Des jeunes qui font bien la neuvaine de la Nativité de Marie (1868)

Le rêve de Don Bosco du 2 septembre 1868

            Voici comment Don Bosco parla le soir après les prières.

            Cela semble impossible ! Quand nous entrons dans une neuvaine, il y a toujours des jeunes qui veulent quitter la maison, ou qui veulent être renvoyés. Il y en avait un, le plus coupable de certains désordres, qu’on ne voulait pas renvoyer pour diverses raisons ; mais il est parti, comme poussé par une force mystérieuse.
            Passons à autre chose. Supposons que Don Bosco entre dans la maison par la conciergerie, qu’il s’avance jusqu’ici sous le portique et qu’il voit ici une grande dame qui tient un cahier à la main, sans que Don Bosco lui dise quoi que ce soit. Elle me le tend en disant :
            – Prends-le et lis !
            Je le prends et je lis sur la couverture : Neuvaine de la Nativité de Marie. J’ouvre la première feuille et je vois les noms d’un très petit nombre de jeunes gens écrits en caractères d’or. Je retourne la feuille et je vois un nombre un peu plus grand écrit à l’encre ordinaire. Je la retourne de nouveau et le reste du cahier est tout blanc jusqu’à la fin. Et maintenant je demande à l’un de vous ce que cela signifie.
            Il demanda l’explication à un jeune et l’aida à répondre en disant :
            – Dans ce livre sont écrits les jeunes qui font la neuvaine. Le très petit nombre de ceux qui sont écrits en or sont ceux qui la font bien et avec ferveur. L’autre groupe est celui de ceux qui la font, mais avec moins de ferveur. Et tous les autres, pourquoi ne sont-ils pas inscrits ? Qui sait d’où cela vient ? Je crois que ce sont les longues promenades qui ont tellement distrait les jeunes qu’ils ne savent plus se recueillir. Si Dominique Savio revenait, ou Besucco, ou Magon, ou Saccardi, que nous diraient-ils ? Ils s’exclameraient : « Oh, comme l’Oratoire a changé ! »
            C’est pourquoi, pour plaire à la Sainte Vierge, faisons tout ce que nous pouvons en fréquentant les sacrements et en pratiquant les fioretti que je vous indiquerai, moi ou Don Francesia. Pour demain, voici le fioretto à pratiquer : – Faire toute chose avec soin.
(MB IX, 337)




Le rêve de l’éléphant (1863)

N’ayant pu donner l’étrenne à ses élèves le dernier jour de l’année, étant revenu de Borgo Cornalense le dimanche 4, Don Bosco avait promis de leur donner l’étrenne du Nouvel An le soir de la fête de l’Épiphanie. C’était le 6 janvier 1863 et tous les jeunes, apprentis et étudiants, réunis sous le porche, attendaient l’annonce avec impatience. Après avoir récité les prières, le bon père monta sur l’estrade comme d’habitude et commença à parler.

            Voici le soir de l’étrenne du Nouvel An. Chaque année, après les fêtes de Noël, j’aime adresser à Dieu des prières pour qu’il m’inspire un cadeau qui puisse vous être utile. Mais cette année, j’ai doublé mes prières en raison du nombre croissant de jeunes. Le dernier jour de l’année est passé, le jeudi est arrivé, puis le vendredi et rien de nouveau. Le vendredi soir, je me suis couché, fatigué par le travail de la journée, et je n’ai pas réussi à dormir de la nuit, si bien que le matin, je me suis levé épuisé, presque à moitié mort. Cela ne me troubla pas, au contraire, je m’en réjouis, car je savais que d’ordinaire, lorsque le Seigneur est sur le point de me manifester quelque chose, je passe très mal la nuit qui précède. J’ai poursuivi mes occupations habituelles à Borgo Cornalense et le samedi soir, je suis arrivé ici parmi vous. Après avoir entendu les confessions, je suis allé au lit, et à cause de la fatigue causée par la prédication et les confessions à Borgo, et le peu de repos que j’avais eu la nuit précédente, je me suis facilement endormi. C’est ici que commence le rêve dont vous recevrez l’étrenne.
            Chers jeunes, j’ai rêvé que c’était un jour de fête, après le déjeuner, à l’heure de la récréation, et que vous étiez occupés à vous amuser de mille manières. Il me semblait que j’étais dans ma chambre avec le chevalier Vallauri, professeur de lettres. Nous parlions de littérature et de religion, quand soudain j’entendis le tictac de quelqu’un qui frappait à la porte.
Je courus voir qui c’était. C’était ma mère, morte depuis six ans, qui m’appelait tout en émoi.
            – Viens voir, viens voir.
            – Qu’est-ce qu’il y a ? répondis-je.
            – Viens, viens ! me répondit-elle.
            Devant son insistance, j’allai au balcon et voici que dans la cour, je vis un éléphant d’une taille énorme.
            – Mais comment est-ce possible, m’exclamai-je ! Allons vite en bas ! Et, ahuri, je me tournai vers le chevalier Vallauri, et lui vers moi, comme pour nous demander comment cette bête monstrueuse avait pu entrer. Nous nous précipitâmes sous le porche avec le professeur.
            Beaucoup d’entre vous, naturellement, étaient accourus pour la voir. Cet éléphant semblait doux, docile. Il s’amusait à courir avec les jeunes, il les caressait avec sa trompe, il était si intelligent qu’il obéissait aux ordres, comme s’il avait été dressé et élevé ici, à l’Oratoire, dès ses premières années, de sorte qu’il était toujours suivi et caressé par un grand nombre de jeunes. Mais vous n’étiez pas tous autour de lui, et je vis que la plupart d’entre vous, effrayés, s’enfuyaient çà et là, cherchant un endroit où s’abriter, et se réfugiaient finalement dans l’église. J’essayai moi aussi d’y entrer par la porte qui donne sur la cour. Mais en passant devant la statue de la Vierge près de la fontaine, au moment où je touchai l’extrémité de son manteau comme pour invoquer son secours, elle leva le bras droit. Vallauri voulut imiter mon geste de l’autre côté et la Vierge bougea le bras gauche.
            Je fus surpris, ne sachant comment expliquer un fait aussi extraordinaire.
            Puis vint l’heure de la prière, et vous, les jeunes, vous êtes tous entrés dans l’église. J’y suis entré moi aussi, et j’ai vu l’éléphant debout au fond, près de la porte. On chanta les vêpres et, après le sermon, je me suis rendu à l’autel, assisté de Don Alasonatti et de Don Savio, pour donner la bénédiction du Saint-Sacrement. Mais au moment solennel où tout le monde s’inclinait profondément pour adorer le Saint des Saints, je voyais aussi au fond de l’église, au milieu du passage, entre les deux rangées de bancs, l’éléphant agenouillé et qui s’inclinait dans la direction opposée, c’est-à-dire avec son museau et ses horribles crocs tournés vers la porte principale.
            À la fin de l’office, je voulais sortir tout de suite dans la cour pour voir ce qui se passait, mais je fus retenu dans la sacristie par quelqu’un qui voulait me parler.
            Peu de temps après, je sortis sous le portique pendant que vous étiez dans la cour pour reprendre les jeux comme avant. L’éléphant, qui était sorti de l’église, s’avança dans la deuxième cour, celle où les nouveaux bâtiments sont en construction. Notez bien ce détail, car c’est dans cette cour que s’est déroulée la scène déchirante que je vais décrire maintenant.
            Au même moment apparut là au fond une bannière, sur laquelle était écrit en grosses lettres : Sancta Maria succurre miseris (Sainte Marie, viens en aide aux malheureux) et que les jeunes suivaient en procession. Tout à coup, sans crier gare, je vis cette vilaine bête, qui m’avait paru si douce jusque-là, s’élancer furieusement sur les élèves qui l’entouraient, saisir les plus proches avec sa trompe, les projeter en l’air et les écraser au sol. Cependant, ceux qui étaient maltraités de la sorte ne mouraient pas, mais restaient en état de pouvoir guérir, bien que les blessures fussent horribles. Ce fut la débandade générale : les uns criaient, les autres pleuraient, les blessés appelaient leurs camarades au secours. Ce qui m’affligeait, c’était de voir certains des jeunes gens épargnés par l’éléphant qui, au lieu d’aider et de secourir les blessés, avaient fait alliance avec le monstre pour lui procurer de nouvelles victimes.
            Pendant que j’assistais à ces événements (je me tenais près de la deuxième arcade sous le porche près de la fontaine), cette petite statue que vous voyez là (il indiquait la statue de la Sainte Vierge) s’anima et grandit, devenant une personne de haute stature. Elle leva les bras et ouvrit son manteau, sur lequel de nombreuses inscriptions étaient tissées avec un art stupéfiant. Le manteau devint alors si grand qu’il recouvrit tous ceux qui s’y abritaient ; là, leur vie était en sécurité, et un bon nombre des meilleurs se mit aussitôt à courir vers ce refuge. Mais voyant que beaucoup ne se hâtaient pas de venir à elle, la Sainte Vierge criait à haute voix : Venite ad me omnes (Venez tous à moi). Et voici que son manteau s’élargissait toujours plus pour accueillir la foule des jeunes qui augmentait. Mais certains, au lieu de s’abriter sous le manteau, couraient de côté et d’autre et se blessaient avant de pouvoir se mettre à l’abri. Le visage de la Sainte Vierge était devenu tout rouge à force de crier, mais ceux qui couraient vers elle devenaient plus rares. L’éléphant continuait le massacre, et on voyait çà et là des jeunes maniant une épée, voire deux, en empêchant leurs camarades qui étaient encore dans la cour d’aller vers Marie, en les menaçant et en les blessant. Or, ceux-là n’étaient nullement inquiétés par l’éléphant.
            Mais on voyait aussi certains jeunes accueillis près de Marie qui les encourageait à entreprendre des actions ponctuelles en faveur de leurs camarades. Ils allaient arracher des proies à l’éléphant et portaient le blessé sous le manteau de la mystérieuse statue, et aussitôt celui-ci était guéri. Ils se remettaient en route, courant vers de nouvelles conquêtes. Plusieurs d’entre eux, armés de bâtons, éloignaient l’éléphant de ses victimes et s’opposaient à ses complices. Et ils ne cessèrent leur travail, même au péril de leur vie, avant d’avoir mis presque tous en sûreté.
            La cour était maintenant déserte. Quelques-uns gisaient presque morts sur le sol. D’un côté, sous les arcades, il y avait une multitude d’enfants sous le manteau de la Vierge. De l’autre côté, au loin, l’éléphant avait près de lui seulement dix ou douze jeunes parmi ceux qui l’avaient aidé à faire tant de mal et qui brandissaient leurs épées avec une tranquille insolence.
            Et voici que l’éléphant se souleva sur ses pattes postérieures, se transforma en un fantôme hideux avec de longues cornes. Il prit une bâche ou un filet noir dont il couvrit les malheureux qui s’étaient rangés de son côté, et poussa un rugissement. Alors une épaisse fumée les enveloppa tous, et ils s’affaissèrent et disparurent avec le monstre dans un gouffre qui s’ouvrit brusquement sous leurs pieds.
            Lorsque cette horrible scène disparut de mes yeux, je regardai autour de moi pour faire part de mes pensées à ma mère et au chevalier Vallauri, mais je ne les voyais plus.
            Je me tournai vers Marie, désireux de lire les inscriptions tissées sur son manteau et je vis que plusieurs d’entre elles étaient littéralement tirées des Saintes Écritures ; d’autres étaient également des citations scripturaires, mais quelque peu modifiées. J’en ai lu quelques-unes : Qui elucidant me vitam aeternam habebunt (Qui me fait connaître aura la vie éternelle, Sir. 24,31), Qui me invenerit inveniet vitam (Qui me trouve, trouve la vie, Pr. 8,35), Si quis est parvulus veniat ad me (Qui est petit, qu’il vienne à moi, Pr. 9,4), Refugium peccatorum (Refuge des pécheurs), Salus credentium (Salut des croyants), Plena omnis pietatis,mansuetudinis et misericordiae (Pleine de toute pitié, douceur et miséricorde), Beati qui custodiunt vias meas (Heureux ceux qui suivent mes voies, Pr. 8,32).
            Après la disparition de l’éléphant, tout devint calme. La Vierge semblait presque fatiguée d’avoir tant crié. Après un court silence, elle adressa aux jeunes de belles paroles de réconfort, d’espérance. Elle répéta les mots que vous voyez là, écrits par moi en-dessous de cette niche : Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt. Elle dit :
            – Vous qui avez écouté ma voix et qui avez échappé au massacre du démon, vous avez pu voir et observer ceux de vos camarades qui ont été écrasés. Voulez-vous connaître la cause de leur perte ? Sunt colloquia prava (ce sont les mauvaises conversations). Ce sont les mauvais discours contre la pureté, et les actions déshonnêtes qui ont immédiatement suivi les mauvais discours. Vous avez vu aussi certains de vos compagnons armés de l’épée : ce sont ceux qui cherchent votre damnation, en vous détournant de moi et en causant la perte de beaucoup de vos condisciples. Mais quos diutius expectat durius damnat (ceux que Dieu attend avec plus de patience, Il les punit ensuite plus sévèrement, s’ils restent ingrats). Ceux que Dieu attend le plus longtemps, ce sont ceux qu’il punit le plus sévèrement ; et ce démon infernal les a complètement couverts avant de les conduire avec lui dans la perdition éternelle. Maintenant partez en paix, mais souvenez-vous de mes paroles : fuyez les compagnons amis de Satan, fuyez les mauvais discours surtout contre la pureté, ayez une confiance illimitée en moi et mon manteau sera toujours pour vous un refuge sûr.
            Après avoir dit ces paroles et d’autres semblables, elle disparut et rien ne resta à sa place habituelle, sauf notre chère petite statue. Je vis alors de nouveau ma mère défunte, on leva de nouveau la bannière avec l’inscription : Sancta Maria succurre miseris. Tous les jeunes se rangèrent derrière elle en procession et entonnèrent le chant : « Louez Marie, ô langues fidèles ».
            Mais le chant ne tarda pas à diminuer, puis tout le spectacle disparut et je me réveillai trempé de sueur. Voici ce que j’ai rêvé.
            Mes chers fils, devinez maintenant l’étrenne pour la nouvelle année. Examinez maintenant votre conscience et vous saurez qui était sous le manteau, qui a été jeté en l’air par l’éléphant, et qui avait l’épée en main. Je vous répète seulement les paroles de la Sainte Vierge : Venite ad me omnes. Ayez recours à Elle, en tout danger invoquez Marie et je vous assure que vous serez exaucés. Quant à ceux qui ont été tellement maltraités par la bête, qu’ils pensent à fuir les mauvais discours et les mauvais compagnons ; et que ceux qui ont cherché à éloigner les autres de Marie changent de vie ou alors qu’ils quittent immédiatement cette maison. Ceux qui veulent connaître la place qu’ils occupaient, qu’ils viennent me trouver même dans ma chambre, et je la leur ferai connaître. Mais je le répète aux ministres de Satan : qu’ils changent ou qu’ils s’en aillent. Bonne nuit !
            Ces paroles furent prononcées par Don Bosco avec une telle conviction et une telle émotion dans le cœur que les jeunes méditèrent ce rêve pendant une semaine entière et ne le laissèrent plus tranquille. Le matin, beaucoup se confessèrent, et après le déjeuner, presque tous venaient lui demander quelle place ils occupaient dans ce rêve mystérieux.
            Et le fait qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, mais d’une vision, a également été indirectement confirmé par Don Bosco lui-même quand il dit :
            – « Quand le Seigneur est sur le point de me manifester quelque chose, je passe, etc… J’ai l’habitude de faire des prières à Dieu pour qu’Il m’inspire… » et puis d’interdire toute sorte de plaisanterie sur ce récit.
            Mais il y a plus.
            Cette fois-ci, il écrivit lui-même sur un papier les noms des élèves qu’il avait vus blessés dans le rêve ainsi que les noms de ceux qui portaient une épée et de ceux qui en portaient deux. Il donna le papier à Don Celestino Durando, en lui demandant de les surveiller. Don Durando nous a transmis cette liste et nous l’avons sous les yeux. Il y avait treize blessés qui n’ont probablement pas trouvé refuge sous le manteau de la Vierge, ceux qui avaient une épée étaient dix-sept, ceux qui en avaient deux n’étaient que trois. Quelques annotations à côté d’un nom indiquent un changement de conduite. Notons encore que le rêve, comme nous le verrons, ne représentait pas seulement le temps présent, mais concernait aussi l’avenir.
            L’important, c’est que les jeunes eux-mêmes ont attesté l’efficacité de ce rêve. L’un d’eux a rapporté ceci : « Je ne pensais pas que Don Bosco me connaissait à ce point ; il m’a montré l’état de mon âme et les tentations auxquelles je suis soumis avec une telle précision que je n’ai rien pu ajouter ». Deux autres jeunes à qui Don Bosco avait dit qu’ils portaient l’épée ont déclaré : « Ah ! oui, c’est vrai, il y a longtemps que je m’en suis aperçu ; je le savais moi aussi ». Et ils changèrent de comportement.
            « Un jour, après le déjeuner, il parla de son rêve et, après avoir raconté que certains étaient déjà partis et que d’autres devaient partir pour éloigner leur épée de la maison, il en vint à parler de sa roublardise, comme il disait, et raconta le fait suivant. – Récemment, un jeune écrivait chez lui en lançant contre les personnes de l’Oratoire les plus dignes d’estime, comme les supérieurs et les prêtres, de graves calomnies et des insultes. Craignant que Don Bosco ne voie la lettre, il chercha par tous les moyens à l’écrire à l’insu de tous. La lettre partit. Après le déjeuner, je l’envoyai chercher : il vint dans ma chambre et, après lui avoir montré sa faute, je l’interrogeai sur ce qui l’avait poussé à écrire tant de mensonges. Il nia tout sans vergogne. Je le laissai parler, puis, en commençant par le premier mot, je lui récitai toute la lettre. Confus et effrayé, il se jeta en pleurant à mes pieds en disant : « Alors ma lettre n’est pas partie ? – Si, lui répondis-je, elle sera chez toi à l’heure qu’il est, mais tu auras soin de la réparer. – Les élèves lui demandèrent comment il savait cela. – Oh, c’est une de mes astuces, dit-il en riant… ».
            Cette roublardise devait être la même que dans le rêve, qui regardait non seulement l’état présent, mais la vie future de chacun des jeunes. L’un d’eux, en relation étroite avec Don Rua, lui écrivit bien des années plus tard. Il est à noter que la feuille porte son nom et son prénom, avec le nom de la rue et le numéro de son domicile à Turin.

Bien cher Don Rua,

            Je me souviens, entre autres, d’une vision que Don Bosco a eue en 1863, lorsque j’étais dans sa maison. Il vit en rêve la vie future de tous les siens, qu’il nous a racontée après les prières du soir. C’était le rêve de l’éléphant (après avoir décrit ici ce que nous avons raconté plus haut, il continue). Après avoir fini son récit, Don Bosco nous dit :
            – Si vous voulez savoir où vous étiez, venez me voir dans ma chambre et je vous le dirai.
            J’y suis allé moi aussi.
            – Toi, me dit-il dit, tu étais de ceux qui couraient après l’éléphant avant et après les offices, et tu as donc été naturellement sa proie ; tu as été projeté en l’air avec sa trompe et, en tombant, tu as été si gravement blessé que tu n’as pas pu t’échapper, même si tu as fait tous les efforts possibles. Alors un compagnon prêtre, que tu ne connaissais pas, est arrivé, il t’a pris par le bras et t’a porté sous le manteau de la Madone. Tu étais sauvé.
            Ce n’était pas un rêve, comme le disait Don Bosco, mais une véritable révélation de l’avenir que le Seigneur faisait à son Serviteur, et cela se passait la deuxième année que j’étais à l’Oratoire, à un moment où j’étais un exemple pour mes compagnons, tant pour l’étude que pour la piété, et pourtant Don Bosco m’a vu dans cet état.
            Les vacances scolaires de 1863 arrivèrent. Je suis parti en vacances pour des raisons de santé et je ne suis jamais revenu à l’Oratoire. J’avais 13 ans. L’année suivante, mon père me fit apprendre le métier de cordonnier. Deux ans plus tard (1866), je suis allé en France pour terminer mon apprentissage. Là, j’ai rencontré des gens sectaires et peu à peu j’ai quitté l’Église et les pratiques religieuses. J’ai commencé à lire des livres sceptiques et j’en suis arrivé à mépriser la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine comme la plus pestiférée des religions.
            Deux ans plus tard, je suis retourné dans mon pays d’origine, où j’ai continué à lire des livres impies et à m’éloigner de plus en plus de la véritable Église.
            Mais pendant tout ce temps, je n’ai jamais manqué de prier le Seigneur Dieu le Père, au nom de Jésus-Christ, pour qu’il m’éclaire et me fasse connaître la vraie religion.
            Cette période a duré 13 ans, pendant lesquels j’ai fait tous les efforts possibles pour me relever, mais j’ai été blessé, j’ai été la proie des éléphants et je n’ai pas pu bouger.
            Vers la fin de l’année 1878, on donna une mission spirituelle dans une paroisse. Beaucoup de gens assistaient aux instructions et j’ai commencé à y aller moi aussi pour entendre ces « fameux orateurs ».
            J’y trouvai beaucoup de belles choses, des vérités incontestables. Enfin, dans le dernier sermon qui traitait du Saint-Sacrement, le dernier et principal point qui restait en doute pour moi (puisque je ne croyais plus à la présence de Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement, ni réelle ni spirituelle), l’orateur sut si bien expliquer la vérité, réfuter les erreurs et me convaincre, que je fus touché par la grâce du Seigneur et décidai de me confesser et de revenir sous le manteau de la Sainte Vierge. Dès lors, je n’ai jamais manqué de remercier Dieu et la Sainte Vierge pour la grâce que j’avais reçue.
            Notez bien que la vision s’est bien réalisée pour moi, car j’ai appris plus tard que cet orateur missionnaire avait été mon compagnon à l’Oratoire de Don Bosco.
Turin, le 25 février 1891.

DOMENICO N..

P.S. – Si vous jugez bon de publier cette lettre, je vous donne toute latitude pour la retoucher, pourvu que le sens n’en soit pas altéré, puisqu’il s’agit de la pure vérité. Je vous baise respectueusement la main, cher Don Rua, avec l’intention de baiser aussi celle de notre bien-aimé Don Bosco.

            Dans ce rêve, Don Bosco avait certainement aussi reçu des lumières sur les vocations à l’état religieux ou ecclésiastique et sur les aptitudes des uns et des autres à faire le bien de diverses manières. Il avait vu ces jeunes courageux qui affrontaient l’éléphant et ses partisans pour sauver leurs camarades et leur arracher les blessés pour les porter sous le manteau de la Vierge. C’est pourquoi il continua à accepter les demandes de ceux qui désiraient faire partie de la Société salésienne, à les admettre après leur noviciat et à leur permettre de prononcer leurs vœux de trois ans. Pour eux, le fait d’avoir été choisis par Don Bosco restera pour toujours un titre de gloire. Certains d’entre eux ne prononcèrent pas leurs vœux ou, après avoir accompli leur promesse de trois ans, quittèrent l’Oratoire. Mais il est certain que presque tous persévérèrent dans leur mission de sauver et d’instruire la jeunesse, soit comme prêtres diocésains, soit comme professeurs séculiers dans les écoles publiques.
            Leurs noms figurent dans les trois procès-verbaux suivants du Chapitre salésien.
(MBVII, 356-363)




Une pergola de roses (1847)

Les songes de Don Bosco sont des dons d’En haut pour guider, avertir, corriger, encourager. Certains d’entre eux ont été mis par écrit et ont été conservés. L’un d’entre eux qui remonte à 1847, au début de la mission du saint des jeunes, est celui de la pergola de roses. Nous le présentons ici dans son intégralité.

            En 1864, un soir après la prière, comme il avait l’habitude de le faire de temps en temps, il réunit pour une conférence dans son antichambre ceux qui appartenaient déjà à sa Congrégation. Parmi eux il y avait Don Alasonatti, Don Rua, Don Cagliero, Don Durando, Don Lazzero et Don Barberis. Après leur avoir parlé du détachement du monde et de leurs familles pour suivre l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il poursuivit en ces termes :
            Je vous ai déjà raconté sous forme de rêve plusieurs choses qui nous font comprendre combien la Sainte Vierge nous aime et nous aide. Mais puisque nous sommes ici seuls, et pour que chacun de nous ait la certitude que c’est la Vierge Marie qui veut notre Congrégation, et pour que nous soyons de plus en plus encouragés à travailler pour la plus grande gloire de Dieu, je vais vous raconter non pas les détails d’un songe, mais ce qu’il a plu à notre Mère elle-même de me montrer. Elle veut que nous mettions toute notre confiance en Elle. Je vous parle en toute confiance, mais je souhaite que ce que je vais vous dire ne soit pas diffusé dans la maison, ni en dehors de l’Oratoire, afin de ne pas donner lieu à une critique malveillante.

            Un jour de l’année 1847, ayant beaucoup médité sur la manière de faire le bien, surtout en faveur de la jeunesse, la Reine du Ciel m’apparut et me conduisit dans un jardin charmant. Il y avait là comme un portique rustique, mais beau et vaste, en forme de vestibule. Des plantes grimpantes ornaient et habillaient les piliers, et leurs branches, riches en feuilles et en fleurs, tendaient leurs extrémités les unes vers les autres et s’entrelaçaient pour former une sorte de tenture gracieuse. Ce portique donnait sur une belle allée, qui se prolongeait à vue d’œil en une pergola d’aspect charmant, bordée et couverte de beaux rosiers en pleine floraison. Le sol aussi était tout couvert de roses. La Sainte Vierge me dit :
            – Enlève tes chaussures !
            Et comme je les avais enlevées, elle ajouta :
            – Avance sous cette pergola, c’est le chemin que tu dois parcourir.
            Je me félicitai d’avoir ôté mes chaussures, car j’aurais regretté de marcher sur ces roses, tant elles étaient belles. Je commençai à marcher, mais je sentis aussitôt que ces roses cachaient des épines très pointues, si bien que mes pieds commençaient à saigner. Alors, après quelques pas, je fus obligé de m’arrêter et de faire demi-tour.
            – Ici il faut des chaussures, dis-je alors à mon guide.
            – Bien sûr, me répondit-il, il faut de bonnes chaussures.
            – Je me chaussai et je repartis avec quelques compagnons qui étaient apparus à ce moment-là et m’avaient demandé de marcher avec moi. Ils marchaient derrière moi sous la pergola, qui était d’une beauté incroyable, mais au fur et à mesure que j’avançais, elle apparaissait étroite et basse. Beaucoup de branches descendaient d’en haut et remontaient comme des festons ; d’autres pendaient perpendiculairement sur le chemin. Du tronc des rosiers, d’autres branches s’étendaient horizontalement par intervalles ; d’autres formaient une haie plus épaisse, empiétant parfois sur une partie du chemin ; d’autres encore serpentaient un peu au-dessus du sol. Mais toutes étaient couvertes de roses, et je ne voyais que des roses sur les côtés, des roses au-dessus, des roses devant mes pas. Alors que je ressentais encore de vives douleurs dans les pieds et que je me contorsionnai encore un peu, je touchai les roses ici et là et je sentis que des épines encore plus piquantes se cachaient en-dessous. Malgré cela, je continuai à marcher. Mes jambes se prenaient dans les branches qui gisaient sur le sol et en étaient blessées. En déplaçant une branche transversale qui me gênait et en me frottant contre la haie pour l’éviter, je me piquais et je saignais non seulement aux mains, mais aussi sur tout le corps. Dans les roses qui pendaient au-dessus se cachaient aussi un grand nombre d’épines qui se plantaient dans ma tête. Néanmoins, encouragé par la Sainte Vierge, je continuai mon chemin. De temps en temps, cependant, des épines plus aiguës et plus pénétrantes me piquaient, ce qui me causait des spasmes encore plus douloureux.
            Pendant ce temps, tous ceux, et ils étaient nombreux, qui me regardaient marcher sous cette tonnelle, disaient : Oh ! comme Don Bosco marche toujours sur des roses ! Il avance en toute sérénité, tout va bien pour lui. Mais ils ne voyaient pas les épines qui lacéraient mes pauvres membres. À mon invitation, beaucoup de jeunes clercs, de prêtres et de laïcs avaient commencé à me suivre joyeusement, attirés par la beauté de ces fleurs ; mais lorsqu’ils se rendirent compte qu’ils devaient marcher sur des épines piquantes et qu’on en voyait de tous les côtés, ils commencèrent à crier en disant : On nous a trompés ! Je répondis :
            – Ceux qui veulent marcher agréablement sur les roses, qu’ils s’en retournent ; que les autres me suivent.
            Un bon nombre d’entre eux s’en retournèrent. Après avoir parcouru une bonne distance, je me retournai pour jeter un coup d’œil sur mes compagnons. Mais quelle ne fut pas ma peine lorsque je vis qu’une partie d’entre eux avait disparu, et qu’une autre partie m’avait déjà tourné le dos et s’éloignait. Je retournai aussitôt pour les rappeler, mais en vain, car ils ne m’écoutaient même pas. Je commençai alors à pleurer à chaudes larmes et à me plaindre, en disant :
            – Est-il possible que je sois le seul à devoir parcourir tout ce chemin difficile ?
            Mais je fus bientôt consolé. Je vis s’avancer vers moi une troupe de prêtres, de jeunes clercs et de laïcs qui me disaient : « Nous voici, nous sommes tous à vous, prêts à vous suivre. Prenant les devants, je repris la marche. Seuls quelques-uns perdirent courage et s’arrêtèrent, mais un grand nombre d’entre eux arrivèrent à destination avec moi.
            Après avoir parcouru toute la longueur de la pergola, je me suis retrouvé dans un autre jardin très agréable, où le petit groupe de disciples m’entouraient, tous amaigris, échevelés et blessés. Une brise fraîche se mit alors à souffler qui les guérit tous. Un autre vent souffla et, comme par enchantement, je me vis entouré d’un nombre immense de jeunes et de clercs, de coadjuteurs laïcs et même de prêtres, qui se mirent au travail avec moi pour guider cette jeunesse. Je connaissais personnellement beaucoup d’entre eux, mais beaucoup d’autres m’étaient encore inconnus.
            Arrivé ensuite à un endroit élevé du jardin, je vis devant moi un édifice monumental surprenant par sa magnificence. Après franchi le seuil, j’entrai dans une salle très spacieuse, d’une richesse telle qu’aucun palais au monde ne peut s’enorgueillir de l’égaler. Tout était parsemé et orné des roses les plus fraîches et sans épines, d’où émanait un parfum des plus suaves. Alors la Sainte Vierge, qui avait été mon guide, m’interrogea :
            – Sais-tu ce que signifie ce que tu vois maintenant et ce que tu as vu auparavant ?
            – Non, répondis-je, je vous prie de me l’expliquer.
            Elle me dit alors :
            – Sache que le chemin parcouru au milieu des roses et des épines signifie que tu devras avoir grand soin de la jeunesse ; sur ce chemin tu dois marcher avec les chaussures de la mortification. Les épines sur le sol représentent les affections sensibles, les sympathies ou antipathies humaines qui détournent l’éducateur du vrai but, le blessent, l’entravent dans sa mission, l’empêchent d’avancer et de gagner des couronnes pour la vie éternelle. Les roses symbolisent l’ardente charité qui doit te distinguer, toi et tous tes collaborateurs. Les autres épines signifient les obstacles, les souffrances, les peines qui vous attendent. Mais ne perdez pas courage. Avec la charité et la mortification, vous surmonterez tout et arriverez aux roses sans épines.
            Dès que la Mère de Dieu eut fini de parler, je repris mes esprits et me retrouvai dans ma chambre.
            Don Bosco, qui avait compris la nature de ce rêve, conclut en affirmant qu’à partir de ce moment il voyait très bien le chemin qu’il devait parcourir. Les oppositions et les manœuvres par quoi on essayait de l’arrêter étaient déjà clairs dans son esprit et il était sûr et certain de la volonté de Dieu et du succès de sa grande entreprise, et ce malgré toutes les épines du chemin.
            En outre, ce rêve avertissait Don Bosco de ne pas se laisser décourager par les défections qui se produiraient parmi ceux qui semblaient destinés à l’aider dans sa mission. Les premiers à quitter la pergola furent les prêtres diocésains et les laïcs qui s’étaient initialement consacrés à l’Oratoire festif. Les autres qui arrivèrent après eux représentent les salésiens, à qui sont promis l’aide et le réconfort divins, représentés par le vent qui souffle. Plus tard Don Bosco révélera que ce rêve ou vision s’est répété en différentes années, à savoir en 1848 et en 1856, et qu’à chaque fois il se présentait à lui avec quelques variations. Nous les avons réunies ici en un seul récit, pour éviter les répétitions superflues.

(MB III, 32-36)




L’inondation et le radeau de sauvetage (1866)

Personne ne peut se sauver de la fureur des eaux lors des grandes inondations. Tout le monde a besoin d’un sauveteur qui l’emmène dans sa barque. Ceux qui ne montent pas dans la barque risquent d’être emportés par les eaux en furie. Don Bosco a compris le sens profond de son rêve, celui du radeau sauveur, et il l’a transmis à ses jeunes.

            Voici comment Don Bosco s’exprima le lundi soir, premier jour de l’année 1866, devant la multitude de ses jeunes de l’Oratoire.

            Je me trouvais non loin d’un village qui ressemblait à Castelnuovo d’Asti, mais ce n’était pas mon pays. Tous les jeunes de l’Oratoire se récréaient gaiement dans une immense prairie, quand tout à coup on vit apparaître les eaux sur les bords de cette plaine, et nous nous vîmes menacés de tous côtés par une inondation qui grossissait à mesure qu’elle avançait vers nous. Le Pô avait débordé et d’immenses torrents rageurs débordaient de ses rives.
            Saisis de terreur, nous courûmes vers un grand moulin isolé, loin des autres habitations, aux murs aussi épais que ceux d’une forteresse, et je m’arrêtai dans sa cour au milieu de mes chers jeunes consternés. Mais comme les eaux commençaient à s’infiltrer là aussi, nous fûmes tous obligés de nous replier dans la maison, puis de monter dans les pièces supérieures. Des fenêtres, on pouvait voir l’étendue du désastre. Des collines de Superga aux Alpes on ne voyait que la surface d’un immense lac, au lieu de prairies, de champs cultivés, de potagers, de bois, de fermes, de villages et de villes. Au fur et à mesure que l’eau montait, nous montions d’un étage à l’autre. Ayant perdu tout espoir humain de nous sauver, j’ai commencé à encourager mes jeunes, leur disant à tous de se remettre avec une entière confiance entre les mains de Dieu et dans les bras de Marie, notre mère.
            Mais l’eau était déjà presque au niveau de l’étage supérieur. Alors la frayeur fut universelle et nous ne vîmes d’autre issue que de nous réfugier sur un grand radeau, en forme de bateau, qui apparut à cet instant et flottait près de nous. Chacun, respirant bruyamment, voulait être le premier à s’y réfugier, mais personne n’osait, car on ne pouvait pas approcher le radeau de la maison à cause d’un mur qui émergeait un peu au-dessus du niveau de l’eau. Un tronc d’arbre long et étroit pouvait cependant permettre d’y arriver, mais le passage était d’autant plus difficile que le tronc reposait sur la barque par un bout et bougeait avec le tangage de la barque, agitée par les vagues.
            Prenant courage, je passai le premier, et pour faciliter l’embarquement des jeunes et pour les tranquilliser, je demandai à mes jeunes clercs et aux prêtres d’accompagner ceux qui partaient du moulin, et à ceux de la barque de donner un coup de main à ceux qui arrivaient. Mais voilà ! Après un certain temps de ce travail, les jeunes clercs et les prêtres étaient si fatigués que certains tombaient d’épuisement ici et là, et ceux qui les remplaçaient subissaient le même sort. Stupéfait, je voulus moi aussi me mettre au travail, mais je me sentis moi aussi si épuisé que je ne pouvais plus me tenir debout.
            Entre-temps, beaucoup de jeunes impatients, par peur de la mort ou pour montrer leur courage, firent un second pont avec un morceau de planche assez long et un peu plus large que le tronc d’arbre et, sans attendre l’aide des clercs et des prêtres, étaient prêts à s’y lancer, sans tenir compte de mes cris : « Arrêtez, arrêtez, sinon vous tomberez ! »
            De fait, beaucoup trébuchaient ou perdaient l’équilibre et tombèrent avant d’arriver à la barque et disparurent dans les eaux troubles et putrides. Même le petit pont fragile avait coulé avec ceux qui se trouvaient dessus. Le nombre de ces malheureux fut si grand qu’un quart de nos jeunes gens furent victimes de leur caprice.
            Moi, qui jusque-là avais tenu fermement l’extrémité du tronc d’arbre pendant que les jeunes montaient dessus, me rendant compte que l’inondation avait franchi l’obstacle de ce mur, je trouvai le moyen de pousser le radeau près du moulin. Là on voyait Don Cagliero, un pied sur la fenêtre et l’autre sur le bord de la barque ; il aidait les jeunes qui étaient restés dans ces chambres à sauter dans la barque, en leur donnant la main et en les mettant en sécurité sur le radeau.
            Mais tous nos jeunes n’étaient pas encore sauvés. Un certain nombre d’entre eux étaient montés dans les greniers et de là sur le toit, où ils étaient blottis sur le faîte, serrés les uns contre les autres, tandis que les eaux montaient sans discontinuer, inondant déjà les gouttières et une partie des bords du toit. Mais la barque était montée elle aussi avec l’eau. En voyant ces pauvres jeunes dans une si horrible situation, je leur criai de prier de tout leur cœur, de se tenir tranquilles, de descendre ensemble, en se tenant par le bras pour ne pas glisser. Ils obéirent, et comme le côté du bateau était collé à la gouttière, ils montèrent eux aussi à bord avec l’aide de leurs compagnons. Là on voyait une grande quantité de pains, rangés dans de nombreux paniers.
            Lorsqu’ils furent tous dans la barque, ne sachant pas encore s’ils échapperaient à ce danger, je pris le commandement et dis aux jeunes gens :
            – Marie est l’Étoile de la mer. Elle n’abandonne pas ceux qui se confient à elle. Mettons-nous tous sous son manteau, elle nous sauvera des périls et nous conduira à bon port.
            Nous abandonnâmes alors aux flots le bateau qui flottait bien et s’éloignait de ce lieu (Facta est quasi navis institoris, de longe portans panem suum). Les vagues agitées par le vent le poussaient avec une telle vitesse, que nous nous serrions les uns contre les autres en faisant un seul corps pour ne pas tomber.
            Après avoir parcouru une longue distance en très peu de temps, la barque s’arrêta soudain et commença à tourner sur elle-même avec une vitesse extraordinaire, de sorte qu’il semblait qu’elle allait couler. Mais un vent très violent la poussa hors du tourbillon. Elle reprit alors un cours plus régulier, et malgré quelques remous et grâce au vent favorable, elle s’arrêta sur un rivage sec, beau et vaste, qui semblait s’élever comme une colline au milieu de cette mer.
            Plusieurs jeunes en tombèrent amoureux. Ils disaient que le Seigneur avait placé l’homme sur la terre et non sur l’eau, et sans demander la permission, ils descendirent de la barque en jubilant. Ils en invitèrent d’autres à les suivre et montèrent sur ce rivage. Leur joie fut de courte durée, car les eaux se mirent à grossir de nouveau, la tempête se déchaîna aussitôt et envahit les côtés de cette belle colline. Bientôt les malheureux poussèrent des cris désespérés, car ils se retrouvèrent dans l’eau jusqu’à la hanche, puis, chavirés par les vagues, ils disparurent. Je m’écriai :
            – Il est bien vrai que celui qui agit sur un coup de tête le paie avec sa bourse.
            Le bateau, quant à lui, ballotté par le tourbillon, menaçait de sombrer à nouveau. Je vis alors mes jeunes pâles et haletants : – Courage, leur criai-je, Marie ne nous abandonnera pas. – Et unanimement et de tout cœur, nous récitâmes les actes de foi, d’espérance, de charité et de contrition, quelques Pater et Ave et le Salve Regina. Puis, à genoux, nous tenant par la main, nous récitâmes chacun des prières particulières. Mais plusieurs jeunes insensés restaient indifférents à ce danger, comme si de rien n’était ; ils se levaient et se tortillaient çà et là, ricanant entre eux et se moquant presque de l’attitude suppliante de leurs camarades. Or voici que le bateau s’immobilise soudain, tourne rapidement sur lui-même, et un vent furieux précipite les malheureux dans les flots. Ils étaient au nombre de trente. À peine entrés dans l’eau profonde et boueuse, ils disparurent entièrement. Nous avons entonné le Salve Regina et, plus que jamais, nous avons invoqué de tout cœur la protection de l’Étoile de la mer.
            Le calme revint. Mais le navire, tel un poisson, continuait d’avancer sans que nous sachions où il nous mènerait. À bord, on poursuivait sans arrêt et de toutes les manières le travail de sauvetage. On faisait tout pour empêcher les jeunes de tomber à l’eau et pour sauver ceux qui étaient tombés. Car il y en avait qui se penchaient imprudemment sur les bords du radeau et tombaient dans le lac ; et il y en avait d’autres, effrontés et cruels, qui appelaient quelques-uns de leurs compagnons près du bord et les jetaient en bas en les poussant violemment. C’est pourquoi des prêtres préparaient des perches robustes, de grosses lignes et des hameçons de différentes sortes. D’autres attachaient les hameçons aux perches et les distribuaient aux uns et aux autres ; d’autres encore étaient déjà à leur place, avec leurs perches levées, les yeux fixés sur les flots, attentifs aux cris de secours. Dès qu’un jeune tombait, on abaissait les perches et le naufragé s’agrippait à la ligne, ou bien l’hameçon s’accrochait à sa ceinture ou à ses vêtements, et ainsi il était sauvé. Mais même parmi les pêcheurs, certains dérangeaient et gênaient les autres et ceux qui préparaient et distribuaient les hameçons. Les clercs faisaient la garde tout autour pour retenir la multitude de jeunes.
            Je me tenais au pied d’un grand mât planté au centre, entouré de nombreux jeunes gens, de prêtres et de clercs qui exécutaient mes ordres. Tant qu’ils étaient dociles et obéissaient à mes paroles, tout allait bien : nous étions tranquilles, contents, en sécurité. Mais plusieurs commencèrent à trouver que le radeau était inconfortable, à craindre que le voyage ne soit trop long, à se plaindre des inconvénients et des dangers de la traversée, à discuter sur l’endroit où nous allions accoster, à réfléchir aux moyens de trouver un autre refuge, à se bercer de l’espoir que, non loin de là, il y aurait une terre où ils trouveraient un abri sûr, à craindre de manquer bientôt de provisions, à se poser des questions entre eux et à me refuser l’obéissance. C’est en vain que j’essayais de les convaincre par des raisonnements.
            Et voici que d’autres radeaux étaient en vue et, en s’approchant, semblaient prendre une direction différente de la nôtre. Alors ces imprudents décidèrent de suivre leurs caprices, de s’éloigner de moi et d’agir par eux-mêmes. Ils jetèrent à l’eau quelques planches qui se trouvaient dans notre radeau, et quand ils en virent d’autres assez larges qui flottaient non loin de là, ils sautèrent dessus et partirent dans la direction de ces radeaux. Ce fut pour moi une scène indescriptible et douloureuse, car je voyais ces malheureux courir à leur perte. Le vent soufflait, les eaux étaient agitées, et voici que certains sombraient sous les flots qui montaient et descendaient furieusement. D’autres étaient pris dans les tourbillons et entraînés dans l’abîme ; d’autres rencontraient des obstacles sur l’eau, chaviraient et disparaissaient. Quelques-uns réussissaient à monter sur les radeaux, mais ne tardèrent pas à être submergés. La nuit devint sombre et lugubre, et l’on entendait au loin les cris effrayants de ceux qui périssaient. Tous firent naufrage. In mare mundi submergentur omnes illi quos non suscipit navis ista, c’est-à-dire le navire de la Vierge Marie.
            Le nombre de mes chers fils avait beaucoup diminué. Cependant, continuant à avoir confiance en Notre-Dame, après toute une nuit noire, le bateau entra finalement dans une sorte de détroit très resserré, entre deux rives boueuses, couvertes de buissons, de gros éclats, de cailloux, de perches, de fagots, de planches brisées, de mâts et de rames. Tout autour de la barque, on voyait des tarentules, des crapauds, des serpents, des dragons, des crocodiles, des requins, des vipères et mille autres animaux immondes. Dans les saules pleureurs, dont les branches pendaient au-dessus de notre bateau, on voyait des gros chats de forme particulière, qui déchiraient des morceaux de membres humains. Une foule de gros singes se balançaient aux branches en s’efforçant de toucher et d’attraper les jeunes, mais ces derniers, se baissant de peur, évitaient ces pièges.
            C’est là, dans ce banc de sable, que nous avons revu, à notre grande surprise et à notre grande horreur, les pauvres compagnons qui s’étaient perdus ou qui nous avaient abandonnés. Après le naufrage, ils avaient été jetés par les vagues sur cette plage. Les membres de certains d’entre eux avaient été déchiquetés par le violent choc contre les rochers. D’autres étaient enfouis dans le marais et on ne voyait plus que leurs cheveux et la moitié d’un bras. Ici un dos dépassait de la boue, plus loin une tête, ailleurs un cadavre flottait entièrement visible.
            Soudain, on entendit la voix d’un jeune de la barque, qui s’écria : – Voici un monstre qui dévore la chair d’un tel ou d’un tel !
            Et il appelle plusieurs fois le malheureux par son nom, le montrant du doigt à ses compagnons épouvantés.
            Mais voici qu’un tout autre spectacle vint s’offrir à nos yeux. À peu de distance se dressait une gigantesque fournaise dans laquelle brûlait un grand feu. Dans cette fournaise apparaissaient des formes humaines et on pouvait y voir des pieds, des jambes, des bras, des mains, des têtes, qui montaient et descendaient dans ces flammes, confusément, comme les légumes dans la marmite lorsqu’elle bout. En observant attentivement, nous avons vu beaucoup de nos élèves et nous avons eu peur. Au-dessus de ce feu, il y avait un grand couvercle, sur lequel étaient écrits en grosses lettres ces mots : – LE SIXIÈME ET LE SEPTIÈME CONDUISENT ICI.
            Tout près de là, il y avait aussi une vaste et haute éminence de terre avec de nombreux arbres sauvages disposés au hasard ; c’est là qu’allaient et venaient beaucoup d’autres de nos jeunes, qui étaient tombés dans les eaux ou s’étaient égarés au cours du voyage. Je descendis à terre, sans prendre garde au danger, je me suis approché et j’ai vu que leurs yeux, leurs oreilles, leurs cheveux et même leur cœur étaient pleins d’insectes et de vers immondes qui les rongeaient et leur causaient de grandes souffrances. L’un d’eux souffrait plus que les autres ; il voulut s’approcher de moi, mais il s’enfuit en se cachant derrière les arbres. J’en vis d’autres qui ouvraient leurs vêtements avec douleur pour me montrer les serpents qui les enlaçaient ; d’autres avaient des vipères autour de la poitrine.
            Je leur indiquai à tous une source qui versait en grande quantité une eau fraîche et ferrugineuse ; tous ceux qui allaient s’y laver guérissaient instantanément et pouvaient retourner à la barque. La plupart de ces malheureux obéirent à mon invitation, mais quelques-uns refusèrent. Aussitôt je me tournai vers ceux qui étaient guéris et qui, à ma demande, me suivirent avec confiance après le retrait des monstres. Dès que nous fûmes sur le radeau, celui-ci, poussé par le vent, sortit du détroit par le côté opposé à celui par lequel il était entré, et s’élança de nouveau sur un océan sans limites.
            Tout en déplorant le triste sort et la triste fin de nos compagnons abandonnés en ce lieu, nous commençâmes à chanter : Louez Marie, ô langues fidèles, en remerciement à la Mère de Dieu qui nous avait protégés jusqu’alors. Instantanément, comme sur l’ordre de Marie, le vent cessa de se déchaîner et le bateau commença à glisser rapidement sur les ondes calmes avec une facilité qu’on ne peut décrire. Il semblait avancer par la simple impulsion que les jeunes gens lui donnaient gaîment, en poussant l’eau avec la paume de leurs mains.
            Et voici qu’apparut dans le ciel un arc-en-ciel plus merveilleux et plus coloré qu’une aurore boréale. On pouvait y lire en grandes lettres de lumière le mot MEDOUM, sans en comprendre le sens. Mais il me semblait que chaque lettre était l’initiale de ces mots : Mater et Domina Omnis Universi Maria.
            Après un long voyage, voici qu’apparaît une terre au bout de l’horizon. Nous nous en approchons peu à peu et nous sentons s’éveiller dans nos cœurs une joie inexprimable. Cette terre, avec ses bosquets d’arbres de toutes sortes, présentait le panorama le plus enchanteur, car elle était illuminée comme par la lumière du soleil levant derrière les collines. C’était une lumière qui brillait d’une tranquillité ineffable, comme celle d’une belle soirée d’été, et qui donnait un sentiment de repos et de paix.
            Enfin, le radeau toucha le sable du rivage et comme en rampant il s’arrêta sur le sec au bord d’un merveilleux vignoble. On peut dire de cette barque : Eam tu Deus pontem fecisti, quo a mundi fluctibus trajicientes ad tranquillum portum tuum deveniamus.
            Les jeunes étaient impatients d’entrer dans cette vigne et certains, plus curieux que d’autres, se trouvaient d’un bond sur le rivage. Mais après avoir fait quelques pas, se souvenant du sort malheureux des premiers qui s’étaient épris du rivage au milieu de la mer déchaînée, ils retournèrent précipitamment à la barque.
            Les yeux de tous étaient tournés vers moi et sur le front de chacun on lisait cette question :
            – Don Bosco, est-ce le moment de descendre et de s’arrêter ?
            J’ai d’abord réfléchi un moment, puis je leur ai dit : – Descendons, le moment est venu, maintenant nous sommes en sécurité !
            Ce fut un cri de joie général, et chacun, se frottant les mains de contentement, entra dans la vigne disposée dans le plus grand ordre. On voyait pendre des grappes de raisin semblables à celles de la terre promise, et sur les arbres on trouvait toutes sortes de fruits que l’on peut désirer à la belle saison, d’un goût exquis. Au milieu de ce vaste vignoble se dressait un grand château entouré d’un jardin royal vraiment ravissant et de solides murailles.
            Comme nous étions très désireux de le visiter, on nous accorda l’entrée libre. Pour nous, fatigués et affamés, dans une grande salle décorée d’or une grande table était dressée avec tous les mets les plus exquis, où chacun pouvait se servir à sa guise. Alors que nous terminions notre repas, un garçon richement vêtu et d’une beauté indescriptible entra dans la salle et, avec une courtoisie affectueuse et familière, nous salua en nous appelant tous par notre nom. Nous voyant étonnés et émerveillés par sa beauté et celle de toutes les choses que nous avions vues, il nous dit : – Ceci n’est rien, venez et voyez.
            Nous nous rangeâmes tous derrière lui et, du haut des parapets des loggias, il nous fit contempler les jardins, nous disant que nous en étions les maîtres pour notre récréation. Et il nous conduisit dans les salles, toutes plus magnifiques les unes que les autres avec leur architecture, leurs colonnades et les ornements de toutes sortes. Puis il ouvrit une porte qui donnait sur une chapelle et nous invita à y entrer. De l’extérieur, la chapelle semblait petite, mais dès que nous avons franchi le seuil, elle était si grande que nous pouvions à peine nous voir d’un bout à l’autre. Le sol, les murs, les voûtes étaient admirablement ornés et riches de marbre, d’argent, d’or et de pierres précieuses, si bien que je m’écriai comme en extase : – Mais c’est une beauté de paradis ; je m’engage à rester ici pour toujours !
            Au milieu de ce grand sanctuaire, une grande et magnifique statue représentant Marie Auxiliatrice se dressait sur un socle magnifique. Après avoir appelé une foule de jeunes dispersés ici et là pour examiner la beauté de cet édifice sacré, toute la multitude se rendit devant cette statue pour remercier la Vierge céleste de toutes les faveurs qu’elle nous avait accordées. C’est alors que je me suis rendu compte de l’immensité de cette église, car ces milliers de jeunes semblaient n’être qu’un petit groupe occupant le centre de l’église.
            Tandis que les jeunes contemplaient cette statue à la physionomie vraiment céleste, elle sembla tout à coup s’animer et sourire. Il y eut un murmure, une agitation dans la foule. – La Madone bouge les yeux ! s’exclamèrent certains. Et en effet, avec une bonté ineffable, la Sainte Vierge tournait ses yeux maternels vers ces jeunes. Peu après, un second cri général : – La Vierge bouge les mains. Et en effet, ouvrant lentement les bras, elle souleva son manteau comme pour nous accueillir dessous. Sous l’effet de l’émotion, les larmes coulaient sur nos joues. – La Vierge remue les lèvres ! dirent certains. Il y eut un profond silence, puis la Madone ouvrit la bouche et, d’une voix douce et mélodieuse, nous dit :
            – SI VOUS ÊTES POUR MOI DES FILS DÉVOUÉS, JE SERAI POUR VOUS UNE MÈRE COMPATISSANTE !
            À ces mots, nous sommes tous tombés à genoux et avons entonné le cantique : Louez Marie, ô langues fidèles.

            Cette harmonie était si forte et si douce que je fus totalement subjugué par elle. Je me suis réveillé et ainsi se termina la vision. »
            Don Bosco conclut :
            Vous voyez, mes chers enfants ? Dans ce rêve, nous pouvons reconnaître la mer agitée de ce monde. Si vous êtes dociles et obéissants à mes paroles et que vous n’écoutez pas les mauvais conseillers, après avoir travaillé à faire le bien et à fuir le mal, après avoir vaincu toutes nos mauvaises tendances, nous arriverons finalement à la fin de notre vie, à un rivage sûr. Alors viendra à notre rencontre un envoyé de la Sainte Vierge qui, au nom de notre bon Dieu, nous introduira, pour nous rafraîchir de notre labeur, dans son jardin royal, c’est-à-dire au Paradis, en l’aimable présence divine. Mais si, en faisant le contraire de ce que je vous prêche, vous voulez suivre votre propre chemin et ne pas écouter mes conseils, vous ferez un misérable naufrage.

            En différentes circonstances Don Bosco donnait en privé une explication détaillée de ce rêve, concernant non seulement l’Oratoire, mais aussi, comme il semble, la Pieuse Société salésienne.
            « La prairie est le monde ; l’eau qui menaçait de nous noyer, les dangers du monde. La terrible inondation : les vices et les maximes irréligieuses, et les persécutions contre les bons. – Le moulin, lieu isolé et tranquille, mais toujours menacé : la maison du pain, l’Église catholique. – Les corbeilles de pain : la Sainte Eucharistie servant de viatique aux navigateurs. – Le radeau : l’Oratoire. – Le tronc d’arbre qui sert de passage du moulin à la barque, c’est la Croix, le sacrifice de soi à Dieu par la mortification chrétienne. – La planche mise par les jeunes pour faciliter l’accès à la barque est la règle transgressée. Beaucoup y entrent avec des objectifs étranges et bas : pour faire carrière, pour le profit, pour les honneurs, pour le confort, pour changer de condition et de statut ; ce sont ceux qui ne prient pas et qui se moquent de la piété des autres. – Les prêtres et les clercs symbolisent l’obéissance et indiquent les merveilles du salut qu’ils réussissent à opérer grâce à elle. – Les tourbillons sont les terribles persécutions qui se sont produites et se produiront. – L’île submergée représente les désobéissants qui ne veulent pas rester dans la barque et retournent dans le monde en méprisant leur vocation. – Même signification pour ceux qui se réfugient sur d’autres radeaux. – Beaucoup de ceux qui étaient tombés à l’eau tendaient la main à ceux de la barque et sont remontés avec l’aide de leurs compagnons : c’étaient des jeunes de bonne volonté qui, tombés malencontreusement dans le péché, se sont remis dans la grâce de Dieu par la pénitence. – Le détroit, les gros chats, les singes et autres monstres sont les révolutions, les occasions et les incitations au péché, etc. – Les insectes dans les yeux, sur la langue, dans le cœur sont les mauvais regards, les paroles obscènes, les affections déréglées. – La fontaine d’eau ferrugineuse, qui avait la vertu de tuer tous les insectes et de guérir instantanément, représente les sacrements de la confession et de la communion. – La boue et le feu sont les lieux de péché et de damnation. Il faut cependant remarquer que cela ne signifie pas que tous ceux qui sont tombés dans la boue et qu’on n’a plus vus, et que ceux qui brûlaient dans les flammes seraient tous perdus en enfer ; non, Dieu nous préserve de dire cela. Mais cela signifie que ceux-là n’étaient pas alors dans la grâce de Dieu et que, s’ils étaient morts à ce moment-là, ils auraient été éternellement perdus. – L’île heureuse, le sanctuaire, c’est la Société salésienne, établie et triomphante. Et le splendide garçon qui accueille les jeunes et leur fait visiter le palais et le sanctuaire semble être un élève défunt en différentes circonstances en possession du paradis, peut-être Dominique Savio. » (MB VIII, 275-283)




La lettre de Rome (1884)

En 1884, alors qu’il se trouvait à Rome, quelques jours avant de rentrer à Turin, Don Bosco fit deux rêves qu’il transcrivit dans une lettre qu’il envoya à ses chers fils du Valdocco. Cette lettre, connue sous le nom de « Lettre de Rome », est l’un des textes les plus étudiés et les plus commentés. Nous vous proposons de lire le texte original dans son intégralité.

Mes chers fils en Jésus-Christ,

            De près ou de loin, je pense toujours à vous. Un seul désir m’anime, celui de vous voir heureux dans le temps et dans l’éternité. Cette pensée, ce désir m’ont poussé à vous écrire cette lettre. Je sens, mes chers amis, le poids de mon éloignement de vous et le fait de ne pas vous voir et entendre me cause une douleur que vous ne pouvez pas imaginer. C’est pourquoi j’aurais voulu écrire ces lignes il y a une semaine, mais des occupations constantes m’en ont empêché. Cependant, bien qu’il ne reste que quelques jours avant mon retour, je veux anticiper ma venue parmi vous au moins par lettre, puisque je ne peux pas le faire en personne. Ce sont les paroles de quelqu’un qui vous aime tendrement en Jésus-Christ et qui a le devoir de vous parler avec la liberté d’un père. Et vous me le permettrez, n’est-ce pas ? Et vous allez m’écouter et mettre en pratique ce que je vais vous dire.
            J’ai dit que vous êtes l’unique et continuelle pensée de mon esprit. L’un des soirs précédents, je m’étais retiré dans ma chambre et, alors que je m’apprêtais à me reposer, j’avais commencé à réciter les prières que ma bonne mère m’avait enseignées.
            À ce moment-là, je ne sais pas si j’étais endormi ou distrait, il m’a semblé que deux anciens élèves de l’Oratoire apparaissaient devant moi.
            L’un d’eux s’approcha de moi et me salua affectueusement en disant :
            – Ô Don Bosco ! Vous me connaissez ?
            – Oui, je te connais, répondis-je.
            – Et vous vous souvenez encore de moi ? ajouta l’homme.
            – De toi et de tous les autres. Tu es Valfrè et tu étais à l’Oratoire avant 1870.
            – Dites-moi, reprit l’homme, voulez-vous voir les jeunes qui étaient à l’Oratoire de mon temps ?
            – Oui, montre-les-moi, répondis-je, cela me fera grand plaisir.
            Alors Valfrè me montra les jeunes tels qu’ils étaient à l’époque, avec la taille et l’âge qu’ils avaient alors. J’avais l’impression d’être dans l’ancien Oratoire à l’heure de la récréation. C’était une scène pleine de vie, de mouvement, de joie. Les uns couraient, d’autres sautaient, d’autres faisaient sauter. Ici on jouait à la grenouille, là au jeu de barre et au ballon. Ici on voyait un groupe de jeunes pendu aux lèvres d’un prêtre qui racontait une belle histoire, là un jeune abbé avec d’autres qui jouait à l’âne qui vole et au jeu des métiers. On chantait, on riait de tous côtés et partout on voyait des abbés et des prêtres, et autour d’eux des jeunes qui criaient gaiement. La plus grande cordialité et la plus grande confiance régnaient entre les jeunes et les supérieurs. J’étais ravi par ce spectacle, et Valfrè me dit :
            – Vous voyez, la familiarité produit l’affection et l’affection amène la confiance. C’est ce qui ouvre les cœurs et ainsi les jeunes révèlent tout sans crainte aux professeurs, aux assistants et aux supérieurs. Ils deviennent francs en confession et hors de la confession et sont dociles à tous les ordres de celui dont ils sont sûrs d’être aimés.
            C’est alors que mon autre ancien élève, qui avait une barbe toute blanche, s’approcha de moi et m’a dit :
            – Don Bosco, voulez-vous maintenant rencontrer et voir les jeunes qui sont actuellement à l’Oratoire ?
            C’était Giuseppe Buzzetti.
            – Oui, répondis-je, parce que cela fait un mois que je ne les vois plus !
            Et il me les montra. Je vis l’Oratoire et je vous vis tous en récréation. Mais je n’entendais plus ni cris de joie ni chansons, je ne voyais plus le mouvement et la vie de la scène précédente.
            Dans les gestes et sur les visages de beaucoup de jeunes, on pouvait lire un ennui, une lassitude, une mauvaise humeur, une méfiance qui me faisaient mal au cœur. Il est vrai que j’en aperçus beaucoup qui couraient, jouaient et gesticulaient dans une bienheureuse insouciance. Mais j’en voyais d’autres, et ils étaient nombreux, demeurer seuls, adossés aux colonnes, en proie à des pensées décourageantes ; et d’autres dans les escaliers et les couloirs ou sur les terrasses du côté du jardin pour se soustraire à la récréation commune. D’autres déambulaient lentement par groupes, conversant à mi-voix, et jetant autour d’eux des regards suspects et malins : leurs sourires accompagnés d’œillades laissaient soupçonner et croire que saint Louis de Gonzague aurait rougi s’il s’était trouvé en leur compagnie. Même parmi ceux qui jouaient, il y en avait qui étaient si apathiques qu’il était évident qu’ils ne trouvaient aucun plaisir dans leurs divertissements.
            – Avez-vous vu vos jeunes ? me dit cet ancien élève.
            – Je les vois, répondis-je en soupirant.
            – Comme ils sont différents de ce que nous étions autrefois ! s’exclama cet ancien.
            – Hélas ! Quelle mollesse dans cette récréation !
            – C’est de là que proviennent la froideur de beaucoup quand ils s’approchent des sacrements, leur négligence dans les pratiques de piété, à l’église et ailleurs, leur peu d’enthousiasme à demeurer en un lieu où la divine Providence les comble de tous les biens du corps, de l’âme et de l’intelligence. C’est pour cela que beaucoup ne suivent pas leur vocation ; d’où l’ingratitude envers leurs supérieurs, les cachotteries et les murmures, avec toutes les autres conséquences déplorables.
            – Je comprends, je saisis, répondis-je. Mais comment redonner vie à mes chers jeunes pour qu’ils retrouvent leur vivacité d’autrefois, leur joie et leur exubérance ?
            – Par la charité !
            – La charité ? Mais mes jeunes ne sont-ils pas assez aimés ? Tu sais bien que je les aime. Tu sais ce que j’ai enduré et supporté pour eux pendant une bonne quarantaine d’années, et ce que j’endure et supporte encore maintenant. Que de fatigues, que d’humiliations, que d’oppositions, que de persécutions pour leur donner du pain, une maison, des maîtres et surtout pour assurer le salut de leurs âmes ! J’ai fait tout ce que j’ai su et tout ce que j’ai pu pour eux, ils sont l’amour de toute ma vie.
            – Je ne parle pas de vous !
            – De qui alors ? De ceux qui me remplacent ? Des directeurs, des préfets, des professeurs, des assistants ? Ne vois-tu pas qu’ils sont des martyrs de l’étude et du travail ? Comment ils consument leurs jeunes années au service de ceux que la divine Providence leur a confiés ?
            – Je vois, je sais. Mais cela ne suffit pas, il manque le meilleur.
            – Quoi donc ?
            – Que les jeunes ne soient pas seulement aimés, mais qu’ils se sachent aimés.
            – Mais n’ont-ils pas des yeux pour voir ? N’ont-ils pas la lumière de l’intelligence ? Ne voient-ils pas que tout ce que l’on fait pour eux, c’est par amour pour eux ?
            – Non, je le répète, cela ne suffit pas.
            – Que faut-il donc ?
            – Qu’ils soient aimés dans ce qui leur plaît, que l’on s’adapte à leurs goûts de jeunes, et qu’ils apprennent ainsi à voir l’amour dans les choses qui naturellement ne leur plaisent guère, comme la discipline, l’étude, la mortification personnelle, et qu’ils apprennent à tout faire avec élan et amour.
            – Explique-toi mieux !
            – Observez les jeunes en récréation.
            Je regardai et répliquai :
            – Et qu’est-ce qu’il y a de spécial à voir ?
            – Vous éduquez les jeunes depuis tant d’années, et vous ne comprenez pas ? Regardez mieux ! Où sont nos salésiens ?
            Je regardai et je vis que très peu de prêtres et d’abbés se mêlaient aux jeunes et encore moins participaient à leurs divertissements. Les supérieurs n’étaient plus l’âme de la récréation ; la plupart d’entre eux se promenaient ensemble en bavardant sans se soucier de ce que faisaient les élèves ; d’autres contemplaient la récréation sans penser aux jeunes ; d’autres surveillaient de loin sans avertir ceux qui faisaient quelque chose de mal ; quelques-uns donnaient alors un avertissement, mais sur un ton menaçant, et ils le faisaient rarement. Il y avait des salésiens qui auraient voulu s’introduire dans un groupe de jeunes, mais je m’aperçus que ces derniers se tenaient soigneusement à l’écart des professeurs et des supérieurs.
            Mon ami reprit alors :
            – Aux temps anciens de l’Oratoire, n’étiez-vous pas toujours au milieu des jeunes, surtout à l’heure de la récréation ? Vous vous souvenez de ces belles années ? C’était un paradis, un temps dont nous gardons toujours un souvenir ému, parce que l’affection nous tenait lieu de règlement et nous n’avions pas de secrets pour vous.
            – C’est vrai ! Et puis, pour moi tout n’était que joie, les jeunes se précipitaient pour s’approcher de moi et me parler, et ils avaient soif d’écouter mes conseils et de les mettre en pratique. Mais maintenant, vois comme les audiences incessantes, les affaires multiples et l’état de ma santé me l’interdisent.
            – D’accord, mais si cela vous est impossible pour vous, pourquoi vos salésiens ne vous imitent-ils pas ? Pourquoi n’insistez-vous pas, n’exigez-vous pas qu’ils se comportent avec les jeunes comme vous le faisiez ?
            – Je parle, je m’époumone, mais malheureusement, nombreux sont ceux qui n’ont plus envie de supporter les fatigues d’autrefois.
            – Et c’est ainsi que, négligeant le moins, ils perdent le plus, et ce plus ce sont leurs fatigues. Qu’ils aiment ce qui plaît aux jeunes et les jeunes aimeront ce qui plaît à leurs supérieurs. Alors la fatigue leur sera douce. La cause du changement actuel à l’Oratoire, c’est qu’un certain nombre de jeunes n’ont pas confiance en leurs supérieurs. Jadis les cœurs leur étaient grands ouverts ; les jeunes les aimaient et leur obéissaient immédiatement. Mais aujourd’hui, les supérieurs sont considérés comme des supérieurs et non plus comme des pères, des frères et des amis ; ils sont craints et peu aimés. Si donc l’on veut former un seul cœur et une seule âme pour l’amour de Jésus, il faut démolir cette barrière fatale de méfiance et lui substituer une confiance cordiale. Que l’obéissance guide l’élève comme la mère guide son enfant. Alors la paix et la joie d’autrefois régneront à l’Oratoire.
            – Mais comment s’y prendre pour briser cette barrière ?
            – En vivant la familiarité avec les jeunes, surtout en récréation. Sans familiarité, on ne voit pas l’affection et si on ne la voit pas, il n’y a pas de confiance. Celui qui veut être aimé doit montrer qu’il aime. Jésus-Christ s’est fait petit avec les petits et a porté nos infirmités : voilà le maître de la familiarité ! Le professeur que l’on ne voit qu’à son bureau est un professeur et rien de plus ; mais s’il va à la récréation avec les jeunes, il devient comme un frère.
            Si l’on ne voit quelqu’un que lorsqu’il prêche en chaire, on dira qu’il ne fait ni plus ni moins que son devoir ; mais s’il dit un mot sur la cour, ce mot est celui d’un ami. Combien de conversions furent provoquées par certaines de vos paroles résonnant tout à coup à l’oreille d’un garçon au milieu de son jeu ! Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient tout, surtout des jeunes. Cette confiance crée un courant électrique entre les jeunes et leurs supérieurs. Les cœurs s’ouvrent, ils expriment leurs besoins et révèlent leurs défauts. Cet amour permet aux supérieurs de supporter les travaux, les ennuis, l’ingratitude, les dérangements, les échecs, les manquements et les négligences des jeunes. Jésus-Christ n’a pas cassé le roseau déjà brisé, il n’a pas éteint la mèche qui fumait encore : voilà votre modèle. Alors on ne verra plus l’un qui travaille pour la gloriole ; l’autre qui punit uniquement pour venger son amour-propre offensé ; un autre qui se retire de la surveillance par jalousie de l’influence prépondérante d’un autre et tient à être aimé et estimé des jeunes à l’exclusion de tout autre supérieur, et qui en critiquant autrui n’y gagne que mépris et flatteries hypocrites. On n’en verra plus qui se laissent ravir le cœur par une créature et qui, pour lui faire la cour, négligent tous les autres enfants ; qui, par amour des commodités, méprisent le devoir rigoureux de la surveillance ; qui, par un vain respect humain, s’abstiennent d’avertir ceux qui doivent être avertis. Quand il y a amour véritable, on ne cherche que la gloire de Dieu et le salut des âmes. C’est quand cet amour faiblit que rien ne va plus. Pourquoi vouloir substituer la froideur d’un règlement à la charité? Pourquoi les supérieurs négligent-ils d’observer les règles d’éducation que Don Bosco leur a enseignées ? Pourquoi remplacer progressivement la méthode qui consiste à prévenir les désordres avec vigilance et amour, par celle, moins onéreuse et plus expéditive pour celui qui commande, qui consiste à édicter des lois. Ne sait-on pas que les lois, garanties par des punitions, allument des haines, provoquent des mécontentements, engendrent le mépris de l’autorité et entraînent des désordres très graves si on néglige de les faire appliquer ?
            Voilà ce qui arrive nécessairement s’il manque la familiarité. Si l’on veut que l’Oratoire retrouve son bonheur d’antan, qu’on remette en vigueur l’ancienne méthode : que le supérieur se fasse tout à tous, toujours prêt à écouter les moindres doutes ou plaintes des jeunes, tout yeux pour surveiller paternellement leur conduite, tout cœur pour chercher le bien spirituel et temporel de ceux que la Providence lui a confiés. Alors les cœurs cesseront de se fermer et on ne connaîtra plus certains secrets qui tuent. Ce n’est qu’en cas d’immoralité que les supérieurs seront inexorables. Il vaut mieux courir le risque d’expulser de la maison un innocent que de maintenir un scandaleux. Les assistants doivent considérer comme leur devoir le plus strict de dénoncer aux supérieurs tout ce qu’ils savent être, de quelque manière que ce soit, une offense de Dieu.
            Je lui posai alors cette question :
            – Quel est donc le principal moyen pour faire triompher cette familiarité, cet amour et cette confiance ?
            – L’observation exacte du règlement de la maison.
            – Et rien d’autre ?
            – Le meilleur plat d’un repas, c’est la bonne humeur.
            Tandis que mon ancien élève finissait de parler et que je continuais à observer cette récréation avec un vif déplaisir, je me sentis peu à peu accablé par une grande lassitude qui devenait de plus en plus intense. Cet accablement atteignit un point tel que, ne pouvant plus résister, je me secouai et repris mes esprits.
            Je me suis retrouvé debout près de mon lit. Mes jambes étaient tellement enflées et douloureuses que je ne pouvais plus me tenir droit. L’heure étant très tardive, je me mis au lit, bien décidé à écrire ces lignes à mes chers fils.
            Je ne veux plus faire de ces rêves, car ils me fatiguent trop. Le lendemain, je me sentais brisé et j’avais hâte de me reposer le soir suivant. Or j’étais à peine couché que le rêve reprit. En face de moi, j’avais la cour, les jeunes actuellement à l’Oratoire, et le même ancien élève de l’Oratoire. Je me suis mis à l’interroger :
            – Ce que tu m’as dit, je le dirai à mes salésiens ; mais que dois-je dire aux jeunes de l’Oratoire ?
            Il me répondit :
            – Qu’ils reconnaissent combien les supérieurs, les maîtres, les assistants peinent et étudient pour eux, car si ce n’était pas pour leur bien, ils ne se soumettraient pas à tant de sacrifices ; qu’ils se souviennent que l’humilité est la source de toute tranquillité ; qu’ils sachent supporter les fautes des autres, car la perfection ne se trouve pas dans ce monde, mais seulement au Paradis ; qu’ils cessent de murmurer, car cela refroidit les cœurs ; et surtout qu’ils s’efforcent de vivre dans la grâce de Dieu. Celui qui n’est pas en paix avec Dieu, n’est pas en paix avec lui-même et n’est pas en paix avec les autres.
            – Et tu me dis que certains de mes jeunes ne sont pas en paix avec Dieu ?
            – C’est la première cause du mauvais esprit. Il y a d’autres causes que vous connaissez, auxquelles vous devez remédier, et que je n’ai pas besoin de vous dire maintenant. Celui qui est méfiant, c’est celui qui a des secrets à garder et qui craint que ces secrets ne soient connus, car il sait que la honte et l’opprobre s’abattraient sur lui. Si en même temps son cœur n’est pas en paix avec Dieu, il reste inquiet, agité, incapable d’obéir, il s’irrite pour un rien, il a l’impression que tout va mal, et parce qu’il est lui-même sans amour, il estime que ses supérieurs ne l’aiment pas.
            – Mais, mon cher ami, ne vois-tu pas toutes les confessions et les communions qui se font à l’Oratoire ?
            – C’est vrai, on se confesse beaucoup, mais ce qui manque radicalement à tous ces jeunes qui se confessent, c’est la fermeté dans les résolutions. Ils se confessent, mais avouent toujours les mêmes fautes, les mêmes manquements, les mêmes mauvaises habitudes, les mêmes désobéissances, les mêmes négligences dans leur devoir d’état. C’est ainsi que cela dure des mois et des mois, voire des années, et certains continuent même ainsi jusqu’en classe de terminale.
            Ces confessions ne valent rien ou peu s’en faut, elles n’apportent pas la paix. Si un jeune devait être appelé dans cet état au tribunal de Dieu, la situation serait très sérieuse.
            – Et il y en a beaucoup de cette catégorie à l’Oratoire ?
            – Peu par rapport au grand nombre de jeunes de la maison. Regardez. – Et il me les montra du doigt.
            Je regardai et je vis ces jeunes un par un. Ils étaient peu nombreux mais je vis en eux des choses qui ont profondément attristé mon cœur. Je ne veux pas les mettre sur le papier, mais à mon retour je les expliquerai à chacun des intéressés. Ici, je dirai seulement qu’il est temps de prier et de prendre des résolutions fermes, de se décider non pas en paroles, mais en actes, et de prouver que les Comollo, les Dominique Savio, les Besucco et les Saccardi vivent encore parmi nous.
            Je posai une dernière question à mon ami :
            – As-tu encore quelque chose d’autre à me dire ?
            – Prêchez à tous, petits et grands, de ne jamais oublier qu’ils sont les fils de Marie Auxiliatrice, qu’elle les a rassemblés ici pour les éloigner des dangers du monde, pour qu’ils s’aiment comme des frères et pour qu’ils rendent gloire à Dieu et à Elle par leur bonne conduite. C’est elle, la Madone, qui leur donne le pain et les moyens d’étudier avec une infinité de grâces et de miracles. Qu’ils se souviennent qu’ils sont à la veille de la fête de leur Mère et qu’avec son aide doit tomber la barrière de méfiance que le démon a su ériger entre les jeunes et leurs supérieurs et dont il sait se servir pour ruiner certaines âmes.
            – Parviendrons-nous à faire tomber cette barrière ?
            – Oui certainement, à condition que les jeunes et les moins jeunes soient prêts à souffrir quelques petites mortifications pour l’amour de Marie et à mettre en pratique ce que j’ai dit.
            Pendant ce temps, je continuais à regarder mes jeunes et au spectacle de ceux qui étaient en route vers leur perte éternelle, j’ai senti un tel serrement de cœur que je me suis réveillé. Je voudrais encore vous raconter beaucoup de choses importantes que j’ai vues, mais ni le temps ni les convenances ne me le permettent.
            Je conclus. Savez-vous ce que ce pauvre vieillard, qui a passé toute sa vie pour ses chers jeunes, attend de vous ? Rien d’autre que ceci : que refleurissent, toutes proportions gardées, les jours heureux de l’ancien Oratoire. Jours d’affection et de confiance chrétienne entre les jeunes et les supérieurs, jours de compréhension et de support mutuel par amour de Jésus-Christ, jours des cœurs ouverts en toute simplicité et candeur, jours de charité et de vraie joie pour tous. J’ai besoin que vous me consoliez en me donnant l’espoir et la promesse que vous ferez tout ce que je désire pour le bien de vos âmes. Vous n’appréciez pas assez votre bonheur d’avoir été accueillis à l’Oratoire. Devant Dieu, je vous l’affirme : il suffit qu’un jeune entre dans une maison salésienne pour que la Sainte Vierge le prenne aussitôt sous sa protection spéciale. Mettons-nous donc tous d’accord : que la charité de ceux qui commandent et la charité de ceux qui doivent obéir fassent régner parmi nous l’esprit de saint François de Sales. Ô mes chers fils, le moment approche où je devrai me détacher de vous et partir vers mon éternité. [Note du secrétaire. À cet endroit, Don Bosco interrompit sa dictée, ses yeux se remplirent de larmes, non pas de chagrin, mais de l’ineffable tendresse qui émanait de son regard et du son de sa voix. Après quelques instants, il poursuivit]. C’est pourquoi je brûle de vous laisser, vous, mes prêtres, mes abbés, mes chers jeunes, sur le chemin du Seigneur, là où Lui-même vous désire.
            Le Saint-Père, que j’ai vu le vendredi 9 mai, vous envoie dans ce but et de tout cœur sa bénédiction. Le jour de la fête de Marie Auxiliatrice, je serai avec vous devant l’image de notre Mère bien-aimée. Je souhaite que cette grande fête soit célébrée avec toute la solennité voulue et que Don Lazzero et Don Marchisio pensent à faire en sorte qu’il y ait de la joie même au réfectoire. La fête de Marie Auxiliatrice doit être le prélude de la fête éternelle que nous devons célébrer tous ensemble un jour au Paradis.

Rome, le 10 mai 1884
Avec toute mon affection en J.-C.
JEAN BOSCO, prêtre

(MB XVII, 107-114)




Le rêve des 9 ans

La série des « songes » de Don Bosco commence par celui qu’il fit à l’âge de neuf ans, vers 1824. C’est l’un des plus importants, sinon le plus important, parce qu’il indique une mission que lui confie la Providence et qui se concrétise dans un charisme particulier de l’Église. Beaucoup d’autres suivront, la plupart rassemblés dans les « Mémoires biographiques » et repris dans d’autres publications consacrées à ce sujet. Nous nous proposons de présenter les plus importants dans plusieurs articles ultérieurs.

            À cet âge, je fis un rêve qui est resté profondément gravé dans mon esprit pour le reste de ma vie. Dans mon sommeil, il me semblait que je me trouvais près de chez moi, dans une cour très spacieuse, où une multitude d’enfants étaient rassemblés et s’amusaient. Certains riaient, d’autres jouaient, beaucoup blasphémaient. En entendant ces blasphèmes, je bondis au milieu d’eux, faisant usage de mes poings et de mes paroles pour les faire taire. C’est alors qu’apparut un homme d’allure majestueuse, dans la force de l’âge et magnifiquement vêtu. Un manteau blanc l’enveloppait tout entier, et son visage étincelait au point que je ne pouvais le regarder. Il m’appela par mon nom et m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants, en ajoutant ces mots :
            – Ce n’est pas avec des coups, mais par la douceur et la charité que tu devras gagner tes amis. Commence donc immédiatement à les instruire de la laideur du péché et de l’excellence de la vertu.
            Confus et effrayé, je répondis que j’étais un pauvre enfant ignorant, incapable de parler de religion à ces garçons. Alors les gamins, cessant de se battre, de crier et de blasphémer, vinrent tous se grouper autour de celui qui parlait.
            Ne sachant que dire, j’ajoutai :
            – Qui êtes-vous pour m’ordonner quelque chose d’impossible ?
            – C’est justement parce que ces choses te semblent impossibles que tu dois les rendre possibles par l’obéissance et l’acquisition de la science.
            – Où, par quel moyen pourrai-je acquérir la science ?
            – Je te donnerai une maîtresse ; sous sa direction tu pourras devenir un sage, car sans elle toute sagesse devient sottise.
            – Mais qui êtes-vous, pour me parler de la sorte ?
            – Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour.
            – Ma mère me dit de ne pas fréquenter les inconnus sans sa permission ; dites-moi donc votre nom.
            – Mon nom, demande-le à ma mère.
            À cet instant, je vis près de lui une dame d’aspect majestueux, vêtue d’un manteau qui resplendissait de toutes parts, comme si chaque point eût été une étoile brillante. Remarquant que mes questions et mes réponses étaient de plus en plus confuses, elle me fit signe d’approcher et me prit doucement par la main : « Regarde », me dit-elle. Je regardai et m’aperçus que ces enfants s’étaient tous enfuis, et à leur place, je vis une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et d’autres animaux.
            – Voilà ton champ d’action, voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste, et ce que tu vas voir se produire maintenant pour ces animaux, tu devras le faire pour mes fils.
            Je détournai alors les yeux, et voici qu’au lieu d’animaux féroces, apparurent autant d’agneaux apprivoisés, qui bondissaient et bêlaient comme s’ils fêtaient cet homme et cette femme.
            Toujours dans mon sommeil, je me mis alors à pleurer et je demandai qu’on veuille bien parler de manière compréhensible, car je ne comprenais pas ce qu’on voulait me signifier.
            Elle me mit alors la main sur la tête et me dit : « Tu comprendras tout en son temps. »
            À ces mots, un bruit me réveilla.
            Je demeurai éberlué. C’était comme si j’avais mal aux mains à cause des coups de poing donnés, mal au visage à cause des gifles reçues. Et puis, ce personnage, cette dame, ce qui avait été dit et entendu, tout cela m’obsédait au point que je ne pus me rendormir cette nuit-là.
            Le matin, je m’empressai de raconter ce rêve, d’abord à mes frères, qui éclatèrent de rire, puis à ma mère et à ma grand-mère. Chacun donnait son interprétation. Mon frère Joseph me dit : « Tu deviendras gardien de chèvres, de moutons ou d’autres animaux ». Ma mère : « Qui sait si tu ne dois pas devenir prêtre ». Antonio, d’un ton sec : « Tu seras peut-être chef de brigands ». Mais ma grand-mère, qui savait beaucoup de théologie (elle était parfaitement illettrée) prononça la sentence définitive : « Il ne faut pas donner d’importance aux rêves ».
            J’étais de l’avis de ma grand-mère, et pourtant je n’ai jamais pu m’enlever ce rêve de l’esprit. Les choses que je vais dire ci-dessous lui donneront un sens. J’ai toujours gardé le silence ; mes proches n’y ont pas prêté attention. Mais quand, en 1858, je me rendis à Rome pour négocier avec le Pape au sujet de la congrégation salésienne, il me fit tout raconter minutieusement, même les choses qui avaient seulement l’apparence du surnaturel. Je racontai alors pour la première fois le rêve que j’avais fait à l’âge de neuf ou dix ans. Le Pape m’ordonna de l’écrire dans son sens littéral, minutieux et de le laisser comme encouragement à mes fils de la congrégation, ce qui était le but de ce voyage à Rome. (Mémoires de l’Oratoire Saint-François de Sales, par Don Bosco ; MB I, 123-125)




Le rêve des deux colonnes

Parmi les rêves de Don Bosco, l’un des plus connus est celui des deux colonnes. Il l’a raconté le soir du 30 mai 1862.

            « Je veux vous raconter un rêve. Il est vrai que celui qui rêve ne raisonne pas. Je vous raconterais même mes péchés, si je ne craignais pas de vous faire fuir tous et de faire s’écrouler la maison. Je vous le raconte pour votre bien spirituel. J’ai fait ce rêve il y a quelques jours.
            Imaginez que vous êtes avec moi sur la plage de la mer, ou plutôt sur un rocher solitaire d’où on ne voit aucun bout de terre sinon celui qui se trouve sous vos pieds. Sur toute cette vaste surface des eaux, on voit une multitude innombrable de navires rangés en bataille. Les proues sont armées d’un rostre de fer aigu comme un dard, qui blesse et transperce tout quand il est poussé en avant. Ces navires sont armés de canons, chargés de fusils et d’armes de toutes sortes, de matières incendiaires, et aussi de livres. Ils avancent contre un navire beaucoup plus grand et plus élevé qu’eux tous, essayant de le frapper avec leur rostre, de l’incendier et de lui faire tout le mal possible.
            Ce majestueux navire, entièrement équipé, est escorté par de nombreux petits navires qui reçoivent de lui leurs signaux de commandement et effectuent des évolutions pour se défendre contre les flottes des adversaires. Le vent est contraire et la mer agitée semble favoriser les ennemis.
            Au milieu de l’immense étendue de la mer, émergent des flots deux solides colonnes, très hautes et peu éloignées l’une de l’autre. Sur l’une se trouve la statue de la Vierge Immaculée ; à ses pieds est suspendue une grande enseigne avec l’inscription Auxilium Christianorum. Sur l’autre, qui est beaucoup plus haute et plus grande, se trouve une Hostie d’une taille proportionnelle à la colonne et au-dessous une autre enseigne avec ces mots : Salus credentium.
            Le commandant suprême du grand navire, qui est le Pontife romain, voyant la fureur des ennemis et la mauvaise situation dans laquelle se trouvent ses fidèles, pense à convoquer autour de lui les pilotes des navires secondaires pour prendre conseil et décider de ce qu’il faut faire. Tous les pilotes montent et se rassemblent autour du pape. Ils tiennent conseil, mais comme le vent forcit et que la tempête fait rage, ils sont renvoyés à la conduite de leurs propres navires.
            Quand la tempête s’est un peu calmée, le pape réunit pour la deuxième fois les pilotes autour de lui, tandis que le navire principal suit sa course. Mais le coup de vent redevient redoutable.
            Le pape se tient à la barre et tous ses efforts tendent à faire passer le navire entre ces deux colonnes, d’où pendent tout autour de nombreuses ancres et de gros crochets attachés à des chaînes.
            Les navires ennemis s’élancent tous à l’assaut du navire et tentent par tous les moyens de l’arrêter et de le submerger. Les uns essayent avec des écrits, des livres et des matières incendiaires dont ils sont remplis et qu’ils essayent de jeter à bord ; les autres avec les canons, les fusils et les rostres. Le combat devient de plus en plus acharné. Les proues de l’ennemi frappent violemment, mais leurs efforts et leurs assauts restent inutiles. C’est en vain qu’ils recommencent et gaspillent tous leurs efforts et leurs munitions : le grand navire poursuit sa route en toute sécurité et sans encombre. De temps en temps, frappé par des coups formidables, il subit une fissure large et profonde dans ses flancs, mais aussitôt arrive des deux colonnes une brise qui referme les fissures et bouche les trous.
            Alors les canons des assaillants explosent, les fusils, toutes les autres armes et les rostres se brisent ; beaucoup de navires se fracassent et s’enfoncent dans la mer. Alors les ennemis furieux commencent à combattre avec les armes, avec les mains, avec les poings, en proférant des blasphèmes et des malédictions.
            Et voici que le pape, gravement atteint, tombe. Aussitôt, ceux qui sont avec lui courent l’aider et le relèvent. Le pape est frappé une seconde fois, tombe à nouveau et meurt. Un cri de victoire et de joie retentit parmi les ennemis ; une jubilation indicible est visible sur leurs navires. Mais à peine le pontife est-il mort qu’un autre pape prend sa place. Les pilotes réunis l’élisent si rapidement que la nouvelle de la mort du pape arrive en même temps que celle de l’élection de son successeur. Les opposants commencent à perdre courage.
            Surmontant tous les obstacles, le nouveau pape dirige le navire jusqu’aux deux colonnes. Arrivé au milieu des deux, il attache le navire avec la chaîne qui pendait de la proue à une ancre de la colonne de l’Hostie ; et avec une autre chaîne qui pendait de la poupe, il l’attache du côté opposé à une autre ancre suspendue au pilier de la Vierge Immaculée.
            Il se produit alors un grand bouleversement. Tous les navires qui, jusqu’alors, avaient combattu celui du pape, fuient, se dispersent, se heurtent et se fracassent les uns contre les autres. L’un coule et tente de couler l’autre. Les petits navires qui avaient vaillamment combattu avec le pape viennent pour la première fois s’arrimer à ces colonnes.
            Beaucoup d’autres navires, qui s’étaient retirés par crainte du combat et observaient de loin avec prudence jusqu’à ce que les débris de tous les navires vaincus aient disparu dans les tourbillons de la mer, se mettent à ramer à grande vitesse vers ces deux colonnes. Ils s’attachent aux crochets qui y sont suspendus, et ils restent là, tranquilles et en sécurité, à côté du navire principal piloté par le pape. Un grand calme règne sur la mer.
            Après ce récit, Don Bosco se mit à interroger Don Rua : Que penses-tu de cette histoire ?
            Don Rua répondit : Il me semble que le bateau du pape est l’Église, dont il est le chef ; les bateaux sont les hommes, et la mer est le monde. Ceux qui défendent le grand navire sont ceux qui aiment le Saint-Siège, les autres sont ses ennemis, qui essaient de le détruire avec toutes sortes d’armes. Les deux colonnes du salut me semblent être la dévotion à la Sainte Vierge et au Saint-Sacrement de l’Eucharistie.
            Don Rua ne parla pas du pape tombé à terre et mort, et Don Bosco ne dit rien non plus à son sujet. Il ajouta seulement : Tu as bien parlé. Il faut seulement corriger une expression. Les navires des ennemis sont les persécutions. De graves épreuves se préparent pour l’Église. Ce qui a été jusqu’à présent n’est presque rien en comparaison de ce qui va arriver. Ses ennemis sont représentés par les navires qui tentent de couler le navire principal. Il ne reste que deux moyens pour se sauver au milieu de cette tourmente : la dévotion à Marie et la communion fréquente, en faisant de notre mieux pour les faire pratiquer partout et par tous.
            Bonne nuit ! »
(M.B. VII, 169-171).

* * *

            Le serviteur de Dieu, le cardinal Schuster, archevêque de Milan, accordait une grande importance à cette vision. Lorsqu’en 1953, il se trouvait à Turin en tant que légat du pape au Congrès eucharistique national, il donna à ce rêve une place importante dans son homélie pendant la nuit du 13 septembre, au cours de la cérémonie pontificale solennelle de clôture sur la place Vittorio bondée de monde.
            Il dit entre autres : « En cette heure solennelle, dans la Turin eucharistique de Cottolengo et de Don Bosco, je me souviens d’une vision prophétique que le fondateur du sanctuaire de Marie Auxiliatrice a racontée aux siens en mai 1862. Il lui semblait voir la flotte de l’Église battue çà et là par les vagues d’une horrible tempête, à tel point qu’à un certain moment, le commandant suprême du navire principal – Pie IX – convoqua en conseil les commandants des navires plus petits.
            Malheureusement, la tempête, qui mugissait de plus en plus menaçante, interrompit le Concile du Vatican en plein milieu (il est à noter que Don Bosco avait annoncé ces événements huit ans avant qu’ils n’aient lieu). Dans les hauts et les bas de ces années, à deux reprises les papes succombèrent eux-mêmes aux épreuves. Lors de la troisième, on vit apparaître au milieu de l’océan déchaîné deux colonnes, au sommet desquels triomphaient les symboles de l’Eucharistie et de la Vierge Immaculée.
            À cette apparition, le nouveau pontife – le bienheureux Pie X – prit courage et, à l’aide d’une chaîne solide, il accrocha le grand navire de Pierre à ces deux solides piliers, en jetant les ancres dans la mer.
            Alors les navires plus petits commencèrent à ramer vigoureusement pour se rassembler autour du navire du pape, échappant ainsi au naufrage.
            L’histoire a confirmé la prophétie du voyant. Les débuts pontificaux de Pie X, avec l’ancre sur ses armoiries, coïncidèrent précisément avec le cinquantième jubilé de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception de Marie, et furent célébrés dans tout le monde catholique. Comme toutes les personnes de notre âge, nous nous souvenons du 8 décembre 1904, lorsque le Pontife, à Saint-Pierre, ceignit le front de l’Immaculée Conception d’une précieuse couronne de pierres précieuses, consacrant ainsi à sa Mère toute la famille que Jésus crucifié lui avait confiée.
            Porter les enfants innocents ainsi que les malades à la table eucharistique faisait également partie du programme de ce généreux pontife, qui voulait « instaurer le monde entier dans le Christ ». En effet, du vivant de Pie X, il n’y eut pas de guerre et le pape mérita le titre de Pontife pacifique de l’Eucharistie.
            Depuis lors, les conditions internationales ne se sont pas vraiment améliorées, de sorte que l’expérience de ces trois quarts de siècle confirme que le bateau du Pêcheur sur la mer agitée ne peut espérer le salut qu’en s’accrochant aux deux colonnes de l’Eucharistie et de Marie Auxiliatrice, apparues en rêve à Don Bosco » (L’Italia, 13 septembre 1953).

            Le même saint cardinal Schuster dit un jour à un salésien : « J’ai vu une reproduction de la vision des deux colonnes. Dites à vos supérieurs qu’ils la fassent reproduire en estampes et en cartes postales, et qu’ils la diffusent dans le monde catholique, parce que cette vision de Don Bosco est de grande actualité. L’Église et le peuple chrétien seront sauvés par ces deux dévotions : l’Eucharistie et Marie, Secours des Chrétiens. »

Don Pietro ZERBINO, sdb




Les prophéties de Don Bosco et les rois d’Italie

« La famille de ceux qui volent ce qui est à Dieu n’arrive pas à la quatrième génération. »

Il y a quelques jours, est décédé le prétendant au trône d’Italie, Victor Emmanuel de Savoie (né le 12.02.1937 – † 03.02.2024), cinquième descendant du premier roi d’Italie, Victor Emmanuel II de Savoie. Il a été inhumé dans la crypte de la basilique de Superga (Turin), où se trouvent des dizaines d’autres tombes de la Maison de Savoie. Cet événement nous rappelle d’autres rêves de Don Bosco qui se sont pleinement réalisés.

            En novembre 1854, on préparait une loi sur la confiscation des biens ecclésiastiques et la suppression des couvents. Pour être valide, elle devait être sanctionnée par le roi d’Italie, Victor Emmanuel II de Savoie. À la fin de ce mois de novembre, Don Bosco fit deux rêves qui se réalisèrent comme des prophéties concernant le roi et sa famille. Rappelons les faits avec Don Lemoyne.

Don Bosco désirait dissiper un nuage inquiétant qui étendait de plus en plus son ombre sur la Maison royale.
            Une nuit, vers la fin du mois de novembre, il fit un rêve. Il lui sembla qu’il se trouvait à l’emplacement du portique central de l’Oratoire, alors à moitié construit, près de la pompe à eau fixée au mur de la maison Pinardi. Il était entouré de prêtres et de jeunes abbés. Tout à coup, il vit s’avancer au milieu de la cour de récréation un valet de la Cour, dans son uniforme rouge, qui, à pas précipités, arrivait en sa présence et semblait crier :
            – Grande nouvelle !
             – Quelle nouvelle ? lui demanda Don Bosco.
             – Annonce : grandes funérailles à la Cour ! Grandes funérailles à la Cour !
            À cette apparition soudaine, à ce cri, Don Bosco resta stupéfait, et le valet répéta : – Grandes funérailles à la Cour ! – Don Bosco voulut alors lui demander l’explication de cette annonce funeste, mais il avait disparu. Réveillé de son sommeil, Don Bosco était comme hors de lui et, ayant compris le mystère de cette apparition, il prit sa plume et prépara immédiatement une lettre pour Victor Emmanuel, expliquant ce qui lui avait été annoncé et racontant simplement le rêve.
[…]
… ils voulaient savoir ce que Don Bosco avait écrit au Roi, d’autant plus qu’ils savaient ce qu’il pensait de l’usurpation des biens ecclésiastiques. Don Bosco ne les laissa pas dans l’expectative et leur dit ce qu’il avait écrit au roi, afin qu’il ne permette pas la présentation de cette loi néfaste. Il raconta ensuite son rêve et conclut : « Ce rêve m’a rendu presque malade et m’a beaucoup fatigué ». – Il était dans tous ses états et s’exclamait de temps en temps : Qui sait ?… Qui sait ?… Prions !
            Surpris, les abbés commencèrent alors à parler, se demandant les uns aux autres s’ils avaient entendu dire qu’il y avait un grand personnage malade au palais royal ; mais ils étaient tous d’accord pour dire qu’il n’en était rien. Don Bosco appela alors l’abbé Angelo Savio et lui remit la lettre : – Copie, dit-il, et annonce au roi : Grandes funérailles à la Cour ! – Et l’abbé Savio écrivit. Mais le roi, comme Don Bosco l’a appris de ses confidents employés au palais, lut ce papier avec indifférence et n’en tint pas compte.
            Cinq jours s’étaient écoulés depuis ce rêve, et Don Bosco fit de nouveau un rêve durant la nuit. Il pensait être dans sa chambre, à son bureau, en train d’écrire, lorsqu’il entendit le piaffement d’un cheval dans la cour. Soudain, il vit la porte s’ouvrir toute grande et apparaître le valet en livrée rouge, qui entra à moitié dans la chambre et s’écria :
            Annonce : pas de grandes funérailles à la Cour, mais plusieurs grandes funérailles à la Cour ! – Et il répéta ces mots deux fois. Puis il se retira d’un pas rapide et referma la porte derrière lui. Don Bosco voulut savoir, voulut l’interroger, voulut lui demander une explication ; il se leva de table, courut au balcon et vit dans la cour le valet de chambre qui montait à cheval. Il l’appela, lui demanda pourquoi il était venu répéter cette annonce ; mais le valet cria : – Plusieurs grandes funérailles à la Cour ! – et disparut. À l’aube, Don Bosco adressa lui-même une autre lettre au roi, dans laquelle il lui racontait le second rêve et concluait en disant à Sa Majesté « de penser à faire en sorte d’éviter les menaces de châtiments, en le suppliant d’empêcher cette loi à tout prix ».
Le soir, après le dîner, Don Bosco s’exclama au milieu de ses abbés : – Savez-vous que j’ai quelque chose d’encore plus étrange à vous raconter que l’autre jour ? – Et il raconta ce qu’il avait vu pendant la nuit. Alors les abbés, plus étonnés qu’auparavant, se demandèrent ce qu’indiquaient ces annonces de mort ; et l’on peut imaginer combien ils étaient anxieux de voir comment ces prédictions allaient se réaliser.
            À l’abbé Cagliero et à quelques autres il révéla ouvertement qu’il s’agissait de menaces de châtiments que le Seigneur faisait connaître à ceux qui avaient déjà fait le plus de mal et de dégâts à l’Église et qu’il y en avait d’autres qui se préparaient. En ces jours-là, il était très affligé et répétait souvent : « Cette loi apportera de graves malheurs à la maison du Souverain ». – Il disait cela à ses élèves pour les engager à prier pour le roi et à intercéder pour que le Seigneur dans sa miséricorde empêche la dispersion de tant de religieux et la perte de tant de vocations.
            Entre-temps, le roi avait confié ces lettres au marquis Fassati. Celui-ci, après les avoir lues, vint à l’Oratoire et dit à D. Bosco : – Oh ! Est-ce ainsi qu’on met toute la Cour sens dessus dessous ? Le roi fut plus qu’impressionné et troublé ! Il devint même furieux.
            Et Don Bosco lui répondit : – Mais si ce qui a été écrit est vrai ? Je regrette d’avoir causé un tel trouble à mon Souverain; mais enfin, il y va de son bien et de celui de l’Église.
            Les avertissements de Don Bosco ne furent pas écoutés. Le 28 novembre 1854, le ministre des Sceaux Urbano Rattazzi présente aux députés un projet de loi pour la suppression des couvents. Le comte Camillo di Cavour, ministre des Finances, est déterminé à le faire approuver à tout prix. Ces messieurs avaient décidé comme principe incontestable et incontesté qu’en dehors du grand corps civil, il n’y a et ne peut y avoir de société supérieure à lui et indépendante de lui ; que l’État est tout, et que par conséquent aucune entité morale, pas même l’Église catholique, ne peut légalement subsister sans le consentement et la reconnaissance de l’autorité civile. Comme cette autorité ne reconnaissait pas à l’Église universelle la propriété des biens ecclésiastiques, et attribuait cette propriété à chacune des corporations religieuses, on prétendit que celles-ci étaient la création de la souveraineté civile et que leur existence serait modifiée ou éteinte par la volonté du souverain, et que l’État, héritier de toute personnalité civile qui n’aurait pas de succession, deviendrait le propriétaire unique et absolu de tous leurs biens lorsqu’elles auraient été supprimées. Erreur grossière, car si pour quelque motif une Congrégation religieuse cessait d’exister, ces patrimoines ne resteraient pas sans propriétaires, puisqu’ils devaient être dévolus à l’Église de Jésus-Christ, représentée par le Souverain Pontife, quoique les adulateurs de l’État l’aient perfidement nié (MB V, 176-180).

            Le fait qu’il s’agissait d’avertissements du Ciel est également confirmé par une lettre écrite quatre ans plus tôt, le 9 avril 1850, par la mère du Roi, la reine-mère Marie-Thérèse, veuve de Charles-Albert, à son fils, le roi Victor-Emmanuel II de Savoie.

Dieu te dédommagera, il te bénira, mais qui sait combien de châtiments, combien de fléaux Dieu fera tomber sur toi, sur notre famille et sur le pays si tu la sanctionnes [la loi Siccardi sur l’abolition du for ecclésiastique]. Pense à la douleur que tu aurais si le Seigneur te rendait gravement malade ou même s’il t’enlevait ta chère Adèle que tu aimes tant et pour tant de saintes raisons, ou ta Chichina (Clotilde) ou ton Betto (Umberto). Et si tu pouvais voir dans mon cœur combien je suis affligée, angoissée, effrayée par la crainte que tu sanctionnes cette loi à cause des nombreux malheurs qu’elle nous apportera, j’en suis sûre, si elle est faite sans l’autorisation du Saint-Père, peut-être ton cœur, qui est vraiment bon et sensible, et qui a toujours tant aimé sa pauvre maman, se laisserait persuader. (Antonio Monti, Nuova Antologia, 1er janvier 1936, p. 65 ; MB XVII, 898).

            Mais le roi ne tint pas compte de ces avertissements et les conséquences ne se firent pas attendre. Les négociations pour l’approbation se poursuivirent et les prophéties se réalisèrent également :
            – le 12 janvier 1855, la reine-mère Marie-Thérèse mourut à l’âge de 53 ans ;
            – le 20 janvier 1855, la reine Marie-Adélaïde mourut à l’âge de 33 ans ;
            – le 11 février 1855, le prince Ferdinand, frère du roi, mourut à l’âge de 32 ans ;
            – le 17 mai 1855, le fils du roi, le prince Victor-Emmanuel-Léopold-Marie-Eugène, mourut à l’âge de 4 mois.

            Don Bosco continua ses mises en garde, en publiant la charte de fondation d’Hautecombe avec un exposé de toutes les malédictions destinées à ceux qui oseraient détruire ou usurper les biens de l’abbaye. Elles ont été insérées dans ce document par les anciens ducs de Savoie pour protéger ce lieu, où sont enterrés des dizaines d’illustres ancêtres de la Maison de Savoie.
Il poursuivit en publiant en avril 1855, dans ses Letture Cattoliche, une brochure écrite par le baron Nilinse et intitulée : Les biens de l’Église : comment on les vole et quelles sont les conséquences ; avec un bref appendice sur les affaires du Piémont. Sur le frontispice était écrit : Comment ! On ne peut violer la maison d’un particulier, et vous avez l’audace de mettre la main sur la maison du Seigneur ! Saint Ambroise. Cet écrit montrait que les spoliateurs de l’Église et des ordres religieux, mais aussi leurs familles subissaient presque toujours un châtiment, réalisant ainsi le terrible dicton : La famille de celui qui vole ce qui est à Dieu n’arrive pas à la quatrième génération ! (MB V, 233-234).

            Le 29 mai, Victor Emmanuel II signa la loi Rattazzi, qui confisquait les biens ecclésiastiques et supprimait les corporations religieuses, sans tenir compte de ce que Don Bosco avait prédit et des morts qui avaient endeuillé sa famille depuis janvier… sans savoir qu’ainsi il signait aussi le destin de la famille royale.

            En effet, là aussi la prophétie s’est réalisée, comme on le voit :
            – Le roi Victor-Emmanuel II de Savoie (né le 14.03.1820 – † 09.01.1878), a régné du 17.03.1861 – au 09.01.1878, est décédé à peine âgé de 58 ans ;
            – Le roi Humbert I (né le 14.03.1844 – † 29.07.1900), fils du roi Victor-Emmanuel II de Savoie, qui régna du 10.01.1878 – au 29.07.1900, fut tué à Monza à l’âge de 56 ans.
            – Le roi Victor-Emmanuel III (né le 11.11.1869 – † 28.12.1947), petit-fils du roi Victor Emmanuel II de Savoie, qui régna du 30.07.1900 – au 09.05.1946, fut contraint d’abdiquer le 9 mai 1946 et mourut un an plus tard.
            – Le roi Humbert II (né le 15.09.1904 – † 18.03.1983), dernier roi d’Italie, qui régna du 10.05.1946 au 18.06.1946, arrière-petit-fils de Victor Emmanuel II (quatrième génération), fut contraint d’abdiquer après seulement 35 jours de règne, à la suite du référendum institutionnel du 2 juin de la même année. Il mourut le 18 mars 1983 à Genève et fut enterré à l’abbaye d’Hautecombe…

            Certains interprètent ces événements comme de simples coïncidences, car ils ne peuvent nier les faits, mais ceux qui connaissent l’action de Dieu savent que, dans sa miséricorde, il avertit toujours les hommes, d’une manière ou d’une autre, sur les graves conséquences que peuvent avoir certaines décisions de grande importance, affectant le destin du monde et de l’Église.
            Rappelons seulement la fin de la vie du roi Salomon, l’homme le plus sage de la terre :
Lorsque Salomon fut vieux, ses femmes l’attirèrent vers des étrangers, et son cœur ne resta plus entièrement avec le Seigneur son Dieu comme le cœur de David son père.
Salomon suivit Astarté, la déesse des gens de Sidon, et Milcom, l’abomination des Ammonites.
Salomon fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur et ne fut pas fidèle au Seigneur comme l’avait été David, son père.
Salomon construisit un haut lieu en l’honneur de Camos, l’opprobre des Moabites, sur la montagne qui est en face de Jérusalem, et en l’honneur de Milcom, l’opprobre des Ammonites.
Il fit de même pour toutes ses femmes étrangères, qui offraient de l’encens et des sacrifices à leurs dieux.
Le Seigneur s’indigna contre Salomon, parce qu’il avait détourné son cœur du Seigneur, le Dieu d’Israël, qui lui était apparu deux fois et lui avait ordonné de ne pas suivre d’autres dieux, mais Salomon n’avait pas observé ce que le Seigneur lui avait ordonné.
Alors il dit à Salomon : « Parce que tu as agi de la sorte et que tu n’as pas respecté mon alliance ni les décrets que je t’avais donnés, je te priverai de ton royaume et je le remettrai à l’un de tes sujets. (1 Rois 11,4-11).

            Il suffit de lire attentivement l’histoire, qu’elle soit sacrée ou profane…




Le rêve de 9 ans. Genèse d’une vocation

Le rêve des 9 ans présenté en dix points, synthèse d’une vocation céleste, confirmée par les fruits qu’il a produits, présenté lors des 42es Journées de spiritualité salésienne au Valdocco, à Turin.

Il y a deux cents ans, un gamin de neuf ans, pauvre et sans autre avenir que celui de faire le paysan, fit un rêve. Il le raconta le matin à sa mère, à sa grand-mère et à ses frères, qui s’en moquèrent. La grand-mère conclut : « On ne prête pas attention aux rêves ». Bien des années plus tard, ce garçon, Jean Bosco, a écrit : « J’étais de l’avis de ma grand-mère, mais je n’ai jamais pu chasser ce rêve de mon esprit. Parce que ce n’était pas un rêve comme les autres et qu’il n’est pas mort à l’aube.

Premièrement : c’est un ordre impérieux
Don Lemoyne, le premier historien de Don Bosco, résume ainsi ce rêve : « Il lui sembla voir le Divin Sauveur vêtu de blanc, rayonnant de la plus splendide lumière, en train de conduire une foule innombrable de jeunes. Se tournant vers lui, il lui avait dit : « Viens ici, mets-toi à la tête de ces jeunes gens et conduis-les toi-même. – Mais je n’en suis pas capable, répondit Jean. Le Divin Sauveur insista impérieusement jusqu’à ce que Jean se mette à la tête de cette multitude de garçons et commence à les conduire selon l’ordre qui lui avait été donné. Comme le « Suis-moi » de Jésus.

Deuxièmement : c’est le secret de la joie
Ce rêve s’est répété à plusieurs reprises. Avec une force entraînante. Il a été pour Jean Bosco une source de sécurité joyeuse et de force inépuisable. La source de sa vie.
Lors du procès diocésain pour la cause de béatification de Don Bosco, Don Rua, son premier successeur, a témoigné : « J’ai été informé par Lucia Turco, membre d’une famille où Don Bosco allait souvent parler avec ses frères, qu’un matin ils le virent arriver plus joyeux que d’habitude. À la question de savoir quelle en était la cause, il répondit que pendant la nuit il avait fait un rêve qui l’avait réjoui. »

Troisièmement : la réponse
La question qui se pose à chacun est la suivante : « Veux-tu une vie ordinaire ou veux-tu changer le monde ? Viktor Frankl souligne la différence entre le « sens de la vie » et le « sens dans la vie« . Le sens de la vie est associé à des questions telles que : « Pourquoi suis-je ici ? Quel est le sens de tout cela ? Quel est le sens de la vie ? De nombreuses personnes cherchent les réponses dans la religion ou dans une noble mission pour le bien de tous, comme la lutte contre la pauvreté ou contre le réchauffement climatique. Il est souvent difficile de trouver le sens de la vie ; la lutte pour saisir ce concept peut être épuisante, en particulier dans les moments difficiles, lorsque nous avons du mal à arriver à la fin de la journée. En revanche, il est beaucoup plus facile de trouver du sens dans la vie : dans les choses ordinaires que nous faisons par habitude, dans le moment présent, dans les activités quotidiennes à la maison ou au travail. C’est précisément le sens dans la vie qui est le moyen privilégié pour expérimenter le bien-être spirituel.

Quatrièmement : un signe d’En-Haut
Au séminaire, Don Bosco a écrit une page d’une admirable humilité pour motiver sa vocation : « Le rêve de Morialdo est resté toujours imprimé dans mon esprit ; il s’est même renouvelé beaucoup plus clairement en d’autres occasions ». Malgré sa modestie, il ne doutait pas qu’il avait été visité par le Ciel. Il ne doutait pas non plus que ces visites étaient destinées à lui révéler son avenir et celui de son œuvre. Il l’a dit lui-même : « La Congrégation salésienne n’a pas fait un pas sans y être invitée par un fait surnaturel. Elle n’a pas atteint le point de développement où elle se trouve sans un ordre spécial du Seigneur ».

Cinquièmement : une aide continuelle
« J’ai ensuite appris par d’autres qu’il demandait : « Comment vais-je m’occuper de tant de brebis ? Et de tant d’agneaux ? Où trouverai-je des pâturages pour les garder ? La Dame lui a répondu : – Ne crains rien, je t’aiderai, puis elle a disparu.

Sixièmement : une Maîtresse
Une mère.

Septièmement : une mission
« Voici le champ où tu dois travailler, poursuivit la Dame. Rends-toi humble, fort, robuste, et ce que tu vois arriver à ces animaux en ce moment, tu devras le faire pour mes enfants ».

Huitièmement : une méthode
« Ce n’est pas par des coups, mais par la douceur et la charité que tu devras gagner tes amis.

Neuvièmement : les destinataires
« Quand j’ai regardé, j’ai vu que les enfants s’étaient tous enfuis, et à leur place j’ai vu une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et de plusieurs autres animaux.

Dixièmement : une Œuvre
« Vaincu par la fatigue, j’ai voulu m’asseoir au bord d’un chemin, mais la bergère m’a invité à poursuivre ma route. Après un court trajet, je me trouvai dans une vaste cour entourée d’un portique, au fond de laquelle se trouvait une église. Je me suis alors rendu compte que les quatre cinquièmes de ces animaux étaient devenus des agneaux. Leur nombre devint alors très grand. À ce moment-là, plusieurs jeunes bergers arrivèrent pour les garder. Mais ils restèrent peu de temps et s’en allèrent bientôt. C’est alors qu’une merveille se produisit. Beaucoup d’agneaux se transformèrent en bergers et, en grandissant, ils prirent soin des autres. Je voulais partir, mais la bergère m’invita à regarder au sud. Elle m’a dit : « Regarde encore », et j’ai regardé de nouveau. Je vis alors une belle et grande église. À l’intérieur de cette église, il y avait une bande blanche sur laquelle était écrit en grosses lettres : Hic domus mea, inde gloria mea.
C’est pourquoi, lorsque nous entrons dans la basilique Marie Auxiliatrice, nous entrons dans le rêve de Don Bosco.

Le testament de Don Bosco
Le pape lui-même a demandé à Don Bosco d’écrire le rêve pour ses fils. Il commença ainsi : « A quoi servira donc cette œuvre ? Elle servira de règle pour surmonter les difficultés futures, en tirant les leçons du passé ; elle servira à faire connaître comment Dieu lui-même a toujours tout guidé ; elle servira à mes fils de distraction agréable, lorsqu’ils pourront lire les choses auxquelles leur père a pris part, et ils les liront bien plus volontiers lorsque, appelé par Dieu à rendre compte de mes actions, je ne serai plus parmi eux ».
C’est pourquoi les Constitutions salésiennes commencent par un « acte de foi » : « Avec un sentiment d’humble gratitude, nous croyons que la Société de saint François de Sales est née non pas d’un projet humain, mais de l’initiative de Dieu ».




Le rêve des neuf ans de Don Bosco. Noyaux théologico-spirituels

Un commentaire sur les thèmes théologico-spirituels présents dans le rêve des neuf ans pourrait avoir des développements si vastes qu’il inclurait un traitement complet de la « salésianité ». En effet, en partant de l’histoire de ses effets, le rêve ouvre d’innombrables pistes pour approfondir les traits pédagogiques et apostoliques qui ont caractérisé la vie de saint Jean Bosco et l’expérience charismatique qui en est issue. Nous avons choisi de nous concentrer sur cinq pistes de réflexion spirituelle qui concernent respectivement (1) la mission oratoire, (2) l’appel à l’impossible, (3) le mystère du Nom, (4) la médiation maternelle et, enfin, (5) la force de la douceur.

1. La mission oratorienne
            Le rêve des neuf ans est peuplé de jeunes garçons. Ils sont présents de la première à la dernière scène et sont les bénéficiaires de tout ce qui arrive. Leur présence est caractérisée par la gaieté et le jeu, typiques de leur âge, mais aussi par le désordre et les comportements négatifs. Les enfants ne sont donc pas, dans le rêve des neuf ans, l’image romantique d’un âge enchanté, épargné par les maux du monde, et ils ne correspondent pas non plus au mythe post-moderne de la condition juvénile comme la saison de l’action spontanée et de l’éternelle disponibilité au changement, qui devrait être conservée dans une adolescence éternelle. Les garçons du rêve sont extraordinairement « réels », aussi bien lorsqu’ils apparaissent avec leur physionomie que lorsqu’ils sont représentés symboliquement sous la forme d’animaux. Ils jouent et se chamaillent, s’amusent en riant et s’abîment en jurant, comme dans la réalité. Ils n’apparaissent ni innocents, comme l’imagine une pédagogie spontanéiste, ni capables de s’instruire eux-mêmes, comme le pensait Rousseau. Dès leur apparition, dans une « cour très spacieuse » qui préfigure les grandes cours des futurs oratoires salésiens, ils invoquent la présence et l’action de quelqu’un. Le geste impulsif du rêveur n’est cependant pas la bonne intervention, la présence d’un Autre est nécessaire.
            À la vision des enfants est liée l’apparition de la figure christologique, comme nous pouvons désormais l’appeler ouvertement. Celui qui a dit dans l’Évangile : « Laissez venir à moi les enfants » (Mc 10,14), vient indiquer au rêveur l’art d’approcher et d’accompagner les enfants. Il apparaît majestueux, viril, fort, avec des traits qui mettent clairement en évidence son caractère divin et transcendant ; sa façon d’agir est marquée par l’assurance et la puissance et manifeste une pleine seigneurie sur les choses qui arrivent. L’homme vénérable, cependant, n’inspire pas la peur, mais apporte la paix là où régnaient la confusion et l’agitation ; il manifeste une compréhension bienveillante à l’égard de Jean et l’oriente sur le chemin de la douceur et de la charité.
            La réciprocité entre ces figures – les garçons d’une part et le Seigneur (rejoint plus tard par la Mère) d’autre part – définit les contours du rêve. Les émotions que Jean ressent dans l’expérience onirique, les questions qu’il pose, la tâche qu’il est appelé à accomplir, l’avenir qui s’ouvre devant lui sont totalement liés à la dialectique entre ces deux pôles. Le message le plus important que lui transmet le rêve, celui qu’il a probablement compris en premier parce qu’il est resté dans son imagination, avant même de le comprendre de manière réflexive, est sans doute que ces figures se réfèrent l’une à l’autre et qu’il ne pourra plus les dissocier jusqu’à la fin de sa vie. La rencontre entre la vulnérabilité des jeunes et la puissance du Seigneur, entre leur besoin de salut et son offre de grâce, entre leur désir de joie et son don de la vie doit désormais devenir le centre de ses pensées, l’espace de son identité. La partition de sa vie sera entièrement écrite dans la tonalité que lui donne ce thème générateur : la moduler dans toutes ses potentialités harmoniques sera sa mission, dans laquelle il devra verser tous ses dons de nature et de grâce.

            Le dynamisme de la vie de Jean apparaît donc dans le songe-vision comme un mouvement continu, une sorte de va-et-vient spirituel, entre les garçons et le Seigneur. À partir du groupe de garçons au milieu desquels il s’est jeté impétueusement, Jean doit se laisser attirer vers le Seigneur qui l’appelle par son nom, puis repartir de Celui qui l’envoie pour aller se mettre, dans un tout autre style, à la tête de ses camarades. Même s’il reçoit en rêve des coups de poing si forts qu’il en ressent encore la douleur à son réveil, et qu’il entend des paroles de l’homme vénérable qui le laissent sans voix, son va-et-vient n’est pas une agitation sans lendemain, mais un parcours qui le transforme peu à peu et qui apporte aux jeunes une énergie de vie et d’amour.
            Le fait que tout cela se déroule dans une cour est très significatif et a une valeur proleptique évidente, puisque la cour de l’oratoire deviendra le lieu privilégié de la mission de Don Bosco, et le symbole exemplaire. Toute la scène se déroule dans cet environnement à la fois vaste (cour très spacieuse) et familier (proche de la maison). Le fait que la vision vocationnelle n’ait pas pour toile de fond un lieu sacré ou un espace céleste, mais l’environnement dans lequel les garçons vivent et jouent, indique clairement que l’initiative divine assume leur monde comme lieu de rencontre. La mission confiée à Jean, même si elle est clairement orientée dans un sens catéchétique et religieux (« les instruire sur la laideur du péché et la beauté de la vertu »), a pour habitat l’univers de l’éducation. L’association de la figure christologique à l’espace de la cour et à la dynamique du jeu, qu’un garçon de neuf ans ne peut certainement pas avoir « construit », constitue une transgression de l’imaginaire religieux habituel, dont la force d’inspiration est égale à la profondeur du mystère. En effet, elle synthétise à elle seule toute la dynamique du mystère de l’incarnation, par lequel le Fils prend notre forme pour nous offrir la sienne, et souligne qu’il n’y a rien d’humain qui doive être sacrifié pour faire place à Dieu.
            La cour parle donc de la proximité de la grâce divine par rapport au « sentir » des jeunes : pour l’accueillir, il n’est pas nécessaire de sortir de son âge, de négliger ses besoins, de forcer ses rythmes. Lorsque Don Bosco, devenu adulte, écrit dans son Giovane provveduto qu’une des ruses du diable est de faire croire aux jeunes que la sainteté est incompatible avec leur envie de gaieté et avec la fraîcheur exubérante de leur vitalité, il ne fait que restituer sous une forme adulte la leçon entrevue dans son rêve et qui est devenue ensuite un élément central de son magistère spirituel. En même temps, la cour parle de la nécessité de comprendre l’éducation à partir de son noyau le plus profond, qui concerne l’attitude du cœur envers Dieu. C’est là, enseigne le rêve, que se trouve non seulement l’espace d’une ouverture originelle à la grâce, mais aussi l’abîme de la résistance, dans lequel se cachent la laideur du mal et la violence du péché. C’est pourquoi l’horizon éducatif du rêve est franchement religieux, et pas seulement philanthropique, et met en scène la symbolique de la conversion, et pas seulement celui du développement personnel.
            Dans la cour du rêve, remplie d’enfants et habitée par le Seigneur, se révèle donc à Jean ce que sera la future dynamique pédagogique et spirituelle des cours oratoriennes. De cela, nous voudrions encore souligner deux traits, clairement évoqués dans les actions accomplies dans le rêve par les enfants d’abord, et par les doux agneaux ensuite.
            Le premier trait se lit dans le fait que les garçons, « cessant de se battre, de crier et de jurer se rassemblèrent tous autour de celui qui parlait ». Ce thème du « rassemblement » est l’une des matrices théologiques et pédagogiques les plus importantes de la vision éducative de Don Bosco. Dans une page célèbre écrite en 1854, l’Introduction au Plan de Règlement pour l’Oratoire masculin de Saint François de Sales à Turin dans la région du Valdocco,[1] il présente la nature ecclésiale et le sens théologique de l’institution oratorienne en citant les paroles de l’évangéliste Jean : « Ut filios Dei, qui erant dispersi, congregaret in unum » (Jn 11,52). L’activité de l’Oratoire est ainsi placée sous le signe du rassemblement eschatologique des enfants de Dieu qui a constitué le centre de la mission du Fils de Dieu :

Les paroles du saint Évangile qui nous font connaître que le divin Sauveur est venu du ciel sur la terre pour rassembler tous les enfants de Dieu, dispersés dans les diverses parties du monde, me semblent s’appliquer littéralement à la jeunesse de notre temps.

            La jeunesse, « cette portion de la société humaine, la plus délicate et la plus précieuse », se retrouve souvent dispersée et errante à cause du désintérêt éducatif des parents ou de l’influence de mauvais compagnons. La première chose à faire pour assurer l’éducation de ces jeunes est précisément de « les rassembler, de pouvoir leur parler, de les moraliser ». Dans ces mots de l’Introduction au Plan de Règlement, l’écho du rêve, mûri dans la conscience de l’éducateur devenu adulte, est présent de façon claire et reconnaissable. L’oratoire y est présenté comme une joyeuse « réunion » de jeunes attirés par un aimant, seule force capable de les sauver et de les transformer, celle du Seigneur : « Ces oratoires sont certaines réunions dans lesquelles on entretient les jeunes au moyen d’une récréation agréable et honnête, après qu’ils ont participé aux fonctions sacrées de l’église ». Dès l’enfance, en effet, Don Bosco a compris que « telle a été la mission du fils de Dieu, et que seule sa sainte religion peut réaliser ».
            Le deuxième élément qui deviendra un trait d’identification de la spiritualité oratorienne est celui qui, dans le rêve, se révèle à travers l’image des agneaux qui courent « pour faire fête à cet homme et à cette dame ». La pédagogie de la fête sera une dimension fondamentale du système préventif de Don Bosco, qui verra dans les nombreuses fêtes religieuses de l’année l’occasion d’offrir aux garçons la possibilité de respirer à pleins poumons la joie de la foi. Don Bosco saura impliquer avec enthousiasme la communauté des jeunes de l’Oratoire dans la préparation d’événements, représentations théâtrales, réceptions permettant de fournir un divertissement dans la fatigue du devoir quotidien, de valoriser les talents des garçons pour la musique, le théâtre, la gymnastique, d’orienter leur imagination dans le sens d’une créativité positive. Si l’on tient compte du fait que l’éducation proposée dans les cercles religieux du XIXe siècle avait généralement une tenue plutôt austère, qui semblait présenter l’idéal pédagogique à atteindre comme celui d’un comportement dévot, le joyeux et sain désordre de l’oratoire apparaît comme l’expression d’un humanisme ouvert à la compréhension des besoins psychologiques du garçon et capable de favoriser son penchant au protagonisme. La gaieté festive qui suit la métamorphose des animaux du rêve est donc ce que la pédagogie salésienne doit viser.

2. L’appel à l’impossible
            Alors que pour les garçons, le rêve se termine par une célébration, pour Jean il se termine dans la consternation et même dans les larmes. C’est un résultat qui ne peut que surprendre. On a coutume de penser, en effet, avec une certaine simplification, que les visites de Dieu sont exclusivement porteuses de joie et de consolation. Il est donc paradoxal que pour un apôtre de la joie, pour celui qui, en tant que séminariste, fondera la « société de la joie » et qui, en tant que prêtre, enseignera à ses garçons que la sainteté consiste à « être très joyeux », la scène de la vocation se termine par des pleurs.
            Cela peut certainement indiquer que la joie dont il est question n’est pas un pur loisir et une simple insouciance, mais une résonance intérieure à la beauté de la grâce. En tant que telle, elle ne peut être atteinte qu’à travers des combats spirituels exigeants, dont Jean Bosco devra largement payer le prix au profit de ses garçons. Il revivra ainsi sur lui-même cet échange de rôles enraciné dans le mystère pascal de Jésus et prolongé dans la condition des apôtres :  » nous, insensés à cause du Christ, vous, sages dans le Christ ; nous, faibles, vous, forts ; vous, honorés, nous, méprisés  » (1 Co 4,10), mais pour autant « collaborateurs de votre joie » (2 Co 1,24).
            Quant au trouble sur lequel le rêve se termine, il rappelle surtout le vertige que ressentent les grands personnages bibliques face à la vocation divine qui se manifeste dans leur vie, en l’orientant dans une direction tout à fait imprévisible et déconcertante. L’Évangile de Luc affirme que même la Vierge Marie, aux paroles de l’ange, a ressenti un profond trouble intérieur (« à ces mots, elle fut très troublée » (Lc 1,29). Isaïe s’était senti perdu devant la manifestation de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6), Amos avait comparé au rugissement d’un lion (Am 3,8) la puissance de la Parole divine par laquelle il avait été saisi, tandis que Paul allait expérimenter sur le chemin de Damas le bouleversement existentiel que représente la rencontre avec le Ressuscité. Bien que témoins de la fascination d’une rencontre avec Dieu qui séduit à jamais, au moment de l’appel les hommes de la Bible semblent hésiter craintivement devant quelque chose qui les dépasse, plutôt que se lancer à corps perdu dans l’aventure de la mission. 
            Le trouble que Jean éprouve dans le rêve semble relever d’une expérience similaire. Il naît du caractère paradoxal de la mission qui lui est confiée, qu’il n’hésite pas à qualifier d' »impossible » (« Qui êtes-vous pour m’ordonner une chose impossible ? »). L’adjectif pourrait paraître « exagéré », comme le sont parfois les réactions des enfants, notamment lorsqu’ils expriment un sentiment d’inadéquation face à une tâche difficile. Mais cet élément de psychologie infantile ne suffit pas à éclairer le contenu du dialogue onirique et la profondeur de l’expérience spirituelle qu’il communique. D’autant plus que Jean a vraiment l’étoffe d’un leader et une excellente mémoire, ce qui lui permettra, dans les mois qui suivent le rêve, de commencer immédiatement à faire un peu d’oratoire, à amuser ses amis avec des jeux d’acrobates et à leur répéter intégralement le sermon du prêtre de la paroisse. C’est pourquoi, dans les paroles par lesquelles il déclare sans ambages qu’il est « incapable de parler de religion » à ses camarades, il est bon d’entendre l’écho lointain de l’objection de Jérémie à la vocation divine : « Je ne sais pas parler, parce que je suis jeune » (Jr 1,6).
            Ce n’est pas au niveau des aptitudes naturelles que se joue ici la demande de l’impossible, mais plutôt au niveau de ce qui peut entrer dans l’horizon du réel, de ce qu’on peut attendre à partir de sa propre image du monde, de ce qui relève des limites de l’expérience. Au-delà de cette frontière s’ouvre la région de l’impossible, qui est pourtant, bibliquement, l’espace de l’action de Dieu. Il est « impossible » qu’Abraham ait un fils d’une femme stérile et âgée comme Sarah ; « impossible » que la Vierge conçoive et donne au monde le Fils de Dieu fait homme ; « impossible » apparaît le salut aux disciples, s’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Et pourtant, Abraham s’entend dire : « Y a-t-il quelque chose d’impossible pour le Seigneur » (Gn 18,14) ; l’ange dit à Marie que « rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1,37) ; et Jésus répond aux disciples incrédules que « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Lc 18,27).
            Le lieu suprême où se pose la question théologique de l’impossible est le moment décisif de l’histoire du salut, à savoir le drame pascal, dans lequel la frontière de l’impossible à surmonter est en même temps l’abîme ténébreux du mal et de la mort. En effet, comment est-il possible de vaincre la mort ? N’est-elle pas elle-même l’emblème péremptoire de l’impossibilité, la limite infranchissable de toute possibilité humaine, la puissance qui domine le monde, dont elle désigne l’échec ? Et la mort de Jésus ne scelle-t-elle pas irrévocablement cette limite ? « Par cette mort, plus qu’avec toute autre, la mort triomphe comme fin de toute possibilité, puisqu’avec la mort du Saint, c’est la mise à mort de la possibilité de tout et de tous ».[2] Pourtant, c’est dans le sein même de cette impossibilité suprême que Dieu a fait naître la nouveauté absolue. En ressuscitant le Fils fait homme dans la puissance de l’Esprit, il a radicalement bouleversé ce que nous appelons le monde du possible, en brisant la limite dans laquelle nous enfermons notre attente de la réalité. Puisque même l’impuissance de la croix ne peut empêcher le don du Fils, l’impossible de la mort est surmonté par l’inédit de la vie ressuscitée, qui donne naissance à la création définitive et fait toutes choses nouvelles. Désormais et « une fois pour toutes », ce n’est plus la vie qui est soumise à la mort, mais la mort à la vie.
            C’est dans cet espace généré par la résurrection que l’impossible devient réalité effective, c’est dans cet espace que l’homme vénérable du rêve, resplendissant de la lumière pascale, demande à Jean de rendre possible l’impossible. Et il le fait avec une formule surprenante : « Puisque ces choses te semblent impossibles, tu dois les rendre possibles par l’obéissance ». Ces mots ressemblent à ceux par lesquels les parents exhortent leurs enfants, lorsqu’ils sont réticents, à faire quelque chose qu’ils ne se sentent pas capables de faire ou qu’ils n’ont pas envie de faire. « Obéis et tu verras que tu réussiras », disent alors la maman et le papa : la psychologie du monde infantile est parfaitement respectée. Mais ce sont aussi, et bien plus encore, les mots par lesquels le Fils révèle lesecret de l’impossible, un secret qui est tout entier caché dans son obéissance. L’homme vénérable qui commande une chose impossible sait par son expérience humaine que l’impossibilité est le lieu où le Père agit avec son Esprit, à condition qu’on lui ouvre la porte par l’obéissance.
            Jean reste bien sûr troublé et stupéfait, mais c’est l’attitude que l’homme expérimente face à l’impossible pascal, face au miracle des miracles, dont tout autre événement salvifique est le signe. Après une analyse perspicace de la phénoménologie de l’impossible, J.L. Marion affirme : « Au matin de Pâques, seul le Christ peut encore dire Je : de sorte que, devant lui, tout Je transcendantal doit se reconnaître comme […] un moi interrogé, parce que déconcerté ».[3] La Pâque fait que ce qui est le plus réel dans l’histoire soit quelque chose que le « Je » incrédule considère a priori comme impossible. L’impossible de Dieu, pour être reconnu dans sa réalité, exige un changement d’horizon, qui s’appelle la foi.
            Il n’est donc pas surprenant que, dans le rêve, la dialectique du possible-impossible se mêle à l’autre dialectique, celle de la clarté et de l’obscurité. Elle caractérise tout d’abord l’image même du Seigneur, dont le visage est si lumineux que Jean ne peut le regarder. Sur ce visage brille en effet une lumière divine qui, paradoxalement, produit de l’obscurité. Il y a ensuite les paroles de l’homme et de la femme qui, tout en expliquant clairement ce que Jean doit faire, le laissent confus et effrayé. Enfin, il y a une illustration symbolique, à travers la métamorphose des animaux, qui conduit cependant à une incompréhension encore plus grande. Jean ne peut que demander des éclaircissements ultérieurs : « Je le suppliai de bien vouloir parler pour que je comprenne, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire », mais la réponse qu’il reçoit de la dame à l’allure majestueuse repousse encore le moment de la compréhension : « En temps voulu, tu comprendras tout ».
            Cela signifie certainement que ce n’est qu’à travers l’exécution de ce qui est déjà saisissable dans le rêve, c’est-à-dire à travers l’obéissance possible, que s’ouvrira plus largement l’espace pour clarifier son message. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple idée à expliquer, mais d’une parole performative, d’une locution efficace qui, précisément en réalisant son pouvoir opératoire, manifeste son sens le plus profond.

3. Le mystère du Nom
            Parvenus à ce point de notre réflexion, nous sommes mieux à même d’interpréter un autre élément important de l’expérience onirique. Il s’agit du fait qu’au centre de la double tension entre le possible et l’impossible, entre le connu et l’inconnu, et aussi, matériellement, au centre du récit du rêve, se trouve le thème du mystérieux Nom de l’homme vénérable. Le dialogue dense de la section III est en effet entrelacé de questions qui réitèrent le même thème : « Qui êtes-vous pour me commander l’impossible ? » ; « Qui êtes-vous pour parler ainsi ? » ; et enfin : « Ma mère me dit de ne pas fréquenter ceux que je ne connais pas, sans sa permission ; dites-moi donc votre nom ». L’homme vénérable dit à Jean de demander le Nom à sa mère, mais en réalité celle-ci ne le lui dira pas. Le mystère reste entier jusqu’à la fin.
            Nous avons déjà mentionné, dans la partie consacrée à la reconstitution du contexte biblique du rêve, que le thème du Nom est étroitement lié à l’épisode de la vocation de Moïse au buisson ardent (Ex 3). Cette page constitue l’un des textes centraux de la révélation vétérotestamentaire et jette les bases de toute la pensée religieuse d’Israël. André LaCoque a proposé de l’appeler la « révélation des révélations », car elle constitue le principe d’unité de la structure narrative et prescriptive qui qualifie la narration de l’Exode, cellule-mère de toute l’Écriture.[4] Il est important de noter comment le texte biblique articule en étroite unité la condition d’esclavage du peuple en Égypte, la vocation de Moïse et la révélation théophanique. La révélation du Nom de Dieu à Moïse ne se produit pas comme la transmission d’une information à connaître ou d’une donnée à acquérir, mais comme la manifestation d’une présence personnelle, qui entend susciter une relation stable et générer un processus de libération. En ce sens, la révélation du Nom divin est orientée en direction de l’alliance et de la mission.[5] « Le Nom est à la fois théophanique et performatif, puisque ceux qui le reçoivent ne sont pas simplement introduits dans le secret divin, mais sont les destinataires d’un acte de salut ».[6]
            Le Nom, en effet, à la différence du concept, ne désigne pas seulement une essence à penser, mais une altérité à laquelle se référer, une présence à invoquer, un sujet qui se propose comme le véritable interlocuteur de l’existence. Tout en impliquant la proclamation d’une richesse ontologique incomparable, celle de l’Être, qui ne peut jamais être définie de manière adéquate, le fait que Dieu se révèle comme un « Je » indique que seule une relation personnelle avec Lui permettra d’accéder à son identité, au Mystère de l’Être qu’Il est. La révélation du Nom personnel est donc un acte de parole qui interpelle le destinataire, lui demandant de se situer par rapport à Celui qui parle. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’en saisir le sens. Une telle révélation se pose d’ailleurs explicitement comme fondement de la mission libératrice que Moïse doit accomplir : « Je-suis m’a envoyé vers vous » (Ex 3,14). En se présentant comme un Dieu personnel, et non comme un Dieu lié à un territoire, et comme le Dieu de la promesse, et non seulement comme le seigneur de la répétition immuable, Yahvé pourra soutenir le chemin du peuple, sa marche vers la liberté. Il a donc un Nom qui se fait connaître dans la mesure où il suscite une alliance et bouscule l’histoire.
            « Dites-moi votre nom » : cette demande de Jean ne peut recevoir une réponse simplement à travers une formule, un nom compris comme une étiquette extérieure de la personne. Pour connaître le Nom de celui qui parle dans le rêve, il ne suffit pas de recevoir une information, mais il faut se positionner face à son acte de parole. C’est-à-dire qu’il faut entrer dans cette relation d’intimité et d’abandon, que les Évangiles décrivent comme le fait de « demeurer » auprès de Lui. C’est pourquoi, lorsque les premiers disciples interrogent Jésus sur son identité – « Maître, où habites-tu ? » ou littéralement « où demeures-tu ? » -, il répond : « Venez et voyez » (Jn 1,38s.). Ce n’est qu’en « demeurant » avec lui, en habitant dans son mystère, en entrant dans sa relation avec le Père, que l’on peut vraiment savoir Qui il est.
            Le fait que le personnage du rêve ne réponde pas à Jean par une appellation, comme nous le ferions en présentant ce qui est écrit sur notre carte d’identité, indique que son Nom ne peut être connu comme une désignation purement extérieure, mais qu’il ne montre sa vérité que lorsqu’il scelle une expérience d’alliance et de mission. Jean connaîtra donc ce même Nom en traversant la dialectique du possible et de l’impossible, de la clarté et de l’obscurité ; il le connaîtra en accomplissant la mission oratorienne qui lui a été confiée. Il le connaîtra donc en Le portant en lui, dans une aventure vécue comme une histoire habitée par lui. Cagliero témoignera un jour au sujet de Don Bosco en disant que sa façon d’aimer était « très tendre, grande, forte, mais toute spirituelle, pure, vraiment chaste », au point de « donner une idée parfaite de l’amour que le Sauveur portait aux enfants ».[7] Cela indique que le Nom de l’homme vénérable, dont le visage était si lumineux qu’il aveuglait le rêveur, est réellement entré comme un sceau dans la vie de Don Bosco. Il en a eu l’experientia cordis à travers le chemin de la foi à la suite du Christ. C’est la seule réponse qu’on puisse donner à la question du rêve.

4. Médiation maternelle
            Dans l’incertitude sur Celui qui l’envoie, le seul point solide auquel Jean peut se raccrocher dans le rêve est la référence à une mère, voire à deux : celle de l’homme vénérable et la sienne. Les réponses à ses questions, en effet, sont les suivantes : « Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour » et ensuite « mon nom, demande-le à Ma Mère ».
            Le fait que lelieu de l’explication possible soit marial et maternel mérite sans aucun doute une réflexion. Marie est le lieu où l’humanité réalise la plus grande correspondance avec la lumière qui vient de Dieu et l’espace créaturel dans lequel Dieu a livré au monde son Verbe fait chair. Il est également révélateur qu’au réveil à la suite du rêve, la personne qui en comprend le mieux le sens et la portée est la mère de Jean, Marguerite. À des niveaux différents, mais selon une réelle analogie, la Mère du Seigneur et la mère de Jean représentent le visage féminin de l’Église, qui se montre capable d’intuition spirituelle et constitue le sein dans lequel les grandes missions sont portées et mises au monde.
            Il n’est donc pas étonnant que les deux mères soient juxtaposées l’une à l’autre et précisément au moment où il s’agit d’aller au fond de la question que le rêve présente, à savoir la connaissance de Celui qui confie à Jean la mission de toute une vie. Comme pour la cour près de la maison, comme pour la mère, dans l’intuition onirique, les espaces de l’expérience la plus familière et la plus quotidienne s’ouvrent et montrent dans leurs plis une profondeur insondable. Les gestes communs de la prière, la salutation angélique qui était habituelle trois fois par jour dans chaque famille, apparaissent soudain pour ce qu’ils sont : un dialogue avec le Mystère. Jean découvre ainsi qu’à l’école de sa mère, il a déjà établi un lien avec la Femme majestueuse qui peut tout lui expliquer. Il existe donc déjà une sorte de canal féminin qui permet de surmonter la distance apparente entre « l’enfant pauvre et ignorant » et l’homme « noblement vêtu ». Cette médiation féminine, mariale et maternelle accompagnera Jean tout au long de sa vie et développera en lui une disposition particulière à vénérer la Vierge sous le titre d’Auxiliatrice des chrétiens, en devenant son apôtre pour ses garçons et pour toute l’Église.
            La première aide que lui offre la Madone est celle dont un enfant a naturellement besoin : celle d’une maîtresse. Ce qu’elle doit lui enseigner, c’est une discipline qui rend vraiment sage, sans laquelle « toute sagesse devient folie ». C’est la discipline de la foi, qui consiste à faire crédit à Dieu et à obéir même devant l’impossible et l’obscur. Marie la transmet comme l’expression la plus haute de la liberté et comme la source la plus riche de fécondité spirituelle et éducative. Porter en soi l’impossible de Dieu et marcher dans l’obscurité de la foi est en effet l’art dans lequel la Vierge excelle plus que toute créature.
            Elle en a fait un apprentissage ardu dans sa peregrinatio fidei, souvent marquée par l’obscurité et l’incompréhension. Il suffit de penser à l’épisode de la découverte de Jésus, âgé de douze ans, dans le Temple (Lc 2, 41-50). À la question de sa mère : « Mon fils, pourquoi nous as-tu fait cela ? Voici que ton père et moi, nous te cherchions, angoissés », Jésus répond de manière surprenante : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois m’occuper des affaires de mon Père ? » Et l’évangéliste note : « Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur avait dit ». Marie a probablement encore moins compris que sa maternité, annoncée solennellement d’en haut, lui soit pour ainsi dire enlevée pour devenir l’héritage commun de la communauté des disciples : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère » (Mt 12,50). Puis, au pied de la croix, quand l’obscurité se fit sur toute la terre, le Fiat prononcé au moment de l’appel prit les contours d’un renoncement extrême, d’une séparation d’avec le Fils à la place duquel elle devait accueillir des fils pécheurs pour lesquels elle devait se laisser transpercer par le glaive.
            Ainsi, lorsque la dame majestueuse du rêve commence sa tâche de maîtresse et, posant sa main sur la tête de Jean, lui dit : « En temps voulu, tu comprendras tout », elle puise ces paroles dans les entrailles spirituelles de la foi qui, au pied de la croix, a fait d’elle la mère de chaque disciple. Jean devra rester toute sa vie sous sa discipline : jeune homme, séminariste, prêtre. D’une manière particulière, il devra y rester quand sa mission prendra des contours qu’il ne pouvait pas imaginer au moment de son rêve, c’est-à-dire quand il devra devenir au cœur de l’Église le fondateur de familles religieuses destinées à la jeunesse de tous les continents. Alors Jean, devenu Don Bosco, comprendra lui aussi le sens profond du geste par lequel l’homme vénérable lui a donné sa mère comme « maîtresse ».
            Lorsqu’un jeune homme entre dans une famille religieuse, il trouve pour l’accueillir un maître de noviciat, à qui il est confié pour l’introduire dans l’esprit de l’Ordre et l’aider à l’assimiler. Lorsqu’il s’agit d’un Fondateur, qui doit recevoir de l’Esprit Saint la lumière originelle du charisme, le Seigneur dispose que ce soit sa propre mère, Vierge de la Pentecôte et modèle immaculé de l’Eglise, qui soit sa maîtresse. En effet, elle seule, la « pleine de grâce », comprend tous les charismes de l’intérieur, comme une personne qui connaît toutes les langues et les parle comme s’il s’agissait de la sienne.
            En effet, la femme du rêve sait lui indiquer de manière précise et appropriée les richesses du charisme oratorien. Elle n’ajoute rien aux paroles du Fils, mais les illustre par la scène des animaux sauvages devenus des agneaux apprivoisés et par l’indication des qualités que Jean devra développer pour mener à bien sa mission : « humble, fort, robuste ». Dans ces trois adjectifs, qui désignent la vigueur de l’esprit (humilité), du caractère (force) et du corps (robustesse), il y a beaucoup de concret. Ce sont des conseils que l’on donnerait à un jeune novice qui a une longue expérience de l’oratoire et qui sait ce qu’exige le « champ » dans lequel on doit « travailler ». La tradition spirituelle salésienne a soigneusement gardé les mots de ce rêve qui se réfèrent à Marie. Les Constitutions salésiennes y font clairement allusion lorsqu’elles affirment : « La Vierge Marie a indiqué à Don Bosco son champ d’action parmi les jeunes »,[8] ou rappellent que « guidé par Marie qui fut sa Maîtresse, Don Bosco vécut dans sa rencontre avec les jeunes du premier oratoire une expérience spirituelle et éducative qu’il appela le Système Préventif ».[9]
            Don Bosco a reconnu à Marie un rôle décisif dans son système éducatif, voyant dans sa maternité la plus haute inspiration de ce que signifie « prévenir ». Le fait que Marie soit intervenue dès le premier moment de sa vocation charismatique, qu’elle ait joué un rôle si central dans ce rêve, fera comprendre pour toujours à Don Bosco qu’elle appartient aux racines du charisme et que là où ce rôle d’inspiratrice n’est pas reconnu, le charisme n’est pas compris dans son authenticité. Donnée comme Maîtresse à Jean dans ce rêve, elle devra l’être aussi pour tous ceux qui partagent sa vocation et sa mission. Comme les successeurs de Don Bosco ne se sont jamais lassés de l’affirmer, « la vocation salésienne est inexplicable, tant dans sa naissance que dans son développement, et toujours, sans l’aide maternelle et ininterrompue de Marie ».[10]

5. La force de la douceur
            « Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner ces amis » : ces paroles sont sans doute l’expression la plus connue du rêve des neuf ans, celle qui en résume en quelque sorte le message et en transmet l’inspiration. Ce sont aussi les premières paroles que l’homme vénérable adresse à Jean, interrompant ses efforts violents pour mettre fin aux désordres et aux blasphèmes de ses camarades. Il ne s’agit pas seulement d’une formule qui transmet une sentence sapientielle toujours valable, mais d’une expression qui précise le mode d’exécution d’un ordre (« il m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants en ajoutant ces mots ») grâce auquel, comme nous l’avons dit, le mouvement intentionnel de la conscience du rêveur est réorienté. La fougue des coups doit devenir l’élan de la charité, l’énergie désordonnée d’une intervention répressive doit céder la place à la douceur.
            Le terme « douceur » prend ici tout son poids, ce qui est d’autant plus frappant que l’adjectif correspondant sera utilisé à la fin du rêve pour décrire les agneaux qui festoient autour du Seigneur et de Marie. La juxtaposition suggère une observation qui ne semble pas dénuée de pertinence : pour que ceux qui étaient des animaux féroces deviennent des agneaux « doux », il faut que leur éducateur devienne d’abord doux lui-même. Tous deux, quoiqu’à partir de points différents, doivent subir une métamorphose pour entrer dans l’orbite christologique de la douceur et de la charité. Pour un groupe de garçons turbulents et querelleurs, il est facile de comprendre ce que ce changement exige. Pour un éducateur, c’est peut-être moins évident. L’éducateur, en effet, se place déjà du côté du bien, des valeurs positives, de l’ordre et de la discipline : quel changement peut-on exiger de lui ?
            Ici surgit un thème qui aura un développement décisif dans la vie de Don Bosco, avant tout au niveau du style d’action et, dans une certaine mesure, également au niveau de la réflexion théorique. Il s’agit de l’orientation qui conduit Don Bosco à exclure catégoriquement un système éducatif basé sur la répression et les châtiments, pour choisir avec conviction une méthode entièrement basée sur la charité et que Don Bosco appellera le « système préventif ». Au-delà des différentes implications pédagogiques qui dérivent de ce choix, pour lesquelles nous renvoyons à la riche bibliographie spécifique, il est intéressant ici de mettre en évidence la théologie spirituelle qui sous-tend cette orientation, dont les paroles du rêve constituent en quelque sorte l’intuition et le déclenchement.
            En se plaçant du côté du bien et de la « loi », l’éducateur peut être tenté d’inscrire son action auprès des enfants dans une logique qui vise à faire régner l’ordre et la discipline essentiellement à travers des règles et des normes. Pourtant, même la loi porte en elle une ambiguïté qui la rend insuffisante pour guider la liberté, non seulement à cause des limites que toute règle humaine porte en elle, mais à cause d’une limite qui est en fin de compte d’ordre théologique. Toute la réflexion paulinienne est une grande méditation sur ce thème, puisque Paul avait perçu dans son expérience personnelle que la loi ne l’avait pas empêché d’être « un blasphémateur, un persécuteur et un violent » (1 Tm 1,13). La Loi elle-même, donnée par Dieu, enseigne l’Écriture, ne suffit pas à sauver l’homme s’il n’y a pas un autre Principe personnel qui l’intègre et l’intériorise dans le cœur humain. Paul Beauchamp résume avec bonheur cette dynamique lorsqu’il déclare : « La Loi est précédée d’un Tu esaimé et suivie d’un Tu aimeras. Tu esaimé est le fondement de la Loi, et Tu aimeras est son dépassement ».[11] Sans ce fondement et ce dépassement, la loi porte en elle les signes d’une violence qui révèle son incapacité à générer ce bien qu’elle enjoint pourtant d’accomplir. Pour revenir à la scène du rêve, les coups de poing et de bâton que Jean donne au nom du sacro-saint commandement de Dieu, qui interdit le blasphème, révèlent l’insuffisance et l’ambiguïté de tout élan moralisateur qui n’est pas intérieurement réformé par le haut.
            Il est donc également nécessaire que Jean, et ceux qui apprendront de lui la spiritualité préventive, se convertissent à une logique éducative sans précédent, qui va au-delà du régime de la loi. Une telle logique n’est rendue possible que par l’Esprit du Ressuscité, répandu dans nos cœurs. Seul l’Esprit, en effet, permet de passer d’une justice formelle et extérieure (que ce soit celle, classique, de la « discipline » et de la « bonne conduite » ou celle, moderne, des « procédures » et des « objectifs atteints ») à une véritable sainteté intérieure, qui accomplit le bien parce qu’elle est attirée et gagnée par elle de l’intérieur. Don Bosco montrera qu’il en était bien conscient lorsque, dans son écrit sur le Système préventif, il déclarera franchement qu’il est entièrement basé sur les paroles de Saint Paul : « Charitas benigna est, patiens est ; omnia suffert, omnia sperat, omnia sustinet« .
            Certes, « gagner » les jeunes de cette manière est une tâche très exigeante. Elle implique de ne pas céder à la froideur d’une éducation fondée uniquement sur des règles, ni à la fausse bonté d’une proposition qui renonce à dénoncer la « laideur du péché » et à présenter la « beauté de la vertu ». Conquérir pour le bien en montrant simplement la force de la vérité et de l’amour, témoignée par le dévouement « jusqu’au dernier souffle », est la figure d’une méthode éducative qui est en même temps une véritable spiritualité.
            Il n’est pas étonnant que Jean, dans le rêve, résiste à entrer dans ce mouvement et demande à bien comprendre qui est Celui qui l’imprime. Mais quand il aura compris, faisant de ce message d’abord une institution oratorienne et ensuite une famille religieuse, il pensera que raconter le rêve dans lequel il a appris cette leçon sera la plus belle façon de partager avec ses fils la signification la plus authentique de son expérience. C’estDieu qui a tout guidé, c’est Lui qui a imprimé le mouvement initial de ce qui deviendra le charisme salésien.

p. Andrea Bozzolo, sdb, Recteur de l’Université Pontificale Salésienne


[1] Le texte critique est publié dans P. Braido (ed.), Don Bosco educatore. Scritti e testimonianza, LAS3 1996, 108-111.

[2] J.L. Marion, Nulla è impossibile a Dio, « Communio » n. 107 (1989) 57-73, 62.

[3] Ibid., 72.

[4] A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, in P. Ricoeur – A. LaCocque, Penser la Bible, Seuil, Paris 1998, 305.

[5] En référence à Ex 3,15, où le Nom divin est joint au singulier humain « tu diras », A. LaCocque affirme : « Le plus grand des paradoxes est que celui qui a seul le droit de dire « Je », qui est l’unique ‘ehjeh, a un nom qui comporte une deuxième personne, un ‘tu' » (A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, 315).

[6] A. Bertuletti, Dio, il mistero dell’unico, 354.

[7] Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1146r.

[8] Const. art. 8.

[9] Const. art. 20.

[10] E. Viganò, Maria rinnova la Famiglia Salesiana di don Bosco, ACG 289 (1978) 1-35, 28. Pour une réception critique de la dévotion mariale dans l’histoire des Constitutions salésiennes, cf. A. van Luyn, Maria nel carisma della « Società di San Francesco di Sales », in Aa.Vv., La Madonna nella « Regola » della Famiglia Salesiana, Roma, LAS, 1987, 15-87.

[11] P. Beauchamp, La legge di Dio, Piemme, Casale Monferrato 2000, 116.