26 Sep 2025, ven

Don Bosco assiste à un conciliabule de démons (1884)

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Les pages qui suivent nous plongent au cœur de l’expérience mystique de Saint Jean Bosco, à travers deux rêves saisissants qu’il a eus entre septembre et décembre 1884. Dans le premier, le Saint traverse la plaine vers Castelnuovo avec un personnage mystérieux et médite sur la rareté des prêtres, avertissant que seul un travail acharné, l’humilité et la moralité peuvent faire éclore de véritables vocations. Dans le second cycle onirique, Bosco assiste à un concile infernal : des démons monstrueux complotent pour anéantir la Congrégation Salésienne naissante, en répandant la gourmandise, la soif de richesses, la liberté sans obéissance et l’orgueil intellectuel. Entre présages de mort, menaces internes et signes de la Providence, ces rêves deviennent un miroir dramatique des luttes spirituelles qui attendent chaque éducateur et l’Église entière, offrant à la fois de sévères avertissements et de lumineuses espérances.


            Les deux rêves que Don Bosco a eus en septembre et en décembre sont riches d’enseignements.

            Le premier, qu’il a eu dans la nuit du 29 au 30 septembre, est une leçon pour les prêtres. Il lui a semblé qu’il se dirigeait vers Castelnuovo à travers une plaine ; un vénérable prêtre, dont il dit ne plus se souvenir du nom, marchait à ses côtés. L’entretien tomba sur les prêtres. – Travail, travail, travail ! disaient-ils : voilà le but et la gloire des prêtres. Ne jamais se lasser de travailler. Ainsi, combien d’âmes seraient sauvées ! Combien de choses on pourrait faire pour la gloire de Dieu ! Si le missionnaire faisait vraiment le missionnaire, si le curé faisait vraiment le curé, combien de merveilles de sainteté resplendiraient de toutes parts ! Mais malheureusement beaucoup ont peur de travailler et préfèrent leurs commodités…
            Pendant qu’ils faisaient entre eux ces raisonnements, ils arrivèrent à un endroit appelé Filippelli. Alors Don Bosco commença à se lamenter sur l’actuel manque de prêtres.
            – C’est vrai, répondit l’autre, il y a une pénurie de prêtres, mais si tous les prêtres étaient prêtres, il y en aurait suffisamment. Combien de prêtres ne font rien pour le ministère ! Les uns ne font que le prêtre de famille ; d’autres, par timidité, sont oisifs, alors que s’ils se mettaient dans le ministère, s’ils se présentaient à l’examen de confession, ils rempliraient un grand vide dans les rangs de l’Église… Dieu proportionne les vocations en fonction des besoins. Quand vint le service militaire des clercs, tous commencèrent à s’effrayer, comme si personne ne voulait plus devenir prêtre ; mais quand les imaginations se calmèrent, on vit que les vocations augmentaient au lieu de diminuer.
            – Et maintenant, demanda Don Bosco, que faut-il faire pour promouvoir les vocations parmi les jeunes ?
            – Rien d’autre, répondit son compagnon, que de cultiver jalousement la moralité parmi eux. La moralité est le terreau des vocations.
            – Et que doivent surtout faire les prêtres pour que leur vocation porte du fruit ?
            – Presbyter discat domum suam regere et sanctificare. (Le prêtre doit apprendre à gouverner et à sanctifier sa maison). Que chacun soit un exemple de sainteté dans sa famille et dans sa paroisse. Pas d’excès dans la nourriture et dans les soucis temporels… Qu’il soit avant tout un modèle dans sa maison et il sera ensuite le premier à l’extérieur.
            À un certain endroit de la route, le prêtre demanda à Don Bosco où il allait ; Don Bosco indiqua Castelnuovo. Alors il le laissa aller et resta avec un groupe de personnes qui le précédaient. Après quelques pas, Don Bosco se réveilla. Dans ce rêve, nous pouvons voir un souvenir des promenades d’autrefois dans ces lieux.


Prédiction de la mort de certains salésiens
            Le deuxième rêve a trait à la Congrégation et met en garde contre les dangers qui pourraient menacer son existence. En fait, plus qu’un rêve, il s’agit d’un argument développé au cours d’une succession de rêves.
            Dans la nuit du 1er décembre, le clerc Viglietti fut réveillé par des cris déchirants provenant de la chambre de Don Bosco. Il saute immédiatement du lit et écoute. Don Bosco, d’une voix étouffée par les sanglots, s’écrie :
            – Oh ! oh ! à l’aide ! à l’aide !
            Viglietti entra sans plus attendre et lui dit :
            – Oh ! Don Bosco, vous vous sentez mal ?
            – Oh ! Viglietti, répondit-il en se réveillant, non, je ne suis pas malade, mais je ne pouvais plus respirer, tu sais. Mais ça suffit, retourne tranquillement dans ton lit et dors.
            Le matin, quand Viglietti lui apporta comme d’habitude le café après la messe, il lui dit :
            – Oh ! Viglietti, je n’en peux plus, j’ai l’estomac tout retourné à cause des cris de cette nuit. Cela fait quatre nuits consécutives que je fais des rêves qui me forcent à crier et m’épuisent à l’excès. Il y a quatre nuits, j’ai vu une longue file de salésiens qui allaient tous l’un après l’autre, chacun portant une perche, au sommet de laquelle il y avait une pancarte et sur la pancarte un numéro imprimé. On pouvait lire 73 sur l’un, 30 sur l’autre, 62 sur un troisième, et ainsi de suite. Après de nombreux passages de salésiens, la lune apparut dans le ciel, et dans la lune, à mesure qu’un salésien apparaissait, on pouvait voir un nombre qui n’était jamais supérieur à 12, suivi de plusieurs points noirs. Tous les salésiens que j’avais vus allèrent s’asseoir chacun sur une tombe préparée à cet effet.
            Voici l’explication de ce spectacle. Le nombre inscrit sur les pancartes était le nombre d’années de vie destinées à chacun ; l’apparition de la lune sous différentes formes et phases indiquait le dernier mois de vie ; les points noirs étaient les jours du mois au cours duquel ils allaient mourir. Parfois, il en voyait plusieurs réunis en groupes : c’étaient ceux qui devaient mourir ensemble, le même jour. S’il avait voulu raconter en détail tous les incidents et circonstances, il dit qu’il lui aurait fallu au moins une bonne dizaine de jours.


Il assiste à un conciliabule de démons
            Il y a trois nuits, poursuit-il, j’ai encore eu un rêve. Je vais te le raconter brièvement. Il m’a semblé que j’étais dans une grande salle, où des démons en grand nombre tenaient une conférence et discutaient de la manière d’exterminer la Congrégation salésienne. Ils ressemblaient à des lions, à des tigres, à des serpents et à d’autres bêtes, mais leur figure était comme indéterminée et faisait penser plutôt à la figure humaine. Ils ressemblaient à des ombres qui s’abaissaient et se relevaient, se raccourcissaient et s’étiraient, comme le feraient de nombreux corps s’ils avaient derrière eux une lampe placée d’un côté ou de l’autre, tantôt abaissée vers le sol, tantôt relevée. Mais cette fantasmagorie inspirait un sentiment de terreur.
            Et voici que l’un des démons s’avance et ouvre la séance. Pour détruire la Pieuse Société, il propose un moyen : la gourmandise. Il montra les conséquences de ce vice : inertie, corruption des mœurs, scandale, absence d’esprit de sacrifice, absence de souci de la jeunesse… Mais un autre démon lui répondit :
            – Ton moyen n’est ni universel ni efficace, parce qu’on ne peut pas attaquer ainsi tous les membres à la fois, parce que la table des religieux sera toujours frugale et le vin mesuré ; la Règle fixe leur nourriture ordinaire et les Supérieurs surveillent pour prévenir le désordre. Ceux qui exagèrent quelquefois dans le boire et le manger, au lieu de scandaliser, seraient plutôt repoussés. Non, ce n’est pas là l’arme pour combattre les salésiens. Je propose un autre moyen, qui sera plus efficace et qui atteindra mieux notre but : l’amour des richesses. Dans une Congrégation religieuse, quand l’amour des richesses s’en mêle, l’amour du confort s’en mêle aussi, on cherche par tous les moyens à avoir un pécule, le lien de la charité est rompu, chacun pense à soi, on néglige les pauvres pour ne s’occuper que des plus fortunés, on vole à la Congrégation…
            Il voulait continuer, mais un troisième démon surgit, qui s’exclama :
            – Mais quoi ? La gourmandise ! Les richesses ! Chez les salésiens, l’amour des richesses ne peut vaincre que peu de personnes. Ils sont tous pauvres, les salésiens, ils ont peu d’occasions d’acquérir un pécule. En général, ils sont ainsi faits et leurs besoins pour tant de jeunes et tant de maisons sont si grands que toute somme, même importante, serait vite dépensée. Ils n’ont pas la possibilité d’amasser des trésors. Moi, j’ai un moyen infaillible pour nous approprier la Société Salésienne, c’est la liberté. Pousser les salésiens à mépriser les Règles, à rejeter certaines charges comme lourdes et déshonorantes, les pousser à s’opposer à leurs supérieurs d’opinions différentes, à aller chez eux sous prétexte d’invitations et autres choses du même genre.
            Pendant que les démons parlementaient, Don Bosco pensait : – Je fais attention, vous savez, à ce que vous dites. Parlez, parlez, pour que je puisse déjouer vos complots.
            Enfin un quatrième démon se leva d’un bond en criant :
            – Mais qu’est-ce que vous dites ! Vos armes sont cassées ! Les Supérieurs sauront freiner cette liberté, ils chasseront des maisons tous ceux qui oseront se montrer rebelles contre les Règles. Certains se laisseront peut-être emporter par l’amour de la liberté, mais la grande majorité s’en tiendra à son devoir. Moi, j’ai un moyen adapté pour tout détruire à partir des fondations, un moyen tel que les salésiens pourront difficilement en être préservés ; ce sera vraiment un défaut à la racine. Ecoutez-moi bien. Il faut les persuader que la science devra être leur gloire principale. Incitez-les donc à étudier beaucoup pour eux-mêmes, pour acquérir la renommée, et à ne pas mettre en pratique ce qu’ils apprennent, à ne pas faire usage de la science pour le bien d’autrui. D’où l’ostentation des connaissances devant les ignorants et les pauvres, la paresse dans le ministère sacré. Plus d’oratoires festifs, plus de catéchismes aux enfants, plus de petites classes pour instruire les enfants pauvres et abandonnés, plus de longues heures au confessionnal. Ils se contenteront de prêcher, mais rarement, et de façon stérile, parce qu’ils le feront par orgueil, pour avoir la louange des hommes et non pour sauver les âmes.
            Sa proposition fut accueillie par un applaudissement général. Don Bosco entrevit alors le jour où les salésiens se laisseraient aller à croire que le bien de la Congrégation et son honneur consisteraient uniquement dans le savoir, et il craignit que non seulement ils pratiquent cette façon de voir, mais qu’ils prêchent haut et fort qu’il doit en être ainsi.
            Don Bosco se tenait de nouveau dans un coin de la pièce, écoutant et observant tout, lorsqu’un des démons le découvrit et, en criant, le désigna aux autres. À ce cri, ils se précipitèrent tous sur lui en criant :
            – Nous allons en finir ! C’était une bacchanale infernale de spectres qui le heurtaient, le saisissaient par les bras et par le corps, et il criait : Lâchez-moi ! Au secours ! – Enfin, il se réveilla, l’estomac retourné par tant de cris.


Lions, tigres et monstres déguisés en agneaux
            La nuit suivante, il se rendit compte que le diable avait attaqué les salésiens sur leur point le plus essentiel, les poussant à transgresser les Règles. Parmi eux il vit distinctement devant lui ceux qui les observaient et ceux qui ne les observaient pas.
            La dernière nuit, le rêve avait été effrayant. Don Bosco vit un grand troupeau d’agneaux et de brebis représentant les salésiens. Il s’approcha, essayant de caresser les agneaux ; mais il s’aperçut que leur laine, au lieu d’être de la laine d’agneau, ne servait que de couverture, cachant des lions, des tigres, des chiens enragés, des porcs, des panthères, des ours, et chacun avait sur les flancs un monstre laid et féroce. Au milieu du troupeau se tenaient quelques-uns réunis en conseil. Sans se faire remarquer, Don Bosco s’approcha d’eux pour écouter ce qu’ils disaient : ils étaient en train de comploter pour détruire la Congrégation salésienne. L’un d’eux dit :
            – Il faut massacrer les salésiens.
            Et un autre ajouta en ricanant :
            – Il faut les étrangler.
            Mais au milieu de tout cela, l’un d’entre eux vit Don Bosco qui écoutait tout près. Il donna l’alerte et tous crièrent d’une seule voix qu’il fallait commencer par Don Bosco. Cela dit, ils se précipitèrent sur lui comme pour l’étrangler. C’est alors qu’il poussa le cri qui réveilla Viglietti. En plus de cette violence diabolique il y avait autre chose qui oppressait son esprit : il avait vu une grande pancarte déployée sur ce troupeau, où l’on pouvait lire : BESTIIS COMPARATI SUNT (ils sont comparés à des bêtes). Après avoir raconté cela, il baissa la tête et pleura.
            Viglietti lui prit la main et la serra contre son cœur :
            – Ah ! Don Bosco, lui dit-il, nous serons toujours pour vous des fils fidèles et bons, n’est-ce pas, avec l’aide de Dieu ?
            – Cher Viglietti, répondit-il, sois bon et prépare-toi à voir les événements. Je t’ai un peu parlé de ces rêves ; si je devais tout te raconter en détail, j’en aurais pour longtemps. Que de choses j’ai vues ! Il y en a dans nos maisons qui ne feront plus jamais la neuvaine de Noël. Oh, si je pouvais parler aux jeunes, si j’avais la force de m’entretenir avec eux, si je pouvais faire le tour des maisons, faire ce que je faisais autrefois, révéler à chacun l’état de sa conscience, tel que je l’ai vu en rêve, et dire à certains : Brise la glace, fais une fois une bonne confession ! Ils me répondraient : Mais moi je me suis bien confessé ! Je pourrais au contraire leur répondre en leur disant ce qu’ils ont tu pour qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche. Même certains salésiens, si je pouvais arriver à leur dire un mot, verraient la nécessité de s’amender en refaisant leur confession. J’ai vu ceux qui observaient les Règles et ceux qui ne les observaient pas. J’ai vu beaucoup de jeunes qui allaient à San Benigno, deviendront salésiens puis feront défection. Il y aura aussi des transfuges parmi ceux qui sont déjà salésiens. Il y en aura qui voudront surtout la science qui gonfle, qui leur procure les louanges des hommes et qui leur fait mépriser les conseils de ceux qu’ils croient inférieurs à eux au niveau du savoir…
            À ces pensées angoissantes se mêlaient des consolations providentielles qui lui réjouissaient le cœur. Le soir du 3 décembre, l’évêque de Para, le pays central dans le rêve des Missions, arrivait à l’Oratoire. Le lendemain, il dit à Viglietti :
            – Comme elle est grande, la Providence ! Ecoute, et dis-moi si nous ne sommes pas protégés par Dieu. Don Albera m’écrivait qu’il ne pouvait plus tenir et qu’il avait besoin de mille francs immédiatement ; le même jour, une dame de Marseille, qui désirait ardemment revoir son frère religieux à Paris, heureuse d’avoir obtenu une grâce de la Vierge, apportait au P. Albera mille francs. L’abbé Ronchail est en grande difficulté et a absolument besoin de quatre mille francs ; une dame écrit aujourd’hui même à Don Bosco pour mettre quatre mille francs à sa disposition. Don Dalmazzo ne sait plus où donner de la tête pour avoir de l’argent ; aujourd’hui une dame donne une somme très importante pour l’église du Sacré-Cœur. – Et puis, le 7 décembre, ce fut la joie de la consécration épiscopale de Mgr Cagliero. Tous ces faits étaient d’autant plus encourageants qu’ils étaient des signes visibles de la main de Dieu dans l’œuvre de son Serviteur.
(MB XVII 383-389)