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Le rêve qui suit, raconté par Don Bosco à ses jeunes en 1867, commence par une nuit d’insomnie où le Saint réfléchit au mystère de l’âme. Guidé par une présence lumineuse, il est transporté dans un palais suspendu où il rencontre un évêque ami, déjà décédé, qui lui ouvre des aperçus sur le destin au-delà de la mort. De leur dialogue émergent des avertissements : l’illusion des plaisirs mondains, la nécessité de dissiper le « brouillard » mondain, la garde de la pureté, l’obéissance, la fuite de l’oisiveté, la prière, la confession et la communion fréquentes. La vision, à la fois réaliste et symbolique, éclaire la justice divine et l’urgence de se préparer au Paradis dans le chemin éducatif salésien quotidien, rendant actuel pour chaque lecteur le message d’espérance et de responsabilité.
Don Bosco parla de nouveau à toute la communauté après les prières du soir.
Hier soir, mes chers fils, je m’étais couché et comme je ne pouvais pas m’endormir tout de suite, je pensais à la nature et à l’existence de l’âme, comment elle était faite, comment elle pouvait se trouver et parler dans l’autre vie, étant séparée du corps, et comment nous pourrions alors nous reconnaître les uns les autres, n’étant après la mort que de purs esprits. Et plus je pensais à cela, plus le mystère me semblait obscur.
Pendant que je vagabondais dans ces fantaisies, je m’endormis et il me sembla que j’étais sur le chemin qui mène à … (et il nomma la ville) et que je marchais dans cette direction. J’allais pendant un certain temps en traversant des pays inconnus, quand tout à coup je me sentis appeler par mon nom. C’était la voix d’une personne qui s’était arrêtée en chemin.
– Viens avec moi, me dit-elle ; maintenant tu pourras voir ce que tu désires.
Je lui obéis aussitôt. Cette personne allait avec la rapidité de la pensée et moi à l’égal de mon guide. Nous allions sans que nos pieds touchent le sol. Arrivés dans une région inconnue, mon guide s’arrêta. Sur un lieu élevé se dressait dans toute sa magnificence un palais admirable. Je ne sais pas où il était, ni sur quelle éminence ; je ne me souviens plus s’il se trouvait sur une montagne ou dans les airs sur les nuages. Il était inaccessible et on ne voyait aucune route pour y monter. Ses portes étaient d’une hauteur considérable.
– Regarde, monte vers ce palais, me dit le guide.
– Comment dois-je faire ? observai-je ; comment faire pour y arriver ? Ici en bas, il n’y a pas d’entrée, je n’ai pas d’ailes.
– Entre ! répliqua l’autre impérativement. Et voyant que je ne bougeais pas, il dit :
– Fais comme je fais : lève les bras simplement et tu monteras. Viens avec moi. – Et, en disant cela, il leva haut les mains vers le ciel. Moi aussi, j’ouvris alors les bras et je me sentis immédiatement soulevé en l’air comme un léger nuage. Et me voilà sur le seuil du grand palais. Le guide m’avait accompagné.
– Qu’est-ce qu’il y a ici à l’intérieur ? lui demandai-je.
– Entre, visite-le et tu verras. Au fond, dans une salle, tu trouveras quelqu’un qui t’instruira.
Le guide disparut et moi, resté seul et guide de moi-même, j’entrai dans le porche, montai les escaliers, et je me trouvai dans un appartement véritablement royal. Je parcourus des salles spacieuses, des chambres richement ornées et de longs couloirs. J’allais avec une vitesse préternaturelle. Chaque salle brillait d’un éclat de trésors surprenants, et avec cette vitesse, je parcourus une multitude de chambres impossible à compter. Mais la chose la plus merveilleuse était que je courais avec la rapidité du vent, sans bouger les pieds, mais suspendu en l’air, les jambes jointes. Je glissais sans effort comme sur un cristal, mais sans toucher le sol. En passant ainsi d’un appartement à un autre, je vis enfin au fond d’un couloir une porte. J’entrai et me trouvai dans une grande salle, qui surpassait toutes les autres en magnificence. À son extrémité, sur un grand fauteuil, je vis majestueusement assis un Évêque, dans l’attitude de celui qui attend pour donner audience. Je m’approchai avec respect et restai très étonné en reconnaissant en ce prélat un ami intime. C’était Monseigneur … (et il donna son nom), Évêque de …, mort il y a deux ans. Il semblait ne pas souffrir. Son apparence était florissante, affectueuse et d’une beauté impossible à décrire.
– Oh Monseigneur ! Vous êtes ici ? lui dis-je plein de joie.
– Vous ne me voyez pas ? répondit l’Évêque.
– Mais comment allez-vous ? Êtes-vous encore vivant ? N’êtes-vous pas mort ?
– Oui, je suis mort.
– Mais si vous êtes mort, comment pouvez-vous être assis ici, si florissant et bien portant ? Dites-moi, s’il vous plaît, si vous êtes encore vivant, sinon nous voilà dans de beaux draps. À … il y a déjà un autre Évêque, Monseigneur, et alors comment allons-nous régler cette affaire ?
– Soyez tranquille, ne vous faites pas de souci, car je suis mort…
– Heureusement, car sinon il y aurait un autre à votre place.
– Je le sais. Et vous, Don Bosco, êtes-vous mort ou vivant ?
– Je suis vivant : ne voyez-vous pas que je suis ici en corps et âme ?
– Ici, on ne peut pas venir avec le corps.
– Et pourtant j’y suis.
– Il vous semble que vous y êtes, mais ce n’est pas ainsi…
Et comme je m’empressais de parler en posant question sur question, je n’obtins aucune réponse :
– Comment se fait-il, disais-je, que moi vivant je sois ici avec vous qui êtes déjà mort ? – Et comme j’avais peur que l’Évêque disparaisse, je commençai à le supplier :
– Monseigneur, s’il vous plaît, ne me fuyez pas. J’ai tant de choses à savoir.
L’Évêque, me voyant si anxieux, me dit :
– Ne vous affolez pas tant, restez calme, ne doutez pas, je ne fuirai pas ; parlez !
– Dites-moi, Monseigneur ! Êtes-vous sauvé ?
– Regardez-moi ; observez comme je suis vigoureux, frais, resplendissant.
Son apparence me donnait vraiment l’espérance certaine qu’il était sauvé ; mais comme cela ne me suffisait pas, je répliquai :
– Dites-moi si vous êtes sauvé, oui ou non ?
– Oui, je suis dans un lieu de salut.
– Mais êtes-vous au Paradis pour jouir du Seigneur, ou au Purgatoire ?
– Je suis dans un lieu de salut, mais je n’ai pas encore vu Dieu et j’ai besoin que vous priiez encore pour moi.
– Et combien de temps aurez-vous encore à rester au Purgatoire ?
– Regardez ici !
Et il me tendit un papier en ajoutant :
– Lisez !
Je pris ce papier en main, l’observai attentivement, mais je ne vis rien d’écrit et dis :
– Je n’y vois rien.
– Regardez ce qui est écrit, lisez !
– J’ai regardé et je regarde, mais je ne peux pas lire, car rien n’est écrit dessus !
– Regardez mieux.
– Je vois un papier avec des fleurs rouges, azurées, vertes, violettes, mais je ne vois aucun caractère.
– Ce sont des chiffres !
– Je ne vois ni chiffres ni nombres.
L’Évêque regarda ce papier que j’avais dans mes mains, puis il dit :
– Je sais, moi, pourquoi vous ne comprenez pas ; retournez le papier. – J’examinai la feuille avec plus d’attention, je la retournai dans tous les sens, mais je ne pouvais lire ni à l’envers, ni à l’endroit. Il me sembla seulement voir que parmi les tours et détours de ces dessins fleuris, il y avait le chiffre « 2 ».
L’Évêque continua :
– Savez-vous pourquoi il faut lire à l’envers ? Parce que les jugements du Seigneur sont différents de ceux du monde. Ce que les hommes croient être sagesse est folie auprès de Dieu.
Je n’osai insister pour avoir une explication plus claire et dis :
– Monseigneur, veuillez ne pas échapper, j’ai encore d’autres questions à vous poser.
– Demandez donc, j’écoute.
– Je me sauverai ?
– Espérez.
– Mais ne me laissez pas en peine ; dites-moi tout de suite si je me sauverai.
– Je ne le sais pas !
– Au moins dites-moi si je suis en grâce de Dieu ou non.
– Je ne le sais pas.
– Et mes jeunes se sauveront-ils ?
– Je ne le sais pas.
– Mais, de grâce, je vous supplie, dites-le-moi.
– Vous avez étudié la Théologie et donc vous pouvez savoir et vous faire la réponse vous-même.
– Comment ? Vous êtes dans un lieu de salut, et vous ne savez pas ces choses ?
– Voici : le Seigneur les fait connaître à qui il veut, et quand il veut que cette science soit communiquée, il en donne l’ordre et la permission. Sinon, personne ne peut la communiquer à ceux qui vivent encore.
J’étais agité par une vive envie de toujours demander et je posais rapidement des questions par crainte que Monseigneur ne se retire :
– Maintenant, dites-moi quelque chose à rapporter aux jeunes de votre part.
– Vous savez, aussi bien que moi, ce qu’ils ont à faire. Vous avez l’Église, l’Évangile et les autres Écritures qui vous disent tout. Dites-leur de sauver leur âme, car le reste ne sert à rien.
– Mais nous savons déjà que nous devons sauver l’âme. Comment devons-nous faire pour la sauver ? Donnez-moi un avis spécial pour pouvoir la sauver, qui nous fasse nous souvenir de vous. Je le répéterai aux jeunes en votre nom.
– Dites-leur de devenir bons et d’être obéissants.
– Et qui ne sait pas ces choses ?
– Dites-leur d’être modestes et de prier.
– Mais expliquez-vous de façon plus pratique.
– Dites-leur de se confesser souvent et de faire de bonnes communions.
– Quelque chose de plus spécial encore.
– Je vous le dirai, puisque vous le voulez. Dites-leur qu’ils ont devant les yeux un brouillard et quand quelqu’un parvient à voir ce brouillard, il est déjà sur la bonne voie. Qu’ils enlèvent ce brouillard, comme il est écrit dans les psaumes : Nubem dissipa.
– Qu’est-ce que ce brouillard ?
– Ce sont toutes les choses du monde, qui empêchent de voir les choses du ciel telles qu’elles sont.
– Et comment doivent-ils faire pour enlever ce brouillard ?
– Considérez le monde tel qu’il est : mundus totus in maligno positus est (le monde tout entier est sous le pouvoir du Malin, Jn 5,19), et alors ils sauveront leur âme. Qu’ils ne se laissent pas tromper par les apparences du monde. Les jeunes croient que les plaisirs, les joies, les amitiés du monde peuvent les rendre heureux et donc ils n’attendent que le moment de profiter de ces plaisirs. Qu’ils se rappellent que tout est vanité et affliction de l’esprit. Qu’ils s’habituent à voir les choses du monde non pas comme elles semblent être, mais comme elles sont.
– Et ce brouillard, d’où provient-il principalement ?
– Comme la vertu qui brille le plus au paradis est la pureté, l’obscurité et le brouillard sont principalement produits par le péché d’immodestie et d’impureté. C’est comme un nuage noir très dense qui enlève la vue et empêche les jeunes de voir le précipice vers lequel ils se dirigent. Dites-leur donc de conserver jalousement la vertu de pureté, car ceux qui la posséderont, florebunt sicut lilium in civitate Dei (fleuriront comme le lys dans la cité de Dieu).
– Et que faut-il pour conserver la pureté ? Dites-le et je l’annoncerai à mes chers jeunes de votre part.
– Ce qu’il faut, c’est : Réserve, obéissance, fuite de l’oisiveté et prière.
– Et ensuite ?
– Prière, fuite de l’oisiveté, obéissance, réserve.
– Et rien d’autre ?
– Obéissance, réserve, prière et fuite de l’oisiveté. Recommandez-leur ces choses qui suffisent.
Je voulais encore demander tant de choses, mais plus rien ne me venait à l’esprit. À peine l’évêque eut-il fini de parler, je quittai rapidement cette salle et courus à l’Oratoire avec le grand désir de vous raconter ces avis. Je volais avec la rapidité du vent et en un instant je me trouvai à la porte de l’Oratoire. Quand j’y fus, je m’arrêtai en me disant : – Pourquoi ne suis-je pas resté plus longtemps avec l’Évêque de … ? J’aurais eu encore de meilleures éclaircissements ! J’ai mal fait de laisser échapper une si belle occasion ! J’aurais appris tant d’autres belles choses !
Et aussitôt je retournai en arrière avec la même rapidité avec laquelle j’étais venu et avec l’anxiété de ne plus retrouver Monseigneur. Je rentrai de nouveau dans ce palais et dans cette salle.
Mais quel changement s’était produit en ces brefs instants ! L’Évêque, d’une pâleur de cire, était étendu sur le lit, il semblait un cadavre ; ses dernières larmes perlaient sur ses yeux : il était en agonie. Seul un léger mouvement de la poitrine secouée par les derniers soupirs lui indiquait qu’il était encore vivant. Je m’approchai de lui, affolé :
– Monseigneur, que s’est-il passé ?
– Laissez-moi ! me répondit-il avec un gémissement.
– Monseigneur, j’aurais encore beaucoup de choses à demander.
– Laissez-moi seul, je souffre trop.
– Mais que puis-je faire pour vous ?
– Priez et laissez-moi partir.
– Où ?
– Où la main toute-puissante de Dieu me conduit.
– Mais, Monseigneur, je vous supplie, dites-moi où ?
– Je souffre trop, laissez-moi.
– Mais au moins dites-moi : que puis-je faire pour vous ?
– Priez.
– Encore un seul mot : Avez-vous une commission que je puisse exécuter dans le monde ? Me laissez-vous quelque chose à dire à votre successeur ?
– Allez voir l’actuel Évêque de … et dites-lui de ma part ceci et cela.
Les choses qu’il me dit ne vous concernent pas, chers jeunes, et donc nous les laissons de côté.
L’Évêque continua encore : – Et puis dites à un tel et à un tel ceci et ces autres choses secrètes !
(Même sur ces commissions Don Bosco ne dit rien, mais tant les premières que les secondes semblent concerner des avertissements et des remèdes à préparer pour certains besoins de ce diocèse).
– Alors, rien d’autre ?
– Dites à vos jeunes que je les ai toujours beaucoup aimés, que tant que j’étais en vie, j’ai toujours prié pour eux et que je me souviens d’eux encore maintenant. À présent, qu’ils prient pour moi.
– Soyez assuré, je le dirai et nous commencerons tout de suite à faire des suffrages pour vous. Mais vous, dès que vous serez au paradis, souvenez-vous de nous.
L’Évêque avait pris entre-temps un aspect encore plus souffrant. C’était une torture de le voir. Il souffrait beaucoup ! C’était une agonie des plus angoissantes.
– Laissez-moi, me dit-il encore, laissez-moi aller où le Seigneur m’appelle.
– Monseigneur ! Monseigneur ! disais-je, pris d’une compassion indicible.
– Laissez-moi ! laissez-moi ! – Il semblait expirer ; et une force invisible le poussa de là dans les pièces du fond, si bien qu’il disparut.
Effrayé et ému par tant de souffrances, je me retournai pour revenir en arrière, mais ayant heurté dans ces salles avec un genou contre quelque objet, je me réveillai et me trouvai dans ma chambre et au lit.
Comme vous le voyez, mes chers jeunes, c’est un rêve comme tous les autres rêves et en ce qui vous concerne, il n’a pas besoin d’explications pour être compris par tous.
Don Bosco concluait le récit en disant :
Dans ce rêve, j’ai appris beaucoup de choses sur l’âme et le Purgatoire, que je n’étais jamais arrivé à comprendre auparavant. Je les ai vus si clairement que je ne les oublierai jamais plus.
Ainsi se termine le récit de nos Mémoires.
En deux tableaux distincts, il semble que le Vénérable ait voulu exposer l’état de grâce des âmes du purgatoire et leurs souffrances expiatoires. Il ne fit pas de commentaires sur l’état de ce bon Évêque. D’ailleurs, d’après des révélations dignes de foi et des attestations des Saints Pères, on sait que des personnages de sainteté consommée ont dû rester au Purgatoire pendant un temps même assez long et pour des défauts très légers, alors qu’ils étaient des lys de pureté virginale, riches de mérites, opérateurs de miracles, et que nous vénérons maintenant sur les autels. La Justice Divine veut que chacun paie ses dettes jusqu’au dernier centime avant d’entrer au ciel.
Quant à nous qui écrivons ce rêve, nous avons demandé plus tard à Don Bosco s’il avait exécuté les commissions reçues de cet Évêque. Avec cette confiance dont il nous honorait, nous avons reçu sa réponse :
– Oui, j’ai fidèlement exécuté mon mandat !
Nous observerons encore que le chroniqueur a omis une circonstance du rêve que nous rapportons, peut-être parce qu’il n’en comprenait pas alors le sens ou l’importance. Don Bosco avait demandé à un certain moment combien de temps il lui restait à vivre et l’Évêque lui avait présenté un papier couvert de volutes, entrelacées, semblait-il, avec des 8, mais il n’eut pas d’explications sur le mystère… Indiquait-il 1888 ?
(MB VIII, 853-859)

