvre de François de Sales, notamment quand il écrit que « l’âme en tant qu’âme est la source des passions et affections ». Dans le vocabulaire de François de Sales, le terme « émotion » n’apparaît pas encore avec les connotations que nous lui connaissons. Par contre, il dira que nos passions sont « émues » dans certaines circonstances. En éducation la question qui se pose est l’attitude qu’il convient d’avoir devant ces manifestations involontaires de notre sensibilité et qui ont presque toujours des répercussions physiologiques. L’humanisme de saint François de Sales s’accommode-t-il de ces phénomènes « remuants » ?

« Je suis tant homme que rien plus »
            Tous eux qui ont connu François de Sales ont noté sa grande sensibilité et émotivité. Parfois on lui voyait monter le sang au visage et il devenait tout rouge. Comme un bon Savoyard, c’était « un volcan sous la neige ». On l’a vu pleurer sur la mort des êtres chers, mais aussi sur les péchés des autres. Lors de la mort de sa petite sœur Jeanne, qu’il avait « baptisée de ses propres mains », il écrivait à Jeanne de Chantal, elle-même consternée :

Hélas, ma Fille, je suis tant homme que rien plus. Mon cœur s’est attendri plus que je n’eusse pensé ; mais la vérité est que le déplaisir de ma mère et le vôtre y ont beaucoup contribué, car j’ai eu peur de votre cœur et de celui de ma mère.

            Comme on le voit, il ne refoulait pas systématiquement les manifestations extérieures de ses sentiments, son humanisme s’en accommodait. Il a pleuré à la mort de sa mère, de sa petite sœur, de son évêque. Un témoignage précieux de Jeanne de Chantal nous apprend que « notre saint n’était pas exempt de sentiments et émotions des passions, et ne voulait pas qu’on désirât d’en être affranchi ».
            Comme ils sont nombreux et divers les états successifs de notre âme ! Tantôt elle est « triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en tendreté ». François de Sales remarque sans tarder que les passions de l’âme réagissent sur le corps, provoquant des manifestations extérieures des mouvements intérieurs : « Quand on craint on devient pâle ; quand l’on nous avertit de quelque chose qui nous fâche, la couleur monte au visage et l’on devient rouge, ou bien la fâcherie nous tire la larme de l’œil. » Quand Mme de Chantal rencontrera l’assassin de son mari, que se passera-t-il ?

Je sais que sans doute, [votre cœur] se remuera et renversera, que votre sang bouillonnera ; mais qu’est cela ? Ainsi fit bien celui de notre cher Sauveur à la vue de son Lazare mort et de sa passion représentée. […] C’est cela, ma Fille : Dieu nous fait voir en ces émotions, combien nous sommes de chair, d’os et d’esprit.

            François de Sales n’était pas de l’avis des « apathistes » qui affirmaient que « les saints et les justes étaient exempts de toute perturbation » ; même le Christ a été troublé, et s’il n’a pas eu des passions proprement dites, on lui attribue cependant des « propassions ». C’est une erreur de penser que « l’homme, par une soigneuse et fréquente mortification, pouvait arriver jusques là que d’être sans passions et émotions de colère ; qu’il pouvait recevoir un soufflet sans rougir, être injurié, moqué, battu sans le ressentir ». C’est faux, parce que « tant que l’homme vivra, rampera et traînera sur cette terre il aura des passions, sentira des trémoussements de colère, des soulèvements de cœur, des affections, inclinations, répugnances, aversions et telles autres choses auxquelles nous sommes tous sujets ».

Les douze passions de l’âme
            Le nombre des passions a varié. L’Introduction à la vie dévote en compte sept, semblables aux sept cordes d’un luth qu’il faut accorder au cours de l’exercice annuel de renouvellement spirituel : l’amour, la haine, le désir, la crainte, l’espérance, la tristesse et la joie. Plus tard, au chapitre III du premier livre du Traité de l’amour de Dieu, on en compte pas moins de douze, comme autant de tribus formant tout un peuple : « l’amour, le désir, l’espérance, le désespoir, la joie, la haine, la fuite du mal, la crainte, le courage, la colère, la tristesse et la satisfaction ou assouvissement ».

L’amour, première et principale passion
            La cause est entendue : « L’amour tient le premier rang entre les passions de l’âme : c’est le roi de tous les mouvements du cœur, il convertit tout le reste à soi et nous rend tels que ce qu’il aime. »
            Pour parler de l’amour, l’évêque de Genève prend l’image de l’horloge : « L’amour est la vie de notre cœur ; et comme le contrepoids donne le mouvement à toutes les pièces d’un horloge, aussi l’amour donne à l’âme tous les mouvements qu’elle a ».
            En tant que passion ou émotion, l’amour naît spontanément du plaisir que suscitent les qualités extérieures de la personne ou des choses, alors que la haine ou antipathie provient de la vue des défauts ou laideurs. Cette attirance ou antipathie naturelle que nous éprouvons pour certaines personnes ou certaines choses peut être très utile. Cependant, elle doit se soumettre aux deux facultés supérieures que sont la raison et la volonté.
            La haine, écrit François de Sales citant saint Jean Chrysostome, « est un démon volontaire, une manie voulue, un jouet du diable ». Mais il s’agit ici de la haine entretenue entre les personnes. Il y a des haines instinctives, irrationnelles, inconscientes : entre les mulets et les chevaux, entre le chou et la brebis… Mais la haine peut devenir très bonne et utile quand on déteste le péché, ainsi que « toutes les affections, dépendances et acheminements du péché ».

Le désir et la fuite
            Le désir consiste en « l’espérance d’un bien futur ». « Le désir qui précède la jouissance aiguise et affine le ressentiment d’icelle, et plus le désir a été pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée est agréable et délicieuse ».
            Les désirs les plus communs sont les désirs touchant les biens, les plaisirs et les honneurs. L’auteur de l’Introduction propose une éducation du désir : il faut se garder du désir des choses vicieuses, des choses dangereuses, des choses fort éloignées, ou de rêver d’une autre vie impossible, même pour des motifs élevés ou religieux. François de Sales enseigne le réalisme. Il faut prendre les personnes, les choses, les événements tels qu’ils sont, à commencer par soi-même. À quoi sert-il de désirer même d’avoir un esprit ou un jugement meilleurs que celui que l’on a ? « Chacun doit avoir [le désir] de cultiver le sien tel qu’il est ».

L’espoir et le désespoir
            L’espoir concerne un bien que l’on pense pouvoir obtenir. Philothée est invitée à examiner comment elle s’est comportée « en l’espérance, trop mise peut-être au monde et en la créature, et trop peu mise en Dieu et ès choses éternelles ».
            Le désespoir fait partie de ces passions dont il est extrêmement difficile de faire un usage positif, à moins qu’on le réduise à « la juste défiance de nous-mêmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde ». Voyez le désespoir des « jeunes apprentis de la perfection » :
            Dès qu’ils rencontrent de la difficulté en leur chemin, voilà quant et quant (en même temps) le chagrin qui les pousse à faire tant de plaintes qu’il semble qu’il y ait grand pitié en eux. L’orgueil ou la vanité ne leur peut permettre un petit défaut que tout incontinent [aussitôt] ils n’entrent en de grands troubles qui les portent par après au désespoir : Ô Dieu, il ne faut plus rien attendre de moi, je ne ferai jamais rien qui vaille ! C’est bien dit ; hé, pensiez-vous être si brave que de ne point faillir ? En toutes sortes d’arts il faut être apprenti, premier que d’être maître.

La joie et la tristesse
            La joie est « l’allégresse pour le bien obtenu ». Lorsque nous rencontrons ceux que nous aimons, « il ne se peut pas faire que nous ne soyons émus de joie et de contentement ». Mais la joie peut être « excessive et pour choses indignes ». La joie va parfois jusqu’au rire. La possession d’un bien provoque infailliblement une complaisance ou jouissance, comme la loi de la gravité « émeut » la pierre :

Le poids des choses les ébranle, les meut et les arrête : c’est le poids de la pierre qui lui donne l’émotion et le branle à la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés ; c’est le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas ; et c’est enfin le même poids encore qui la fait arrêter et accoiser (reposer) quand elle est arrivée en son lieu.

            La tristesse est presque toujours mauvaise, à part celle qui consiste à s’affliger d’un mal réel chez autrui et chez soi-même, mais même dans ce cas il faut ne pas se laisser abattre par l’excès. La tristesse est presque toujours inutile, voire contraire au service du saint amour. Méfions-nous de la mauvaise tristesse qui « trouble l’âme, donne des craintes déréglées, dégoûte de l’oraison, assoupit et accable le cerveau, prive l’âme de conseil, de résolution, de jugement et de courage ».
            Il faut donc la chasser le plus possible. François de Sales donne pour cela un certain nombre de conseils. À côté des remèdes proprement spirituels, il conseille de « s’employer aux œuvres extérieures », de « les diversifier le plus que l’on peut, pour divertir l’âme de l’objet triste, purifier et échauffer l’âme les esprits ». Un autre remède très utile consistera à découvrir tous les sentiments de son âme à une personne de confiance. La tristesse est « la douleur pour le mal présent ». Elle peut aller dans certains cas jusqu’aux pleurs :

Un père, envoyant son fils en cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation ; et quoiqu’une fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est-ce que prenant leur bénédiction elle excite les larmes, en sorte que la volonté supérieure acquiesçant à son départ, l’inférieure montre de la résistance.

            Elle aussi peut être excessive et pour des choses vaines, comme pour ce pauvre Alexandre le Grand, qui se laissa aller à une passion déraisonnable quand il apprend qu’il y avait d’autres terres qu’il ne pourra jamais conquérir : « Comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu’on lui refuse, cet Alexandre que les mondains appellent le Grand, plus fol néanmoins qu’un petit enfant, se prend à pleurer à chaudes larmes de quoi il n’y avait pas apparence qu’il pût conquérir les autres mondes ».
            La tristesse est une passion de l’âme qu’il est très difficile de faire servir au bien. Certes, il y a une « tristesse selon Dieu » qui est bonne parce qu’elle conduit à la pénitence et qu’il faudrait nommer plutôt déplaisir, ou sentiment et détestation du mal ; elle n’engourdit pas l’esprit, mais le rend actif, prompt et diligent, ce qui la rend fort utile. Il y a une tristesse qui procède de la condition naturelle de ceux qui ont l’humeur mélancolique et qu’il est difficile de changer, mais dont il faut néanmoins combattre le plus possible les manifestations. Quant à la tristesse qui procède de la variété des accidents humains de cette vie, elle peut servir grandement à progresser dans l’espérance chrétienne. Aussi, « parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l’autorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour ».
            Certes, quelqu’un qui est d’humeur mélancolique pourra difficilement changer son tempérament, mais il pourra dire des paroles « gracieuses, bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison les choses convenables, en paroles et en œuvres de charité, douceur et condescendance ». « On est excusable de n’être pas toujours gai, car on n’est pas maître de la gaieté pour l’avoir quand on veut ; mais on n’est pas excusable de n’être pas toujours bonteux, maniable et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté. »

Le courage et la crainte
            L’homme est un être perpétuellement agité de mouvements divers « qui tantôt l’élèvent aux espérances, tantôt l’abaissent par la crainte ». La crainte se rapporte à un « mal à venir ». Avant d’être une vertu, le courage est un sentiment qui nous envahit parfois devant les difficultés qui devraient normalement nous abattre. François de Sales l’a éprouvé au moment d’entreprendre une longue visite de son diocèse de montagnes :

Tout maintenant je monte à cheval pour la visite qui durera environ cinq mois. […] Je m’y en vais de grand courage, et dès ce matin, j’ai senti une particulière consolation à l’entreprendre, quoiqu’auparavant, durant plusieurs jours, j’en eusse eu mille vaines appréhensions et tristesses, lesquelles néanmoins ne touchaient que la peau de mon cœur et non point l’intérieur : c’était comme ces frissonnements qui arrivent au premier sentiment de quelque froidure.

            Mais il y a aussi certains courages qui ne méritent pas ce nom, comme celui de se battre en duel : l’évêque de Genève se demande comment « l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». Le vrai courage est celui qui est réglé par la raison. Et quant au courage chrétien, c’est tout simplement un don de Dieu.
            Au contraire, il n’est pas en notre pouvoir de ne pas ressentir la crainte en certaines occasions : « C’est comme qui dirait à une personne à la rencontre d’un lion ou d’un ours : n’ayez point peur ». Les enfants « voient un chien qui aboie, soudain ils se prennent à crier, et ne cessent point qu’ils ne soient auprès de leur maman ». Il en est de même face aux éléments déchaînés de la nature :

Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations, tremble-terre et autres tels accidents inopinés excitent même les plus indévots à craindre Dieu ; et la nature, prévenant le discours en telles occurrences, pousse le cœur, les yeux et les mains mêmes devers le ciel pour réclamer le secours de la très sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la méprisent sont affligés.

            Certains, voulant faire les courageux, vont de nuit quelque part, mais « dès qu’ils entendent tomber une petite pierre du plancher, ou qu’ils oyent (entendent) seulement courir une petite souris se prennent à crier : Ô mon Dieu ! – Qu’est-ce, leur dit-on, qu’avez-vous trouvé ? – J’ai ouï. – Et quoi ? – Je ne sais ». Cette crainte naturelle, que nous n’avons pas choisie, n’est ni louable ni blâmable, mais elle est peut être utile. Il y a des craintes salutaires et d’autres exagérées : « crainte des dangers de pécher et des pertes des biens de ce monde : on craint trop l’un, et trop peu l’autre ».

La colère et son assouvissement
            François de Sales reconnaissait que « de son naturel, il était fort prompt et sujet à se mettre en colère ». On ne peut s’empêcher de ressentir de la colère en certaines circonstances : « Si l’on me vient rapporter que quelqu’un a médit de moi, ou que l’on me fasse quelque autre contradiction, incontinent (aussitôt) la colère s’émeut et je n’ai pas une veine qui ne se torde, parce que le sang bouillonne ».
            La colère, de soi, n’est pas mauvaise : elle est « un serviteur qui, étant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d’abord beaucoup de besogne ». Dans certains cas elle est « un secours donné à la raison ». Mais c’est un serviteur qui peut devenir dangereux et peu désirable. C’est surtout au sujet de la colère que François de Sales multiplie les conseils et les mises en garde, parce que cette passion est difficile à maîtriser. Elle peut parfois être légitime et les grands saints ont su la lancer et la retirer comme bon leur semblait ; « mais nous autres, qui avons des passions indomptées, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lâcher notre ire qu’avec péril de beaucoup de désordre, parce qu’étant une fois en campagne on ne la peut plus retenir ni ranger comme il serait requis ».

Un idéal difficile à atteindre : l’égalité d’humeur
            Les émotions et les passions font de l’homme un être extrêmement sujet aux variations de la « température » psychologique, à l’image des variations climatiques : « sa vie s’écoule sur cette terre comme les eaux, flottant et ondoyant en une perpétuelle diversité de mouvements ».
            Malgré certaines expressions où il est question de « suffoquer et étouffer les passions », pour François de Sales il ne s’agit pas d’éliminer les émotions, passions et sentiments, chose impossible, mais de les contrôler autant que faire se peut, c’est-à-dire de les modérer et de les orienter vers une fin qui soit bonne. La tradition philosophique, préoccupée de la « constance », et la tradition spirituelle orientée vers la recherche de la paix de l’âme et la lutte contre l’inquiétude, en tant qu’elle est le fruit de l’amour-propre, se rejoignent ici :

Il nous faut tâcher d’avoir une continuelle et inviolable égalité de cœur en une si grande inégalité d’accidents, et quoique toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment immobiles à toujours regarder, tendre et prétendre à notre Dieu.

            Les médecins que connaissait François de Sales disaient que « quand les quatre humeurs sont en bon ordre tout va bien, et l’on jouit d’une pleine santé ; comme au contraire, quand l’une prédomine sur l’autre on est malade, et à mesure que la prédomination est grande, la maladie l’est aussi. Par exemple, quand le flegme vient à surabonder, il réduit l’homme à de graves infirmités ».
            En réalité, il y en a toujours l’une ou l’autre qui prédomine, ce qui fait que la santé n’est presque jamais pleine et entière, mais elle penche toujours de quelque côté. Il en va de même pour les passions et les émotions. Quand l’une d’elles prédomine sur l’autre, elle cause des maladies et des bizarreries :

Aujourd’hui on sera joyeux à l’excès, et tôt après on sera démesurément triste. En temps de carnaval, on verra des joies et liesses qui se montrent par des actions badines et folâtres, et bientôt après vous verrez des tristesses et ennuis si extrêmes que c’est chose horrible et, ce semble, irrémédiable. Tel aura à cette heure trop d’espérance et ne pourra craindre chose quelconque, lequel peu après sera saisi d’une crainte qui l’enfoncera jusques aux enfers.

            Quand les passions nous rendent malades, deux méthodes sont possibles, correspondant à l’allopathie et à l’homéopathie : « Nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus grandes affections de leur sorte. »
            Il ne s’agit donc pas de feindre d’ignorer ces passions et émotions, comme si elles n’existaient pas – ce qui est impossible – mais de « veiller continuellement sur son cœur et sur son esprit pour tenir les passions en règle et sous l’empire de la raison ; autrement on ne verra que bizarreries et inégalités ». La raison, dit-il encore, « s’empare tantôt d’une passion, tantôt de l’autre, pour la modérer et gouverner ». Philothée sera heureuse quand elle aura pacifié beaucoup de passions qui l’inquiétaient.
            Le but à atteindre est exprimé par une formule typique : « posséder son âme », ce qui exige avant tout la patience : « C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes. » Malgré les difficultés, il faut tâcher d’acquérir « ce bien non pareil de l’égalité ». L’égalité de l’esprit est « un des plus illustres ornements de la vie chrétienne et un des plus aimables moyens pour acquérir et conserver la grâce de Dieu, et même de bien édifier le prochain. Ce sera le rôle des facultés supérieures, la raison et surtout la volonté, de « régler » les passions.




donbosco.info : un moteur de recherche salésien

Nous présentons la nouvelle plateforme donbosco.info, un moteur de recherche salésien conçu pour faciliter la consultation des documents liés au charisme de Don Bosco. Créé pour soutenir le Bulletin Salésien OnLine, il dépasse les limites des systèmes d’archivage traditionnels, souvent incapables de détecter toutes les occurrences des mots. Cette solution intègre un hardware et un software spécialement créés dans ce but, offrant également une fonction de lecture. L’interface web, volontairement simple, permet de naviguer parmi des milliers de documents en différentes langues, avec la possibilité de filtrer les résultats par dossier, titre, auteur ou année. Grâce à la numérisation OCR des documents PDF, le système identifie le texte même lorsqu’il n’est pas parfait, et adopte des stratégies pour ignorer la ponctuation et les caractères spéciaux. Les contenus, riches en matériel historique et de formation, visent à diffuser le message salésien de manière capillaire. Grâce au téléchargement libre de documents, on encourage l’enrichissement continuel de la plateforme et on améliore ainsi la recherche.

Dans le cadre des travaux de rédaction du Bulletin Salésien OnLine (BSOL), la création de divers outils de support, dont un moteur de recherche, s’est avérée nécessaire.

Ce moteur de recherche a été conçu en tenant compte des limites actuelles dans les différentes ressources salésiennes disponibles sur le réseau. De nombreux sites proposent des systèmes d’archivage avec des fonctionnalités de recherche, mais ils ne parviennent souvent pas à identifier toutes les occurrences des mots, en raison de limitations techniques ou de restrictions introduites pour éviter la surcharge des serveurs.

Pour surmonter ces difficultés, au lieu de construire un simple archivage de documents avec une fonction de recherche, nous avons réalisé un véritable moteur de recherche, doté également d’une fonction de lecture. Il s’agit d’une solution complète, basée sur un hardware et un software spécialement mis en place dans ce but.

Lors de la phase de conception, nous avons évalué deux options : un software à installer localement ou une application server-side accessible via le web. Étant donné que la mission du Bulletin Salésien OnLine est de diffuser le charisme salésien au plus grand nombre de personnes, il a été décidé d’opter pour la solution web, afin de permettre à quiconque de rechercher et de consulter des documents salésiens.

Le moteur de recherche est disponible à l’adresse www.donbosco.info. L’interface web est volontairement essentielle, « spartiate », afin de garantir une plus grande vitesse de chargement. La page d’accueil répertorie les fichiers et les dossiers présents, dans le but de faciliter la consultation. Les documents ne sont pas seulement en italien, mais également disponibles dans d’autres langues, sélectionnables via l’icône correspondante en haut à gauche.

La plupart des fichiers téléchargés sont au format PDF provenant de numérisations OCR (reconnaissance optique des caractères). Étant donné que l’OCR n’est pas toujours parfait, il arrive que tous les mots recherchés ne soient pas détectés. Pour pallier cet inconvénient, différentes stratégies ont été mises en œuvre : ignorer la ponctuation et les caractères accentués ou spéciaux, et permettre la recherche même en présence de caractères manquants ou erronés. Des détails supplémentaires sont disponibles dans la section FAQ, accessible en bas de page.

Étant donné la présence de milliers de documents, la recherche peut apporter un nombre très élevé de résultats. C’est pourquoi il est possible de restreindre le champ de la recherche par dossiers, par titre, auteur ou année : les critères sont cumulatifs et aident à trouver plus rapidement ce dont on a besoin. Les résultats sont classés en fonction d’un score de pertinence, qui tient actuellement compte principalement de la densité des mots-clés à l’intérieur du texte et de leur proximité.

Idéalement, il serait préférable de disposer des documents en format vectoriel plutôt que numérisés, car la recherche serait toujours précise et les fichiers seraient plus légers, avec des avantages conséquents en termes de vitesse.

Si vous possédez des documents en format vectoriel ou de meilleure qualité que ceux déjà présents dans le moteur de recherche, vous pouvez les télécharger via le service de téléchargement disponible sur www.donbosco.space. Vous pouvez également ajouter d’autres documents non présents dans le moteur de recherche. Pour obtenir les identifiants d’accès (nom d’utilisateur et mot de passe), envoyez une demande par e-mail à bsol@sdb.org.




Éduquer le corps et ses 5 sens avec saint François de Sales

            Chez beaucoup d’anciens ascètes chrétiens, influencés par les idées néoplatoniciennes, le corps a souvent été considéré comme un ennemi dont il fallait combattre la corruption, voire comme un objet de mépris dont il ne fallait tenir aucun compte. Beaucoup de spirituels du moyen âge ne se préoccupaient du corps que pour lui infliger des pénitences. Certains collèges du temps perpétuaient les vieilles méthodes. Montaigne lui-même avait dénoncé le traitement subi au collège de Guyenne à Bordeaux. Dans la plupart des écoles du temps, rien n’était prévu pour délasser « frère âne ». Pour Calvin, la nature humaine, totalement corrompue par le péché originel, ne pouvait être qu’une « ordure ».
            À l’inverse, beaucoup d’écrivains et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part. Quant à « l’infâme Rabelais », il agrandissait démesurément le corps de ses géants et se complaisait dans l’étalage des réalités physiques les plus basses. À l’inverse, beaucoup d’auteurs et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part.

Reconnaissance et réalisme salésiens
            Fidèle à sa formation et à ses principes, François de Sales propose une vision humaniste du corps, selon une conception chrétienne qui recommande l’amour et la maîtrise du corps. Dans la méditation sur la création, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote rappelle à Philothée que Dieu lui a donné non seulement l’entendement, la mémoire la volonté et l’imagination, mais aussi « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer ». Il ajoute : « Considérez l’être que Dieu vous a donné ; car c’est le premier être du monde visible ».  Il conclut : « Je veux […] m’honorer de la condition de l’être qu’il m’a donné ».
            Entre la divinisation du corps et son mépris, François de Sales offre une vision réaliste de la nature humaine. En tant que corps animé, l’homme possède la triple « faculté de nourrir, croître et produire ». En cela il ressemble aux plantes et aux animaux qui se nourrissent, croissent et se reproduisent. Manger et boire entretiennent la vie du corps et favorisent sa croissance.
            Certes, le corps est voué à la mort, mais ce n’est pas une raison pour le négliger et le dénigrer injustement tant qu’il est vivant. Les maux physiques ne doivent pas porter à la haine du corps ; le mal moral est bien pire. On ne trouve pas non plus chez François de Sales un oubli ou une occultation des réalités corporelles, comme il adviendra un peu plus tard à l’âge classique, et cela malgré les traits de préciosité qui ne manquent pas dans son œuvre.
            Cette attitude de François de Sales envers le corps a suscité déjà de son temps quelques réactions scandalisées. Aurait-il manqué parfois de retenue et de pudeur dans certaines de ses expressions ? Dans un chapitre du Traité de l’amour de Dieu, que de bonnes âmes lui avaient conseillé de supprimer sous prétexte qu’il pouvait donner de mauvaises pensées, l’auteur a écrit qu’« on applique une bouche à l’autre quand on se baise, pour témoigner qu’on voudrait verser les âmes l’une dedans l’autre réciproquement, pour les unir d’une union parfaite ». Ailleurs il dira de lui-même : « Ce bon Père dit que je suis une fleur et un vase de fleurs, et un phœnix ; mais en vérité, je ne suis qu’un puant homme, un corbeau, un fumier ».
            Ennemi de la pudibonderie, François de Sales ne connaissait pas encore la réserve et les peurs que l’on constatera quelque temps plus tard. Est-ce chez lui une survivance des habitudes du moyen âge ou tout simplement une manifestation de son goût « biblique » ? On n’y trouve en tout cas rien de comparable avec les trivialités rabelaisiennes.
            Les dons naturels les plus estimés sont la beauté, la force et la santé. Pour ce qui est de la beauté, François de Sales disait à propos de sainte Brigide, née en Écosse, que « c’était une fille extrêmement belle, car les Écossais sont naturellement beaux et on trouve en ce pays les plus belles créatures qui se puissent voir ». Qu’on songe par ailleurs au répertoire d’images évoquant les perfections physiques de l’époux et de l’épouse empruntées au Cantique des Cantiques. Même si les représentations en sont sublimées et transposées dans le registre spirituel, elles restent significatives d’une atmosphère où l’on exalte la beauté naturelle de l’homme et de la femme. Cependant la beauté extérieure n’est pas la plus importante : « La beauté de la fille de Sion est au-dedans ».

Lien étroit entre le corps et l’âme
            Bien loin du dualisme platonicien, François de Sales affirme que nos corps sont « une partie de notre personne ». L’âme personnifiée pourra même dire avec un accent de tendresse : « Cette chair est ma chère moitié, c’est ma sœur, c’est ma chère compagne, née avec moi, nourrie avec moi ».
            François de Sales a été très attentif au lien qui unit le corps et l’âme, la santé du corps et celle de l’âme. Chacun peut constater que les infirmités corporelles « ne laissent pas d’incommoder l’esprit, pour l’étroite liaison qui est entre eux ». Inversement, l’esprit agit sur le corps et il peut arriver « que le corps se ressente des affections du cœur et qu’il en devienne las », comme il arriva à Jésus, qui s’assit au bord du puits de Jacob, fatigué par l’intensité de son engagement au service du royaume de Dieu.
            Cependant, comme « le corps et l’esprit vont souvent en contraire mouvement, et à mesure que l’un s’affaiblit, l’autre se fortifie », et comme « l’esprit doit régner », « il le faut tellement secourir et établir qu’il demeure toujours le plus fort ». Et si je prends soin du corps, c’est « afin qu’il serve à l’esprit ».
            Chez François de Sales la polarité corps-âme est souvent remplacée par celle d’intérieur-extérieur. Un changement à l’intérieur se manifeste à l’extérieur. Si vous réformez votre intérieur, dit François à Philothée, cela se verra dans votre maintien, dans vos yeux, dans votre bouche, dans vos mains, « voire même en vos cheveux ». La pratique de la vertu « rend l’homme intérieurement, et encore extérieurement beau ». Inversement, un changement extérieur, une posture du corps peuvent favoriser un changement intérieur. C’est ainsi que pour la vie spirituelle, il donnera des conseils très pratiques à la personne qui n’a pas de goût à la méditation : « Piquez quelquefois votre cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure ».

Amour et maîtrise du corps
            S’agissant de l’attitude à avoir à l’égard du corps et des réalités corporelles, on ne s’étonne pas de voir François de Sales recommander à Philothée avant toute chose la gratitude pour ce don fait à la nature humaine : « Considérez les grâces corporelles que Dieu vous a données : quel corps, quelles commodités de l’entretenir, quelle santé, quelles consolations loisibles pour icelui, quels amis, quelles assistances ».
            La vérité, c’est que nous devons aimer notre corps, parce que le corps est requis aux bonnes œuvres, parce qu’il est une partie de notre personne et qu’il est destiné lui aussi à la félicité éternelle. Le chrétien doit aimer son corps comme une image vivante de celui du Sauveur incarné. L’amour de notre corps fait partie de cet amour que nous nous devons à nous-mêmes.
            Si l’amour du corps est recommandé, celui-ci doit rester soumis à l’esprit, comme le serviteur à son maître. C’est ce qu’il explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde » : « Je vous souhaite encore un cœur vigoureux, lui écrit-il, pour ne point trop flatter votre corps en délicatesse au manger, au dormir et telles autres mollesses ; car enfin, un cœur généreux a toujours un peu de mépris des mignardises et délices corporelles ».
            Pour que le corps reste « soumis à la loi de l’esprit », il convient d’éviter les excès, ni le maltraiter, ni le flatter. Il écrit : « Si le travail que vous ferez vous est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne ». Ce qu’il faut éviter, c’est l’excès de « tendreté » envers soi-même. Avec une ironie subtile mais impitoyable, il s’en prend à cette imperfection non seulement « propre aux enfants, et, si je l’ose dire, aux femmes », mais aussi aux hommes « peu courageux », qui « sont grandement tendres d’eux-mêmes, et ne font jamais autre chose que de se dorloter, mignarder et conserver ».

Prendre soin de sa santé
            L’évêque de Genève prenait soin de son corps selon son devoir, il obéissait à son médecin et à ses « infirmières ». Il s’occupait aussi de la santé des autres, conseillant les mesures appropriées. Il écrira par exemple à la mère d’un jeune élève au collège d’Annecy, « qu’il faut faire traiter Charles par les médecins, afin que l’enflure de son ventre ne prenne pas suite ».
            L’hygiène est au service de la santé. François de Sales désirait « la netteté et du cœur et du corps ». Il recommandait la propreté, bien différent en cela de saint Hilarion qui disait « qu’il ne fallait point rechercher de la netteté en nos corps, qui ne sont que charognes puantes et toutes pleines d’infection ». Il était de l’avis de saint Augustin et des anciens qui prenaient des bains « pour tenir leurs corps nets des crasses que le hâle et les sueurs sales et adustes produisaient, et les autres pour la santé, qui certes est grandement aidée de la netteté ».
            Pour pouvoir travailler et remplir les devoirs de sa charge, chacun devrait prendre ce qui est nécessaire au corps en fait de nourriture et de repos : « Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d’esprit et refuser le dormir au corps, c’est vouloir tirer beaucoup de service d’un cheval qui est efflanqué et sans le faire repaître ». Le corps a besoin aussi de repos, c’est une évidence. Il estimait que « les veillées du soir sont dangereuses pour la tête et l’estomac », alors que « le lever matin sert à la santé et à la sainteté ».

Éduquer nos sens, surtout les yeux et les oreilles
            Les sens sont des dons merveilleux du Créateur. Ils nous mettent en contact avec le monde et nous ouvrent à toutes les réalités sensibles, à la nature, au cosmos. Les sens sont la porte de l’esprit, auquel ils fournissent pour ainsi dire la matière première, car, comme dit la tradition scolastique, rien n’est dans l’intelligence qui n’ait auparavant passé par les sens.
            Mais quand François de Sales parle des sens, son intérêt le porte surtout sur le plan éducatif et moral et son enseignement à ce sujet rejoint ce qu’il a dit à propos du corps en général : admiration et vigilance. D’une part, il dira que Dieu nous a donné « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer, et ainsi des autres facultés », mais sans omettre la recommandation de « mettre sentinelles aux yeux, bouche, oreilles, mains, odorat ».
            Il faut commencer par la vue, car « entre toutes les parties extérieures du corps humain, il n’y en a point de plus noble. L’œil est fait pour la lumière ; la preuve en est que « plus les choses sont belles, agréables à la vue et dûment éclairées, plus l’œil les regarde avidement et vivement ». On sait bien qu’entre amants, « les yeux parlent mieux que la langue ».
            Il faut aussi prendre garde aux yeux, par lesquels peut entrer la tentation et le péché, comme il advint à Ève, qui se plut à « voir la beauté du fruit défendu », ou à David, qui « arrêta son regard » sur la femme d’Urie. Dans certains cas il faut faire comme on fait avec l’oiseau de chasse, épervier ou faucon : « Qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre, qui le veut accoiser, il lui faut mettre le chaperon » ; c’est ainsi que pour éviter les mauvais regards, « il faut divertir les yeux ou les couvrir de leur chaperon naturel ».
            On remarque également l’importance qu’il attachait à l’ouïe, aussi bien pour des raisons esthétiques que morales. « Une excellente mélodie écoutée avec grande attention » a cet effet remarquable qu’elle « tient attachées les oreilles ». Mais attention à ne pas dépasser nos capacités auditives : « Pour belle que soit une musique, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offense nos oreilles ». D’autre part, il faut savoir que « le cœur et les oreilles s’entretiennent l’un à l’autre », car c’est par l’oreille qu’il « reçoit les pensées des autres ». C’est par l’oreille aussi qu’entrent au plus profond de l’âme les paroles suspectes, enjôleuses, mensongères ou médisantes, dont il faut se garder car « on empoisonne les âmes par l’oreille, comme le corps par la bouche ».

Les autres sens
            Que dire de l’omniprésence des images olfactives ? Une citation parmi tant d’autres : « Le basilic, le romarin, la marjolaine, l’hysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc, mis ensemble et demeurant en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par mélange de leur bonne senteur ; mais non pas à beaucoup près de ce que fait l’eau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se mêlent beaucoup plus excellemment, s’unissant en une très parfaite odeur qui pénètre bien plus l’odorat qu’elles ne feraient pas, si avec elle et son eau les corps des ingrédients se trouvaient conjoints et unis.
            Ne confondons pas cependant le baume sacré avec les parfums du monde corrompu qui nous entoure. Il existe en effet un odorat spirituel, que nous aurions intérêt à cultiver. C’est lui qui nous permet de sentir la présence spirituelle de l’être aimé, mais c’est lui aussi qui fait que nous nous laissons pas arrêter par les mauvaises odeurs de notre prochain. Le modèle, c’est le père qui reçoit « à bras ouverts » l’enfant prodigue qui revient vers lui, « à demi-nu, tout crasseux, souillé et puant des ordures qu’il avait contractées parmi ces vilains animaux ».
            À propos du goût, certaines observations de François de Sales pourraient faire penser qu’il était un gourmand-né, voire un éducateur du goût : « Qui ne sait que la douceur du miel s’unit de plus en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement, lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que l’avalant tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de notre goût ». Malgré la douceur du miel, il fallait grandement apprécier le sel, qui est d’un usage plus commun.
            Au nom de la sobriété et de la tempérance, il recommandait de savoir renoncer à notre goût personnel en mangeant ce qui est « mis devant » nous, et de se rappeler que « comme il y a une tempérance pour le goût corporel, aussi en faut-il une pour le goût de l’esprit », « une sobriété pour l’esprit comme il y en a une pour le corps ».
            Enfin, s’agissant du sens du toucher, c’est surtout dans le sens spirituel et mystique qu’il en parle. C’est ainsi qu’il recommande de « toucher Notre-Seigneur crucifié » : « son chef », « ses mains sacrées », « son précieux corps », « son cœur ». Au jeune homme, qui « va prendre la haute mer du monde », il demande de se gouverner énergiquement et de mépriser les « mollesses », les « mignardises et délices corporelles » : « Je veux donc dire que je voudrais que parfois vous gourmandassiez votre corps à lui faire sentir quelques âpretés et duretés, par le mépris des délicatesses et le renoncement fréquent des choses agréables aux sens ; car encore faut-il quelquefois que la raison fasse l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».

Le corps et la vie spirituelle
            Le corps lui-même est appelé à participer à la vie spirituelle qui s’exprime en premier lieu au cours de l’oraison :

Pour vrai, l’essence de la prière est en l’âme, mais la voix, les actions et les autres signes extérieurs, par lesquels on explique l’intérieur, sont des nobles appartenances et très utiles propriétés de l’oraison ; ce sont ses effets et opérations. L’âme ne se contente pas de prier si tout son homme ne prie ; elle fait prier quant et elle les yeux, les mains, les genoux. […] L’âme prosternée devant Dieu tire aisément à son pli tout le corps ; elle lève les yeux ou elle lève le cœur, et les mains, là d’où elle attend le secours.

            Il expliquera aussi que « prier en esprit et vérité, c’est prier de bon cœur et affectionnément, sans feinte ni hypocrisie, et au reste y employer tout l’homme, l’âme et le corps, afin que ce que Dieu a conjoint ne soit séparé ».
            « Il faut que tout l’homme prie », répétera-t-il aux filles de la Visitation. Mais la meilleure prière est celle de Philothée, quand elle décide d’offrir et de consacrer à Dieu non seulement son âme, son esprit et son cœur, mais aussi son « corps avec tous ses sens » ; c’est ainsi qu’elle l’aimera et le servira véritablement avec tout son être.