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Situé en janvier 1876, ce passage présente l’un des « rêves » les plus évocateurs de Don Bosco, un outil privilégié avec lequel le saint turinois secouait et guidait les jeunes de l’Oratoire. La vision s’ouvre sur une plaine immense où s’activent les semeurs : le blé, symbole de la Parole de Dieu, ne germera que s’il est protégé. Mais des poules voraces s’abattent sur la semence et, tandis que les paysans chantent des versets évangéliques, les clercs chargés de la garde restent muets ou distraits, laissant tout se perdre. La scène, animée par des dialogues spirituels et des citations bibliques, devient une parabole du murmure qui étouffe le fruit de la prédication et un avertissement à la vigilance active. Avec des tons à la fois paternels et sévères, Don Bosco transforme l’élément fantastique en une leçon morale incisive.
Dans la deuxième quinzaine de janvier, le Serviteur de Dieu fit un rêve symbolique dont il parla à quelques salésiens. Don Barberis lui demanda de le raconter en public, parce que les jeunes aimaient beaucoup ses rêves, qu’ils leur faisaient beaucoup de bien et qu’ils les affectionnaient à l’Oratoire.
– Oui, c’est vrai, répondit le Bienheureux, ils font du bien et sont écoutés avec empressement. Le seul qui en souffre, c’est moi, car je devrais avoir des poumons de fer. On peut dire qu’il n’y a personne dans l’Oratoire qui ne se sente ébranlé par de tels récits. Car la plupart du temps ces rêves concernent tout le monde, et chacun veut savoir dans quel état je l’ai vu, ce qu’il doit faire, ce que signifie ceci ou cela ; et moi, je suis tourmenté jour et nuit. Si donc je veux éveiller le désir de confessions générales, je n’ai rien d’autre à faire que de raconter un rêve… Ecoute, fais ce que je te dis : dimanche, j’irai parler aux jeunes, et toi, tu m’interrogeras en public ; alors je raconterai mon rêve.
Le 23 janvier, après la prière du soir, il monta sur son estrade. Son visage rayonnant de joie manifestait, comme toujours, son contentement d’être au milieu de ses fils. Après quelques instants de silence, Don Barberis demanda la parole et l’interrogea :
– Excusez-moi, Don Bosco, me permettez-vous de vous poser une question ?
– Parle.
– J’ai entendu dire que ces dernières nuits vous avez rêvé de semence, de semeur, de poulets, et que vous l’avez déjà raconté à l’abbé Calvi. Voulez-vous nous le raconter à nous aussi ? Cela nous ferait très plaisir.
– Tu es bien curieux, répondit Don Bosco d’un ton de reproche. Et là, ce fut un éclat de rire général.
– Peu importe, savez-vous, que vous me traitiez de curieux, pourvu que vous nous parliez du rêve. Et avec ma question, je pense que j’interprète les souhaits de tous les jeunes qui l’écouteront certainement très volontiers.
– Si c’est le cas, je vous le dirai. Je ne voulais rien dire, parce qu’il y a des choses qui concernent plusieurs d’entre vous en particulier, et quelques-unes aussi pour toi, qui vous brûlent un peu les oreilles ; mais puisque vous me le demandez, je vais les raconter.
– Mais, Don Bosco, si j’ai mérité une bastonnade, ne me la donnez pas ici en public.
– Je dirai les choses telles que je les ai rêvées, et que chacun prenne ce qui le concerne. Mais avant tout, chacun doit bien se rappeler que les rêves se font en dormant, et que dans le sommeil on ne raisonne pas. Par conséquent, s’il y a quelque chose de bon, un avertissement à recevoir, on le prend. Pour le reste, que personne n’ait d’appréhension. J’ai dit que je rêvais la nuit en dormant, car il y a des gens qui rêvent aussi le jour et quelquefois même tout éveillés, et cela dérange un peu les professeurs, pour qui ils sont des élèves ennuyeux.
Il me semblait que j’étais loin d’ici et que je me trouvais à Castelnuovo d’Asti, ma terre natale. J’avais devant moi une grande étendue de terre, située dans une vaste et belle plaine ; mais ce terrain n’était pas à nous et je ne savais pas à qui elle appartenait.
Dans ce champ, j’ai vu beaucoup de gens qui travaillaient avec des houes, des bêches, des râteaux et d’autres outils. Certains labouraient, d’autres semaient le blé, d’autres aplanissaient la terre, d’autres encore faisaient autre chose. Ici et là se trouvaient les responsables qui dirigeaient le travail, et parmi eux, il me semblait que j’y étais moi aussi. Ailleurs on entendait chanter des chœurs de paysans. J’observais tout cela avec étonnement sans pouvoir me donner la raison de cet endroit. Je me disais à moi-même : – Mais pourquoi ces gens font un travail si dur ? Et je me répondais à moi-même : – Pour donner du pain à mes jeunes. – Et j’étais vraiment émerveillé en voyant ces bons agriculteurs qui n’abandonnaient pas leur travail un seul instant et continuaient leur tâche avec la même constance et la même diligence. Seuls quelques-uns riaient et plaisantaient entre eux.
Pendant que je contemplais cette belle scène, je regarde autour de moi et je me vois entouré de quelques prêtres et beaucoup d’abbés, certains proches, d’autres à distance. Je me suis dit : – Mais je rêve, mes abbés sont à Turin, ici nous sommes à Castelnuovo. Comment cela se fait-il ? Je suis habillé pour l’hiver de la tête aux pieds, hier encore j’avais si froid, et maintenant ici on sème le blé. – Je me frottais les mains en me promenant et je disais : – Mais je ne rêve pas, c’est vraiment un champ ; cet abbé qui est ici est l’abbé A. en personne ; cet autre est l’abbé B. Et alors comment puis-je voir en rêve telle chose et telle autre ?
C’est alors que j’aperçus un vieil homme à l’air avenant et sage, qui m’observait attentivement, moi et les autres. Je m’approchai de lui et lui demandai :
– Dites-moi, brave homme, écoutez ! Qu’est-ce que je vois et que je ne comprends pas ? Où sommes-nous ? Qui sont ces travailleurs ? À qui appartient ce champ ?
– Oh ! me répond l’homme, voilà de bonnes questions à poser ! Vous êtes prêtre et vous ignorez ces choses ?
– Expliquez-moi donc ! Croyez-vous que je rêve, ou que je suis éveillé ? Car il me semble que je rêve, et les choses que je vois ne me paraissent pas possibles.
– Très possibles, voire réelles, et il me semble que vous êtes bien réveillé. Vous ne vous en rendez pas compte ? Il parle, il rit, il plaisante.
– Et pourtant, ai-je ajouté, il y a des gens qui ont l’impression de parler, d’écouter et d’agir dans leurs rêves comme s’ils étaient éveillés.
– Mais non, laissez tout cela de côté. Vous êtes ici en corps et en âme.
– Eh bien, soit. Mais si je suis éveillé, dites-moi à qui appartient ce champ.
– Vous avez étudié le latin : quel est le premier nom de la deuxième déclinaison que vous avez étudié dans le Donat ? Vous le savez encore ?
– Eh ! oui, je le sais ; mais quel rapport avec ce que je vous demande ?
– Il y a un grand rapport. Dites-moi donc quel est le premier substantif que l’on étudie dans la seconde déclinaison.
– C’est Dominus.
– Et comment se présente-t-il au génitif ?
– Domini !
– Très bien, Domini ; ce champ est donc Domini, du Seigneur.
– Ah ! je commence à comprendre quelque chose ! m’exclamai-je.
J’étais étonné par la leçon de ce bon vieillard. Pendant ce temps, je voyais plusieurs personnes venir avec des sacs de grain à semer, et un groupe de paysans qui chantait : Exit, qui seminat, seminare semen suum (Le semeur est sorti pour semer sa semence, Lc 8,5).
Je trouvais dommage qu’on jette cette semence et qu’on la laisse pourrir dans la terre. Ce grain était si beau ! – Ne vaudrait-il pas mieux, me disais-je, le moudre et en faire du pain ou des pâtes ? – Mais je me suis dit : Celui qui ne sème pas ne récolte pas ; si on ne jette pas la semence et si elle ne pourrit pas, que récoltera-t-on alors ?
À ce moment-là, j’ai vu sortir de tous côtés une multitude de poules qui parcouraient le champ ensemencé pour attraper tout le grain qu’on semait.
Et le groupe de chanteurs continuait à chanter : Venerunt aves caeli, sustulerunt frumentum et reliquerunt zizaniam (Les oiseaux du ciel sont venus, ont récolté le blé et ont laissé l’ivraie).
Je jette un coup d’œil autour de moi et j’observe les abbés qui étaient avec moi. L’un d’eux, les mains croisées, regardait avec une froide indifférence ; un autre discutait avec ses compagnons ; certains haussaient les épaules, d’autres regardaient le ciel, d’autres riaient du spectacle, d’autres poursuivaient tranquillement leur récréation et leurs jeux, d’autres vaquaient à leurs occupations ; mais personne n’effrayait les poules pour les chasser. Je me tourne vers eux très peiné, et les appelant tous par leur nom, je leur dis :
– Que faites-vous ? Ne voyez-vous pas que ces poules mangent tout le grain ? Ne voyez-vous pas qu’elles détruisent toutes les bonnes semences, qu’elles anéantissent les espoirs de ces bons paysans ? Que récolterons-nous ensuite ? Pourquoi restez-vous muets ? Pourquoi ne criez-vous pas, pourquoi ne les faites-vous pas partir ?
Mais les abbés haussaient les épaules, me regardaient sans rien dire. Certains d’entre eux ne se sont même pas retournés ; ils n’avaient pas fait attention à ce champ avant, et ils n’y ont pas fait attention après que j’ai crié.
– Sots que vous êtes ! continuai-je. Les poulets ont déjà le goitre plein. Vous ne pouviez pas taper des mains et faire comme ça ? – Et pendant ce temps, je frappais des mains, me trouvant dans une véritable impasse, car mes paroles ne servaient à rien. Certains ont alors commencé à chasser les poules, mais je me répétais à moi-même : Oh oui, maintenant que tout le grain a été mangé, vous chassez les poules.
C’est alors que j’ai été frappé par le chant du groupe de paysans qui chantaient : Canes muti nescientes latrare (chiens muets qui ne savent pas aboyer, Is 56,10).
Alors je me suis tourné vers le bon vieillard et, pris entre l’étonnement et l’indignation, je lui ai dit :
– Oh, expliquez-moi ce que je vois, je n’y comprends rien. Quelle est cette semence que l’on jette par terre ?
– Mais quoi ! Semen est verbum Dei (La semence est la parole de Dieu, Lc 8,11).
– Mais qu’est-ce que cela veut dire, quand je vois les poulets qui la mangent ?
Le vieillard, changeant de ton, reprit :
– Oh ! si vous voulez une explication plus complète, je vais vous la donner. Le champ, c’est la vigne du Seigneur, dont il est question dans l’Évangile, et qui peut aussi être comprise comme le cœur de l’homme. Les cultivateurs sont les ouvriers de l’Évangile qui sèment la parole de Dieu surtout par la prédication. Cette parole devrait produire beaucoup de fruits dans le cœur, comme dans un terrain bien préparé. Mais voilà ! Les oiseaux du ciel viennent et l’emportent.
– Que signifient ces oiseaux ?
– Dois-je vous dire ce qu’ils indiquent ? Ils indiquent les murmures. Après avoir entendu un bon sermon, on va trouver les camarades. L’un commente un geste, ou la voix, ou une parole du prédicateur, et tout le fruit du sermon est perdu. Un autre accuse le prédicateur lui-même de quelque défaut physique ou intellectuel ; un troisième se moque de son italien, et tout le fruit du sermon est perdu. Il en est de même d’une bonne lecture, qui devient inutile à cause des murmures. Les murmures sont d’autant plus mauvais qu’ils sont généralement secrets, cachés, et qu’ils vivent et croissent là où on ne les attend pas. Même si le blé se trouve dans un champ peu cultivé, il germe, croît, s’élève assez haut et porte du fruit. Lorsque, dans un champ fraîchement ensemencé, un orage survient, le champ est battu et ne porte plus autant de fruits, mais il en porte quand même. Même si la graine n’est pas très belle, elle poussera quand même : elle portera peu de fruits, mais elle en portera quand même. Par contre, lorsque les poules ou les oiseaux picorent la semence, il n’y a plus rien à faire : le champ ne donne ni beaucoup ni peu, il ne porte plus du tout de fruit. Si la prédication, les exhortations et les bonnes intentions sont suivis d’autres choses comme la distraction, la tentation, etc., les fruits seront moins nombreux. Quand il y a des murmures, des paroles mauvaises ou d’autres choses semblables, il n’y a plus d’espoir, tout est immédiatement perdu. Et qui a le devoir de frapper dans les mains, d’insister, de crier, de surveiller pour éviter ces murmures et ces mauvaises paroles ? Vous le savez !
– Mais que faisaient donc ces abbés ? demandai-je. Ne pouvaient-ils pas empêcher tout ce mal ?
– Ils n’ont rien empêché, a-t-il poursuivi. Certains sont restés muets comme des statues, d’autres n’ont pas fait attention, n’ont pas réfléchi, n’ont pas vu et sont restés les bras croisés ; d’autres n’ont pas eu le courage d’empêcher ce mal ; d’autres encore, un petit nombre, se sont joints aux murmurateurs, ont pris part à leurs calomnies en détruisant la parole de Dieu. Toi qui es prêtre, insiste sur ce point ; prêche, exhorte, parle, et n’aie jamais peur d’en dire trop. Fais savoir à tous le mal que l’on fait en critiquant ceux qui prêchent, qui exhortent, qui donnent de bons conseils. Se taire quand on voit un désordre et ne pas l’empêcher, surtout de la part de ceux qui le pourraient ou le devraient, c’est se rendre complice du mal d’autrui.
Impressionné par ces paroles, je voulais encore regarder, observer ceci et cela, réprimander les abbés, les inciter à faire leur devoir. Mais déjà ils s’activaient et tentaient de chasser les poules. Quant à moi, après avoir fait quelques pas, j’ai trébuché sur un râteau destiné à niveler la terre et abandonné dans le champ, et je me suis réveillé. Laissons maintenant tout cela de côté et venons-en à la morale. Don Barberis ! Que dis-tu de ce rêve ?
– Je dis, répondit Don Barberis, que c’est une bonne bastonnade, et que c’est bien fait pour celui qui la mérite.
– Eh bien sûr, reprit Don Bosco, c’est une leçon qui doit nous faire du bien ; ne l’oubliez pas, mes amis, pour éviter en tout point les murmures entre vous, comme un mal extraordinaire, en les fuyant comme on fuit la peste, et non seulement en les évitant vous-mêmes, mais en cherchant à tout prix à les faire éviter aux autres. Il y a parfois de bons conseils, des actions excellentes qui ne font pas autant de bien comme d’empêcher les murmures et toutes les paroles qui peuvent nuire à autrui. Armons-nous de courage et combattons-les franchement. Il n’y a pas de plus grand malheur que de faire perdre la parole de Dieu. Et pour cela il suffit d’une expression ou d’une plaisanterie.
Je vous ai raconté un rêve que j’ai fait il y a quelques nuits, mais la nuit dernière, j’ai fait un autre rêve, que je veux aussi vous raconter. L’heure n’est pas encore trop tardive, il n’est que neuf heures et je peux vous le raconter. Mais j’essaierai de ne pas être trop long.
Il me semblait que j’étais dans un lieu dont je ne me souviens plus. Je n’étais plus à Castelnuovo, mais il me semble que je n’étais pas non plus à l’Oratoire. Quelqu’un est venu en toute hâte m’appeler :
– Don Bosco, venez! Don Bosco, venez!
– Mais pourquoi un tel empressement ? répondis-je.
– Savez-vous ce qui s’est passé ?
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire ; explique-toi clairement, répondis-je anxieusement.
– Ne savez-vous pas, Don Bosco, que ce jeune si bon, si plein de vie, est gravement malade, voire mourant ?
– Je crois que tu veux te moquer de moi, lui dis-je ; ce matin j’ai parlé et marché avec lui, et maintenant tu me dis qu’il est mourant.
– Ah, Don Bosco, je ne cherche pas à vous tromper et je crois devoir vous dire la pure vérité. Ce jeune a grand besoin de vous et souhaite vous voir et vous parler pour la dernière fois. Mais venez vite, sinon vous n’êtes plus à temps.
Sans savoir où, je me hâtai à sa suite. J’arrive dans un lieu et je vois des gens tristes, en pleurs, qui me disent : Faites vite, il arrive à la fin.
– Mais que s’est-il passé ? répondis-je. On me fait entrer dans une chambre, où je vois un jeune homme couché, le visage tout pâle, d’une couleur presque cadavérique, avec une toux et des râles qui l’étouffaient et lui permettaient à peine de parler.
– Mais n’es-tu pas un tel de ceux-là ? lui dis-je.
– Oui, c’est moi !
– Comment vas-tu ?
– Je vais mal.
– Et comment se fait-il que je te vois en cet état ? Hier et ce matin je te voyais encore en train de te promener tranquillement sous le préau.
– Oui, répondit le jeune homme, hier et ce matin je me promenais sous le préau ; mais maintenant dépêchez-vous, j’ai besoin de me confesser ; je vois qu’il me reste peu de temps.
– Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas ; tu t’es confessé il n’y a pas longtemps.
– C’est vrai, et il me semble que je n’ai pas une grosse peine sur le cœur ; mais je désire recevoir la sainte absolution avant de me présenter au divin Juge.
J’ai écouté sa confession. Mais entre-temps, j’ai constaté que son état s’aggravait visiblement et qu’un catarrhe l’étouffait. – Il faut faire vite, me dis-je, si je veux qu’il reçoive aussi le saint viatique et l’extrême onction. En réalité, il ne pourra même plus recevoir le viatique, parce qu’il faut du temps pour les préparatifs, et parce que la toux risque de l’empêcher d’avaler. Vite l’huile sainte !
Sur ce, je sors de la pièce et j’envoie immédiatement un homme chercher les saintes huiles. Les jeunes qui se trouvaient dans la salle me demandaient :
– Mais est-il vraiment en danger, est-il vraiment en train de mourir, comme on le dit ?
– Hélas ! répondis-je. Ne voyez-vous pas qu’il respire de plus en plus mal et que le cathare est en train de l’étouffer ?
– Mais il vaut mieux lui apporter aussi le viatique et l’envoyer dans les bras de Marie avec ce fortifiant !
Pendant que je m’affairais à faire le nécessaire, j’entends une voix qui dit :
– Il a expiré !
Je rentre dans la chambre et je trouve le malade les yeux fermés ; il ne respire plus, il est mort.
– Je demande aux deux qui l’assistaient s’il est mort, et ils me répondent : il est mort !
– Mais comment, si vite ? Dites-moi : n’est-ce pas un tel ?
– Oui, c’est lui.
– Je n’en crois pas mes yeux ! Hier encore, il marchait avec moi sous le préau.
– Hier, il marchait et maintenant il est mort, répondirent-ils.
– Heureusement, c’était un bon garçon, ajoutai-je. Et je disais aux jeunes qui l’entouraient :
– Vous voyez, vous voyez ? Il n’a même pas pu recevoir le viatique et l’extrême-onction. Mais remercions le Seigneur, qui lui a donné le temps de se confesser. Ce jeune était bon, il fréquentait suffisamment les sacrements et nous espérons qu’il est allé vers une vie heureuse, ou au moins vers le purgatoire. Mais si le même sort était arrivé à d’autres, qu’en serait-il de certains aujourd’hui ?
Cela dit, nous nous mîmes tous à genoux et nous récitâmes un De profundis pour l’âme du pauvre défunt.
Alors je suis allé dans ma chambre, quand je vois arriver Ferraris de la librairie (le coadjuteur Giovanni Antonio Ferraris, libraire), qui me dit, tout agité :
– Don Bosco, savez-vous ce qui est arrivé ?
– Eh ! malheureusement je le sais ! Il est mort un tel, répondis-je.
– Ce n’est pas ça, il y en a deux autres qui sont morts.
– Quoi ? Qui ?
– Un tel et un tel.
– Mais quand ? Je ne comprends pas.
– Oui, deux autres, qui sont morts avant que vous veniez.
– Pourquoi alors vous ne m’avez-vous pas appelé ?
– On n’avait plus le temps. Mais pouvez-vous me dire quand celui-là est mort ?
– Il est mort maintenant, répondis-je.
– Savez-vous quel jour et quel mois nous sommes ? continua Ferraris.
– Oui, je sais, nous sommes le 22 janvier, le deuxième jour de la neuvaine de saint François de Sales.
– Non, dit Ferraris. Vous vous trompez, Don Bosco, regardez bien. – Je regarde le calendrier et je vois : 26 mai.
– Elle est bien bonne, celle-là ! m’exclamai-je. On est en janvier, et je vois bien à ma tenue qu’on ne s’habille pas comme ça en mai ; en mai, il n’y a pas de chauffage.
– Je ne sais pas quoi vous dire, ni quelle raison vous donner, mais nous sommes le 26 mai.
– Mais si notre camarade est mort seulement hier et nous étions en janvier.
– Vous vous trompez, insistait Ferraris, nous étions au temps pascal.
– Et en voilà encore une autre !
– Temps pascal, c’est sûr, nous étions pendant le temps pascal, et celui qui est mort pendant la Pâque a eu beaucoup plus de chance que les deux autres, qui sont morts au mois de Marie.
– Tu te moques de moi, lui dis-je. Explique-toi mieux, sinon je ne te comprends pas.
– Je ne me moque pas du tout. C’est ainsi. Si vous voulez en savoir plus, et que je m’explique mieux, faites attention !
Il ouvrit les bras, puis frappa les mains l’une contre l’autre bruyamment en faisant clac ! Et je me suis réveillé. Puis je me suis exclamé : – Oh, Dieu merci, ce n’était pas la réalité, mais un rêve. Comme j’ai eu peur !
Voilà le rêve que j’ai fait cette nuit. Donnez-lui l’importance que vous voulez. Moi-même, je ne veux pas y croire tout à fait. Aujourd’hui, cependant, j’ai voulu voir si ceux qui me semblaient morts dans mon rêve étaient encore en vie et je les ai vus en bonne santé et vigoureux. Il n’est certainement pas opportun que je vous dise leurs noms, et je ne vous le ferai pas. Cependant, je garderai un œil sur ces deux. S’ils ont besoin d’un bon conseil pour bien vivre, je le leur donnerai, et je les préparerai en douceur, sans qu’ils s’en rendent compte ; ainsi, s’il leur arrive de devoir mourir, la mort ne les prendra pas au dépourvu. Mais que personne n’aille dire : c’est celui-ci, c’est celui-là. Que chacun pense à lui-même.
Et n’ayez aucune appréhension à ce sujet. L’effet que cela doit produire en vous est simplement ce que le Divin Sauveur nous a suggéré dans l’Évangile : Estote parati, quia, qua hora non putatis, filius hominis veniet (Soyez prêts, car le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas, Lc 12, 40). C’est un grand avertissement, mes chers jeunes, que le Seigneur nous donne. Soyons toujours prêts, car à l’heure où nous nous y attendons le moins, la mort peut venir, et celui qui n’est pas préparé à bien mourir risque fort de mal mourir. Je me tiendrai prêt le mieux possible et vous ferez de même, afin qu’à l’heure où il plaira au Seigneur de nous appeler, nous soyons prêts à passer dans l’heureuse éternité. Bonne nuit.
Les paroles de Don Bosco étaient toujours écoutées dans un silence religieux, mais lorsqu’il racontait ces choses extraordinaires, on n’entendait pas le moindre toussement ni le moindre bruit des pieds parmi les centaines de garçons présents. L’impression vive durait des semaines et des mois, et elle s’accompagnait de changements radicaux dans la conduite de certains malappris. Puis il y avait un attroupement autour du confessionnal de Don Bosco. Il ne venait à l’esprit de personne de supposer qu’il avait inventé ces histoires pour effrayer et améliorer la vie des jeunes, parce que les annonces de morts imminentes se réalisaient toujours et certains états de conscience vus en rêve correspondaient à la réalité.
Mais la peur produite par ces sinistres prédictions n’était-elle pas un cauchemar oppressant ? Il semble que non. Il y avait trop de possibilités et de suppositions dans une foule de plus de huit cents jeunes pour que chacun en fût préoccupé. De plus, la persuasion très répandue que ceux qui mouraient à l’Oratoire allaient certainement au paradis, et que Don Bosco préparait les élus sans les effrayer, contribuait à bannir toute peur de leur esprit. D’autre part, on sait combien est grande l’inconstance de la jeunesse : sur le moment, l’imagination des jeunes est frappée et ébranlée, mais ensuite la mémoire se libère bientôt de toute appréhension et peur. C’est ce qu’attestent unanimement les survivants de l’époque.
Après le départ des jeunes au dortoir, quelques confrères qui entouraient le Bienheureux n’arrêtaient pas de lui poser des questions pour savoir si l’un d’entre eux était au nombre de ceux qui allaient mourir. Le Serviteur de Dieu répétait en souriant comme d’habitude et en secouant la tête :
– Oh ! bien sûr, je viendrai vous dire qui c’est, avec le risque de faire mourir quelqu’un avant l’heure !
Voyant que rien ne sortait, ils lui demandèrent si, dans le premier rêve, il y avait aussi des abbés qui se comportaient comme les poules, c’est-à-dire qui murmuraient. Don Bosco s’arrêta de marcher, tourna les yeux vers ses interlocuteurs et dit avec un fin sourire : – Eh ! quelques-uns oui, mais peu, et c’est tout ce que je dirai. – Ils lui demandèrent alors de dire au moins s’ils étaient parmi les chiens muets. Le Bienheureux s’en tint à des généralités, observant qu’il fallait prendre garde d’éviter et de faire éviter les murmures et en général tous les désordres, surtout les mauvaises conversations. – Malheur au prêtre et à l’abbé, dit-il, qui, chargé de veiller, voit des désordres et ne les empêche pas ! Je veux que l’on sache et que l’on croie qu’en disant « murmures », je n’entends pas seulement le fait de critiquer autrui, mais tout discours, toute expression, toute parole, qui peut empêcher la parole de Dieu de porter du fruit chez autrui. De façon générale, je veux dire que c’est un grand mal que de se taire quand on a connaissance d’un désordre, de ne pas l’empêcher ou de ne pas chercher à le faire cesser par les responsables.
Un des plus audacieux posa au Serviteur de Dieu une question plutôt délicate.
– Et Don Barberis, que fait-il dans le rêve ? Vous avez dit qu’il y en avait aussi pour lui, et Don Barberis lui-même semblait s’attendre à une bonne correction. – Don Barberis était présent. Don Bosco a d’abord laissé entendre qu’il ne voulait pas répondre. Puis, comme il ne restait plus que quelques prêtres à ses côtés et que Don Barberis était heureux qu’il révèle le secret, le Bienheureux dit :
– Eh ! Don Barberis ne prêche pas assez sur ce point, il n’insiste pas sur ce sujet autant qu’il le faudrait. Don Barberis confirma que ni l’année précédente, ni durant l’année en cours, il n’avait jamais insisté à dessein sur ces questions dans ses conférences aux novices. Il fut donc très heureux de la remarque, qu’il conserva avec soin pour l’avenir.
Cela dit, ils montèrent les escaliers et, après avoir baisé la main de Don Bosco, tous partirent se reposer. Tous, sauf Don Barberis qui, comme d’habitude, l’accompagna jusqu’à la porte de sa chambre. Don Bosco, voyant qu’il était encore tôt et se rendant compte qu’il ne pourrait pas dormir, parce qu’il était fortement impressionné par le rêve, fit entrer Don Barberis dans sa chambre contre son habitude, et lui dit :
– Puisque nous avons encore du temps, nous pouvons faire deux pas dans la chambre.
Il continua ainsi à parler pendant une demi-heure. Il dit entre autres choses :
– Dans le rêve, j’ai vu tout le monde, et j’ai vu l’état dans lequel chacun se trouvait : celui qui était une poule, celui qui était un chien muet, ceux qui s’étaient mis à l’œuvre après avoir été avertis et ceux qui n’avaient pas bougé. Je me sers de cette connaissance pour confesser, exhorter en public et en privé chaque fois que je vois que cela produit du bien. Au début, je n’accordais pas beaucoup d’attention à ces rêves, mais j’ai découvert qu’ils valent largement plusieurs sermons. Pour certains ils sont même plus efficaces qu’une retraite, et c’est pourquoi je m’en sers. Et pourquoi pas ? Nous lisons dans l’Ecriture Sainte : Probate spiritus (éprouvez les esprits, 1 Jn 4,1) ; quod bonum est tenete (retenez ce qui est bon, 1 Tes 5,21). Je vois qu’ils sont profitables, je vois qu’ils plaisent, pourquoi les garder en secret ? Je constate même qu’ils aident beaucoup à s’affectionner à la Congrégation.
– J’ai moi-même expérimenté, interrompit le Père Barberis, combien ces rêves étaient utiles et salutaires. Même racontés ailleurs, ils font du bien. Là où Don Bosco est connu, on peut dire que ce sont des rêves ; là où il n’est pas connu, on peut les présenter comme des similitudes. Ah ! si l’on pouvait en faire une collection en les présentant comme des similitudes. Ils seraient recherchés et lus par les petits et les grands, par les jeunes et les vieux, pour le plus grand bien de leurs âmes.
– Certainement ! Ils feraient du bien, j’en suis intimement convaincu.
– Mais peut-être, regretta Don Barberis, personne ne les a recueillis par écrit.
– Moi, reprit Don Bosco, je n’ai pas le temps, et je ne me souviens plus de beaucoup d’entre eux.
– Ceux dont je me souviens, reprit Don Barberis, ce sont les rêves qui parlaient des progrès de la Congrégation, de l’extension du manteau de la Vierge…
– Ah, oui ! s’exclama le Bienheureux. Et il mentionna plusieurs visions de ce genre. Il prit ensuite un air plus sérieux et il poursuivit non sans un certain trouble :
– Quand je pense à ma responsabilité dans la position où je me trouve, je tremble de tout mon être… Quel immense compte j’aurai à rendre à Dieu de toutes les grâces qu’il nous donne pour la bonne marche de notre Congrégation !
(MB XII, 40-51)
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