11 Nov 2025, mar

Corriger les « enfants rebelles » avec saint François de Sales

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            En septembre 1594, François de Sales, prévôt de la cathédrale, accompagné de son cousin Louis, arrivait à Thonon, dans le Chablais, province située au sud du lac Léman et proche de Genève, afin d’explorer le terrain en vue de la reconquête par le catholicisme de cette province devenue calviniste depuis soixante ans. Ainsi débutait la phase aiguë d’une confrontation avec les « enfants rebelles » de la sainte Église, qui allait marquer toute sa vie d’homme de l’Église catholique. Jusqu’à sa mort en 1622, il pratiquera toutes les ressources d’un art, qui est aussi celui de l’éducateur face aux « rebelles ».

Gagner le cœur
            À l’époque de François de Sales, les partisans d’une « réduction » des hérétiques par la force étaient nombreux. Son père, M. de Boisy, était d’avis qu’il fallait parler avec ces gens-là « avec la bouche des canons ». Si la force politique et militaire dont disposait le duc de Savoie dans le Chablais lui avait permis de conquérir les « corps », ce qui importait par-dessus tout à François, son objectif principal, c’était de gagner le cœur des rebelles, car « qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme ».
            La première chose à faire était de connaître avec exactitude la position des adversaires. Comment discuter avec les protestants si on n’a pas lu l’Institution de la religion chrétienne de Calvin ? Aussi le jeune prévôt écrivait-il dès 1595 à son ancien directeur, le père Possevin :

Je n’ose reprendre Calvin ni Bèze en façon que ce soit, […] que chacun ne veuille savoir où ce que je dis se trouve ; de quoi j’ai déjà reçu deux affronts que je n’eusse pas eu si [je] ne me fusse pas fié aux citations des livres qui m’ont fait faute. […] Enfin, en ce bailliage chacun manie les « Institutions »; je suis ès lieux où chacun sait ses « Institutions » par cœur.

            Après la science, la mission requérait des qualités morales et spirituelles particulières, à commencer par un désintéressement total. Son ami et disciple Jean-Pierre Camus a bien souligné cette attitude de détachement qui sera celle de toute sa vie : « Bien que ceux de Genève lui retinssent presque tout le revenu de la mense épiscopale, et celui de son chapitre, je ne lui entendis jamais faire aucune plainte de cette détention ». D’ailleurs, selon François de Sales, il ne fallait pas trop s’inquiéter des biens ecclésiastiques, car, disait-il, il en va des biens de l’Église comme de la barbe, « plus on la rase et plus forte et épaisse elle revient ».
            Son objectif était purement pastoral : « Il ne soupirait qu’après la conversion de ces âmes rebelles à la lumière de la vérité, qui ne luit que dans la vraie Église ». Quand il parlait de Genève, « qu’il appelait toujours sa pauvre ou sa chère (termes de compassion et d’amour), nonobstant sa rébellion », il disait quelquefois en soupirant : « Da mihi animas, caetera tolle tibi ». Au sens littéral, qui est celui du livre de la Genèse (chap. 14, v. 21), cette demande adressée à Abraham par le roi de Sodome après la victoire qui lui avait permis de récupérer les prisonniers de guerre et les biens volés par l’ennemi, signifiait simplement : « Donne-moi les personnes et garde pour toi tout le reste », c’est-à-dire tout le butin. Mais sur lèvres de François de Sales, ces mots devenaient la prière du missionnaire qui s’adresse à Dieu pour lui demander les « âmes », en renonçant à toute forme de compensation matérielle et d’intérêt personnel.
            Lui-même, manquant de ressources – son père lui avait coupé les vivres durant la mission du Chablais pour l’inciter à renoncer – aurait voulu gagner sa vie par son travail. Il aurait même dit un jour : « Quand je prêchais la foi au Chablais, j’ai eu plusieurs fois de grandes envies de savoir faire quelque chose, afin d’imiter en cela saint Paul, et de me nourrir du travail de mes mains ; mais je suis un lourd et ne sais rien faire, sinon rapiécer un peu mes habits ; il est vrai pourtant que Dieu m’a fait la grâce que je n’ai rien coûté à personne dans le Chablais ; quand je n’avais plus de quoi me nourrir, ma bonne mère m’envoyait secrètement depuis Sales du linge et de l’argent ».
            La rébellion des protestants ayant été causée en bonne partie par les péchés des clercs, leur conversion exigeait de la part des missionnaires surtout trois choses : la prière, la charité et l’esprit de sacrifice. Il écrivait en novembre 1594 à Antoine Favre : « L’oraison, l’aumône et le jeûne sont les trois parties qui composent le cordon difficilement rompu par l’ennemi ; nous allons, avec la divine grâce, essayer d’en lier cet adversaire ».

La méthode salésienne
            La première chose à faire était de se mettre sur le terrain intellectuel de ses adversaires, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils étaient absolument réfractaires aux arguments philosophiques et théologiques hérités de la scolastique du moyen âge. C’est Pierre Magnin qui a précisé ce point important : « Il évitait de tout son pouvoir de se jeter dans la contention et altercation des arguments de l’École, attendu que cela se fait le plus souvent sans aucun profit, qu’il semble à la compagnie que le plus fort en gorge ait toujours meilleur droit. Mais il s’adonnait principalement à proposer clairement et distinctement les mystères de notre sainte foi et à défendre l’Église catholique de la vaine croyance que ses ennemis lui prêtent, et pour cela il ne s’embarrassait pas de beaucoup de livres, s’étant seulement servi durant environ dix ans de la Sainte Bible, de la Somme de saint Thomas et des Controverses du cardinal Bellarmin ».
            En effet, si saint Thomas lui fournissait sa référence catholique et Bellarmin l’arsenal des preuves contre les protestants, la seule base de discussion possible était la Bible. En cela il était d’accord avec les hérétiques :

La foi chrétienne est fondée sur la Parole de Dieu, c’est cela qui la met au souverain degré d’assurance, comme ayant à garant cette éternelle et infaillible vérité ; la foi qui s’appuie ailleurs n’est pas chrétienne : donc la Parole de Dieu est la vraie règle de bien croire, puisque être fondement et règle en cet endroit n’est qu’une même chose.

            François de Sales se montrait très sévère envers les auteurs et les propagateurs des erreurs, en particulier l’« hérésiarque » Calvin et les ministres protestants, envers lesquels il ne professait aucune tolérance. Au contraire, sa patience était sans limites envers tous ceux qu’il estimait victimes de leurs théories. Pierre Magnin assure qu’ « il écoutait avec patience leurs difficultés sans jamais se mettre en colère, ni proférer aucune parole injurieuse contre eux, nonobstant toute chaleur de dispute et toutes les injures, moqueries ou calomnies dont lesdits hérétiques se servent communément, mais au contraire, il leur témoignait un amour très cordial qui n’était animé d’autre intérêt que de la seule gloire de Dieu et du salut de leurs âmes ».
            Dans une section de son livre, intitulée De l’accommodement, Jean-Pierre Camus a relevé un certain nombre de traits de son modèle, qui le différenciaient des autres missionnaires du Chablais – il s’agissait sans doute des capucins – à la robe longue, à l’abord austère et rude, et qui traitaient les gens « de cœurs incirconcis, de rebelles à la lumière, d’opiniâtres, d’engeance de vipères, de membres pourris, de tisons d’enfer, d’enfants du diable et de ténèbres ». Pour ne pas effaroucher la population, François et les siens avaient décidé de « marcher avec des manteaux courts, et bottés, pour se donner, en cette façon, plus facile accès dans les maisons particulières, et ne blesser point les yeux des compagnies par le port de l’habit long qui leur était nouveau ».
            Toujours selon Camus, il fut dénoncé à l’évêque parce qu’il donnait aux hérétiques le nom de « frères », précisant toutefois qu’il s’agissait de frères « errants », « pour les inviter à la réunion et réconciliation par ce terme d’amour et de bénignité ». À ses yeux, la fraternité avec les protestants se justifiait par trois motifs :

Ils sont en effet nos frères par le baptême, lequel est bon en leur Église ; de plus ils le sont quant à la chair et le sang, car nous sommes eux et nous enfants d’Adam. « Item », nous sommes concitoyens, et étions sujets d’un même prince ; tout cela n’est-il point capable de composer quelque fraternité ? joint que je les regardais comme enfants de l’Église en disposition, puisqu’ils se laissent instruire, et comme mes frères en espérance d’une même vocation à salut ; et c’est ainsi que l’on appelait autrefois les catéchumènes avant qu’ils fussent baptisés.

            Frères égarés, frères rebelles, mais frères quand même. Les missionnaires de choc lui disaient en outre « qu’il gâtait tout en pensant bien faire, qu’il flattait l’orgueil si naturel à l’hérésie, et qu’il endormait ces gens-là dans leur erreur en leur cousant des oreillers sous les coudes ; qu’il était meilleur de les corriger en miséricorde et justice, sans leur graisser la tête de l’huile de la cajolerie ». Quant à lui, il traitait les gens avec respect, voire avec compassion et « si les autres se voulaient faire craindre, lui se désirait faire aimer et entrer dans les esprits par la porte de la complaisance ».
            Même si Camus semble bien forcer les traits en opposant les deux méthodes, il est certain que la méthode salésienne avait ses caractéristiques propres. La tactique employée par François de Sales avec un calviniste comme Jean-Gaspard Deprez le montre bien : lors de leur première rencontre, racontera-t-il, « celui-ci, m’accostant, me demanda comment allait le petit monde, savoir le cœur, et si je croyais d’être sauvé en ma religion, et comment je servais Dieu en elle ». Au cours des colloques secrets qu’il eut à Genève avec Théodore de Bèze, successeur de Calvin, il employa la même méthode, fondée sur le respect de l’interlocuteur et le dialogue courtois. Le seul qui se fâcha fut de Bèze, qui prononça des paroles « indignes d’un philosophe ».
            Au dire de Georges Rolland, qui le vit souvent à l’œuvre avec les protestants, « il ne les conduisait jamais […] aux termes de se fâcher ni de leur donner de la honte et confusion » ; mais « avec sa douceur ordinaire il leur répondait sainement, facilement, sans aigreur et sans mépris et par ce moyen il s’acquérait leurs cœurs et leur bienveillance ». Lui aussi rapporte qu’il était « souvent critiqué par les catholiques qui le suivaient auxdites conférences, parce qu’il traitait trop doucement avec les adversaires. On lui disait qu’il leur fallait faire honte de leurs impertinentes réponses, à quoi il répondait qu’user de paroles injurieuses et de mépris ne ferait que rebuter et empêcher de revenir ces pauvres dévoyés, et qu’il fallait chercher leur salut et non pas leur confusion. Et en chaire, quand il parlait d’eux, il disait : ‘Messieurs nos adversaires’, et évitait tant qu’il pouvait de prononcer le mot d’hérétique ou d’huguenot ».
            À la longue, cette méthode se révéla efficace. L’hostilité initiale de la population du Chablais, que traduisaient bien les termes injurieux de papiste, mage, sorcier, idolâtre et bigle, qu’on lui décochait, fit place peu à peu au respect, à l’admiration et à l’amitié. En comparant sa méthode avec celle des autres missionnaires, Camus a écrit qu’il « prenait plus de mouches avec une cuillerée de ce miel qui lui était si familier, que tous ceux-ci avec des tonneaux de vinaigre ». Au dire de Claude Marin, ce furent les enfants qui osèrent s’approcher les premiers ; « il leur donnait une caresse avec une douce parole ». Un nouveau converti tenté par la défection lui dira : « Vous avez regagné mon âme ».

À la recherche d’une nouvelle forme de communication
            Au début de sa mission dans le Chablais, François de Sales s’était trouvé très rapidement devant un mur, les chefs du parti protestant ayant décidé d’interdire à leurs coreligionnaires toute forme de participation aux prêches du prêtre papiste. Que faire dans ces conditions ? Puisque les Thononais ne voulaient pas ou n’osaient pas venir à lui, il irait à eux. Comment ? La nouvelle forme de communication consistera à rédiger et à distribuer périodiquement des feuilles qu’ils pourront lire à loisir dans leur maison.
            L’entreprise commença en janvier 1595. Il rédigea les premiers articles, copiés à la main en attendant de pouvoir utiliser les services d’une typographie, et il les diffusait au fur et à mesure. S’adressant aux « messieurs de Thonon », François de Sales leur expliquait le pourquoi et le comment de cette initiative :

Ayant continué quelque pièce de temps la prédication de la parole de Dieu en votre ville, sans avoir été ouï des vôtres que rarement, par pièces et à la dérobée, pour ne rien laisser en arrière de mon côté, je me suis mis à réduire en écrit quelques principales raisons, que j’ai choisies pour la plupart des sermons et traités que j’ai faits ci-devant à vive voix pour la défense de la foi de l’Église.

            Distribuées périodiquement à domicile, les feuilles volantes ressemblaient à une sorte de journal hebdomadaire. Quels avantages pensait-il retirer de cette nouvelle forme de communication ? Dans son adresse à « messieurs de Thonon », François de Sales a parfaitement mis en lumière les quatre « commodités » de la communication écrite :
            l. Elle porte l’information à domicile. 2. Elle facilite la confrontation publique et le débat d’opinions avec « l’adversaire ». 3. Il est vrai que « les paroles en bouche sont vives, en papier elles sont mortes », mais l’écrit « se laisse mieux manier, il donne plus de loisir à la considération que la voix, on y peut penser plus creusement ». 4. La communication écrite est un moyen efficace pour lutter contre la désinformation, parce qu’elle fait connaître avec exactitude la pensée de l’auteur et elle permet de vérifier si la pensée d’un particulier correspond ou non à la doctrine qu’il prétend défendre. C’est ce qui lui a faisait dire : « Je ne dis rien à Thonon que je ne veuille bien qu’on sache, si besoin était, à Necy (Annecy) et à Rome ».
            De fait, pensait-il, son premier devoir était de lutter contre les déformations que faisaient subir à la doctrine de l’Église les auteurs protestants. « L’un de leurs plus grands maux, écrira J.-P. Camus, c’est que leurs ministres leur déguisent notre créance (croyance), et la leur représentent toute autre qu’elle n’est :

Par exemple, que nous ne faisons aucun état de l’Écriture sainte ; que nous adorons le Pape, comme Dieu ; que nous tenons les saints comme dieux ; que nous faisons plus d’état de la sainte Vierge que de Jésus-Christ ; que nous adorons les images d’adoration de latrie, et leur attribuons de la divinité ; que les âmes du purgatoire sont en la même rage et au même désespoir que celles de l’enfer ; que nous adorons du pain en l’Eucharistie ; que nous privons le peuple de la participation au sang de Jésus-Christ ; que nous nous moquons des mérites de Jésus-Christ, pour attribuer tout notre salut au mérite de nos bonnes œuvres ; que la confession auriculaire est une bourrellerie d’esprits ; et semblables invectives, qui rendent notre religion odieuse et décriée parmi ces peuples, qui en sont malicieusement informés.

            Deux attitudes caractérisent la démarche personnelle du « journaliste » François de Sales : d’une part, le devoir d’informer ses lecteurs avec exactitude, de leur expliquer les raisons de la position catholique, bref de leur être utile ; d’autre part, un grand désir de leur témoigner son affection. S’adressant à ses lecteurs, il leur déclarait d’emblée : « Vous ne lirez jamais écrit qui vous soit donné par homme plus affectionné à votre service spirituel que je suis ».
            À côté de la communication écrite, il utilisa incidemment d’autres formes de communication, notamment le théâtre. Lors de la grande manifestation catholique à Annemasse en septembre 1597, devant une foule de plusieurs milliers de personnes, on joua un drame biblique intitulé Le sacrifice d’Abraham, dans lequel le prévôt tenait le rôle de Dieu le Père. La composition du texte en vers n’était pas son œuvre, mais c’est lui qui aurait suggéré ce thème à son cousin, le chanoine de Sales, et à son frère Louis, que l’on disait « grandement versé ès lettres humaines ».

Vérité et charité
            L’auteur de L’Esprit du bienheureux François de Sales a bien touché, semble-t-il, le cœur du message salésien sous sa forme définitive quand il a intitulé le début de son œuvre : De la charité véritable, citant cette « précieuse et notable sentence » de son héros : « La vérité qui n’est pas charitable procède d’une charité qui n’est pas véritable ».
            Pour François de Sales, explique Camus, toute correction doit avoir pour but le bien de celui qu’on corrige – ce qui peut provoquer une souffrance momentanée – et elle doit être faite avec douceur et patience. De plus, celui qui corrige doit être prêt à souffrir des injustices et des ingratitudes de la part de celui qui reçoit la correction.
            On retiendra de l’expérience chablaisienne de François de Sales que l’alliance indispensable de la vérité et de la charité n’est pas toujours facile à traduire en pratique, qu’il existe plusieurs manières de la mettre en œuvre, mais qu’elle est indispensable à celui qui porte un vrai souci de correction et d’éducation des « enfants rebelles ».

P. Wirth MORAND

Salésien de Don Bosco, professeur d'université, bibliste et historien salésien, membre émérite du Centre d'études Don Bosco, auteur de plusieurs ouvrages.