26 Sep 2025, ven

Don Bosco et le Sacré-Cœur. Garder, réparer, aimer

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En 1886, à la veille de la consécration de la nouvelle basilique du Sacré-Cœur au centre de Rome, le « Bulletin salésien » a voulu préparer ses lecteurs – coopérateurs, bienfaiteurs, jeunes, familles – à une rencontre vitale avec « le Cœur transpercé qui continue d’aimer ». Pendant une année entière, le Bulletin fit défiler sous les yeux du monde salésien un véritable « rosaire » de méditations. Chaque numéro reliait un aspect de la dévotion à une urgence pastorale, éducative ou sociale que Don Bosco – déjà épuisé mais lucide – considérait comme stratégique pour l’avenir de l’Église et de la société italienne. Près de cent quarante ans plus tard, cette série reste un petit traité de spiritualité du cœur, écrit dans un style simple mais plein d’ardeur, capable de conjuguer contemplation et pratique. Nous présentons ici une lecture unifiée de ce parcours mensuel, montrant comment l’intuition salésienne peut encore parler aujourd’hui.


Février – La garde d’honneur : veiller sur l’Amour blessé
            La nouvelle année liturgique s’ouvre, dans le Bulletin, sur une invitation surprenante : non seulement adorer Jésus présent dans le tabernacle, mais « faire l’heure de garde » – une heure choisie librement au cours de laquelle chaque chrétien, sans interrompre ses activités quotidiennes, se fait sentinelle aimante qui console le Cœur transpercé par l’indifférence des foules du carnaval. L’idée, née à Paray-le-Monial et adoptée dans de nombreux diocèses, devient un programme éducatif : transformer le temps en espace de réparation, enseigner aux jeunes que la fidélité naît de petits gestes constants, faire de la journée une liturgie diffuse. Le vœu qui y est lié – destiner le produit du Manuel de la Garde d’Honneur à la construction de la basilique romaine – révèle la logique salésienne : la contemplation qui se traduit immédiatement en briques, car la vraie prière édifie (littéralement) la maison de Dieu.

Mars – Charité créative : l’empreinte salésienne
            Lors de la grande conférence du 8 mai 1884, le cardinal Parocchi résuma la mission salésienne en un mot : « charité ». Le Bulletin reprend ce discours pour rappeler que l’Église conquiert le monde davantage par des gestes d’amour que par des disputes théoriques. Don Bosco ne fonde pas des écoles d’élite, mais des établissements populaires ; il ne retire pas les jeunes de leur milieu uniquement pour les protéger, mais pour les rendre à la société comme de bons citoyens. Telle est la charité « selon les exigences du siècle » : répondre au matérialisme non par des polémiques, mais par des œuvres qui montrent la force de l’Évangile. D’où l’urgence d’un grand sanctuaire dédié au Cœur de Jésus : faire resplendir au cœur de Rome un signe visible de cet amour qui éduque et transforme.

Avril – L’Eucharistie : « chef-d’œuvre du Cœur de Jésus »
            Pour Don Bosco, rien n’est plus urgent que de ramener les chrétiens à la communion fréquente. Le Bulletin rappelle qu’« il n’y a pas de catholicisme sans la Vierge Marie et sans l’Eucharistie ». La table eucharistique est « la genèse de la société chrétienne » : c’est de là que naissent la fraternité, la justice, la pureté. Si la foi languit, il faut raviver le désir du Pain vivant. Ce n’est pas un hasard si saint François de Sales a confié aux Visitandines la mission de garder le Cœur eucharistique : la dévotion au Sacré-Cœur n’est pas un sentiment abstrait, mais un chemin concret qui conduit au tabernacle et de là se répand dans les rues. Et c’est encore le chantier romain qui en est la preuve : chaque lire offerte pour la basilique devient une « brique spirituelle » qui consacre l’Italie au Cœur qui se donne.

Mai – Le Cœur de Jésus resplendit dans le Cœur de Marie
            Le mois de Marie amène le Bulletin à établir un lien entre les deux grandes dévotions. En effet, il existe entre les deux Cœurs une communion profonde, symbolisée par l’image biblique du « miroir ». Le Cœur immaculé de Marie reflète la lumière du Cœur divin, la rendant supportable aux yeux des hommes : ceux qui n’osent pas fixer le Soleil regardent sa lumière reflétée dans la Mère. Culte de latrie pour le Cœur de Jésus, « hyperdulie » pour celui de Marie : une distinction qui évite les malentendus des polémiques jansénistes d’hier et d’aujourd’hui. Le Bulletin réfute les accusations d’idolâtrie et invite les fidèles à un amour équilibré, où contemplation et mission se nourrissent mutuellement : Marie introduit au Fils et le Fils conduit à la Mère. En vue de la consécration du nouveau sanctuaire, il est demandé d’unir les deux invocations qui dominent les collines de Rome et de Turin : le Sacré-Cœur de Jésus et Marie Auxiliatrice.

Juin – Consolations surnaturelles : l’amour à l’œuvre dans l’histoire
            Deux cents ans après la première consécration publique au Sacré-Cœur (Paray-le-Monial, 1686), le Bulletin affirme que la dévotion répond au mal de l’époque : « refroidissement de la charité par surabondance d’iniquité ». Le Cœur de Jésus – Créateur, Rédempteur, Glorificateur – est présenté comme le centre de toute l’histoire : de la création à l’Église, de l’Eucharistie à l’eschatologie. Ceux qui adorent ce Cœur entrent dans un dynamisme qui transforme la culture et la politique. C’est pourquoi le pape Léon XIII a demandé à tous d’apporter leur contribution au sanctuaire romain, monument de réparation mais aussi « digue » contre le « flot immonde » de l’erreur moderne. C’est un appel qui semble actuel : sans charité ardente, la société se désagrège.

Juillet – Humilité : la physionomie du Christ et du chrétien
            La méditation estivale choisit la vertu la plus négligée : l’humilité, « gemme transplantée par la main de Dieu dans le jardin de l’Église ». Don Bosco, fils spirituel de saint François de Sales, sait que l’humilité est la porte des autres vertus et le sceau de tout véritable apostolat : celui qui sert les jeunes sans chercher la visibilité actualise « la vie cachée de Jésus pendant trente ans ». Le Bulletin démasque l’orgueil déguisé en fausse modestie et invite à cultiver une double humilité : celle de l’intelligence, qui s’ouvre au mystère, et celle de la volonté, qui obéit à la vérité reconnue. La dévotion au Sacré-Cœur n’est pas du sentimentalisme, elle est une école de pensée humble et d’action concrète, capable de construire la paix sociale parce qu’elle enlève du cœur le poison de l’orgueil.

Août – La douceur : la force qui désarme
            Après l’humilité, la douceur, une vertu qui n’est pas faiblesse mais maîtrise de soi, « le lion qui produit du miel », dit le texte en renvoyant à l’énigme de Samson. Le Cœur de Jésus apparaît doux dans l’accueil des pécheurs, ferme dans la défense du temple. Les lecteurs sont invités à imiter ce double mouvement : douceur envers les personnes, fermeté contre l’erreur. Saint François de Sales redevient un modèle : d’un ton apaisé, il a déversé des fleuves de charité dans la turbulente Genève, convertissant plus de cœurs que n’aurait pu le faire la victoire dans les polémiques pleines d’âpretés. Dans un siècle qui « pèche par manque de cœur », construire le sanctuaire du Sacré-Cœur signifie ériger un gymnase de douceur sociale – une réponse évangélique au mépris et à la violence verbale qui empoisonnaient déjà alors le débat public.

Septembre – Pauvreté et question sociale : le Cœur qui réconcilie riches et pauvres
            Le grondement du conflit social, prévient le Bulletin, menace de « réduire en miettes l’édifice civil ». Nous sommes en pleine « question ouvrière » ; les socialistes agitent les masses, les capitaux se concentrent. Don Bosco ne nie pas la légitimité de la richesse honnête, mais rappelle que la véritable révolution commence dans le cœur. Le Cœur de Jésus a proclamé bienheureux les pauvres et a lui-même vécu la pauvreté. Le remède passe par une solidarité évangélique nourrie par la prière et la générosité. Tant que le sanctuaire romain ne sera pas terminé, écrit le journal, le signe visible de la réconciliation fera défaut. Au cours des décennies suivantes, la doctrine sociale de l’Église développera ces intuitions, mais le germe est déjà là : la charité n’est pas l’aumône, c’est la justice qui naît d’un cœur transformé.

Octobre – L’enfance : sacrement de l’espérance
            « Malheur à celui qui scandalise un de ces petits ! » Sur les lèvres de Jésus, l’invitation devient un avertissement. Le Bulletin rappelle les horreurs du monde païen contre les enfants et montre comment le christianisme a changé l’histoire en confiant aux petits une place centrale. Pour Don Bosco, l’éducation est un acte religieux : c’est à l’école et à l’oratoire que l’on garde le trésor de l’Église future. La bénédiction de Jésus aux enfants, reproduite sur les premières pages du Bulletin, est la manifestation du Cœur qui « se serre comme un cœur de père » et annonce la vocation salésienne : faire de la jeunesse un « sacrement » qui rend Dieu présent dans la cité. Les écoles, les collèges, les ateliers ne sont pas facultatifs : ils sont la manière concrète d’honorer le Cœur de Jésus vivant dans les jeunes.

Novembre – Triomphes de l’Église : l’humilité qui vainc la mort
            La liturgie commémore les saints et les défunts. Le Bulletin médite sur le « triomphe doux » de Jésus entrant à Jérusalem. Cette image devient la clé de lecture de l’histoire de l’Église : succès et persécutions alternent, mais l’Église, comme le Maître, ressuscite toujours. Les lecteurs sont invités à ne pas se laisser paralyser par le pessimisme. Les ombres du moment (lois anticléricales, réduction des ordres religieux, propagande maçonnique) n’effacent pas le dynamisme de l’Évangile. Le temple du Sacré-Cœur, construit dans l’hostilité et la pauvreté, sera le signe tangible que « la pierre scellée a été renversée ». Collaborer à sa construction, c’est parier sur l’avenir de Dieu.

Décembre – La béatitude de la douleur : la Croix accueillie par le cœur
            L’année se termine par la plus paradoxale des béatitudes : « Heureux ceux qui pleurent ». La douleur, scandale pour la raison païenne, devient dans le Cœur de Jésus un chemin de rédemption et de fécondité. Le Bulletin voit dans cette logique la clé pour lire la crise contemporaine : les sociétés fondées sur le divertissement à tout prix produisent injustice et désespoir. Quand la souffrance est acceptée en union avec le Christ, elle transforme les cœurs, fortifie le caractère, stimule la solidarité, libère de la peur. Même les pierres du sanctuaire sont « des larmes transformées en espérance », petites offrandes, parfois fruit de sacrifices cachés, qui construiront un lieu d’où pleuvront, promet le journal, « des torrents de purs délices ».

Un héritage prophétique
            Dans le montage mensuel du Bulletin Salésien de 1886, la pédagogie du crescendo est frappante : on part de la petite heure de garde pour aboutir à la consécration de la douleur ; du fidèle individuel au chantier national ; du tabernacle fortifié de l’oratoire aux remparts de l’Esquilin. C’est un parcours qui s’articule autour de trois axes principaux :
            Contemplation – Le Cœur de Jésus est avant tout un mystère à adorer : veillée, Eucharistie, réparation.
            Formation – Chaque vertu (humilité, douceur, pauvreté) est proposée comme un remède social, capable de guérir les blessures collectives.
            Construction – La spiritualité devient architecture : la basilique n’est pas un ornement, mais un laboratoire de citoyenneté chrétienne.
            Sans forcer, on peut reconnaître ici une première annonce des thèmes que l’Église développera tout au long du XXe siècle : l’apostolat des laïcs, la doctrine sociale, la centralité de l’Eucharistie dans la mission, la protection des mineurs, la pastorale de la souffrance. Don Bosco et ses collaborateurs saisissent les signes des temps et y répondent avec le langage du cœur.


            Le 14 mai 1887, lorsque Léon XIII consacra la Basilique du Sacré-Cœur, par l’intermédiaire de son vicaire le Cardinal Lucido Maria Parocchi, Don Bosco – trop faible pour monter à l’autel – assista à la cérémonie caché parmi les fidèles. À ce moment-là, toutes les paroles du Bulletin de 1886 devinrent pierre vivante : la garde d’honneur, la charité éducative, l’Eucharistie centre du monde, la tendresse de Marie, la pauvreté qui réconcilie, la béatitude de la douleur. Aujourd’hui, ces pages demandent un nouveau souffle. C’est à nous, consacrés ou laïcs, jeunes ou âgés, de poursuivre la veillée, d’ériger des chantiers d’espérance, d’apprendre la géographie du cœur. Le programme reste le même, simple et audacieux : garder, réparer, aimer.

By Editor BSOL

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