26 Sep 2025, ven

Si la Patagonie doit attendre… allons en Asie

⏱️ Temps de lecture : 5 min.

image_pdfimage_print

Le texte retrace l’expansion des missionnaires salésiens en Argentine dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans un pays ouvert aux capitaux étrangers et caractérisé par une forte immigration italienne. Les réformes législatives et le manque d’écoles ont favorisé les projets éducatifs de Don Bosco et Don Cagliero, mais la réalité s’est avérée plus complexe que ce qui avait été imaginé en Europe. Un contexte politique instable et un nationalisme hostile à l’Église se sont mêlés à des tensions religieuses anticléricales et protestantes. S’ajoutait à cela la situation dramatique des populations indigènes, repoussées vers le sud par la force militaire. La riche correspondance entre les deux religieux montre comment ils ont dû adapter leurs objectifs et leurs stratégies face à de nouveaux défis sociaux et religieux, tout en gardant vivant le désir d’étendre la mission jusqu’en Asie.


Avec la missio juridique reçue du pape, avec le titre et les facultés spirituelles de missionnaires apostoliques accordés par la Congrégation de Propaganda Fide, avec une lettre de présentation de Don Bosco à l’archevêque de Buenos Aires, les dix missionnaires, après un mois de voyage à travers l’Océan Atlantique, à la mi-décembre 1875, arrivèrent en Argentine, un immense pays peuplé d’un peu moins de deux millions d’habitants (quatre millions en 1895, en 1914 il y en aura huit millions). Ils en connaissaient à peine la langue, la géographie et un peu d’histoire.
Accueillis par les autorités civiles, le clergé local et des bienfaiteurs, ils vécurent d’abord plusieurs mois heureux. La situation du pays était en effet favorable, tant sur le plan économique, avec d’importants investissements de capitaux étrangers, que sur le plan social avec l’ouverture légale (1875) à l’immigration, notamment italienne : 100 000 immigrants, dont 30 000 pour la seule ville de Buenos Aires. Au plan de l’éducation la situation était également favorable grâce à la nouvelle loi sur la liberté de l’enseignement (1876) et à l’absence d’écoles pour “enfants pauvres et abandonnés”, comme celles auxquelles les Salésiens voulaient se consacrer.
Les difficultés se situaient plutôt du côté religieux, dues à la forte présence d’anticléricaux, de francs-maçons, de libéraux hostiles, de protestants anglais (gallois) dans certaines régions, et du peu d’esprit religieux chez de nombreux clercs autochtones et immigrés. De même, sur le plan politique, il fallait compter avec les risques d’instabilité politique, économique et commerciale, un nationalisme hostile à l’Église catholique et sensible à toute influence extérieure, ainsi qu’avec le problème non résolu des peuples indigènes des Pampas et de la Patagonie. L’avancée continue de la ligne de démarcation méridionale poussait ceux-ci en effet de plus en plus au sud et vers la Cordillère, quand elle ne les éliminait pas carrément ou, capturés, les vendait comme esclaves. Don Cagliero, le chef de l’expédition, s’en est immédiatement rendu compte. Deux mois après son débarquement, il écrivat : “Les Indiens sont exaspérés contre le gouvernement national. Armés de Remingtons, on fait prisonniers hommes, femmes, enfants, chevaux et moutons […]. Il faut prier Dieu de leur envoyer des missionnaires pour les libérer de la mort de l’âme et du corps”.

De l’utopie du rêve au réalisme de la situation
En 1876-1877, une sorte de dialogue à distance s’instaura entre Don Bosco et Don Cagliero : en moins de vingt mois, pas moins de 62 lettres traversèrent l’Atlantique. Don Cagliero, sur place, s’engageait à suivre les directives de Don Bosco qui disposait de lectures lacuneuses et d’inspirations d’En Haut difficiles à déchiffrer. Don Bosco, à son tour, apprenait de son condottiere sur le terrain que la réalité argentine était différente de ce qu’il avait pensé en Italie. Le projet opérationnel élaboré à Turin pouvait en effet être adopté au niveau des objectifs et de la stratégie générale, mais pas dans les conditions géographiques, chronologiques et anthropologiques telles qu’elles avaient été prévues. Don Cagliero en était parfaitement conscient, contrairement à Don Bosco qui continuait inlassablement à élargir les espaces pour les missions salésiennes.
Le 27 avril 1876, il annonçait à Don Cagliero l’acceptation d’un vicariat apostolique en Inde, après en avoir refusé deux autres proposés par le Saint-Siège en Australie et en Chine, avec l’intention de le lui confier, ce qui l’obligeait de laisser à d’autres les missions de Patagonie. Mais deux semaines plus tard, Don Bosco présenta à Rome une demande d’érection d’un vicariat apostolique également pour les Pampas et la Patagonie, qu’il considérait, à tort, comme un territoire nullius [de personne] tant sur le plan civil que sur le plan ecclésiastique. Il la réitéra au mois d’août suivant en signant le long manuscrit La Patagonie et les terres australes du continent américain, rédigé avec l’aide de don Giulio Barberis. La situation se compliquait encore avec l’acquisition par le gouvernement argentin (en accord avec le gouvernement chilien) des terres habitées par les indigènes, que les autorités civiles de Buenos Aires avaient divisées en quatre gouvernorats et que l’archevêque de Buenos Aires considérait, à juste titre, comme relevant de sa juridiction ordinaire.
Mais les furieuses luttes gouvernementales contre les indigènes (septembre 1876) firent que le rêve salésien “À la Patagonie, à la Patagonie. Dieu le veut !” ne se réalisera pas pour le moment.

Les Italiens « indianisés »
Entre-temps, en octobre 1876, l’archevêque avait proposé aux missionnaires salésiens de prendre en charge la paroisse de La Boca à Buenos Aires pour servir des milliers d’Italiens “plus indianisés que les Indiens en ce qui concerne les coutumes et la religion” (aurait écrit Don Cagliero). Ils acceptèrent. Au cours de leur première année en Argentine, en effet, ils avaient déjà stabilisé leur position dans la capitale : acquisition formelle de la chapelle Mater misericordiae dans le centre-ville, création d’oratoires festifs pour les Italiens dans trois quartiers de la ville, internat avec les “ artes y officios ” et église de San Carlo à l’ouest – où ils resteront de mai 1877 à mars 1878 quand ils déménageront à Almagro – et maintenant la paroisse de La Boca au sud avec un oratoire en cours de réalisation. Ils envisageaient aussi un noviciat et, en attendant les Filles de Marie Auxiliatrice, un internat et un collège à Montevideo, en Uruguay.
À la fin de l’année 1876, le P. Cagliero était prêt à retourner en Italie, voyant que la possibilité d’entrer dans le Chubut et de fonder une colonie à Santa Cruz (à l’extrême sud du continent) se prolongeait excessivement à cause d’un gouvernement qui créait des obstacles pour les missionnaires et qui aurait préféré “ détruire les indigènes plutôt que de les réduire ”.
Mais avec l’arrivée en janvier 1877 de la deuxième expédition de 22 missionnaires, Don Cagliero envisagea de manière autonome une expédition à Carmen de Patagones, sur le Río Negro, en accord avec l’archevêque. Durant ce même mois, Don Bosco proposa au Saint-Siège d’ériger trois vicariats apostoliques (Carmen de Patagones, Santa Cruz, Punta Arenas) ou au moins un à Carmen de Patagones. D’autre part, il se disait prêt à accepter en 1878 le vicariat de Mangalor, en Inde, avec le Père Cagliero comme vicaire. En plus de tout cela, le 13 février, avec un immense courage, il se déclara disposé à accepter pendant la même année 1878 le vicariat apostolique de Ceylan, de préférence à celui d’Australie, tous deux proposés par le Pape (ou suggérés par lui au Pape ?). Bref Don Bosco ne se contentait pas de l’Amérique latine, à l’Ouest, il rêvait d’envoyer ses missionnaires en Asie, à l’Est.

By P. Francesco MOTTO

Salésien de Don Bosco, expert de St Jean Bosco, auteur de plusieurs livres. Docteur en histoire et en théologie, conférencier invité à l'Université pontificale salésienne. Cofondateur et directeur pendant 20 ans de l'Institut historique salésien (ISS) et de la revue 'Recherches historiques salésiennes' (1992-2012), il est l'un des fondateurs de l'Association des chercheurs en histoire salésienne (ACSSA), dont il est actuellement le président (2015-2023). Il a été consultant auprès de la Congrégation pour les Causes des Saints (2009-2014).