Une roue mystérieuse et prophétique (1861)

Le cœur du sage connaît le moment (d’agir) et la manière de répondre (pour rendre compte de ses actions). Il y a un temps pour chaque chose ; mais il y a une grande affliction pour l’homme : ne pas connaître le passé et ne pas pouvoir avoir de nouvelles de l’avenir (Qo 8, 6-7).
Que Don Bosco avait cette connaissance et que les choses passées et futures qui l’intéressaient ne lui étaient pas cachées, nous en avons une nouvelle preuve dans la persuasion qui a inspiré les chroniques de Don Ruffino Domenico, de Don Bonetti Giovanni et les mémoires rédigés par Don Giovanni Cagliero, Don Cesare Chiala et d’autres, tous témoins auriculaires des paroles du serviteur de Dieu. En plein accord, ils nous exposent un autre rêve qu’il a raconté, au cours duquel il a vu son Oratoire de Valdocco et les fruits qu’il produisait, la condition des élèves devant Dieu, ceux qui étaient appelés à l’état ecclésiastique ou à l’état religieux dans la Pieuse Société, ou à vivre dans l’état laïc, et l’avenir de la nouvelle Congrégation.

            Don Bosco a donc rêvé la nuit précédant le 2 mai, et le rêve a duré environ six heures. À l’aube, il s’est levé du lit pour noter les points principaux et les noms de certains des personnages qu’il avait vus passer devant lui pendant qu’il dormait. Il lui a fallu trois soirées consécutives pour le raconter, debout sur l’estrade sous les portiques après les prières. Le 2 mai, il parla pendant environ trois quarts d’heure. L’exorde, comme d’habitude dans ces récits, est apparu quelque peu confus et étrange pour les raisons que nous avons déjà exposées à plusieurs reprises, et pour celles que nous présenterons au jugement de nos lecteurs. Voici comment il a commencé à parler aux jeunes après avoir annoncé le sujet.
            Ce rêve concerne uniquement les étudiants. Beaucoup de choses que j’ai vues ne peuvent être décrites, car ni mon esprit ni mes paroles ne suffisent. Il me semblait que j’étais sorti de ma maison des Becchi. J’étais engagé sur un sentier qui menait à un village près de Castelnuovo, appelé Capriglio. Je voulais me rendre à un champ tout sablonneux qui nous appartenait, dans une petite vallée derrière la maison, appelée Valcappone, dont la récolte suffit à peine à payer les impôts. Là, dans ma jeunesse, j’allais souvent travailler. J’avais déjà parcouru un bon bout de chemin, quand près de ce champ, je rencontrai un homme d’une quarantaine d’années, de taille ordinaire, avec une longue barbe, bien taillée, et brun de visage. Il était vêtu d’un habit qui lui descendait jusqu’aux genoux et était serré aux hanches ; sur la tête, il portait une sorte de bonnet blanc. Il semblait attendre quelqu’un. Cet homme me salua familièrement, comme si j’étais quelqu’un qu’il connaissait depuis longtemps, et me demanda :
            – Où vas-tu ?
            En arrêtant le pas, je lui répondis :
            – Eh ! Je vais voir un champ que nous avons par ici. Et toi, que fais-tu ici ?
            – Ne sois pas curieux, me répondit-il, tu n’as pas besoin de le savoir.
            – Très bien. Mais en attendant, fais-moi le plaisir de me dire ton nom et qui tu es, car je me rends compte que tu me connais. Moi, je ne te connais pas.
            – Il n’est pas nécessaire que je te dise mon nom et mes qualités. Viens. Faisons-nous compagnie.
            Je repris mon chemin avec lui et après quelques pas, je me trouvai devant un vaste champ couvert de figuiers. Mon compagnon me dit :
            – Vois les belles figues qu’il y a ici ? Si tu en veux, prends-en et mange.
            Je répondis, étonné :
            – Il n’y a jamais eu de figues dans ce champ.
            Et lui :
            – Et maintenant, il y en a : les voilà.
            – Mais elles ne sont pas mûres, ce n’est pas encore la saison des figues.
            – Pourtant regarde : il y en a déjà des belles et bien mûres ; si tu en veux, fais vite car il est tard.
            Mais je ne bougeais pas et l’ami insistait :
            – Mais fais vite, ne perds pas de temps, car le soir arrive.
            – Mais pour quelle raison me presser à ce point ? Eh non ! je n’en veux pas ; j’aime les voir, les offrir, mais elles ont peu de goût à mon palais.
            – Si c’est ainsi, allons-nous-en, mais souviens-toi de ce que dit l’Évangile de Saint Matthieu, où il parle des grands événements qui menaçaient Jérusalem. Jésus-Christ disait à ses Apôtres : Ab arbore fici discite parabolam. Cum iam ramus ejus tener fuerit et folia nata, scitis quia prope est aestas (De l’arbre à figues, apprenez la parabole : quand sa branche devient tendre et que les feuilles apparaissent, vous savez que l’été est proche, Mt. 24,32). Et il est d’autant plus proche maintenant que les figues commencent à mûrir.
            Nous reprîmes notre chemin et voilà qu’un autre champ tout planté de vignes apparut. L’inconnu me dit aussitôt :
            – Veux-tu du raisin ? Si les figues ne te plaisent pas, vois là ce raisin : prends-en et mange.
            – Oh ! du raisin, nous en prendrons en temps voulu dans la vigne.
            – Il y en a aussi ici.
            – En temps voulu ! lui répondis-je.
            – Mais ne vois-tu pas là tout ce raisin mûr ?
            – Possible ? à cette saison ?
            – Mais fais vite ! Il se fait tard ; tu n’as pas de temps à perdre.
            – Et pourquoi une telle hâte ? Pourvu qu’à la fin de la journée je sois chez moi le soir.
            – Fais vite, je dis fais vite, car bientôt il fera nuit.
            – Ah ! s’il fait nuit, le jour reviendra.
            – Ce n’est pas vrai, le jour ne reviendra plus.
            – Mais comment ? Que veux-tu dire ?
            – Que la nuit approche.
            – Mais de quel soir parles-tu ? Veux-tu dire que je dois vraiment préparer mon fagot et partir ? Que je dois bientôt m’en aller vers mon éternité ?
            – La nuit approche, tu as peu de temps.
            – Mais dis-moi au moins si ce sera bientôt ! Quand sera-ce ?
            – Ne sois pas si curieux. Non plus sapere quam oportet sapere (Rom. 12,3).
            C’est ce que disait ma mère aux fouineurs, pensai-je en moi-même, et je répondis à haute voix :
            – Pour l’instant, je n’ai pas envie de raisin !
            Entre-temps, nous marchâmes encore un peu ensemble et nous arrivâmes au bout de notre propriété, où nous trouvâmes mon frère Giuseppe qui chargeait une charrette. En s’approchant, il me salua, puis il salua mon compagnon. Mais voyant que celui-ci ne répondait pas au salut et ne lui prêtait pas attention, il me demanda s’il était mon condisciple à l’école.
            – Non, je ne l’ai jamais vu, répondis-je.
            Alors il lui adressa de nouveau la parole :
            – S’il vous plaît, dites-moi votre nom ; faites-moi l’honneur d’une réponse : que je sache avec qui je parle. – Mais l’autre ne l’écoutait pas. Mon frère, étonné, se tourna vers moi pour m’interroger.
            – Mais qui est cet homme ?
            – Je ne sais pas, il n’a pas voulu me le dire ! – Nous insistâmes tous deux encore un peu pour savoir d’où il venait, mais l’autre répétait toujours : Non plus sapere quam oportet sapere.
            Entre-temps, mon frère s’était éloigné et je ne le vis plus, et l’inconnu se tourna vers moi et me dit :
            – Veux-tu voir quelque chose de singulier ?
            – Je le verrai volontiers, répondis-je.
            – Veux-tu voir tes garçons tels qu’ils sont actuellement ? Ce qu’ils seront à l’avenir ? Et veux-tu les compter ?
            – Oh oui, oui.
            – Viens donc.

Première partie
            Alors il sortit, je ne sais d’où, une grosse machine, que je ne saurais décrire, qui avait dedans une grande roue et qu’il planta au sol.
            – Que signifie cette roue ? demandai-je.
            On me répondit :
            – L’Éternité dans les mains de Dieu ! – Et il prit la manivelle de cette roue et la fit tourner. Puis il me dit :
            – Prends le manche et fais faire un tour.
            Je le fis. Puis il me dit :
            – Maintenant regarde là-dedans.
            J’observai la machine et vis qu’il y avait une grande plaque de verre en forme de lentille, large d’environ un mètre et demi, qui se trouvait au milieu de la machine, fixé à la roue. Autour de cette lentille était écrit : Hic est oculus qui humilia respicit in coelo et in terra (Ps 112,6). Aussitôt, je mis mon visage sur cette lentille. Je regardai. Quel spectacle ! Je vis là-dedans tous les jeunes de l’Oratoire. – Mais comment est-ce possible ? disais-je en moi-même. Jusqu’à présent, je n’avais vu personne dans cette région et maintenant je vois tous mes fils ! Ne sont-ils pas tous à Turin ? – Je regardai au-dessus et sur les côtés de la machine, mais en dehors de cette lentille, je ne voyais rien. Je levai le visage pour dire mon étonnement à cet ami, mais après un instant, il m’ordonna de donner un second tour à la manivelle et je vis une séparation singulière et étrange parmi les jeunes. Les bons séparés des mauvais. Les premiers étaient rayonnants de joie. Les seconds, qui n’étaient pas nombreux, faisaient pitié. Je les reconnus tous, mais comme ils étaient différents de ce que leurs camarades pensaient d’eux ! Certains avaient la langue percée, d’autres les yeux douloureusement déformés, d’autres étaient oppressés par des maux de tête dus à des ulcères répugnants, d’autres avaient le cœur rongé par des vers. Plus je les regardais, plus je me sentais affligé en disant : – Mais est-il possible que ceux-ci soient mes fils ? Je ne comprends pas ce que veulent signifier ces étranges maladies.
            À mes paroles, celui qui m’avait conduit vers la roue me dit :
            – Écoute-moi. La langue percée signifie les mauvais discours ; les yeux déformés ceux qui interprètent et apprécient de manière tordue les grâces de Dieu, préférant la terre au ciel ; la tête malade est le mépris de tes conseils, la satisfaction des caprices ; les vers sont les passions malveillantes qui rongent les cœurs. Il y a aussi des sourds qui ne veulent pas entendre tes paroles pour ne pas les mettre en pratique.
            Puis il me fit un signe et je donnai un troisième tour à la roue, les yeux fixés sur la lentille de l’appareil. Il y avait quatre jeunes liés avec de grosses chaînes. Je les observai attentivement et je les reconnus tous. Je demandai une explication à l’inconnu qui me répondit :
            – Tu peux le savoir facilement : ce sont ceux qui n’écoutent pas tes conseils et, s’ils ne changent pas de comportement, ils sont en danger d’être mis en prison et d’y pourrir à cause de leurs crimes ou de graves désobéissances.
            – Je veux noter leur nom pour ne pas l’oublier, dis-je ; mais l’ami répondit :
            – Ce n’est pas nécessaire ; ils sont tous notés, les voici écrits dans ce carnet !
            Je remarquai alors un petit livre qu’il tenait à la main. Il me commanda de donner un autre tour. J’obéis et me remis à regarder. On voyait sept autres jeunes, qui se tenaient tous fiers, dans une attitude méfiante, avec un cadenas à la bouche qui fermait leurs lèvres. Trois d’entre eux se bouchaient aussi les oreilles avec les mains. Je me relevai à nouveau en cessant de regarder la plaque ; je voulais sortir le carnet pour noter avec un crayon leurs noms, mais cet homme dit :
            – Ce n’est pas nécessaire ; les voici notés sur ce carnet, qui ne me quitte jamais.
            Et il ne voulut absolument pas que j’écrive. Moi, stupéfait et affligé par cette étrangeté, je demandai pourquoi le cadenas serrait les lèvres de certains. Il me répondit :
            – Tu ne comprends pas ? Ce sont ceux qui se taisent.
            – Mais que taisent-ils ?
            – Ils se taisent !
            Alors je compris que cela voulait signifier ce qui concerne la confession. Ce sont ceux qui, même interrogés par le confesseur, ne répondent pas, ou répondent de manière évasive, ou contre la vérité. Ils répondent non, quand c’est oui.
            L’ami continua :
            – Vois ces trois-là : en plus du cadenas à la bouche, ils ont les mains sur les oreilles ? Quelle est déplorable leur condition ! Ce sont ceux qui non seulement se taisent en confession, mais ne veulent en aucune manière écouter les avertissements, les conseils, les commandements du confesseur. Ce sont ceux qui ont entendu tes paroles, mais ne les ont pas écoutées, n’y ont pas prêté attention. Ils pourraient baisser leurs mains, mais ils ne veulent pas. Les quatre autres ont écouté tes exhortations, recommandations, mais n’en ont pas profité.
            – Et comment doivent-ils faire pour se débarrasser de ce cadenas ?
            – Ejiciatur superbia e cordibus eorum (en chassant l’orgueil de leur cœur).
            – J’aviserai tous ceux-là, mais pour ceux qui ont les mains sur les oreilles, il y a peu d’espoir.
            Cet homme me donna ensuite un conseil : sur deux mots dits pendant le sermon, que l’un soit sur la manière de bien faire les confessions. Je promis que j’obéirais. Je ne veux pas dire que je suivrai ce conseil à la lettre, car je deviendrais ennuyeux, mais je ferai tout mon possible pour inculquer souvent cette recommandation nécessaire. En effet, ceux qui se damnent en se confessant sont plus nombreux que ceux qui se damnent pour ne pas se confesser, car même les plus mauvais se confessent parfois, mais beaucoup ne se confessent pas bien.
            Ce personnage mystérieux me fit donner un autre tour de roue.
            Aussitôt dit, aussitôt fait. Je regardai et vis trois autres jeunes dans une attitude effrayante. Chacun avait un gros singe sur les épaules. J’observai attentivement et vis que les singes avaient des cornes. Chacune de ces horribles bêtes, avec ses pattes de devant, serrait un malheureux au cou tellement fort qu’il devenait tout rouge, son visage était enflammé et ses yeux sortaient presque de leurs orbites, injectés de sang ; avec ses pattes arrière, il le serrait aux cuisses de sorte qu’il pouvait à peine bouger ; avec la queue, qui allait jusqu’au sol, il l’enroulait autour des jambes, ce qui lui rendait la marche plus difficile et presque impossible. Cela signifiait que ces jeunes, après les exercices spirituels, sont en cas de péché mortel, spécialement d’impureté et d’immodestie, coupables de matière grave contre le sixième commandement. Le démon les serrait au cou, ne les laissant pas parler quand ils devraient. Il les faisait rougir au point qu’ils perdaient la tête et ne savaient plus ce qu’ils faisaient, restant ensuite liés par une honte fatale, qui au lieu de les conduire au salut les mène à la perdition. En les errant, il leur faisait sortir les yeux de la tête, de sorte qu’ils ne sont pas capables de voir leur misère, et les moyens de sortir de cet horrible état, car retenus par une peur et une répugnance terrifiantes à l’égard des Sacrements. Il les tenait ensuite serrés aux cuisses et aux jambes, afin qu’ils ne puissent plus marcher, ni faire un pas pour se mettre sur le chemin du bien. La force de la passion était telle à cause de l’habitude qu’ils croyaient que leur amendement était impossible.
            Je vous assure, mes chers jeunes, que j’ai pleuré à ce spectacle. J’aurais voulu me lancer en avant pour aller libérer ces malheureux, mais à peine m’éloignais-je de la lentille que je ne voyais plus rien. Je voulus alors noter le nom de ces trois, mais l’ami répliqua :
            – Chose inutile car ils sont écrits dans ce livre que je tiens à la main.
            Alors, le cœur plein d’une émotion indicible, les larmes aux yeux, je me tournai vers le compagnon et dis :
            – Mais comment ? C’est donc dans cet état que sont ces pauvres jeunes, pour lesquels j’ai dépensé tant de paroles, j’ai utilisé tant de soins en confession et hors de la confession ? – Et je demandai comment ces jeunes devaient faire pour se débarrasser de cet horrible monstre. Il se mit à dire rapidement et en marmonnant : Labor, sudor, fervor (Travail, sueur, ferveur).
            – Je ne comprends pas, parle plus clairement.
            Il répéta à nouveau, mais toujours en marmonnant :
            – Labor, sudor, fervor.
            – C’est inutile ; si tu parles ainsi, je ne comprends pas.
            – Oh ! tu veux te moquer de moi.
            – Quoi qu’il en soit, je répète que je ne comprends pas.
            – Mais quoi, tu es habitué à la grammaire et aux constructions des phrases à l’école. Sois attentif ! Labor, point-virgule ; Sudor, point-virgule ; Fervor, point. As-tu compris ?
            – J’ai compris matériellement les mots, mais il faut que tu m’en donnes l’explication.
            – Labor in assiduis operibus ; Sudor in poenitentiis continuis ; Fervor in orationibus ferventibus et perseverantibus (Travail dans un agir assidu ; Sueurs dans des pénitences continuelles ; Ferveur dans des prières ferventes et persévérantes). Mais pour ce genre de jeunes, tu as beau te sacrifier, tu ne réussiras pas à les gagner, car ils ne veulent pas secouer le joug de Satan dont ils sont les esclaves.
            En attendant, je regardais et continuais à m’inquiéter en pensant : – Mais comment ! Tous ceux-là sont donc perdus ? Est-ce possible ! Même après les exercices spirituels… ceux-là… après que j’ai tant fait pour eux… après avoir tant travaillé… après tant de prédications… après tant de conseils que je leur ai donnés… et tant de promesses !… Après les avoir avertis tant de fois… Je ne m’attendais jamais à un tel désenchantement. Et tout cela ne pouvait me donner la de paix.
            Alors mon interprète commença à me réprimander.
            – Oh quel orgueilleux ! Voyez cet orgueilleux ! Et qui es-tu donc pour prétendre convertir parce que tu travailles ? Parce que tu aimes tes jeunes, tu prétends les voir tous répondre à tes intentions ? Te crois-tu supérieur à notre divin Sauveur dans l’amour des âmes, dans le travail et la souffrance pour elles ? Crois-tu que ta parole doit être plus efficace que celle de Jésus-Christ ? Prêches-tu mieux que lui ? Crois-tu avoir employé plus de charité, plus de soin envers tes jeunes, que celui qu’a eu le Sauveur envers ses apôtres ? Tu sais qu’ils vivaient avec lui continuellement, étaient comblés à chaque instant de toutes sortes de ses bienfaits, entendaient jour et nuit ses avertissements et les préceptes de sa doctrine, voyaient ses actions qui devaient être un vif stimulant pour la sanctification de leurs mœurs. Que n’a-t-il pas fait et dit à propos de Judas ! Et pourtant Judas le trahit et mourut impénitent. Es-tu donc plus que les apôtres ? Les apôtres élurent sept diacres ; ils n’étaient que sept, choisis avec soin, et pourtant l’un d’eux prévariqua ! Et toi, sur cinq cents, tu t’étonnes du petit nombre qui ne répond pas à tes soins ? Prétends-tu réussir à n’en avoir aucun de mauvais, aucun qui soit pervers ? Oh l’orgueilleux ! – À ces mots, je me tus, mais non sans sentir mon âme oppressée par la douleur.
            – Cependant, console-toi, reprit cet homme en me voyant tellement abattu, et il me fit donner un autre tour à la roue en reprenant : – Vois combien Dieu est généreux ! Regarde combien d’âmes il veut te donner ! Vois-tu là ce grand nombre de jeunes ?
            Je me remis à regarder dans la lentille et vis une très grande foule de jeunes que je n’avais jamais connus de ma vie.
            – Oui, je les vois, répondis-je, mais je ne les connais pas.
            – Eh bien, ce sont ceux que le Seigneur te donnera en compensation de ces quatorze qui ne répondent pas à tes soins. Sache que pour chacun d’eux, le Seigneur t’en donnera cent.
            – Ah ! pauvre de moi, m’écriai-je, j’ai déjà la maison pleine, où mettrai-je tous ces nouveaux jeunes ?
            – Ne t’inquiète pas ! Pour le moment, il y a de la place. Plus tard, Celui qui te les envoie sait où tu les mettras. Lui-même trouvera les places.
            – Mais ce n’est pas tant la place qui me dérange, c’est le réfectoire qui me donne sérieusement à réfléchir.
            – Laisse tomber les plaisanteries, le Seigneur pourvoira.
            – Si c’est ainsi, je suis très content, répondis-je tout consolé.
            Et en observant longuement et avec une vive satisfaction tous ces jeunes, je retins les physionomies de beaucoup d’entre eux, de manière à pouvoir les reconnaître, si je les croisais.
            Et c’est ainsi que Don Bosco finit de parler le soir du 2 mai.
           
Deuxième partie
            La soirée du 3, il reprenait son récit. Dans la plaque de cristal, il avait également contemplé le spectacle de la vocation de chacun de ses élèves. Il fut concis et vibrant dans ses paroles. Il ne mentionna aucun nom et remit à un autre moment le récit des questions qu’il avait posées à son guide et les explications entendues, concernant certains symboles ou allégories qui lui étaient passées devant les yeux. Cependant, le clerc Ruffino en recueillit plusieurs grâce aux confidences des jeunes eux-mêmes, à qui Don Bosco avait expliqué en privé ce qu’il avait vu à leur sujet ; c’est lui qui nous en a transmis la relation. Celle-ci fut écrite en 1861.
            Quant à nous, pour plus de clarté dans l’exposition et pour ne pas être contraints à trop de répétitions, nous en ferons un tout, introduisant dans le récit les noms omis et les explications données, le plus souvent sans forme de dialogue. Cependant, nous serons exacts en rapportant à la lettre ce que le chroniqueur a écrit.
            Don Bosco commença à parler ainsi.
            L’inconnu était près de sa machine avec la roue et la lentille. Je m’étais réjoui en voyant tant de jeunes qui viendraient avec nous, quand on me dit :
            – Veux-tu encore voir un des plus beaux spectacles ?
            – Très volontiers !
            – Fais tourner la roue ! – Je la tournai, je regardai dans la lentille et je vis tous mes jeunes divisés en deux grosses troupes, quelque peu distantes l’une de l’autre, sur une même vaste région. D’un côté, je vis un terrain cultivé en légumes, herbes et prairies, avec quelques rangées de vignes sauvages sur la rive. Là, les jeunes d’une de ces deux troupes travaillaient la terre avec des bêches, des houes, des pioches à deux pointes, des râteaux, des pelles. Ils étaient dispersés en équipes avec leurs supérieurs. À leur tête il y avait le chevalier Oreglia di S. Stefano qui distribuait des outils agricoles de toutes sortes à ceux qui bêchaient, et il faisait travailler ceux qui en avaient peu envie. Au loin, au fond de ce terrain, je vis aussi des jeunes qui semaient.
            La seconde troupe se trouvait de l’autre côté dans un vaste champ de blé couvert d’épis dorés. Un long fossé servait de frontière entre celui-ci et d’autres champs cultivés qui se perdaient de chaque côté à l’horizon lointain. Ces jeunes travaillaient à récolter la moisson, mais tous ne faisaient pas le même travail. Beaucoup moissonnaient et faisaient des gros tas ; certains formaient des gerbes, d’autres glanaient, d’autres conduisaient une charrette, d’autres battaient, d’autres affûtaient les faux, d’autres les affilaient, d’autres les distribuaient, d’autres jouaient de la guitare. Je vous assure que c’était une belle scène, d’une variété surprenante.
            Dans ce champ, à l’ombre de vieux arbres, on voyait des tables avec la nourriture nécessaire pour tout ce monde ; et plus loin, un vaste et magnifique jardin clos, ombragé et riant, rempli de toutes sortes de parterres de fleurs.
            La séparation des cultivateurs de la terre et des moissonneurs indiquait ceux qui embrassaient l’état ecclésiastique et ceux qui ne le faisaient pas. Cependant, je ne comprenais pas le mystère et me tournant vers mon guide, je lui demandai :
            – Que veut dire   cela ? Qui sont ceux qui bêchent ?
            – Tu ne sais pas encore ces choses ? me fut répondu ; ceux qui bêchent sont ceux qui travaillent seulement pour eux-mêmes, c’est-à-dire qui ne sont pas appelés à l’état ecclésiastique, mais à un état laïque. – Et je compris tout de suite que ceux qui bêchaient étaient les apprentis, à qui il suffit de penser à sauver leur âme, sans avoir l’obligation spéciale de s’employer au salut de celle des autres.
            – Et ceux qui moissonnent, qui sont de l’autre côté du champ ? Je compris sans aucun doute que c’étaient ceux qui étaient appelés à l’état ecclésiastique. Et maintenant je sais qui doit devenir prêtre, et qui doit embrasser une autre carrière.
            Je contemplais avec une vive curiosité ce champ de blé. Provera distribuait les faux aux moissonneurs et cela indiquait qu’il pourrait devenir Directeur de Séminaire ou de Communauté religieuse ou de maison d’étude, ou peut-être même quelque chose de plus. Il convient de noter que tous ceux qui travaillaient ne prenaient pas la faux de lui, car ceux qui la demandaient étaient ceux qui feraient partie de notre Congrégation. Les autres la recevaient de certains distributeurs, qui n’étaient pas des nôtres et cela voulait signifier qu’ils deviendraient prêtres, mais pour se consacrer au Saint Ministère en dehors de l’Oratoire. La faux est le symbole de la parole de Dieu.
            À tous ceux qui la voulaient, Provera ne donnait pas immédiatement la faux. Certains étaient envoyés par lui à manger d’abord, l’un un morceau, l’autre deux morceaux, c’est-à-dire celui de la piété et celui de l’étude. Rossi Giacomo fut envoyé en prendre un. Certains se rendaient dans le bosquet où se trouvait le clerc Durando qui faisait beaucoup de choses et, entre autres, préparait la table pour les moissonneurs et leur donnait à manger. Cette fonction indiquait ceux qui sont destinés de manière spéciale à promouvoir la dévotion envers le Saint-Sacrement. Pendant ce temps, Galliano Matteo s’affairait à apporter à boire aux moissonneurs.
            Costamagna alla aussi prendre une faux mais il fut envoyé par Provera dans le jardin pour cueillir deux fleurs. Il en fut de même pour Quattroccolo. À Rebuffo il fut dit de cueillir trois fleurs avec la promesse qu’ensuite la faux lui serait mise en main. Il y avait aussi Olivero.
            Pendant ce temps, on voyait tous les autres jeunes dispersés ici et là au milieu des épis. Beaucoup étaient disposés en ligne ; certains avaient devant eux une faux large, d’autres une moins large. Don Ciattino, curé de Maretto, moissonnait avec une faux reçue de Provera. Don Francesia et Vibert coupaient le blé. Moissonnaient aussi Perucatti Giacinto, Merlone, Momo, Garino, Iarach, qui sauveraient les âmes par la prédication, s’ils correspondaient à leur vocation. Certains coupaient plus et d’autres moins. Bondioni moissonnait comme un désespéré, mais est-ce qu’une action violente pourra durer ? D’autres donnaient de la faux dans le blé avec toute leur force, mais ne coupaient jamais rien. Vaschetti prit une faux et se mit à couper sans arrêt, jusqu’à ce qu’il sorte du champ et aille travailler ailleurs. À d’autres, il arriva la même chose. Parmi ceux qui moissonnaient, beaucoup n’avaient pas la faux affilée ; à d’autres faux manquait la pointe. Certains l’avaient si abîmée que, voulant néanmoins moissonner, ils déchiraient et abîmaient tout.
            Ruffino Domenico moissonnait ; on lui avait assigné une faux très large et sa faux coupait bien ; elle avait seulement le défaut qu’il lui manquait la pointe, symbole de l’humilité : c’était le désir de tendre à un grade plus élevé parmi les égaux. Il allait chez Cerruti Francesco pour la faire marteler. En effet, j’observai Cerruti qui martelait les faux, indice qu’il devait mettre dans les cœurs la science et la piété, ce qui sous-entendait qu’il deviendrait un enseignant. Le martelage était la fonction de celui qui se consacre à l’enseignement du clergé et Provera lui confiait les faux abîmées. À Don Rocchietti et à d’autres, il remettait celles qui avaient besoin d’être affûtées, telle étant leur occupation. La mission d’affûter était propre à celui qui forme le clergé à la piété. Viale se présenta et alla prendre une faux qui n’était pas affilée, mais Provera voulut lui en donner une autre tranchante, passée sur la meule. Je vis aussi un forgeron, qui devait préparer les fers agricoles et celui-ci était Costanzo.
            Pendant que tout ce travail compliqué battait son plein, Fusero faisait les gerbes, et cela voulait dire conserver les consciences dans la grâce de Dieu ; mais en venant encore plus au particulier et en prenant les gerbes non pas comme images des simples fidèles, mais de ceux qui sont destinés à l’état ecclésiastique, on comprenait qu’il occuperait un poste d’enseignant dans l’instruction des clercs.
            Il y avait ceux qui l’aidaient à lier les gerbes et je me souviens d’avoir vu parmi les autres Don Turchi et Ghivarello. Ce sont ceux qui sont destinés à ajuster les consciences, comme le ferait un confesseur, en particulier pour ceux qui sont affectés ou aspirants à l’état ecclésiastique.
            D’autres transportaient les gerbes sur une charrette, qui représentait la grâce de Dieu. Les pécheurs convertis doivent monter dessus, pour s’engager sur le droit chemin du salut, qui a pour terme le ciel. La charrette se mit en mouvement lorsqu’elle fut pleine de gerbes. Elle était tirée non par des jeunes, mais par des bœufs, symbole de force persévérante. Il y avait ceux qui les conduisaient. Don Rua précédait la charrette et la guidait et cela veut dire qu’il aurait comme tâche de guider les âmes vers le ciel. Don Savio venait derrière avec le balai pour ramasser les épis et les gerbes qui tombaient.
            Dispersés dans le champ, on voyait ceux qui glanaient, parmi lesquels Bonetti Giovanni et Bongiovanni Giuseppe, c’est-à-dire ceux qui ramassaient les pécheurs obstinés. Bonetti, en particulier, est appelé par le Seigneur de manière particulière à chercher ces malheureux échappés de la faux des moissonneurs.
            Avec Fusero, Anfossi dressait sur le champ des tas de gerbes de blé coupé, destiné à être battu au moment opportun, ce qui était peut-être l’indice d’une future chaire d’enseignement. D’autres comme Don Alasonatti formaient les meules et ce sont ceux qui administrent les deniers, veillent à l’exécution des règles, enseignent les prières et le chant des louanges sacrées, c’est-à-dire qui travaillent, matériellement et moralement, à mettre les âmes sur le chemin du paradis.
            Un lopin de terre apparaissait nivelé et aménagé pour y battre le grain. Don Cagliero Giovanni, qui était d’abord allé dans le jardin cueillir des fleurs et les avait distribuées à ses camarades, se rendit dans cette aire pour battre le blé avec son bouquet à la main. Battre le blé se réfère à ceux qui sont destinés par Dieu à s’occuper de l’instruction du bas peuple.
            À distance, on voyait plusieurs fumées noires s’élever vers le ciel. C’était l’œuvre de ceux qui ramassaient l’ivraie et, sortis du champ occupé par les épis, la mettaient en tas et la brûlaient. Ce sont ceux qui sont spécialement destinés à enlever les mauvais du milieu des bons, indiquant les directeurs de nos futures maisons. Parmi eux on reconnaissait Don Cerruti Francesco, Tamietti Giovanni, Belmonte Domenico, Albera Paolo et d’autres qui, encore jeunes, étudient dans les premières classes du collège.
            Toutes les scènes décrites ci-dessus se déroulaient en même temps et je vis parmi cette multitude de jeunes certains qui portaient une lampe à la main pour éclairer même en plein midi. Ce sont ceux qui donneront le bon exemple aux autres ouvriers de l’évangile et qui devront éclairer le clergé. Parmi eux se trouvait Albera Paolo qui, en plus d’avoir la lampe, jouait aussi de la guitare ; et cela signifie qu’il montrera le chemin aux prêtres, et leur donnera du courage pour avancer dans leur mission. C’était une allusion à quelque haute charge qui sera occupée par lui dans l’Église.
            Cependant, au milieu de tout ce mouvement, tous les jeunes que je voyais n’étaient pas occupés à un travail. L’un d’eux tenait un pistolet à la main, c’est-à-dire qu’il aspirait à la carrière militaire ; il ne s’était cependant pas encore décidé.
            Certains, les mains sur les hanches, observaient ceux qui moissonnaient, résolus à ne pas imiter leur exemple ; certains se montraient indécis, mais sentant la fatigue, ne savaient pas s’ils devaient se résoudre eux aussi à moissonner. D’autres, en revanche, couraient pour prendre la faux. Mais certains, une fois arrivés là, restaient oisifs. D’autres utilisaient la faux en la tenant à l’envers et parmi eux Molino. Ce sont ceux qui font le contraire de ce qu’ils doivent faire. Il y avait parmi eux, et j’en comptais beaucoup, qui s’éloignaient pour aller ramasser des lambrusques : ce sont ceux qui perdent leur temps en des choses étrangères à leur ministère.
            Pendant que je contemplais ce qui se passait dans le champ de blé, je voyais l’autre groupe de jeunes qui bêchaient, offrant lui aussi un spectacle singulier. La plupart de ces jeunes robustes travaillaient de toute leur force, mais il ne manquait pas les négligents. Certains manœuvraient la houe à l’envers ; d’autres frappaient les mottes, mais la houe était toujours hors de terre ; à certains, à chaque coup de houe, le fer échappait du manche. Le manche signifie la bonne intention.
            Ce que j’observai alors, c’est que certains, qui sont maintenant apprentis, étaient sur le champ de blé qu’ils moissonnaient, et d’autres qui étudient maintenant, étaient là à bêcher. J’essayai à nouveau de prendre note de chaque détail, mais mon interprète me montrait toujours son carnet et m’empêchait d’écrire.
            En même temps, je voyais un très grand nombre de jeunes qui étaient là sans rien faire, ne sachant se déterminer s’ils devaient se mettre à moissonner ou à bêcher. Les deux Dalmazzo, Gariglio Primo, Monasterolo avec beaucoup d’autres regardaient mais étaient prêts à prendre une décision.
            Continuant à observer, je distinguai parmi ceux qui sortaient du milieu de ceux qui bêchaient, ceux qui voulaient aller moissonner. L’un courut dans le champ de blé si imprudemment qu’il ne pensa pas à se procurer d’abord une faux. Rougissant de cette précipitation stupide, il retourna en arrière pour en demander une. Celui qui les distribuait ne voulait pas lui en donner et il la réclamait :
            – Ce n’est pas encore le moment, lui dit le distributeur.
            – Si, c’est le moment, je la veux.
            – Non, va d’abord prendre deux fleurs dans ce jardin.
            – Ah ! s’exclama le présomptueux en haussant les épaules, j’irai prendre des fleurs tant qu’on en voudra.
            – Non, seulement deux.
            Il courut aussitôt, mais quand il fut dans le jardin, il pensa qu’il n’avait pas demandé quelles fleurs il devait prendre, et il se hâta de refaire le chemin.
            – Tu prendras, lui fut répondu, la fleur de la charité et la fleur de l’humilité.
            – Je les ai déjà.
            – Tu les as par présomption, mais en réalité, tu ne les as pas.
            Et ce jeune se disputait, s’énervait, sautait de colère tout agité.
            – Ce n’est plus le temps maintenant de se mettre en colère, lui dit le distributeur, lui refusant résolument la faux. Et celui-ci se mordait les poings de rage.
            Au vu de ce dernier spectacle, je détournai les yeux un instant de la lentille, qui m’avait appris tant de choses, ému aussi par les applications morales qui m’avaient été suggérées par mon ami. Voulant encore le prier de me donner quelques explications, il me répéta :
            – Le champ de blé signifie l’Église ; la moisson, le fruit récolté ; la faux est le symbole des moyens pour faire du fruit et spécialement la parole de Dieu ; la faux sans fil est le manque de piété ; sans pointe, c’est le manque d’humilité ; sortir du champ en moissonnant signifie abandonner l’Oratoire et la Pieuse Société.

Troisième partie
            La soirée du 4 mai, Don Bosco arrivait à la conclusion de son rêve. Dans le premier tableau, il avait vu l’Oratoire avec ses élèves, en particulier les étudiants ; dans le second, ceux qui étaient appelés à l’état ecclésiastique. Nous sommes maintenant au troisième tableau dans lequel, à travers des visions successives, apparaissaient ceux qui, en cette année 1861, étaient inscrits à la Pieuse Société de Saint François de Sales, avec une vue sur le développement prodigieux de celle-ci, et avec la disparition progressive des premiers Salésiens, auxquels succédaient les continuateurs de leur Œuvre.
            Don Bosco parla ainsi.
            Après avoir considéré à mon aise la scène de la moisson riche de tant de variétés, cet aimable inconnu me commanda :
            – Maintenant fais tourner la roue dix fois ; compte et puis regarde.
            Je me mis à faire tourner la roue et, après avoir complété le dixième tour, je regardai. Et voilà que je vis tous ces jeunes, que je me rappelais avoir caressés quelques jours auparavant, apparaître en adultes, d’apparence virile, certains avec une longue barbe, d’autres avec des cheveux grisonnants.
            – Mais comment cela se fait-il ? demandai-je. L’autre jour celui-là était un enfant et on pouvait presque encore le porter dans les bras, et maintenant il est déjà si grand ?
            L’ami me répondit :
            – C’est naturel, combien de tours as-tu comptés ?
            – Dix.
            – Eh bien : 61 et 71. Ils comptent déjà tous dix ans de plus.
            – Ah, j’ai compris ! Et j’observai au fond de la lentille des panoramas inconnus, des maisons nouvelles qui nous appartenaient et de nombreux jeunes élèves sous la direction de mes chers fils de l’Oratoire, déjà prêtres, enseignants et directeurs qui les instruisaient et ensuite les faisaient s’amuser.
            – Fais encore dix tours, me dit le personnage, et nous serons en 1881. Je pris la manivelle et la roue fit dix autres tours. Je regardai et voilà que je vis à peine la moitié des jeunes que j’avais vus la première fois, presque tous avec des cheveux gris et certains un peu courbés.
            – Et les autres, où sont-ils ? demandai-je.
            – Ils sont déjà, me fut-il répondu, dans le nombre de ceux qui ne sont plus.
            Cette diminution si notable de mes jeunes me causa un vif chagrin, mais je restai consolé en voyant aussi, comme dans un immense tableau, des pays nouveaux et des régions inconnues et une multitude de jeunes sous la garde et la direction de nouveaux maîtres qui dépendaient encore de mes anciens jeunes, dont certains avaient atteint l’âge mûr.
            Puis je donnai encore dix tours à la roue, et voilà que je ne vis plus qu’un quart des jeunes que j’avais vus quelques instants auparavant, plus vieux avec la barbe et les cheveux blancs.
            – Et tous les autres ? demandai-je.
            – Ils sont déjà dans le nombre de ceux qui ne sont plus. Nous sommes en 1891.
            Et voilà qu’une autre scène émouvante se produisit sous mes yeux. Mes fils prêtres, usés par les fatigues, étaient entourés d’enfants que je n’avais jamais vus, et beaucoup étaient de peau et de couleur différentes de celle des habitants de nos pays.
            Je fis encore dix fois tourner la roue et je vis seulement un tiers de mes premiers jeunes, déjà vieux, courbés, défigurés, maigrichons, en fin de vie. Parmi eux, je me souviens d’avoir vu Don Rua si vieux et si chétif qu’on ne pouvait plus le reconnaître tant il avait changé.
            – Et tous les autres ? demandai-je.
            – Ils sont déjà du nombre de ceux qui ne sont plus. Nous sommes en 1901.
            Dans beaucoup de maisons, je ne reconnus plus personne de nos anciens, mais des directeurs et des maîtres que je n’avais jamais vus et une multitude toujours plus nombreuse de jeunes, de maisons, de personnels dirigeants merveilleusement accrus.
            – Maintenant, continua à me dire mon aimable interprète, tu feras encore dix tours et tu verras des choses qui te consoleront et des choses qui te tourmenteront.
            Je fis encore dix tours.
            – Voici 1911 ! s’exclama cet ami mystérieux. Ah ! mes chers jeunes ! je vis des maisons nouvelles, des jeunes nouveaux, des directeurs et des maîtres avec des vêtements et des costumes nouveaux.
            Et qu’en est-il de mes amis de l’Oratoire de Turin ? Je cherchai sans arrêt au milieu de cette multitude de jeunes, et je n’en reconnus plus qu’un seul de vous autres, grisonnant et tombant sous le poids des années, entouré d’une belle couronne d’enfants auxquels il racontait les débuts de notre Oratoire et leur rappelait et répétait les choses apprises de Don Bosco ; et il montrait son portrait accroché aux murs de leur parloir. Et les autres anciens élèves, les supérieurs des maisons, que j’avais déjà vus vieux ?…
            Après un nouveau signe, je pris la manivelle et tournai plusieurs fois. Je ne vis qu’une vaste solitude sans âme qui vive.
            – Oh ! m’exclamai-je, je ne vois plus personne de mes amis ! Et où donc sont maintenant tous les jeunes qui furent accueillis par moi, si joyeux, vifs et robustes, et qui se trouvent actuellement avec moi à l’Oratoire ?
            – Ils sont du nombre de ceux qui furent. Sache que dix ans se sont écoulés à chaque dixième tour de roue.
            Je comptai alors combien de fois j’avais fait faire dix tours à la roue et il en résulta qu’il s’était écoulé cinquante ans et qu’autour de 1911, tous les jeunes actuels de l’Oratoire seraient déjà morts.
            Et maintenant veux-tu encore voir quelque chose de surprenant ? me dit cet homme bienveillant.
            – Oui, répondis-je.
            – Alors fais attention si tu veux voir et en savoir plus. Fais tourner la roue dans le sens inverse, en comptant autant de tours que tu en as donnés auparavant.
            La roue tourna.
            – Maintenant regarde, me dit-on.
            Je regardai, et voilà que j’eus devant moi une quantité immense de jeunes, tous nouveaux, d’une infinie variété de costumes, de pays, de traits et de langages, si bien que, malgré tous mes efforts, je ne pus distinguer qu’une minime partie avec leurs supérieurs, directeurs, maîtres et assistants.
            – Ceux-ci me sont complètement inconnus, dis-je à mon guide.
            – Et pourtant, me dit-on, ce sont tous tes fils. Écoute-les parler de toi et de tes anciens fils et de leurs supérieurs qui ne sont plus depuis longtemps ; ils se rappellent les enseignements reçus de toi et d’eux.
            Je regardai encore avec attention. Mais lorsque je levai le visage de la lentille, la roue se mit à tourner d’elle-même avec tant de rapidité et de fracas, que je me réveillai en me retrouvant dans mon lit, épuisé, comme mort.
            Maintenant que je vous ai raconté toutes ces choses, vous penserez : qui sait, Don Bosco est un homme extraordinaire, quelqu’un de grand, un saint sûrement ! Mes chers jeunes ! Pour éviter des jugements sots sur moi, je vous laisse à tous pleine liberté de croire ou de ne pas croire ces choses, de leur donner plus ou moins d’importance. Je recommande seulement de ne rien tourner en dérision, que ce soit avec les camarades ou avec les étrangers. Je pense cependant qu’il est bon de vous dire que le Seigneur a de nombreux moyens pour manifester aux hommes sa volonté. Parfois, il se sert des instruments les plus inadaptés et indignes, comme il se servit de l’ânesse de Balaam en la faisant parler, et de Balaam, faux prophète, qui fit de nombreuses prédictions concernant le Messie. Par conséquent, il peut en être de même pour moi. Je vous dis donc de ne pas regarder mes actions pour guider les vôtres. La seule chose que vous devez faire, c’est de prêter attention à ce que je dis, car cela, du moins je l’espère, sera toujours la volonté de Dieu, et profitera aux âmes. En ce qui concerne ce que je fais, ne dites jamais : c’est Don Bosco qui l’a fait, donc c’est bien. Non. Observez d’abord ce que je fais ; si vous voyez que c’est bon, imitez-le ; si par hasard vous me voyez faire quelque chose de mal, prenez garde de l’imiter, laissez-le comme mal fait.
(MB VI, 898-916)




Le foulard de la pureté (1861)

            Le 16 juin, Don Bosco demanda aux jeunes de faire une prière spéciale pour que Dieu convertisse ceux du singe, qui, dit-il, n’étaient pas très nombreux. Et le 18 au soir, il raconta la petite histoire suivante, une sorte de rêve, comme il l’appela en une autre occasion. Mais sa manière de raconter correspondait, selon Ruffino, à celle de Baruch racontant les visions de Jérémie : « Il prononçait de sa bouche toutes ces paroles comme s’il les lisait, et je les écrivais dans le livre avec de l’encre (Baruch XXXVI).
            Don Bosco parlait ainsi.

            C’était la nuit du 14 au 15 du mois. Alors que je venais à peine de m’endormir, j’entendis un grand coup sur le sommier, comme si quelqu’un l’avait frappé avec une planche. D’un coup j’étais assis sur mon lit en pensant aussitôt à un coup de tonnerre. Je regardai de-ci de-là, mais je n’ai rien vu. Convaincu que je rêvais et que rien n’était réel, je me suis recouché.
            Mais à peine avais-je commencé à me rendormir qu’un deuxième coup a frappé mes oreilles et m’a secoué. Je me relève de nouveau sur le coussin, je sors du lit, je cherche, je regarde sous le lit, sous la table et dans tous les coins de ma chambre, mais je n’ai rien vu. Alors je me suis mis entre les mains du Seigneur, j’ai pris l’eau bénite et je me suis recouché. C’est alors que mon esprit a vagabondé et que j’ai vu ce que je vais raconter.
            Il me semblait que j’étais dans la chaire de notre église et que je commençais le sermon. Les jeunes étaient tous assis à leur place, les yeux fixés sur moi, et ils attendaient attentivement que je prenne la parole. Mais je ne savais pas sur quel sujet je devais parler, ni comment je devais commencer le sermon. J’avais beau faire appel à ma mémoire, mon esprit restait stérile et vide. Je suis resté confus et anxieux pendant un moment, car je n’avais jamais connu un tel embarras en tant d’années de prédication. C’est alors que je vis notre église se transformer d’un coup en une grande vallée. Je cherchais les murs de l’église et ne les voyais plus, et je ne voyais plus aucun jeune. J’étais très étonné et je n’arrivais pas à me persuader de ce changement de décor.
            – Mais qu’est-ce que c’est ? me dis-je en moi-même ; il y a un instant, j’étais dans l’église, dans la chaire, et maintenant je me retrouve dans cette vallée ! Est-ce que je rêve ? Que suis-je en train de faire ? – Alors j’ai décidé de traverser cette vallée. J’ai marché un moment et tandis que je cherchais quelqu’un pour dire mon étonnement et demander des explications, je vis un beau palais avec de nombreux grands balcons ou vastes terrasses, comme on veut les appeler ; ils formaient un ensemble admirable. Devant le palais, il y avait une grande place. Dans un coin de celle-ci, sur la droite, j’ai découvert un grand nombre de jeunes rassemblés autour d’une Dame qui distribuait à chacun un foulard. Ils prenaient le foulard et montaient se ranger les uns derrière les autres sur cette longue terrasse à balustrade.
            Je me suis approché moi aussi de cette Dame et j’ai entendu qu’en remettant les foulards, elle disait à chacun des jeunes les mots suivants :
            – Ne le déplie jamais quand le vent souffle ; mais si le vent te surprend quand tu l’as déplié, tourne-toi immédiatement vers la droite, jamais vers la gauche.
            J’observais tous ces jeunes, mais à ce moment-là, je ne reconnaissais aucun d’entre eux. Lorsque la distribution des foulards fut terminée, tous montèrent sur la terrasse. Ils formèrent une longue file l’un derrière l’autre et restaient là sans dire un mot. Je continuais à observer et je vis un jeune qui commençait à sortir son foulard et à le déplier, puis les autres jeunes, petit à petit, sortirent le leur et le déplièrent, jusqu’à ce que je les voie tous tenir leur foulard étendu. Il était grand, brodé d’or avec grand art, et on pouvait y lire ces mots, également en or, qui le couvraient tout entier : – Regina virtutum (Reine des vertus).
            Mais voici que, du nord, c’est-à-dire à gauche, commença à souffler un air léger, qui devint de plus en plus fort, et enfin le vent se leva. Dès que le vent commença à souffler, je vis certains jeunes qui pliaient immédiatement leur foulard et le cachaient ; d’autres se tournaient sur le côté droit. D’autres encore restèrent immobiles, le foulard déplié.
            Quand le vent se mit à souffler très fort, un nuage commença à apparaître et à grossir au point d’obscurcir bientôt tout le ciel. Puis se leva un tourbillon, un grand orage éclata et le tonnerre gronda de manière effrayante, la grêle tombait, puis la pluie, et enfin la neige.
            Pendant ce temps, beaucoup de jeunes étaient là avec le foulard déplié. La grêle s’abattait sur ce foulard, le transperçant de part en part ; les gouttes de pluie semblaient avoir une pointe, et les flocons de neige y faisaient des trous. En un instant, tous ces foulards furent abîmés et criblés, de sorte qu’ils n’avaient plus rien de beau.
            Ce fait suscita en moi une telle stupéfaction que je n’ai pas su comment l’expliquer. Le pire, c’est qu’en m’approchant de ces jeunes que je ne connaissais pas auparavant, je les reconnaissais maintenant tous distinctement, après les avoir regardés de plus près. C’étaient mes jeunes de l’Oratoire. M’étant approché encore plus près, je les interrogeai :
            – Qu’est-ce que tu fais ici ! C’est toi un tel ?
            – Oui, c’est moi ! Vous voyez, il y a aussi un tel et un tel et un tel.
            Je me suis rendu ensuite à l’endroit où cette Dame distribuait les foulards. Voyant là d’autres hommes, je leur ai demandé :
            – Qu’est-ce que tout cela signifie ?
            La Dame se tourna vers moi et me répondit :
            – N’as-tu pas vu ce qui était écrit sur ces foulards ?
            – Si : Regina virtutum.
            – Ne sais-tu pas pourquoi ?
            – Si, je le sais.
            – Eh bien, ces jeunes ont exposé la vertu de pureté au vent des tentations. Quelques-uns s’enfuirent dès qu’ils s’en sont aperçus et cachèrent le foulard. Ceux qui ont été surpris et n’ont pas eu le temps de le cacher, se sont tournés vers la droite : ce sont ceux qui, dans le danger, se tournent vers le Seigneur, en tournant le dos à l’ennemi. D’autres sont restés avec le foulard ouvert à la tentation qui les fit tomber dans les péchés.
            À cette vue, j’étais navré et quasi désespéré en voyant le petit nombre de ceux qui avaient conservé cette belle vertu. J’ai pleuré de tristesse et, lorsque j’ai pu me calmer, j’ai demandé :
            – Mais comment se fait-il que les foulards soient restés percés, non seulement par la tempête, mais aussi par la pluie et la neige ? Ces gouttes, ces flocons de neige indiquent peut-être les petits péchés, c’est-à-dire les péchés véniels ?
            – Ne sais-tu pas qu’en ce domaine non datur parvitas materiae ? (il n’y a pas de matière légère). Mais ne t’inquiète pas, viens voir !
            L’un des hommes s’avança devant le balcon, fit signe aux jeunes et cria :
            – À droite !
            Presque tous les jeunes se tournèrent vers la droite, mais certains ne bougèrent pas de leur place et leur foulard finit par être entièrement déchiré. Je vis alors le foulard de ceux qui s’étaient tournés vers la droite devenir très serré, tout rapiécé et recousu, de sorte qu’on n’y voyait plus aucun trou. Mais ils étaient en si mauvais état qu’ils faisaient pitié. Ils n’avaient plus aucune régularité. Certains mesuraient trois paumes, d’autres deux, d’autres une.
            Alors la Dame ajouta :
            – Ce sont ceux qui ont eu le malheur de perdre la belle vertu, mais ils se sont rattrapés par la confession. Les autres, qui n’ont pas bougé, ce sont ceux qui continuent à pécher et qui iront peut-être à la perdition.
            Enfin elle me dit :
            – Nemini dicito, sed tantum admone (Ne le dis à personne, mais avertis seulement).
(MB VI, 972-975)




Une marche des jeunes vers le Paradis (1861)

Passons maintenant au récit d’un autre beau rêve que Don Bosco a fait dans les nuits des 3, 4 et 5 avril 1861. « Diverses circonstances qu’on admire dans celui-ci, écrit Don Bonetti, convaincront suffisamment le lecteur qu’il s’agit d’un de ces rêves que le Seigneur se plaît de temps en temps à envoyer à ses fidèles serviteurs. » Don Bonetti et Don Ruffino l’ont décrit minutieusement, tel que nous l’exposons ici.

            Le soir du 7 avril, après la prière, Don Bosco monta sur la petite estrade pour adresser quelques bonnes paroles à ses jeunes. Il commença ainsi :
            – J’ai quelque chose de très curieux à vous raconter. Je veux vous parler d’un rêve. Il s’agit d’un rêve et donc pas d’une réalité. Je vous en avertis pour que vous ne lui donniez pas plus de valeur qu’il n’en mérite. Avant de vous le raconter, je dois faire quelques remarques. Je vous dis tout, comme je souhaite que vous me disiez tout. Pour vous, je n’ai pas de secret ; mais je veux que ce qui est dit ici ne se répande pas à l’extérieur ; que ce soit dit et que cela reste seulement entre nous. Non que ce soit un péché de le dire à des étrangers, mais il vaut mieux qu’il ne franchisse pas le seuil de cette maison. Parlez-en entre vous, riez, plaisantez sur ce que je vais vous dire, autant que vous voudrez, et aussi, mais seulement avec quelques personnes dont vous pensez qu’elles tireront quelque profit de vos confidences, et avec qui vous jugerez qu’il est convenable d’en parler. Le rêve est divisé en trois parties : il a été fait au cours de trois nuits consécutives et, par conséquent, je vous en raconte une partie ce soir et les deux autres parties au cours des soirées suivantes. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que j’ai repris le rêve, la deuxième et la troisième nuit, au même point où je l’avais interrompu la veille au moment du réveil.

PREMIÈRE PARTIE

            Les rêves se font pendant le sommeil, et donc je dormais. Quelques jours auparavant, j’étais sorti de Turin en passant près des collines de Moncalieri. La vue de ces collines, déjà bien verdoyantes, m’est restée en mémoire. Il se peut donc que les nuits suivantes, pendant mon sommeil, ce spectacle délicieux me soit revenu à l’esprit, et que, faisant travailler mon imagination, j’aie eu envie de faire me promenade. En fait, c’est en rêvant que j’ai pensé faire une promenade. Il me semblait que j’étais au milieu de mes jeunes, dans une plaine. Devant mes yeux s’élevait une haute et vaste colline. Nous étions tous immobiles, quand soudain je proposai aux jeunes :
            – On va faire une belle promenade ?
            – Allons-y !
            – Mais où ?
            Nous nous sommes regardés en face, nous avons réfléchi, et puis, bizarrement, l’un d’eux a commencé à dire :
            – On va au paradis ?
            – Oui, oui, allons au paradis, criaient les uns.
            – Oui, oui, allons faire une belle promenade au paradis, répondirent les autres.
            – Très bien, très bien, allons-y, crièrent-ils tous d’un commun accord.
            Nous étions dans une plaine, et après avoir marché un peu, nous nous sommes retrouvés au pied de la colline. Nous avons commencé à la gravir. Mais quel spectacle admirable ! Aussi loin que notre regard se portait, la pente de cette longue colline était toute couverte d’arbres de toutes sortes, tendres et bas, robustes et hauts, mais pas plus gros qu’un bras. Il y avait des poiriers, des pommiers, des cerisiers, des pruniers, des vignes, etc. etc. Mais ce qui est singulier, c’est que sur la même plante, on pouvait voir des fleurs qui commençaient à s’épanouir, et des fleurs complètement formées aux couleurs magnifiques, des petits fruits encore verts et des gros fruits mûrs. Ainsi, sur chacune de ces plantes, il y avait tout ce qu’il y a de beau au printemps, en été et en automne. Les fruits étaient si abondants que les arbres semblaient ne pas pouvoir les porter.
            Les jeunes venaient vers moi et me demandaient curieusement une explication, parce qu’ils ne pouvaient pas expliquer un tel miracle. Je me souviens que, pour les satisfaire de quelque manière, je leur donnais cette réponse :
            – Le paradis n’est pas comme notre terre, où les températures et les saisons changent. Au paradis il n’y a pas de changements, la température est toujours la même, très douce, propice à la végétation de chaque plante. Il recueille en lui et dans le même temps tout ce que qu’il y a de beau et de bon dans les différentes saisons de l’année.
            Nous sommes restés en extase en observant ce jardin enchanteur. L’air était très doux, il régnait dans l’atmosphère un calme, une chaleur, une douceur de parfums, qui nous pénétraient tous et nous persuadaient que c’était l’endroit idéal pour toutes sortes de fruits. Les jeunes cueillaient les fruits, les uns une pomme, les autres une poire, d’autres encore une cerise ou une grappe de raisin, et c’est ainsi que tous ensemble nous gravissions lentement cette colline. Lorsque nous arrivâmes au sommet, nous pensions être au paradis, mais nous en étions encore bien loin. Du sommet on voyait, au-delà d’une grande plaine et au milieu d’un vaste plateau, une très haute montagne qui touchait les nuages. Nombreux étaient ceux qui l’escaladaient avec difficulté mais avec beaucoup d’empressement, et au sommet il y avait UN qui invitait les grimpeurs et leur donnait du courage. Nous en avons vu également qui descendaient du sommet jusqu’en bas et venaient aider ceux qui étaient trop fatigués pour se frayer un chemin dans ces dangereux escarpements. Ceux qui atteignaient finalement leur destination étaient accueillis avec un air de fête et une grande jubilation. C’est alors que nous avons tous réalisé que le paradis se trouvait là, et en descendant vers le plateau, nous nous sommes dirigés vers cette montagne pour la voir et l’escalader à notre tour. Nous avions déjà parcouru une bonne partie du chemin. Beaucoup de jeunes couraient, afin d’arriver plus tôt, loin devant leurs camarades.
            Surprise ! Avant d’arriver au pied de la montagne, il y avait sur ce plateau un grand lac, comme de l’Oratoire à Piazza Castello. Sur les bords du lac gisaient des troncs de mains, de pieds, de bras, de jambes, des crânes fendus, des corps écartelés et d’autres membres lacérés. Misérable spectacle d’horreur ! On aurait dit qu’une bataille sanglante s’était déroulée ici. Les jeunes arrivés les premiers s’arrêtèrent, horrifiés. Quant à moi, qui étais encore loin et n’avais rien remarqué, voyant leurs gestes de stupeur et qu’ils n’avançaient plus et étaient profondément mélancoliques, je m’écriai :
            – Pourquoi cette tristesse ? Qu’est-ce qu’il y a ? Continuez, allez de l’avant !
            – Quoi ? aller de l’avant ? Venez, venez voir, me répondirent-ils.
            Je hâtai le pas et j’ai vu ! Tous les autres jeunes arrivés à leur tour, si joyeux quelques instants auparavant, étaient devenus silencieux et mélancoliques. Je me tenais sur les rives du lac mystérieux et j’observais : personne ne pouvait passer. En face, au bord du lac, on pouvait lire un écriteau en grosses lettres : Per sanguinem (par le sang).
            Les jeunes se demandèrent l’un à l’autre :
            – Qu’est-ce que c’est ? Que signifie ce spectacle ?
            J’interrogeai alors UN dont je ne me souviens plus qui il était, qui me dit :
            – Voici le sang versé par ceux, et ils sont nombreux, qui ont déjà touché le sommet de la montagne et sont allés au paradis. Ce sang est celui des martyrs ! C’est le sang de Jésus-Christ dans lequel ont été baignés les corps de ceux qui ont été tués en témoignage de leur foi. Personne ne peut aller au paradis sans passer par ce sang et en être aspergé. Ce sang est celui qui défend la Sainte Montagne, figure de l’Église catholique. Quiconque tente de l’attaquer mourra noyé. Toutes ces mains et ces pieds coupés, ces crânes écrasés, ces membres brisés éparpillés sur ces rivages, ce sont les restes misérables de tous les ennemis qui ont voulu combattre l’Église. Tous ont été mis en pièces ! Tous ont péri dans ce lac ! – En parlant, le mystérieux jeune homme avait nommé de nombreux martyrs, parmi lesquels il avait également énuméré les soldats du pape qui étaient tombés sur le champ de bataille pour la défense de son domaine temporel.
            Cela dit, il nous montra sur notre droite, vers l’Est, tout au fond, une immense vallée beaucoup plus grande, quatre ou cinq fois au moins, que le lac de sang. Puis il ajouta :
            – Voyez-vous cette vallée là-bas ? Sachez qu’on mettra là le sang de ceux qui devront gravir cette montagne par ce chemin, le sang des justes, de ceux qui mourront pour la foi dans les temps à venir.
            Je redonnai courage aux jeunes, qui étaient étonnés de ce qu’ils voyaient et de ce qu’on leur annonçait, en leur disant : – Si nous devions mourir martyrs, notre sang serait déposé dans cette vallée, mais nos membres ne seraient jamais jetés avec ceux qui se trouvaient là.
            Puis nous avons poursuivi notre route et, contournant ces rives, nous avions à notre gauche le sommet de la colline par laquelle nous étions venus, et à notre droite le lac et la montagne. À un certain endroit où s’arrêtait le lac de sang, il y avait un terrain parsemé de chênes, de lauriers, de palmiers et d’autres arbres. Nous nous y engageâmes pour voir si nous pouvions nous approcher de la montagne. Mais là, un autre spectacle s’offrit à nous. Un deuxième grand lac rempli d’eau, avec à l’intérieur d’autres membres tronqués et coupés en quatre. Sur la rive était écrit en lettres capitales : Per aquam (par l’eau).
            Nous nous sommes à nouveau interrogés :
            – Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ce n’est pas ? Qui nous donnera l’explication de cet autre mystère ?
            – Dans ce lac, nous dit UN, se trouve l’eau qui est sortie du côté de Jésus-Christ ; bien qu’en petite quantité, elle a augmenté, elle augmente continuellement et augmentera dans l’avenir. C’est l’eau du Saint Baptême dans laquelle ont été lavés et purifiés ceux qui sont déjà montés sur cette montagne, et par laquelle doivent être baptisés et purifiés ceux qui doivent y monter dans l’avenir. C’est dans cette eau que doivent être baignés tous ceux qui veulent aller au paradis. On y monte ou par l’innocence, ou par la pénitence. Personne ne peut être sauvé sans être baigné de cette eau.
            Puis, à propos de ce massacre, il continua :
            – Les membres des morts appartiennent à ceux de ceux qui ont attaqué l’Église à notre époque.
            Entre-temps, nous vîmes beaucoup de gens, et même certains de nos jeunes gens, qui marchaient sur l’eau avec une rapidité et une légèreté si extraordinaires qu’ils touchaient à peine l’eau du bout de leurs pieds sans se mouiller, et passaient de l’autre côté.
            Nous étions étonnés par ce prodige, mais on nous dit : Ceux-là, ce sont les justes, car l’âme des saints, lorsqu’elle est libérée de la prison du corps, et aussi le corps lorsqu’il est glorifié, non seulement marche avec légèreté et rapidité sur l’eau, mais vole dans l’air.
            Tous les jeunes désiraient alors courir sur les eaux de ce lac, comme l’avaient fait ceux qu’ils avaient vus. Ils se tournèrent vers moi, comme pour m’interroger du regard, mais aucun n’osa. Je leur dis :
           – Pour ma part, je n’ose pas ; c’est une témérité de se croire vertueux au point de pouvoir passer sur ces eaux sans tomber dedans.
            Tous s’exclamèrent alors :
            – Si vous n’osez pas, à plus forte raison nous n’oserons pas non plus !
            Nous continuâmes à avancer, en tournant toujours autour de la montagne, et nous arrivâmes à un troisième lac, aussi vaste que le premier, plein de feu, et dans lequel il y avait encore plus de membres humains brisés et coupés. Sur la rive opposée, il était écrit : Per ignem (par le feu). Pendant que nous regardions cette plaine de flammes, le personnage nous dit :
            – Ici, il y a le feu de la charité de Dieu et des saints, les flammes de l’amour et du désir par lesquelles doivent passer ceux qui ne sont pas passés par le sang et par l’eau. C’est aussi le feu par lequel les corps de tant de martyrs ont été tourmentés et consumés par les tyrans. Nombreux sont ceux qui ont dû passer par ce chemin pour gravir cette montagne. Ces flammes serviront à brûler leurs ennemis. – Pour la troisième fois, nous avons vu les ennemis du Seigneur écrasés sur le terrain de leurs défaites !
            Nous nous hâtons de continuer et au-delà de ce lac, il y en avait un autre en forme de grand amphithéâtre qui présentait un spectacle encore plus terrible. Il était rempli de bêtes féroces : loups, ours, tigres, lions, panthères, serpents, chiens, chats et bien d’autres monstres aux mâchoires grandes ouvertes pour dévorer quiconque s’approcherait. Nous avons vu des gens marcher sur leurs têtes. Des jeunes se sont mis à courir et marchaient eux aussi sans crainte sur les têtes effrayantes de ces bêtes, sans être blessés le moins du monde. J’ai voulu les rappeler et j’ai crié de toutes mes forces :
            – Non, par pitié ! Arrêtez ! N’avancez pas ! Ne voyez-vous pas qu’ils sont là, prêts à vous déchiqueter et à vous dévorer ? – Mais ma voix n’a pas été entendue, et ils ont continué à marcher sur les dents et sur les têtes de ces animaux, comme s’il s’agissait de l’endroit le plus sûr du monde. C’est alors que mon interprète habituel me dit : Ces bêtes, ce sont les démons, les dangers et les complots du monde ; ceux qui les traversent impunément sont les âmes justes, ce sont les innocents. Ne sais-tu pas qu’il est écrit : Super aspidem et basiliscum ambulabunt et conculcabunt leonem et draconem (Tu piétineras les lions et les vipères, tu écraseras les lions et les dragons, Ps 90,13) ? David a parlé de telles âmes. Et dans l’Évangile, on lit ceci : Ecce dedi vobis potestatem calcandi supra serpentes et scorpiones, et super omnem virtutem inimici, et nihil vobis nocebit (Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions et sur toute la puissance de l’ennemi ; rien ne vous fera de mal, Lc 10,19).
            Nous nous demandions :
            – Comment allons-nous faire pour passer ? Allons-nous aussi marcher sur ces horribles têtes ?
            – Si, si, venez, allons, me dit quelqu’un.
            – Oh ! je ne me sens pas le courage, répondis-je ; il est présomptueux de nous supposer assez justes pour marcher sains et saufs sur les têtes de ces monstres féroces. Allez-y si vous voulez, moi je n’irai pas.
            Et les jeunes répétaient :
            – Oh ! si vous n’avez pas ce courage, nous encore moins !
            En nous éloignant du lac des bêtes, nous vîmes un vaste terrain tout plein de gens. Mais parmi eux, certains étaient, ou avaient l’air d’être, sans nez, d’autres sans oreilles, d’autres encore avaient la tête coupée ; certains manquaient de bras, d’autres de jambes, ceux-ci étaient sans mains, ceux-là sans pieds. Certains n’avaient plus de langue, d’autres avaient les yeux arrachés. Les jeunes étaient stupéfaits de voir tous ces gens si abîmés, quand UN nous dit :
            – Ce sont les amis de Dieu, ce sont ceux qui, pour se sauver, ont mortifié leurs sens, leurs oreilles, leurs yeux, leur langue, et qui ont fait ainsi beaucoup de bonnes œuvres. Beaucoup ont perdu des parties de leur corps en raison de leurs grandes pénitences ou en travaillant pour l’amour de Dieu et du prochain. Ceux qui ont la tête coupée, ce sont ceux qui se consacrent au Seigneur d’une manière particulière.
            Pendant toutes ces considérations, nous vîmes que beaucoup de ceux qui avaient traversé les lacs étaient en train de gravir la montagne, et on nous montrait au sommet ceux qui donnaient la main à ceux qui montaient ; ils frappaient dans leurs mains et disaient :
            – Bravo ! Très bien ! – En entendant ces applaudissements et ces cris, je me suis réveillé et j’ai réalisé que j’étais dans mon lit. Telle est la première partie du rêve, c’est-à-dire la première nuit.

            Le soir du 8 avril, Don Bosco se présenta aux jeunes désireux d’entendre la suite du rêve. Avant de commencer, il renouvela l’interdiction de mettre les mains les uns sur les autres ; il leur interdit également de quitter leur place dans la salle d’étude et de se promener çà et là d’une table à l’autre. Il ajouta :
            – Ceux qui doivent quitter l’étude pour quelque raison que ce soit doivent toujours demander la permission au responsable. – Les jeunes étaient impatients et Don Bosco sourit. Il jeta un coup d’œil autour de lui et, après une courte pause, il poursuivit son récit.

DEUXIÈME PARTIE

            Il ne faut pas oublier qu’il y avait encore un grand lac à remplir de sang, au fond d’un vallon proche du premier lac. Ainsi, après avoir vu toutes les curiosités déjà décrites, et après avoir terminé notre tour de ce vaste plateau, nous avons trouvé un endroit libre pour passer, et nous avons avancé, moi et tous mes jeunes, à travers une vallée qui, à son extrémité, débouchait sur une grande place. Nous y sommes allés. La place était large et spacieuse à son entrée, mais elle se rétrécissait peu à peu, si bien qu’au bout, près de la montagne, elle se terminait par un chemin entre deux rochers, par lequel un seul homme pouvait à peine passer. Cette place était pleine de gens heureux qui se divertissaient, mais ils se dirigeaient tous vers ce passage étroit qui menait à la montagne. Nous nous sommes interrogés :
            – Serait-ce là le chemin du paradis ?
            Pendant ce temps, ceux qui étaient rassemblés en ce lieu passaient l’un après l’autre par ce chemin, et pour passer, ils devaient serrer leurs vêtements et leurs membres, se faire tout petits, et déposer, s’ils en avaient, leurs baluchons ou autre chose. Cela suffit à m’assurer que c’était le chemin du ciel, et il me vint à l’esprit que pour aller au ciel, il fallait non seulement se dépouiller du péché, mais aussi laisser derrière soi toute pensée, toute affection terrestre, selon ce que dit l’Apôtre : Nil coinquinatum intrabit in ea (Rien d’impur n’y entrera, Ap 21,27). Pendant une petite heure, nous sommes restés là à regarder. Mais comme j’ai été bête ! Au lieu de tenter ce passage, nous voulions retourner voir ce qu’il y avait derrière cette place. Nous avions vu beaucoup de monde au loin et nous étions animés d’une vive curiosité pour voir ce qu’ils faisaient. Nous nous sommes donc mis en marche à travers une campagne très étendue dont la limite extrême ne pouvait être atteinte à vue d’œil. Là, nous nous sommes trouvés au milieu d’un étrange spectacle. Nous avons vu des hommes et même beaucoup de nos jeunes attelés avec diverses sortes d’animaux. Il y avait des jeunes attelés avec des bœufs. Je me suis dit : – Qu’est-ce que cela signifie ? – Il m’est alors venu à l’esprit que le bœuf est le symbole de la paresse et j’ai pensé qu’il s’agissait de jeunes paresseux. Je les connaissais, je les voyais comme tels, inertes, lents dans l’accomplissement de leurs devoirs, et je me disais : – Eh bien, reste là ! C’est bien fait pour toi, tu ne veux jamais rien faire et alors reste là avec cet animal.
            Ensuite, j’en ai vu d’autres qui étaient attelés avec des ânes. C’étaient ceux qui étaient têtus, ils portaient des poids ou paissaient avec les ânes. Ce sont ceux qui ne voulaient pas se plier aux conseils ou aux ordres de leurs supérieurs. J’en vis d’autres attelés avec des mules ou avec des chevaux et cela m’a rappelé ce que dit le Seigneur. Factus est sicut equus et mulus quibus non est intellectus (Ne soyez pas comme le cheval et comme le mulet dépourvus d’intelligence Ps 31,9). C’étaient ceux qui ne veulent jamais penser aux choses de l’âme, des malheureux sans cervelle !
            J’en ai vu d’autres qui paissaient avec les porcs : ils fouillaient dans la crasse et dans la terre comme ces animaux immondes, et comme eux ils se roulaient dans la boue. Ce sont ceux qui ne font que brouter les choses terrestres, qui vivent dans de vilaines passions, qui s’éloignent de leur Père céleste. Quel triste spectacle ! C’est alors que m’est venu à l’esprit ce que l’Évangile dit du fils prodigue, réduit à cet état luxuriose vivendo (vivant dans la luxure).
            Puis j’ai vu beaucoup de gens et de jeunes avec des chats, des chiens, des coqs, des lapins, etc., etc., c’est-à-dire les voleurs, les scandaleux, les vantards, les timides par respect humain, et ainsi de suite. Cette variété de scènes nous a permis de comprendre que cette grande vallée était le monde. J’ai bien regardé tous ces jeunes, un par un ! De là, nous avons marché un peu plus loin vers une autre partie très spacieuse de cette immense plaine. Le terrain s’inclinait insensiblement, de sorte que nous descendions sans nous en apercevoir.
Nous vîmes à une certaine distance que le terrain semblait prendre l’aspect d’un jardin, et nous nous sommes dit :
            – Allons voir ce qu’il y a là.
            – Allons-y !
            Et nous avons commencé à trouver de belles roses violettes.
            – Oh les belles roses ! oh les belles roses ! s’écrièrent les jeunes, et ils coururent les cueillir. Mais voilà, dès qu’ils les eurent entre les mains, ils s’aperçurent qu’elles sentaient mauvais. Ces roses, si belles et si rouges à l’extérieur, étaient desséchées à l’intérieur. Les jeunes étaient déçus. Nous avons aussi vu des violettes, très fraîches, qui semblaient sentir bon. Mais lorsque nous sommes allés en cueillir quelques-unes pour en faire des petits bouquets, nous nous sommes aperçus qu’elles étaient elles aussi toutes pourries et malodorantes à l’intérieur.
            Nous avons continué et nous nous sommes retrouvés au milieu d’un verger merveilleux plein d’arbres tellement chargés de fruits que c’était un plaisir de les voir. Les pommiers, surtout, avaient l’air si charmants ! Un jeune alla cueillir sur les branches une grosse poire, qui n’aurait pu être plus belle ni plus mûre, mais dès qu’il y mit les dents, il la jeta dédaigneusement au loin. Elle était pleine de terre et de sable et avait un goût à faire vomir.
            – Mais qu’est-ce que cela ? nous nous demandâmes.
            Un de nos jeunes, dont je connais le nom, nous dit : – Est-ce là tout ce que le monde présente de beau et de bon ? Tout est apparence, tout est insipide !
            En réfléchissant à la direction que prenait notre chemin, nous avons fini par nous rendre compte qu’il était en pente, même si cette pente était à peine perceptible. Un jeune a alors fait cette observation :
            – Nous voilà en train de descendre, nous descendons, nous n’allons pas bien !
            – Eh ! allons voir, répondis-je.
            Pendant ce temps, une multitude innombrable de gens apparut, courant le long de cette route sur laquelle nous nous trouvions. Les uns étaient en voiture, les autres à cheval, les autres à pied. Ils sautaient, couraient, chantaient, dansaient au son de la musique et beaucoup marchaient au son des tambours. On faisait la fête et le bruit était indescriptible.
            – Faisons une petite pause, avons-nous dit, observons un peu avant de nous mettre en route avec ces gens.
            À ce moment-là, quelques jeunes remarquèrent qu’au milieu de cette foule, il y avait des personnages qui accompagnaient et semblaient diriger chacune de ces compagnies. Ils étaient beaux, bien habillés et courtois, mais sous leurs chapeaux on voyait qu’ils avaient des cornes. Cette grande plaine était donc le monde pervers et mauvais. Est via quae videtur homini recta, et novissima eius ducunt ad mortem (Il y a un chemin qui semble droit pour l’homme, mais qui à la fin mène à des sentiers de mort, Pr 16,25). Soudain, UN nous a dit :
            – C’est ainsi que les hommes vont en enfer, presque sans s’en rendre compte.
            Ayant entendu et vu cela, j’ai immédiatement appelé les jeunes qui étaient devant moi et ils se mirent à courir vers moi en criant :
            – Nous ne voulons pas descendre là-bas. – Et tandis qu’ils continuaient tous à courir en refaisant le chemin déjà parcouru, ils me laissèrent seul.
            – Oui, vous avez raison, leur ai-je dit quand je les eu rejoints, fuyons vite d’ici, revenons en arrière, sinon, sans le savoir, nous descendrons nous aussi en enfer.
            Et nous voulions revenir à l’endroit d’où nous étions partis et nous engager enfin sur ce chemin qui menait à la montagne du paradis. Mais quelle ne fut pas notre surprise lorsque, après une longue marche, nous ne vîmes plus la vallée par laquelle nous allions au paradis, mais une prairie et rien d’autre. Nous nous tournions d’un côté, nous nous tournions de l’autre, mais nous n’avons pas pu nous orienter.
            Les uns disaient :
            – Nous nous sommes trompés de route !
            D’autres criaient :
            – Non, nous ne nous sommes pas trompés, c’est la bonne route.
            Pendant que les différents jeunes se disputaient et que chacun voulait soutenir son opinion, je me suis réveillé.

            C’est la deuxième partie du rêve au cours de la deuxième nuit. Mais avant de vous retirer, écoutez encore ceci. Je ne veux pas que vous donniez de l’importance à mon rêve, mais souvenez-vous que les plaisirs qui mènent à la perdition ne sont qu’apparents, ils n’ont de beau qu’en surface. Souvenez-vous aussi de vous garder des vices qui nous rendent semblables aux bêtes, au point de mérite d’être attelés avec elles, et surtout de certains péchés qui nous rendent semblables aux animaux impurs. Oh ! qu’il est honteux pour une créature raisonnable d’être attelée avec des bœufs et des ânes ! Combien cela est malséant pour celui qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et qui a été fait héritier du paradis, de se rouler dans la boue comme des porcs avec ces péchés que l’Écriture Sainte appelle Luxuriose vivendo (vivre dans la luxure).
            Je n’ai mentionné que les principales circonstances de mon rêve et très brièvement, parce qu’il serait trop long de le raconter tel quel. Même hier soir, je n’ai fait qu’une petite mention de ce que j’ai vu. Demain soir, je vous raconterai la troisième partie.

            Dans la soirée du samedi 9 avril, Don Bosco poursuivit ses descriptions.

TROISIÈME PARTIE

            Jamais je ne voudrais vous raconter mes rêves, et même, avant-hier, dès le début de mon récit, j’ai regretté ma promesse. J’aurais aimé ne pas commencer l’exposé de ce que vous vouliez savoir. Mais je dois dire ceci : si je me tais, si je garde mon secret pour moi, je souffre beaucoup ; en le racontant, je reçois un grand soulagement ; alors je continue.
            Mais d’abord, je dois dire que dans les soirées précédentes, j’ai dû abréger beaucoup de choses qu’il n’était pas opportun de raconter, et en laisser de côté d’autres, que l’on peut voir avec les yeux mais que l’on ne peut pas exprimer avec des mots.
            Après avoir contemplé en passant toutes les scènes déjà mentionnées, après avoir vu les différents lieux et les différentes manières d’aller en enfer, nous voulions à tout prix aller au paradis. Mais en tournant de-ci de-là, nous étions toujours occupés à regarder d’autres choses nouvelles. Enfin, ayant trouvé le chemin, nous sommes arrivés sur cette place où étaient rassemblés tant de gens qui rivalisaient entre eux pour atteindre la montagne. Cette place semblait immense, mais elle débouchait sur un tout petit sentier entre les deux gros rochers. Celui qui s’y engageait, à peine sorti de l’autre côté, devait traverser un pont assez long, très étroit, sans garde-fou, sous lequel s’ouvrait un précipice effrayant.
            – Ah ! voilà l’endroit qui mène au Paradis, disions-nous ; le voilà, allons-y !
            Et nous nous sommes mis en route. Quelques jeunes se mirent aussitôt à courir, laissant derrière eux leurs compagnons. Je voulais qu’ils m’attendent, mais ils s’étaient mis en tête d’arriver avant nous. Lorsqu’ils atteignirent le passage, ils s’arrêtèrent, effrayés, et n’osèrent pas continuer. Je les encourageai pour qu’ils passent :
            – En avant, en avant ! Que faites-vous ?
            – Oh oui, m’ont-ils répondu, venez donc et essayez ! On tremble de devoir passer par un endroit si étroit, et sur ce pont ; si on fait un faux pas, on tombe dans cette eau profonde encastrée dans cet abîme ; et personne ne nous voit plus.
            Finalement quelqu’un avança le premier, puis un deuxième, et ainsi nous passâmes tous, l’un après l’autre, et nous nous retrouvâmes au pied de la montagne. Nous avons essayé de l’escalader, mais nous ne trouvions pas le chemin. Nous avons fait le tour des pentes en observant, mais mille difficultés et obstacles se sont dressés sur notre chemin. Ici, des rochers épars, empilés au hasard, là une falaise à franchir, ici un précipice, là un buisson épineux nous barraient le passage. Partout la montée était raide. Rude était donc la fatigue qui nous attendait. Cependant, nous ne nous décourageons pas et nous commençons à grimper avec ardeur. Après une petite heure d’ascension pénible, avec l’aide de nos mains et de nos pieds, et parfois en nous aidant les uns les autres, les obstacles commencèrent à disparaître et, à un certain moment, nous trouvâmes un chemin praticable et pûmes grimper plus confortablement.
            Puis nous sommes arrivés à un endroit où, d’un côté de la montagne, nous avons vu beaucoup de gens qui souffraient, mais d’une manière si horrible et si étrange que nous fûmes tous remplis d’horreur et de compassion. Je ne peux pas vous dire ce que j’ai vu car je vous ferais trop souffrir, et vous ne pourriez pas résister à ma description. Je ne vous dirai donc rien et je continuerai.
            Nous en vîmes aussi beaucoup d’autres qui grimpaient sur les flancs de la montagne. Arrivés au sommet, ils étaient accueillis par ceux qui les attendaient, au milieu de grandes réjouissances et d’applaudissements prolongés. En même temps, nous avons entendu une musique vraiment céleste, un chant des plus mélodieux et un concert d’hymnes magnifiques. Cela nous a encouragés encore plus à continuer à gravir cette colline. Tout en marchant, je me disais et je disais aux jeunes :
            – Mais nous, qui voulons aller au ciel, sommes-nous déjà morts ? J’ai toujours entendu et je sais que nous devons d’abord passer en jugement ! Est-ce que nous avons déjà été jugés ?
            – Non, répondirent-ils, nous sommes encore vivants, nous ne sommes pas encore allés au jugement. – Et nous nous mettions à rire.
            – Quoi qu’il en soit, repris-je, vivants ou morts, avançons pour voir ce qu’il y a là-haut, on y verra bien quelque chose. – Et nous avons accéléré le pas.
            À force de marcher, nous avons fini par atteindre presque le sommet de la montagne. Ceux qui étaient là-haut étaient déjà prêts à nous fêter et à nous souhaiter la bienvenue, lorsque je me retournai pour voir si j’avais tous les jeunes avec moi. Mais, à ma grande tristesse, je me trouvai presque seul. De tous mes petits compagnons, il n’en restait que trois ou quatre.
            – Et les autres ? demandai-je en m’arrêtant et en fronçant un peu les sourcils.
            – Oh, me dirent-ils, ils se sont arrêtés ici et là ; peut-être viendront-ils.
            Je regardai en bas et je les vis dispersés sur toute la montagne ; les uns s’étaient arrêtés, les autres cherchaient des escargots parmi les pierres, d’autres cueillaient des fleurs inodores, d’autres des fruits sauvages, d’autres couraient après les papillons, d’autres chassaient les grillons, d’autres étaient assis sur un terrain herbeux à l’ombre d’un arbre, etc. etc. Je me suis mis à crier de toutes mes forces, à leur faire des signes, à les appeler par leur nom, un par un, pour qu’ils se dépêchent de monter en leur disant que ce n’était pas le moment de nous arrêter. Quelques-uns vinrent, de sorte qu’il y avait environ huit jeunes autour de moi ; tous les autres n’écoutèrent pas mes appels et ne pensèrent pas à monter, occupés qu’ils étaient à leurs propres bagatelles. Mais je ne voulais absolument pas aller au ciel accompagné de ce petit nombre de jeunes. C’est pourquoi je décidai d’aller moi-même chercher les réfractaires en disant à ceux qui étaient avec moi : – Je retourne en arrière et je descends les chercher. Vous autres, restez ici.
            C’est ce que j’ai fait. Tous ceux que je rencontrais dans la descente, je les poussais vers le haut. À l’un je donnais un avertissement, à un autre une réprimande affectueuse, à un troisième une réprimande solennelle, à l’un une tape, à l’autre une bousculade.
            – Montez, pour l’amour du ciel, m’empressai-je de dire, ne vous arrêtez pas à ces futilités. – C’est ainsi qu’en descendant, je les avais déjà presque tous prévenus, et je me trouvais sur les flancs de la montagne que nous avions gravie avec tant de peine. C’est là que j’en avais arrêté quelques-uns qui, épuisés par la fatigue de l’ascension et effrayés par la hauteur à atteindre, étaient retournés en bas. Je me retournai alors pour reprendre l’ascension et retourner là où se trouvaient les jeunes. Mais alors, j’ai trébuché sur une pierre et je me suis réveillé.

            Je vous ai raconté le rêve, mais j’attends de vous deux choses. Je vous répète que vous ne devez le raconter à personne en dehors de la maison, car si quelqu’un dans le monde entendait ces choses, il en rirait. Je vous le raconte pour vous divertir. Racontez-le entre vous aussi longtemps que vous le voudrez, mais j’entends que vous ne leur donniez pas d’autre importance que celle qu’il convient d’accorder à un rêve. Une autre chose que je veux vous dire, c’est que personne ne doit venir m’interroger pour savoir s’il était là ou non, qui était ou n’était pas là, ce qu’il a fait ou n’a pas fait, si vous étiez parmi le petit nombre ou parmi le grand nombre, où vous vous trouviez, etc. Ce serait comme renouveler la musique de cet hiver. Pour certains d’entre vous cela pourrait être plus néfaste qu’utile, et je ne veux pas troubler les consciences.
            Je vous dis seulement que si le rêve n’avait pas été un rêve, mais une réalité, et que nous devions vraiment mourir, alors parmi tous les jeunes qui sont ici, si nous devions nous frayer un chemin vers le paradis, très peu y arriveraient : sur sept ou huit cents ou plus, peut-être seulement trois ou quatre y parviendraient. Mais ne vous troublez pas, je vais vous expliquer cette affirmation hasardeuse. Je dis qu’il n’y en aurait que trois ou quatre qui s’envoleraient vers le paradis sans passer un temps dans les flammes du purgatoire. Un tel n’y resterait peut-être qu’une minute, d’autres peut-être un jour, d’autres des jours et des semaines, mais presque tous devraient y passer au moins un peu de temps. Voulez-vous savoir comment éviter le purgatoire ? Essayez d’acquérir autant d’indulgences que vous pouvez. Si vous faites les pratiques auxquelles elles sont attachées, avec de bonnes dispositions, si vous obtenez une indulgence plénière, vous vous envolerez directement au paradis.

            Don Bosco ne donna aucune explication personnelle et pratique de ce rêve à chacun des élèves, et très peu sur les diverses significations des spectacles qu’il avait vus. Et ce n’était pas chose facile. Il s’agissait, comme nous essaierons de le montrer plus loin, d’idées en forme d’images multiples qui se succédaient et semblaient simultanées. Elles représentaient diverses réalités : l’Oratoire au présent et dans l’avenir, avec tous les jeunes qui se trouvaient actuellement dans la maison et ceux qui viendraient par la suite, avec leur portrait moral et leur destin futur ; la Pieuse Société Salésienne avec sa croissance, ses vicissitudes et son destin ; l’Eglise Catholique avec les persécutions préparées par ses ennemis et les triomphes qu’elle ne manquerait pas de connaître, ainsi que d’autres faits généraux ou particuliers.
            Étant donné l’ampleur, l’entrecroisement et la confusion des images, Don Bosco ne pouvait pas, ne savait pas comment exposer entièrement ce qui s’était déroulé si vivement dans son imagination. D’autre part, il convenait de passer sous silence beaucoup de choses, c’était même un devoir de les taire ou de ne les révéler qu’à des personnes prudentes pour qui un tel secret pouvait être un réconfort ou un avertissement.
            En racontant aux jeunes certains rêves dont nous aurons le temps de parler, il choisissait ce qui pouvait leur être le plus utile, comme c’était l’intention de celui qui inspirait ces mystérieuses révélations. De temps en temps, cependant, à cause de l’impression profonde qu’il avait ressentie, et aussi à cause de l’étude du choix, Don Bosco mentionnait confusément et en passant d’autres faits, ou choses, ou idées parfois je dirais incohérentes et étrangères à son récit, mais qui révélaient que ce qu’il taisait devait être beaucoup plus que ce qu’il disait.
            C’est ainsi qu’il avait commencé à faire ces jours-ci, en décrivant sa magnifique promenade, et nous allons essayer de l’expliquer brièvement, soit en nous servant de certaines paroles de Don Bosco, soit avec nos propres réflexions, que nous laissons à l’appréciation des lecteurs. Voici donc ce que nous pourrions dire :
            1° La colline que Don Bosco rencontre au début de son voyage semble être l’Oratoire. Sur elle s’étend la riante végétation d’une splendide jeunesse. On n’y voit pas de grands fûts de vieux arbres. En toute saison, on y cueille des fleurs et des fruits, comme cela est ou doit être à l’Oratoire. Comme toute l’œuvre de Don Bosco, celle-ci est soutenue par la charité, dont l’Ecclésiastique dit, au chapitre XI, qu’elle est comme un jardin béni de Dieu qui donne des fruits précieux, des fruits d’immortalité, semblable au paradis terrestre où se trouvait, parmi autres, l’arbre de vie.
            2° Celui qui gravissait la montagne doit être cet homme béni décrit dans le psaume 83, dont la force est toute dans le Seigneur. C’est lui qui, dans cette terre, vallée de larmes, ascensiones in corde suo disposuit (décide dans son cœur le saint voyage, Ps 83,6), décidé à monter continuellement pour atteindre le tabernacle du Très-Haut, c’est-à-dire le ciel. Et avec lui beaucoup d’autres. Et le législateur Jésus-Christ les bénira, les comblera de grâces célestes, et ils iront de vertu en vertu et arriveront à voir Dieu dans la bienheureuse Sion, et ils seront éternellement heureux.
            3° Les lacs semblent être un résumé de l’histoire de l’Église. Les innombrables membres brisés sur les rives sont ceux des infidèles persécuteurs, des hérétiques, des schismatiques et des chrétiens rebelles. Certains mots du rêve révèlent comment Don Bosco a vu les événements présents et futurs. « À certaines personnes et en privé, nous dit la chronique, il parla de cette vallée vide au-delà du lac de sang et dit :
            – Cette vallée doit se remplir principalement du sang des prêtres et il se peut que cela arrive très bientôt.
            Ces jours-ci, poursuit la chronique, Don Bosco est allé rendre visite au cardinal De Angelis. Son Éminence lui dit :
            – Racontez-moi quelque chose de réjouissant.
            – Je vais vous raconter un rêve.
            – Bien volontiers.
            Don Bosco commença à lui raconter ce que nous avons décrit plus haut, mais avec plus de détails et de réflexions. Mais lorsqu’il parla du lac de sang, le Cardinal devint sérieux et mélancolique. Alors Don Bosco interrompit son récit en disant :
            – Je m’arrête.
            – Continuez ! lui dit le cardinal.
            – Cela suffit, conclut Don Bosco avant de passer à des faits plus agréables.
            4° La scène représentant le passage étroit entre deux rochers, le petit pont de bois (qui était la croix de Jésus-Christ), la sécurité du passage chez ceux qui sont soutenus par la foi, le danger de tomber en avançant sans une bonne intention, les obstacles de toutes sortes pour arriver là où le chemin devient facile, tout cela, si nous ne nous trompons pas, nous oriente vers le thème de la vocation religieuse. Ceux qui se tenaient sur la place devaient être des jeunes appelés par Dieu à le servir dans la Pieuse Société. De fait, on voit que ceux qui attendaient d’entrer dans cette voie qui mène au paradis étaient satisfaits, heureux et se divertissaient. Ces caractéristiques correspondent, au moins en grande partie, à tous ceux qui n’étaient pas des adultes. Ajoutons qu’en gravissant cette montagne, une partie s’était arrêtée, une autre revenait en arrière. Ne serait-ce pas là le signe d’un refroidissement dans la poursuite de la vocation ? Don Bosco donna à cette partie du rêve un sens qui pouvait indirectement faire allusion à la vocation, mais il ne jugea pas bon d’en parler.
            5° Sur le flanc de la montagne, juste après les obstacles d’en bas, Don Bosco avait vu des gens souffrir. “Certains l’interrogèrent en privé, écrit Don Bonetti, et il répondit :
            – Ce lieu, c’est le purgatoire. Si j’avais un sermon à faire sur ce sujet, je ne ferais que décrire ce que j’ai vu. Ce sont des choses qui font peur. Je dirais seulement que, parmi les différentes sortes de supplices, j’ai vu ceux qui étaient sous un pressoir, d’où on voyait sortir leurs mains, leurs pieds, leurs têtes ; leurs yeux sortaient de leurs orbites. Ils étaient affaissés, écrasés, et mettaient une horreur indescriptible dans le cœur de ceux qui les regardaient”.

            Ajoutons une dernière observation importante, qui vaut pour ce rêve et pour les nombreux autres que nous décrirons par la suite. Dans ces rêves ou visions, si on veut les appeler ainsi, il y a un personnage mystérieux qui entre presque toujours en scène pour servir de guide et d’interprète à Don Bosco. De qui s’agit-il ? Voilà la partie la plus surprenante et la plus belle de ces rêves. En les racontant, Don Bosco en conservait le secret dans son cœur.
(MB VI, 864-882)




La foi, notre bouclier et notre victoire (1876)

« Quand je me suis consacré à cette partie du ministère sacré, j’ai eu l’intention de consacrer tous mes efforts à la plus grande gloire de Dieu et au bénéfice des âmes ; j’ai eu l’intention de m’efforcer de faire de bons citoyens sur cette terre, afin qu’ils soient un jour dignes habitants du ciel. Que Dieu m’aide à pouvoir continuer ainsi jusqu’au dernier souffle de ma vie. » Don Bosco

            Les jeunes, et pas seulement eux, attendaient avec impatience le récit du rêve. Don Bosco tint sa promesse, mais avec un jour de retard, au cours du mot du soir du 30 juin, solennité de la Fête-Dieu. Il commença ainsi : « Je suis content de vous voir. Oh ! combien de visages angéliques j’ai devant moi et tous tournés vers moi (rire général). Je pensais qu’en vous racontant ce rêve, je vous ferais peur ! Si j’avais un visage angélique, je pourrais vous dire : regardez-moi ! Et alors toutes vos craintes seraient dissipées. Mais malheureusement, je ne suis que poussière, tout comme vous. Mais nous sommes l’œuvre de Dieu et je peux dire avec saint Paul que vous êtes gaudium meum et corona mea : vous êtes ma consolation et ma couronne. Mais ne vous étonnez pas si, dans la couronne, il y a un Gloria Patri un peu rugueux. Mais venons-en au rêve. Je ne voulais pas vous le raconter, de peur de vous effrayer, mais je me suis dit : un père ne doit rien cacher à ses enfants, d’autant plus s’ils s’intéressent à ce qu’il sait et qu’ils doivent savoir ce que leur père sait et fait. Je suis donc résolu à vous le raconter dans tous ses détails, mais je vous prie de ne lui accorder que l’importance que l’on donne à un rêve ; que chacun prenne la part qui lui plaît le mieux et qui lui est la plus salutaire. Sachez donc que le rêve se fait pendant le sommeil (rire général). Mais sachez aussi que je n’ai pas fait ce rêve maintenant ; je l’ai fait il y a quinze jours, juste au moment où vous terminiez votre retraite. Depuis longtemps, je priais le Seigneur de me faire connaître l’état de l’âme de mes enfants et ce que l’on pouvait faire pour qu’ils progressent davantage dans la vertu et pour extirper certains vices de leur cœur. C’est de cela que j’étais préoccupé, surtout pendant ces exercices spirituels. Grâce à Dieu, ces exercices se sont très bien déroulés, tant pour les étudiants que pour les apprentis. Mais le Seigneur ne s’est pas arrêté là dans ses miséricordes ; il a voulu me faire la grâce de pouvoir lire dans les consciences des jeunes comme dans un livre ; et ce qui est plus admirable, je voyais non seulement l’état présent de chacun, mais les choses qui arriveraient à chacun dans l’avenir. Et cela, d’une manière également extraordinaire pour moi, car il ne m’était jamais arrivé de voir tellement bien, aussi clairement et sans voile, dans les choses futures et dans les consciences des jeunes. C’était la première fois. J’avais aussi beaucoup prié la Sainte Vierge pour qu’elle m’accorde la grâce qu’aucun de vous n’ait le démon dans son cœur, et j’espère que cela m’a aussi été accordé, car j’ai des raisons de croire que vous m’avez tous entièrement ouvert votre conscience. Avec ces pensées, et en priant le Seigneur de me faire connaître ce qui pourrait profiter ou nuire à la santé des âmes de mes chers jeunes, je me suis couché, et voici que j’ai commencé à faire le rêve que je vais vous raconter ici.
            Le préambule commence par un sentiment habituel de profonde humilité ; mais cette fois il se termine par une affirmation de nature à exclure tout doute sur le caractère surnaturel du phénomène.
            Le rêve pourrait s’intituler ainsi : La foi, notre bouclier et notre victoire.

            Il me semblait que j’étais à l’Oratoire avec mes jeunes, qui forment ma gloire et ma couronne. C’était le soir, au crépuscule. Je voyais encore, mais moins bien. En sortant ici du préau, je me dirigeais vers la loge du portier ; mais un nombre immense de jeunes m’entouraient, comme vous avez l’habitude de le faire, parce que nous sommes des amis. Les uns étaient venus pour me saluer, les autres pour me dire quelque chose. J’adressais un mot à celui-ci, un mot à celui-là. J’arrivais ainsi lentement au milieu de la cour, quand j’entendis des aïe ! aïe ! lugubres et prolongés, et un grand bruit, mêlé à des cris aigus de jeunes et à des hurlements féroces, qui venaient du côté de la loge du portier. En entendant ce vacarme inhabituel, les élèves allèrent voir ; mais bientôt, avec les apprentis effrayés, je les vis s’enfuir précipitamment, en criant et en courant vers nous. Beaucoup d’apprentis étaient passés par la porte au fond de la cour.
            Mais comme les cris devenaient de plus en plus forts, avec des accents de douleur et de désespoir, j’ai demandé avec anxiété à tout le monde ce qui s’était passé, et j’ai essayé d’avancer pour apporter de l’aide là où elle était nécessaire. Mais les jeunes qui m’entouraient m’ont retenu. Alors j’ai dit :
            – Mais laissez-moi aller voir ce qui vous fait si peur.
            – Non, non, pour l’amour du ciel, me dirent-ils tous, n’avancez pas, revenez, revenez, il y a un monstre qui va vous dévorer, fuyez, fuyez avec nous, n’y allez pas.
            Cependant, je voulus voir ce qu’il y avait là, et me dégageant des jeunes, j’avançai un peu dans la cour des apprentis, tandis que tous les jeunes criaient :
            -Voyez, voyez !
            – Qu’est-ce qu’il y a là ?
            – Voyez là-bas au fond !
            Je me suis tourné de ce côté et j’ai vu un monstre qui m’a d’abord semblé être un lion gigantesque, comme il n’en existe certainement pas sur la terre. Je l’ai regardé attentivement. Il était hideux, il avait presque l’apparence d’un ours, mais plus féroce et plus hideux. La partie arrière, proportionnellement aux autres membres, était plutôt petite, mais les épaules avant étaient très larges, ainsi que le ventre. Sa tête était énorme, et sa bouche si grande et si ouverte qu’elle semblait faite pour dévorer les gens d’une seule bouchée. De cette bouche sortaient deux grandes dents très longues et acérées, semblables à des épées tranchantes.
            Je me retirai rapidement au milieu des jeunes, qui me demandaient conseil avec anxiété ; mais je n’étais pas exempt de peur et je me trouvais un peu embarrassé. Je répondis néanmoins :
            – Je voudrais pouvoir vous dire ce que vous avez à faire, mais je ne le sais pas moi-même. En attendant, rassemblons-nous sous le préau.
            En disant cela, l’ours entra dans la seconde cour. Il s’avançait vers nous à pas graves et lents, comme quelqu’un qui est sûr de la proie qu’il veut prendre. Nous reculâmes, épouvantés, jusqu’à ce que nous nous retrouvions ici, sous le préau. Les jeunes s’étaient groupés autour de moi. Tous les yeux étaient fixés sur moi :
            – Don Bosco, que devons-nous faire ? – me disaient-ils. Et moi aussi, je regardais les jeunes, mais en silence, sans savoir de quel côté me tourner. Finalement, je me suis exclamé :
            – Tournons-nous vers le fond du préau, vers l’image de la Vierge, agenouillons-nous, prions-la avec ferveur, avec plus de dévotion que d’habitude, pour qu’elle nous dise ce que nous devons faire en ce moment, qu’elle nous fasse savoir qui est ce monstre, qu’elle vienne à notre secours et qu’elle nous libère. S’il s’agit d’un animal féroce, nous essaierons de le tuer d’une manière ou d’une autre ; s’il s’agit d’un démon, Marie nous viendra en aide. Ne craignez rien ! Notre Mère du Ciel pourvoira à notre salut !
            Pendant ce temps, l’ours continuait à s’approcher lentement et rampait presque sur le sol pour prendre de l’élan et bondir.
            Nous nous sommes agenouillés et avons commencé à prier. Quelques minutes de grande consternation se sont écoulées. La bête s’était approchée si près qu’elle aurait pu s’abattre sur nous d’un seul élan. Puis, je ne sais ni quand ni comment, nous nous sommes soudain vus transportés par-dessus le mur et nous nous sommes retrouvés dans le réfectoire des abbés.
            Au milieu du réfectoire, nous pouvions voir la Vierge, qui ressemblait, je ne sais pas, à la statue ici sous le préau, ou à celle du réfectoire, ou à celle sur le dôme, ou à celle dans l’église. Mais quoi qu’il en soit, le fait est qu’elle était toute rayonnante de la plus vive lumière et qu’elle éclairait tout le réfectoire, qui s’était agrandi et surélevé au centuple, comme un soleil au milieu de l’après-midi. Elle était entourée de bienheureux et d’anges, de sorte que la pièce ressemblait à un paradis. Ses lèvres bougeaient comme si elle voulait parler, nous dire quelque chose.
            Nous étions extraordinairement nombreux dans ce réfectoire. Dans nos cœurs, la peur fit place à l’étonnement. Les yeux de tous étaient fixés sur la Vierge qui, d’une voix très douce, nous rassurait.
            – Ne craignez pas, dit-elle ; ayez la foi ; ce n’est qu’une épreuve que mon divin Fils veut vous faire faire.
            Je regardai ensuite attentivement les personnages rayonnants de gloire qui entouraient la Sainte Vierge, et je reconnus Don Alasonatti, Don Ruffino, un certain Michel, un Frère des Écoles chrétiennes (Romano, directeur de la maison du noviciat des Frères à Turin), que certains d’entre vous ont peut-être connu, et mon frère Joseph, ainsi que d’autres qui étaient autrefois dans notre Oratoire, appartenant à la Congrégation et qui sont maintenant au paradis. Avec eux, j’en ai vu d’autres qui sont encore en vie.

***

            Et voici que l’un de ceux qui formaient la cour de la Vierge dit à haute voix : « Surgamus » (levons-nous).
            Nous étions debout et nous ne savions pas ce que cela signifiait, et nous avons dit : – Mais comment surgamus ? Si nous sommes déjà tous debout ! Surgamus ! répéta la même voix plus fort. Les jeunes, immobiles et étonnés, s’étaient tournés vers moi, attendant de moi un signe, et ils ne savaient que faire. Je me suis tourné vers l’endroit d’où venait la voix et j’ai dit :
            – Comment cela ? Que signifie surgamus, alors que nous sommes déjà tous debout ?
            Et la voix m’a répondu avec plus de force : Surgamus ! Je ne comprenais pas ce commandement.
            Alors un de ceux qui étaient avec la Sainte Vierge s’adressa à moi, debout sur une table pour dominer toute la multitude, et il se mit à dire d’une voix d’une force admirable, tandis que les jeunes écoutaient attentivement :
            – Mais toi qui es prêtre, tu devrais comprendre ce surgamus ! Quand tu célèbres la Sainte Messe, est-ce que tu ne dis pas chaque jour sursum corda (élevons notre cœur) ? Comprends-tu par là qu’il faut s’élever matériellement, ou élever les affections du cœur vers le ciel, vers Dieu ?
            Alors j’ai crié aux jeunes :
            – Allons, debout, mes enfants, ravivons, fortifions notre foi, élevons nos cœurs vers Dieu, faisons un acte d’amour et de repentir, faisons un effort de volonté pour prier avec une vive ferveur, faisons confiance à Dieu. J’ai fait un signe et nous nous sommes tous agenouillés.
            Un peu plus tard, alors que nous priions à voix basse avec confiance, une voix s’est à nouveau fait entendre : Surgite (levez-vous) ! Nous nous sommes tous levés et nous nous sommes sentis soulevés du sol par une force surnaturelle, et nous sommes montés. Je ne saurais dire à quelle hauteur, mais je sais que nous étions tous très haut. Je ne saurais pas dire non plus sur quoi nos pieds reposaient. Je me souviens m’être accroché au cadre ou au parapet d’une fenêtre. Tous les jeunes ont ensuite escaladé les fenêtres et les portes. Les uns s’accrochaient de-ci, les autres de-là, certains à des barres de fer, d’autres à des clous solides, d’autres encore à la charpente de la voûte. Nous étions tous soulevés dans les airs et je m’étonnais que nous ne tombions pas à terre.
            Et voici que le monstre que nous avions vu dans la cour entra dans la salle, suivi d’un nombre incalculable de bêtes de diverses espèces, mais toutes féroces. Elles couraient çà et là à travers le réfectoire en poussant des hurlements horribles, elles semblaient avides de combattre, elles paraissaient à tout moment sur le point de se jeter sur nous. Mais elles ne faisaient pas encore mine de nous attaquer. Cependant, elles nous regardaient en levant le museau, les yeux injectés de sang. Nous les observions d’en haut, et je me tenais fermement à cette fenêtre. – « Si je tombais, me disais-je, quel horrible supplice ils feraient de ma personne ! »

***

            Pendant que nous étions dans cette étrange position, une voix sortit de la Madone, chantant les paroles de saint Paul : Sumite ergo scutum fidei inexpugnabile (Prenez donc le bouclier invincible de la foi). C’était un chant si harmonieux, si uni, d’une mélodie si sublime, que nous étions comme en extase. Nous entendions toutes les notes, de la plus grave à la plus aiguë, et nous avions l’impression que cent voix chantaient à l’unisson.
            Nous écoutions ce chant du paradis, lorsque nous avons vu partir du côté de la Vierge un grand nombre de beaux jeunes gens, munis d’ailes et venant du ciel. Ils se sont approchés de nous avec des boucliers à la main et en ont placé un sur le cœur de chacun de nos jeunes. Tous ces boucliers étaient grands, beaux, resplendissants. Ils reflétaient la lumière de la Sainte Vierge et ressemblaient à quelque chose de céleste. Chaque bouclier semblait fait de fer au milieu, puis d’un grand cercle de diamant, et enfin, au bord, d’un cercle d’or très pur. Ce bouclier représentait la foi. Lorsque nous fûmes tous ainsi armés, ceux qui entouraient la Sainte Vierge chantèrent en duo et avec une si belle harmonie que je ne sais quels mots pourraient exprimer une telle douceur. C’était tout ce qu’on peut imaginer de plus beau, de plus suave, de plus mélodieux.
            Pendant que je contemplais ce spectacle et que j’étais absorbé par cette musique, je fus secoué par une voix puissante qui criait : Ad pugnam (Au combat) ! Toutes ces bêtes se mirent à s’agiter furieusement.
            D’un coup, nous sommes tous tombés debout sur le sol, et chacun de nous s’est mis à combattre les bêtes, protégé par le bouclier divin. Je ne saurais dire si nous avons combattu dans le réfectoire ou dans la cour. Le chœur céleste continuait ses harmonies. Les monstres nous lançaient des boules de plomb, tandis que des lances, des foudres et autres projectiles de toutes sortes sortaient de leurs mâchoires avec des vapeurs. Mais ces armes ne nous atteignaient pas ou frappaient nos boucliers et rebondissaient. Les ennemis, eux, voulaient blesser et tuer et se précipitaient à l’assaut, mais ils ne pouvaient nous infliger aucune blessure ; tous leurs coups frappaient impétueusement ces boucliers, ils s’y brisaient les dents et s’enfuyaient. Par vagues successives, ces masses de bêtes redoutables se suivaient les unes les autres, mais elles connurent toutes le même sort.
            La lutte fut longue. Enfin, la voix de la Vierge se fit entendre : Haec est victoria vestra, quae vincit mundum, fides vestra (Voici la victoire qui a vaincu le monde : votre foi, 1 Jn 5,4).
            À cette voix, cette multitude de bêtes effrayées s’enfuit précipitamment et disparut. Nous sommes restés libres, en sécurité, victorieux dans cette immense salle du réfectoire, toujours illuminée par la lumière éclatante de la Vierge.
            Alors j’ai regardé attentivement ceux qui portaient ce bouclier. Ils étaient des milliers. J’ai vu, entre autres, Don Alasonatti, Don Ruffino, mon frère Joseph et le Frère des Écoles Chrétiennes qui avait combattu avec nous.
            Mais les yeux de tous les jeunes ne pouvaient se détacher de la Sainte Vierge. Elle entonnait un cantique d’action de grâce qui suscita en nous une joie nouvelle et une extase indescriptible. Je ne sais pas si l’on peut entendre au ciel un cantique aussi beau.

***

            Mais notre joie fut soudain troublée par des cris déchirants et des gémissements mêlés à des hurlements féroces. Il semblait que nos jeunes étaient déchirés par ces bêtes qui s’étaient échappées de ce lieu quelques instants plus tôt. J’ai immédiatement voulu sortir pour voir ce qui se passait et porter secours à mes enfants, mais je n’ai pas pu sortir, car à la porte se trouvaient les jeunes qui me retenaient et ne voulaient à aucun prix que je sorte. J’ai fait tous les efforts possibles pour me libérer et je leur ai dit :
            – Mais laissez-moi aller aider ceux qui crient. Je veux voir mes jeunes et si on leur fait du mal ou si on les tue, je veux mourir avec eux. Je veux y aller, même au prix de ma vie. Et m’arrachant à leurs mains, je suis allé sous le portique. Oh ! quel misérable spectacle ! La cour était jonchée de morts, de moribonds et de blessés.
            Épouvantés, les jeunes cherchaient à fuir d’un côté et de l’autre, poursuivis par tous ces monstres qui se précipitaient sur eux, enfonçaient leurs dents dans les membres et les déchiraient. À tout moment il y avait des jeunes qui tombaient et expiraient en poussant des cris de douleur.
            Mais celui qui faisait le plus grand carnage était cet ours qui était apparu le premier dans la cour des apprentis. Avec ses deux dents en forme d’épée, il transperçait la poitrine des jeunes de droite à gauche et de gauche à droite, et ceux qui avaient une double blessure au cœur tombaient morts misérablement.
            Je me mis résolument à crier :
            – Courage, mes chers jeunes !
            Beaucoup de jeunes gens se réfugièrent près de moi. Mais l’ours, en me voyant, se précipita sur moi. Prenant courage, je fis quelques pas vers lui. Pendant ce temps, quelques jeunes parmi ceux qui étaient dans le réfectoire et qui avaient déjà vaincu les bêtes, vinrent sur le seuil et se joignirent à moi. Ce prince des démons s’avança contre moi et contre eux, mais il ne put nous blesser, car nous étions défendus par les boucliers. Il ne put même pas nous toucher, car en les voyant, il reculait effrayé et avec une sorte de révérence. Puis, regardant fixement ses longues dents en forme d’épée, je lus deux mots écrits en grosses lettres. Sur l’une était écrit Otium, et sur l’autre Gula.
            Stupéfait, je me suis dit : Est-il possible que dans notre maison, où tout le monde est si occupé, où il y a tant à faire qu’on ne sait même pas où mettre la tête pour venir à bout de nos occupations, il y ait des gens qui pèchent par oisiveté ? Et quant aux jeunes, il me semble qu’ils travaillent, qu’ils étudient à temps et à contretemps, et que dans les loisirs ils ne perdent pas de temps. – Et je ne pouvais m’en donner la raison.
            Mais on m’a répondu :
            – Pourtant, on perd des tas de demi-heures !
            – Et la gourmandise alors ? continuai-je ; parmi nous, il semble que même si nous le voulions, nous ne pourrions pas commettre beaucoup de péchés de gourmandise. Nous n’avons pas l’occasion d’être intempérants. La nourriture n’est pas recherchée et les boissons non plus. On donne à peine ce qui est nécessaire. Comment donc l’intempérance peut-elle se produire et conduire à l’enfer ?
            De nouveau on me répondit :
            – Ô prêtre ! Tu penses que tu as de grandes connaissances morales et que tu as déjà beaucoup d’expérience, mais en cela tu ne sais rien, tu es nouveau. Ne sais-tu pas que l’on peut commettre une gourmandise, une intempérance, même en buvant de l’eau ?
            Non content de cela, je voulais une explication plus claire, et comme le réfectoire était encore éclairé par la Vierge, je suis allé tout triste vers le Frère Michel pour lui demander d’éclaircir mon doute. Michael me répondit :
            – Eh ! mon cher ami, dans ce domaine tu es encore novice. Je vais t’expliquer ce que tu demandes.
            En ce qui concerne la gourmandise, sache que l’on peut pécher par intempérance, quand on mange ou boit plus qu’il n’est nécessaire à table. On commet l’intempérance en dormant ou quand on fait quoi que ce soit pour le corps qui dépasse le besoin, qui n’est pas nécessaire. En ce qui concerne l’oisiveté, sache qu’on entend par là non seulement le fait de ne pas travailler et d’occuper ou non son temps libre à se divertir, mais aussi le fait de laisser libre cours à son imagination en pensant à des choses dangereuses. Il y a aussi oisiveté lorsque, en étudiant, on s’amuse au détriment des autres, lorsqu’on perd certaines heures en lectures frivoles, ou que l’on reste inerte sans s’occuper d’autrui, en se laissant gagner par un moment de paresse, et surtout lorsque, à l’église, on ne prie pas et que l’on s’ennuie des choses de la piété. L’oisiveté est le père, la source, la cause de beaucoup de mauvaises tentations et de tous les maux. Quant à toi, qui es le directeur de ces jeunes, tu dois veiller à éloigner d’eux ces deux péchés, en essayant de raviver en eux la foi. Si tu peux amener tes jeunes à être tempérants dans les petites choses que j’ai dites, ils vaincront toujours le diable et, avec la tempérance, leur viendront l’humilité, la chasteté et les autres vertus. Et s’ils occupent bien leur temps, ils ne tomberont jamais dans les tentations de l’ennemi infernal et vivront et mourront comme des saints chrétiens.

***

            En entendant ces choses, je l’ai remercié pour cette belle instruction, et ensuite, pour vérifier si ce que je voyais était la réalité ou un simple rêve, j’ai essayé de toucher sa main, mais je n’ai pas pu la serrer. J’essayai de la serrer une deuxième fois, puis une troisième, mais en vain : je ne serrais que de l’air. Pourtant, je voyais toutes ces personnes, elles parlaient, elles semblaient vivantes. Je me suis approché de Don Alasonatti, de Don Ruffino, de mon frère, mais je n’ai pas pu leur serrer la main.
            J’étais hors de moi et je m’écriai :
            – Mais tout ce que je vois est vrai ou non ? N’ont-ils pas l’air d’être des personnes ? Ne les ai-je pas entendus parler ?
            Le Frère Michel me répondit :
            – Tu devrais savoir, car tu l’as étudié, que tant que l’âme n’est pas réunie au corps, il est inutile d’essayer de me toucher. Tu ne peux pas toucher les purs esprits. C’est seulement pour être vus par les mortels que nous devons reprendre notre figure. Mais lorsque nous ressusciterons tous au Jugement, nous reprendrons nos corps immortels et spiritualisés.
            J’ai alors voulu m’approcher de la Sainte Vierge, qui semblait avoir quelque chose à me dire. J’étais presque près d’elle, lorsqu’un nouveau bruit et de nouveaux cris stridents me parvinrent à l’oreille. Je voulus aussitôt quitter le réfectoire pour la seconde fois, mais en sortant, je me suis réveillé.

            À la fin de son récit, Don Bosco ajouta les observations et les recommandations suivantes : « Quoi qu’il en soit de ce rêve tissé de fils si variés, le fait est qu’on y répète et explique les paroles de saint Paul. Mais l’abattement et la prostration de mes forces provoqués par ce rêve furent tels que je priai le Seigneur de ne plus permettre qu’un tel rêve se présente de nouveau à mon esprit. Mais voici que la nuit suivante, j’ai eu de nouveau le même rêve, avec la fin que je n’avais pas vue la nuit précédente. Je bougeai et criai tellement que Don Berto entendit le bruit et vint au matin me demander pourquoi j’avais crié et si j’avais passé la nuit sans dormir. Ces rêves m’ont fatigué beaucoup plus que si j’avais passé toute la nuit à veiller et à écrire. Comme vous le voyez, il s’agit d’un rêve, et je ne souhaite pas lui donner une quelconque autorité, mais seulement y voir un rêve, sans aller plus loin. Je ne voudrais qu’on écrive sur lui dans notre maison, ou ici, ou là, pour que les gens du dehors, qui ne connaissent pas l’Oratoire, ne disent pas, comme ils l’ont déjà dit, que Don Bosco fait vivre ses jeunes avec des songes. Mais de cela je ne me soucie guère, qu’ils disent ce qu’ils veulent. Mais que chacun tire du rêve ce qui vaut pour lui. Pour l’instant, je ne vous donne pas d’explications, car il est facile à comprendre pour tous. Ce que je vous recommande vivement, c’est de raviver votre foi, en la préservant surtout au moyen de la tempérance et en fuyant l’oisiveté. Soyez les ennemis de ces deux choses, et soyez les amis de l’autre. Je reviendrai sur ce sujet dans d’autres soirées. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit ».
(MB XII, 348-356)




Cinquième rêve missionnaire : Pékin (1886)

            Dans la nuit du 9 au 10 avril, Don Bosco fit un nouveau rêve missionnaire, qu’il raconta à Don Rua, à Don Branda et à Viglietti, d’une voix parfois entrecoupée de sanglots. Viglietti l’écrivit immédiatement après et, sur son ordre, en envoya une copie à Don Lemoyne, afin qu’il soit lu par tous les supérieurs de l’Oratoire et qu’il serve d’encouragement général. « Mais ceci, avertit le secrétaire, n’est que l’esquisse d’une magnifique et très longue vision ». Le texte que nous publions est celui de Viglietti, mais légèrement retouché par Don Lemoyne dans la forme pour en rendre la diction plus correcte.

            Don Bosco se trouvait dans les environs de Castelnuovo, sur la colline appelée Bricco del Pino, près de la vallée de Sbarnau. De là-haut, il dirigea son regard de tous côtés, mais il ne vit qu’un fourré dense, dispersé partout, et même couvert d’une quantité innombrable de petits champignons.
            – Mais ceci, disait Don Bosco, c’est bien le comté de Giuseppe Rossi (en plaisantant Don Bosco avait créé le coadjuteur Rossi comte de cette terre) : il devrait bien y être !
            Et en effet, au bout d’un certain temps, il aperçut Rossi qui, du haut d’une colline lointaine, regardait les vallées en contrebas. Don Bosco l’appela, mais il ne lui répondit que par un regard comme quelqu’un qui est pensif.
            En se tournant de l’autre côté, Don Bosco vit aussi Don Rua au loin qui, comme Rossi, se tenait sérieux comme pour se reposer en toute tranquillité.
            Don Bosco les appela tous les deux, mais ils restaient silencieux, ne répondant même pas par un signe.
            Il descendit alors de ce monticule et arriva sur un autre, d’où il apercevait une forêt, mais cultivée et sillonnée de routes et de sentiers. De là, il tourna son regard tout autour, il le dirigea jusqu’au fond de l’horizon, mais, avant son œil, son oreille fut frappée par le tapage d’une foule innombrable d’enfants.
            Il avait beau chercher d’où venait le bruit, il ne voyait rien. Puis le tapage fut suivi d’un cri comme à l’arrivée d’une catastrophe. Enfin, il vit un nombre immense de jeunes qui couraient autour de lui en disant : 
            – Nous t’avons attendu, nous avons attendu si longtemps, mais enfin tu es là, tu es parmi nous et tu ne nous échapperas pas !
            Don Bosco ne comprenait rien et se demandait ce que ces enfants lui voulaient. Mais tandis qu’il restait comme étonné au milieu d’eux à les contempler, il vit un énorme troupeau d’agneaux conduit par une bergère qui, après avoir séparé les jeunes et les brebis, et mis les uns d’un côté et les autres de l’autre, s’arrêta à côté de Don Bosco et lui dit
            – Vois-tu ce que tu as devant toi ?
            – Oui, je le vois bien, répondit Don Bosco.
            – Eh bien, te souviens-tu du rêve que tu as fait à l’âge de dix ans ?
            – Oh, j’ai beaucoup de mal à m’en souvenir ! Mon esprit est fatigué, je ne me souviens plus bien.
            – Eh bien, penses-y et tu t’en souviendras.
            Alors, elle fit venir les jeunes vers Don Bosco et lui dit :
            – Regarde maintenant de ce côté, dirige ton regard, toi et vous tous, et lisez ce qui est écrit…. Eh bien, que vois-tu ?
            – Je vois des montagnes, puis la mer, puis des collines, puis à nouveau des montagnes et des mers.
            – Je lis, dit un petit garçon, Valparaiso.
            – Et moi, dit un autre, je lis Santiago.
            – Moi, reprit un troisième, je lis les deux.
            – Eh bien, continua la bergère, pars de ce point et tu auras une idée de ce que les Salésiens devront faire à l’avenir. Tourne-toi maintenant de l’autre côté, trace une ligne visuelle et regarde.
            – Je vois des montagnes, des collines et des mers !…
            Les jeunes aiguisèrent leur regard et s’exclamèrent en chœur :
            – Nous lisons Pékin.
            Don Bosco vit alors une grande ville. Elle était traversée par un large fleuve sur lequel étaient jetés plusieurs grands ponts.
            – Eh bien, dit la jeune demoiselle qui semblait être leur maîtresse, trace maintenant une seule ligne d’une extrémité à l’autre, depuis Pékin jusqu’à Santiago, fais-en un centre au milieu de l’Afrique et tu auras une idée exacte de ce que les Salésiens doivent faire.
            – Mais comment faire tout cela ? s’exclama Don Bosco. Les distances sont immenses, les lieux difficiles et les Salésiens peu nombreux.
            – Ne t’inquiète pas. Ce sont tes fils, les fils de tes fils et leurs fils qui le feront ; mais tenez ferme dans l’observance des Règles et dans l’esprit de la Pieuse Société.
            – Mais où trouver tant de monde ?
            – Viens ici et regarde. Vois-tu là cinquante missionnaires prêts à intervenir ? Plus loin, tu en vois d’autres et encore d’autres ? Trace une ligne depuis Santiago jusqu’au centre de l’Afrique. Que vois-tu ?
            – Je vois dix centres de stations.
            – Eh bien, ces centres que tu vois formeront des centres d’études et des noviciats et donneront une multitude de Missionnaires pour subvenir aux besoins de ces contrées. Et maintenant, tourne-toi de l’autre côté. Ici tu vois dix autres centres, depuis le centre de l’Afrique jusqu’à Pékin. Ces centres fourniront également des Missionnaires à toutes ces autres contrées. Là il y a Hong-Kong, Calcutta, et plus loin Madagascar. Ceux-ci et d’autres encore auront des maisons, des études et des noviciats.
            Don Bosco écoutait en regardant et en observant, puis il dit :
            – Et où trouver tant de monde, et comment envoyer des missionnaires dans ces lieux ? Il y a là des sauvages qui se nourrissent de chair humaine, il y a là des hérétiques, il y a là des persécuteurs, comment faire ?
            – Écoute, répondit la bergère, mets-y de la bonne volonté. Il n’y a qu’une seule chose à faire : recommander à mes fils de cultiver constamment la vertu de Marie.
            – Eh bien, oui, je crois avoir compris. Je prêcherai tes paroles à tous.
            – Et prends garde à l’erreur qui prévaut actuellement, qui consiste à mêler ceux qui étudient les sciences humaines avec ceux qui étudient les sciences divines, car la science du ciel ne veut pas être mêlée avec les choses terrestres.
            Don Bosco voulait encore parler ; mais la vision disparut. Le rêve était terminé.
(MB XVIII, 71-74)




Quatrième rêve missionnaire en Afrique et en Chine (1885)

La Providence elle-même ne cessait de temps en temps de déchirer devant les yeux de Don Bosco le voile de l’avenir sur les progrès de la Société Salésienne dans le champ illimité des Missions. En 1885 également, un rêve révélateur vint lui montrer quels étaient les projets de Dieu dans un avenir lointain. Don Bosco le raconta et le commenta à tout le Chapitre le soir du 2 juillet, et Don Lemoyne s’empressa de l’écrire.

            Il me semblait que je me trouvais devant une très haute montagne, au sommet de laquelle se tenait un Ange qui resplendissait de lumière, de sorte qu’il éclairait les régions les plus éloignées. Autour de la montagne s’étendait un vaste royaume de peuples inconnus.
            L’Ange tenait dans sa main droite une épée qui brillait comme une flamme vive, et de sa main gauche il me désignait les régions environnantes. Il me dit : Angelus Arfaxad vocat vos ad proelianda bella Domini et ad congregandos populos in horrea Domini (L’Ange d’Arfaxad t’appelle à livrer les batailles du Seigneur et à rassembler les peuples dans les greniers du Seigneur). Sa parole, cependant, n’était pas comme les autres fois sous forme de commandement, mais sous forme de proposition.
            Une foule impressionnante d’Anges, dont je n’ai pas su ou pu retenir les noms, l’entourait. Parmi eux se trouvait Louis Colle, entouré d’une multitude de jeunes, auxquels il apprenait à chanter les louanges de Dieu en les chantant lui-même.
            Autour de la montagne, à son pied et sur son sommet, vivait une population nombreuse. Ils parlaient tous entre eux, mais c’était une langue inconnue que je ne comprenais pas. Je comprenais seulement ce que disait l’Ange. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu. Ce sont des choses que l’on voit, que l’on entend, mais qu’on ne peut pas expliquer. En même temps, je voyais des objets séparés et simultanés, qui transfiguraient le spectacle qui s’offrait à moi. Parfois il me semblait voir la plaine de Mésopotamie, parfois une très haute montagne, et cette même montagne sur laquelle se trouvait l’Ange d’Arfaxad prenait à chaque instant mille aspects, au point que les gens qui l’habitaient ressemblaient à des ombres errantes.
            Devant cette montagne et tout au long de ce voyage, j’ai eu l’impression d’être soulevé à une hauteur immense, comme au-dessus des nuages, entouré d’un espace immense. Qui peut exprimer par des mots cette hauteur, cette largeur, cette lumière, cette lueur, ce spectacle ? On peut en jouir, mais on ne peut pas le décrire.
            Au cours de ces visions et dans les autres, nombreux étaient ceux qui m’accompagnaient et m’encourageaient ; ils encourageaient aussi les Salésiens, afin qu’ils ne s’arrêtent pas en chemin. Parmi ceux qui me tiraient chaleureusement par la main, pour ainsi dire, afin que j’aille de l’avant, se trouvait le cher Louis Colle avec des troupes d’Anges, qui faisaient écho aux chants des jeunes qui l’entouraient.
            Puis il m’a semblé que j’étais au centre de l’Afrique, dans un vaste désert, et que sur le sol était écrit en grosses lettres transparentes : Noirs. Au milieu se trouvait l’Ange de Cham, qui disait : – Cessabit maledictum (la malédiction est terminée) et la bénédiction du Créateur descendra sur ses enfants réprouvés, et le miel et le baume guériront les morsures des serpents ; ensuite seront couvertes les turpitudes des enfants de Cham.
            Ces peuples étaient tous nus.
            Enfin, il me sembla que j’étais en Australie.
            Ici aussi, il y avait un Ange, mais il n’avait pas de nom. Il guidait, marchait et faisait marcher les gens vers le sud. L’Australie n’était pas un continent, mais un agrégat de nombreuses îles, dont les habitants étaient différents de caractère et de figure. Une multitude d’enfants qui vivaient là tentaient de venir vers nous, mais ils en étaient empêchés par la distance et par les eaux qui les séparaient. Cependant, ils tendaient les mains vers Don Bosco et les Salésiens en disant : – Venez à notre secours ! Pourquoi n’accomplissez-vous pas l’œuvre que vos pères ont commencée ? – Beaucoup s’arrêtèrent ; d’autres, avec mille efforts, passèrent au milieu des bêtes féroces et vinrent se mêler aux Salésiens que je ne connaissais pas, et commencèrent à chanter : Benedictus qui venit in nomine Domini (béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, Ps 118, 26 ; Mt 21, 9 ; et passim). À une certaine distance, on pouvait voir des agrégats d’îles innombrables, mais je ne pouvais pas discerner leurs particularités. Il m’a semblé que tout cela indiquait que la Divine Providence offrait aux Salésiens une partie du champ évangélique, mais dans un temps futur. Leurs fatigues porteront du fruit, parce que la main du Seigneur sera constamment avec eux, s’ils ne déméritent pas de ses faveurs.
            Si je pouvais embaumer et maintenir en vie cinquante Salésiens parmi ceux qui sont aujourd’hui parmi nous, ils verraient dans cinq cents ans quelles merveilleuses destinées la Providence nous réserve, si nous sommes fidèles.
            D’ici à cent cinquante ou deux cents ans, les Salésiens seront les maîtres du monde entier.
            Nous serons toujours bien vus, même par les méchants, parce que notre domaine spécial est tel qu’il attire la sympathie de tous, bons et méchants. Il y aura peut-être quelque tête folle qui voudra nous détruire, mais ce seront des projets isolés, sans le soutien des autres.
            Tout ce qu’il faut, c’est que les Salésiens ne se laissent pas prendre par l’amour du confort et qu’ils ne fuient pas le travail. En maintenant ne serait-ce que les œuvres existantes, et à condition de ne pas s’adonner au vice de l’intempérance, ils auront les garanties d’une longue durée.
            La Société salésienne prospérera matériellement si nous nous efforçons de soutenir et de diffuser le Bulletin salésien, l’œuvre des Fils de Marie Auxiliatrice. Beaucoup d’entre eux sont tellement bons ! Leur institution nous donnera d’excellents confrères, résolus dans leur vocation.

            Ce sont là les trois choses que Don Bosco a vues le plus clairement, dont il s’est le mieux souvenu et qu’il a racontées la première fois. Mais, comme il l’a expliqué plus tard à Don Lemoyne, il avait vu beaucoup plus. Il avait vu tous les pays où les Salésiens seront appelés au fil du temps, mais dans une vision fugace, en faisant un voyage très rapide, au cours duquel il était revenu à l’endroit d’où il était parti. Il disait que ce fut comme un éclair, mais qu’en parcourant cet immense espace, il avait entrevu en un clin d’œil des régions, des villes, des habitants, des mers, des fleuves, des îles, des coutumes et mille faits qui s’entrecroisaient et des changements simultanés de spectacles impossibles à décrire. De tout l’itinéraire fantasmagorique il ne conservait qu’un souvenir indistinct. Il semblait avoir avec lui beaucoup de monde qui l’encourageait, lui et les salésiens, à ne jamais s’arrêter en chemin. Parmi les plus animés il y avait Louis Colle, dont il parle dans une lettre écrite à son père le 10 août : « Notre ami Louis m’a emmené en voyage au centre de l’Afrique, terre de Cham, disait-il, et au pays d’Arfaxad, c’est-à-dire en Chine. Quand le Seigneur nous permettra de nous retrouver, nous en aurons des choses à dire ».
            Il parcourut une zone circulaire autour de la partie sud de la sphère terrestre. Voici la description du voyage, telle que Don Lemoyne affirme l’avoir entendue de sa bouche. Parti de Santiago du Chili, il vit Buenos Aires, São Paulo au Brésil, Rio de Janeiro, le Cap de Bonne-Espérance, Madagascar, le Golfe Persique, les rives de la Mer Caspienne, Sermaar, le Mont Ararat, le Sénégal, Ceylan, Hong-Kong, Macao à l’entrée d’une mer immense et devant la haute montagne d’où on découvrait la Chine ; puis l’Empire chinois, l’Australie, les îles Diego Ramirez. Le pèlerinage s’acheva par le retour à Santiago du Chili. Au cours de son voyage éclair, Don Bosco distinguait des îles, des terres et des nations dispersées sur les différents degrés du globe et de nombreuses régions peu habitées et inconnues. Des nombreux lieux qu’il a vus en rêve, il ne se souvenait pas exactement des noms ; Macao, par exemple, il l’appelle Meaco. Il parla avec le capitaine Bove des parties les plus méridionales de l’Amérique, mais celui-ci, n’ayant pas dépassé le cap de Magellan, faute de moyens et parce qu’il était forcé par diverses affaires de rebrousser chemin, ne put lui donner aucun éclaircissement.
            Il faut dire un mot de l’énigmatique Arfaxad. Avant le rêve, Don Bosco ne savait pas qui il était, mais il en parla dans la suite assez souvent. Il chargea le clerc Festa de chercher dans les dictionnaires bibliques, dans les histoires et les géographies, dans les périodiques, pour savoir avec quels peuples de la terre ce personnage supposé avait eu des rapports. Finalement, il crut trouver la clé du mystère dans le premier volume de Rohrbacher, qui affirme que les Chinois descendent d’Arfaxad.
            Son nom apparaît dans le dixième chapitre de la Genèse, où est donnée la généalogie des fils de Noé, qui se partagèrent le monde après le déluge. Le verset 22 se lit comme suit : Filii Sem Aelam et Assur et Arphaxad et Lud et Gether et Mes. Ici, comme dans d’autres parties du grand tableau ethnographique, les noms propres désignent des individus qui ont été les pères de peuples, avec une référence aux régions qu’ils ont peuplées. Ainsi, Aelam, qui signifie haut pays, fait allusion à Élimaïde qui, avec la Susiane, devint plus tard une province de la Perse ; Assour est le père des Assyriens. Sur le troisième nom, les exégètes ne sont pas d’accord pour déterminer le peuple qu’il désigne. Certains, comme Vigouroux (pour ne citer que l’un des plus connus), attribuent Arfaxad à la Mésopotamie. Quoi qu’il en soit, comme il figure parmi les descendants des lignées asiatiques, et précisément après deux d’entre eux qui ont peuplé la limite orientale de la terre décrite dans le document mosaïque, on peut en déduire qu’Arphaxad représente également une population à placer après les précédentes, qui s’est ensuite répandue de plus en plus vers l’est. Il n’est donc pas improbable que l’Ange d’Arphaxad représente celui de l’Inde et de la Chine.
            Don Bosco fixa son attention en particulier sur la Chine et disait qu’il lui semblait que les Salésiens y seraient bientôt appelés, ajoutant même à une occasion :
            – Si j’avais vingt Missionnaires à expédier en Chine, il est certain qu’ils y recevraient un accueil triomphal malgré la persécution. – Dès lors, il s’intéressa de près à tout ce qui pouvait concerner le Céleste Empire.
            Il montra qu’il pensait souvent à ce rêve, il en parlait volontiers et il y voyait une confirmation de ses rêves précédents sur les Missions.
(MB XVII 643-645)




Troisième rêve missionnaire : le voyage aérien (1885)

Le rêve de Don Bosco à la veille du départ des missionnaires pour l’Amérique est un événement riche de signification spirituelle et symbolique dans l’histoire de la Congrégation Salésienne. Au cours de cette nuit du 31 janvier au 1er février, Don Bosco eut une vision prophétique qui souligne l’importance de la piété, du zèle apostolique et de la confiance totale en la providence divine pour le succès de la mission. Cet épisode a non seulement encouragé les missionnaires, mais a également renforcé la conviction de Don Bosco quant à la nécessité d’étendre leur œuvre au-delà des frontières italiennes, en apportant éducation, soutien et espoir aux nouvelles générations dans des terres lointaines.

            On était à la veille du départ. Pendant toute la journée, la pensée que Monseigneur et les autres allaient partir si loin, et l’impossibilité absolue de les accompagner, comme les fois précédentes, jusqu’à l’embarquement, voire même l’impossibilité peut-être de leur donner au moins l’adieu dans l’église Marie-Auxiliatrice, lui causèrent des soubresauts d’émotion, qui parfois l’oppressaient et le laissaient abattu. Or, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, il fit un rêve semblable à celui de 1883 au sujet des Missions. Il le raconta à Don Lemoyne qui l’écrivit immédiatement. Le voici.

            Il me semblait que j’accompagnais les Missionnaires dans leur voyage. Nous avons parlé un court instant avant de quitter l’Oratoire. Ils m’entouraient et me demandaient conseil, et il m’a semblé que je leur disais :
            – Ce n’est pas avec la science, ce n’est pas avec la santé, ce n’est pas avec les richesses, mais avec le zèle et la piété que vous ferez un grand bien, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
            Peu de temps auparavant nous étions à l’Oratoire, et puis sans savoir par quel chemin nous étions partis et avec quel moyen, nous nous sommes retrouvés presque immédiatement en Amérique. À la fin du voyage, je me trouvais seul au milieu d’une vaste plaine entre le Chili et la République argentine. Mes chers missionnaires s’étaient tous dispersés çà et là dans cet espace sans limites. En les regardant, je m’étonnais, car ils me semblaient peu nombreux. Après avoir envoyé tant de Salésiens en Amérique à diverses reprises, je pensais que j’aurais dû voir un nombre plus grand de missionnaires. Mais en réfléchissant, j’ai compris que si leur nombre paraissait petit, c’est parce qu’ils étaient dispersés en de nombreux endroits, comme une semence qui doit être transportée ailleurs pour être cultivée et se multiplier.
            Dans cette plaine apparaissaient des routes nombreuses et très longues au bord desquelles étaient dispersées de nombreuses maisons. Ces routes n’étaient pas comme les routes de notre pays, et les maisons n’étaient pas comme les maisons de notre monde. C’étaient des objets mystérieux et je dirais presque spirituels. Ces routes étaient parcourues par des véhicules, ou moyens de transport qui, en roulant, prenaient successivement mille aspects fantastiques et mille formes toutes différentes, bien que magnifiques et stupéfiantes, de sorte que je ne peux en définir ou en décrire une seule. J’ai observé avec étonnement que lorsque les véhicules s’approchaient de groupes de maisons, des villages et des villes, ils passaient au-dessus des habitations, de sorte que le voyageur pouvait voir au-dessous de lui les toits des maisons. Bien que ces maisons fussent très hautes, elles étaient bien en-dessous des voies, et alors que les voies du désert adhéraient au sol, celles-ci devenaient aériennes lorsqu’elles s’approchaient de lieux habités, formant une sorte de pont magique. De là-haut, on pouvait voir les habitants dans les maisons, les cours, les rues, et dans la campagne, occupés à travailler leur domaine.
            Chacune de ces routes menait dans une de nos missions. Au bout d’une très longue voie qui menait du côté du Chili, je vis une maison [toutes les particularités topographiques qui précèdent et qui suivent semblent indiquer la maison de Fortín Mercedes, sur la rive gauche du Colorado] avec de nombreux confrères Salésiens adonnés à la science, à la piété, à divers arts et métiers, et à l’agriculture. Au sud, il y avait la Patagonie. Du côté opposé, je pouvais voir d’un seul coup d’œil toutes nos maisons de la République argentine. Puis, en Uruguay, Paysandú, Las Piedras, Villa Colón ; au Brésil, le collège de Nicteroy et beaucoup d’autres maisons disséminées dans les provinces de cet empire. Enfin, à l’ouest, partait une autre route très longue, traversant des fleuves, des mers et des lacs dans des pays inconnus. Dans cette région, j’ai vu peu de salésiens. En regardant attentivement, je n’en ai vu que deux.
            À cet instant, apparut près de moi un personnage d’allure distinguée, au teint pâle, corpulent, à la barbe rasée de manière à paraître imberbe, un homme d’âge mûr. Il était vêtu de blanc, avec une sorte de cape rose tissée de fils d’or. Tout brillait en lui. J’avais reconnu mon interprète habituel.
            – Où sommes-nous ici ? demandai-je en lui montrant ce dernier pays.
            – Nous sommes en Mésopotamie, me répondit l’interprète.
            – En Mésopotamie ? répliquai-je, mais ici, c’est la Patagonie.
            – Je vous dis, répondit l’autre, que nous sommes en Mésopotamie.
            – Et pourtant… pourtant… je n’arrive pas à m’en convaincre.
            – Il en est bien ainsi ! C’est la Mé… so… po… ta… mie…, conclut l’interprète en épelant chaque syllabe du mot pour qu’il me reste en mémoire.
            – Mais pourquoi les Salésiens que je vois ici sont-ils si peu nombreux ?
            – Ce qui n’est pas, sera, conclut mon interprète.
            Pendant que je m’arrêtais dans cette plaine, je regardais toutes ces routes interminables et je contemplais, d’une manière très claire mais inexplicable, les lieux qui sont et seront occupés par les Salésiens. Que de choses magnifiques j’ai vues ! Je vis tous les collèges un par un. J’embrassai simultanément le passé, le présent et l’avenir de nos missions. Comme j’ai tout vu d’un seul coup d’œil, il est très difficile, voire impossible, de donner même une pâle idée de ce spectacle. Ce que j’ai vu dans cette plaine du Chili, du Paraguay, du Brésil, de la République Argentine, demanderait un gros volume, si je voulais en faire une description sommaire. Dans cette vaste plaine j’ai vu aussi une foule de sauvages dispersés dans le Pacifique jusqu’au golfe d’Ancud, au détroit de Magellan, au cap Horn, dans les îles Diego et dans les Malvines. Toute cette moisson est destinée aux Salésiens. J’ai vu que maintenant les Salésiens ne font que semer, mais que nos successeurs récolteront. Des hommes et des femmes nous apporteront du renfort et deviendront des prédicateurs. Les enfants des sauvages, qu’il semble presque impossible de gagner à la foi, deviendront eux-mêmes les évangélisateurs de leurs parents et amis. Les Salésiens réussiront en tout grâce à l’humilité, au travail et à la tempérance. Tout ce que j’ai vu à cet instant et que j’ai vu par la suite, tout cela concernait les Salésiens, leur établissement régulier dans ces pays, leur accroissement merveilleux, la conversion de tant d’indigènes et de tant d’Européens établis dans la région. L’Europe va se déverser en Amérique du Sud. À partir du moment où on a commencé à dépouiller les églises en Europe, le commerce a commencé à diminuer, il a perdu et il perdra de plus en plus sa prospérité. C’est pourquoi les ouvriers et leurs familles, poussés par la misère, se précipiteront pour chercher refuge dans ces nouvelles terres hospitalières.
            Voyant le champ que le Seigneur nous avait assigné et l’avenir glorieux de la Congrégation salésienne, il m’a semblé qu’il fallait que je reprenne le chemin de retour en Italie. Je fus rapidement transporté sur une voie étrange et très élevée et en un instant j’ai survolé l’Oratoire.  J’avais sous les yeux les places, les rues, les jardins, les avenues, les voies ferrées, les murs de la ville, la campagne et les collines environnantes, les villes, les villages de la province, la chaîne gigantesque des Alpes couvertes de neige. Un panorama stupéfiant ! Je voyais les jeunes de l’Oratoire qui ressemblaient à autant de petites souris. Mais leur nombre était extraordinairement grand : partout des prêtres, des abbés, des élèves, des chefs d’atelier. Beaucoup partaient en procession et d’autres rejoignaient les rangs de ceux qui partaient. C’était une procession continue.
            Tout ce monde partait pour se retrouver dans cette vaste plaine entre le Chili et la République argentine, où j’étais revenu en un clin d’œil. Je les observais. Un jeune prêtre, qui ressemblait à notre Don Pavia, mais ce n’était pas lui, s’avança vers moi ; avec son air affable, sa parole courtoise, sa physionomie candide et son teint juvénile, il me dit :
            – Voici les âmes et les pays destinés aux fils de saint François de Sales.
            Je fus stupéfait en voyant disparaître en un instant toute cette multitude rassemblée en ce lieu, et l’on voyait à peine au loin la direction qu’ils avaient prise.
            Je note ici qu’en racontant mon rêve, je le fais de façon sommaire, et qu’il ne m’est pas possible de préciser la succession exacte des magnifiques spectacles qui se présentaient à moi et les divers événements qui s’y rapportaient. L’esprit ne retient pas, la mémoire oublie, la parole ne suffit pas. Au-delà du mystère qui les enveloppait, ces scènes alternaient, s’entremêlaient parfois, se répétaient souvent selon que les missionnaires se réunissaient, se séparaient ou partaient, ou selon que les peuples appelés à la foi et à la conversion s’unissaient à eux ou s’éloignaient d’eux. Je le répète : je voyais dans le même temps le présent, le passé et l’avenir de ces missions, avec toutes les phases, les dangers, les succès, les échecs momentanés ou les désillusions qui accompagneront cet apostolat. Alors je comprenais tout, mais maintenant il m’est impossible de démêler cette intrigue de faits, d’idées, de personnages. C’est comme si quelqu’un voulait comprendre dans une unique histoire et réduire à un seul fait et à une seule unité tout le spectacle du firmament, en racontant le mouvement, la splendeur, les propriétés de tous les astres avec leurs relations et leurs lois particulières et réciproques, alors qu’une seule étoile donnerait matière à l’attention et à l’étude de l’esprit le plus capable. Et je note à nouveau qu’il s’agit ici de choses qui n’ont aucun rapport avec les objets matériels.
            Reprenant donc le récit, je dis que j’ai été étonné de voir disparaître une telle multitude. Monseigneur Cagliero était à mes côtés à ce moment-là. Quelques missionnaires se trouvaient à une certaine distance. Beaucoup d’autres étaient autour de moi avec un bon nombre de coopérateurs Salésiens, parmi lesquels je distinguais Mgr Espinosa, le Dr Torrero, le Dr Caranza et le Vicaire général du Chili [il pourrait s’agir de Mgr Dominique Cruz, Vicaire capitulaire du diocèse de Concepción]. Alors mon interprète habituel vint vers moi pendant que je parlais avec Mgr Cagliero et beaucoup d’autres, cherchant à savoir si ce fait avait une signification quelconque. De la manière la plus courtoise, l’interprète me dit :
            – Ecoutez et vous verrez.
            Et voici qu’à ce moment-là, la vaste plaine devint une grande salle. Je ne peux pas décrire exactement ce à quoi elle ressemblait avec sa magnificence et sa richesse. Je dirai seulement que si l’on devait la décrire, aucun homme ne pourrait en soutenir la splendeur, même avec beaucoup d’imagination. Sa largeur était telle qu’on ne pouvait en voir les murs latéraux. Sa hauteur était inaccessible. La voûte se terminait par des arcs d’une hauteur, largeur et splendeur extraordinaires, et l’on ne voyait pas sur quel support ils reposaient. Il n’y avait ni piliers ni colonnes. D’une manière générale, on aurait dit que la coupole de cette grande salle était d’un lin candide comme une tapisserie. Il en allait de même pour le sol. Il n’y avait pas de lumières, pas de soleil, pas de lune, pas d’étoiles, mais une splendeur générale, répartie de façon égale de toute part. La blancheur des lins scintillait et faisait briller chaque partie, chaque ornement, chaque fenêtre, chaque entrée, chaque sortie. Tout autour se répandait un doux parfum, mélange de tous les parfums les plus agréables.
            C’est alors que se produisit un curieux phénomène. Un grand nombre de tables de salle à manger se trouvaient là, d’une longueur extraordinaire. Il y avait des tables dans toutes les directions, mais elles convergeaient toutes vers un seul centre. Elles étaient recouvertes d’élégantes nappes recouvertes de beaux vases cristallins remplis de fleurs nombreuses et variées.
            La première chose que remarqua Mgr Cagliero fut :
            – Les tables sont là, mais où sont les aliments ?
            En effet, il n’y avait ni nourriture ni boisson, ni même d’assiettes, de coupes ou d’autres récipients pour y mettre les aliments.
            L’ami interprète répondit alors :
            – Ceux qui viennent ici, neque sitient, neque esurient amplius (Ils n’auront plus ni faim, ni soif Ap 7,16).
            Ceci dit, les gens commencèrent à entrer, tous vêtus de blanc avec une simple bande comme collier, couleur de rose et brodé de fils d’or, qui leur entourait le cou et les épaules. Les premiers à entrer étaient peu nombreux. Quelques-uns seulement, en petit groupe. À peine entrés dans la grande salle, ils allaient s’asseoir autour d’une table préparée pour eux, en chantant : Victoire ! Mais après eux, des troupes plus nombreuses s’avancèrent en chantant : Triomphe ! C’est alors qu’apparut une grande variété de personnes, des grands et des petits, des hommes et des femmes, de toutes les générations, de couleurs, de formes, d’attitudes variées, et de tous côtés résonnaient des chants. Ceux qui étaient déjà en place chantaient Victoire ! Ceux qui entraient chantaient Triomphe ! Chaque foule qui entrait représentait des nations ou des parties de nations qui seront toutes converties par les missionnaires.
            Ayant jeté un coup d’œil sur ces tables interminables, j’ai vu beaucoup de nos sœurs assises qui chantaient, ainsi qu’un grand nombre de nos confrères. Cependant, personne ne portait l’habit du prêtre, du clerc ou de la religieuse, mais ils portaient tous comme les autres la robe blanche et le pallium rose.
            Mais mon étonnement grandit lorsque j’ai vu des hommes rudes qui portaient le même habit que les autres et chantaient : Victoire et triomphe ! C’est alors que notre interprète dit :
            – Les étrangers, les sauvages qui buvaient le lait de la parole divine auprès de leurs éducateurs, sont devenus des hérauts de la parole de Dieu.
            J’ai aussi observé au milieu de la foule des enfants à l’aspect rude et étrange et j’ai demandé :
            – Et ces enfants, dont la peau est si grossière qu’elle ressemble à celle d’un crapaud, et pourtant belle et d’une couleur si resplendissante, qui sont-ils ?
            L’interprète répondit :
            – Ce sont les fils de Cham qui n’ont pas renoncé à l’héritage de Lévi. Ils renforceront les armées pour protéger le royaume de Dieu, qui est arrivé aussi chez nous. Leur nombre était petit, mais les fils de leurs fils l’ont augmenté. Maintenant, écoutez et voyez, mais vous ne pouvez pas comprendre les mystères que vous verrez.
            Ces jeunes appartenaient à la Patagonie et à l’Afrique australe.
            Entre-temps, les rangs de ceux qui entraient dans cette salle extraordinaire grossissaient tellement que toutes les chaises semblaient occupées. Les chaises et les sièges n’avaient pas de forme spécifique, mais prenaient la forme que chacun souhaitait. Chacun était heureux du siège qu’il occupait et de celui que les autres occupaient.
            Et tandis qu’on criait de tous côtés Victoire ! triomphe, voici qu’enfin une grande foule en fête arrivait à la rencontre de ceux qui étaient déjà entrés et qui chantaient : Alléluia, gloire, triomphe !
            Lorsque la salle parut complètement remplie, au point qu’on ne pouvait plus compter les milliers de personnes rassemblées, il se fit un profond silence, puis cette multitude commença à chanter en se divisant en plusieurs chœurs.
            Le premier chœur : Appropinquavit in nos regnum Dei (Le royaume de Dieu est proche de vous, Lc 10,11) ; laetentur Coeli et exultet terra (Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte, 1 Co 16,31) ; Dominus regnavit super nos (Le Seigneur a régné sur nous) ; alleluia.
            Un autre chœur : Vicerunt, et ipse Dominus dabit edere de ligno vitae et non esurient in aeternum, alleluia (Au vainqueur je donnerai la nourriture de l’arbre de vie et il n’aura plus faim à jamais, alléluia, Ap 2,7).
            Un troisième chœur : Laudate Dominum omnes gentes, laudate eum omnes populi (Tous les peuples, louez le Seigneur, tous les peuples, chantez sa louange, Ps 117,1).
            Tandis que ces personnes et d’autres chantaient et se relayaient, il y eut soudain, pour la deuxième fois, un profond silence. Puis des voix se mirent à résonner en haut et au loin. Le sens de ce cantique, d’une harmonie qui ne peut être exprimée d’aucune manière, était le suivant: Soli Deo honor et gloria in saecula saeculorum ([à Dieu seul] honneur et gloire pour les siècles des siècles 1 Tt 1,17). D’autres chœurs répondaient d’en haut et de loin à ces voix : Semper gratiarum actio illi qui erat, est, et venturus est. Illi eucharistia, illi soli honor sempiternus (Action de grâce à jamais à celui qui était, qui est et qui vient. À lui l’Eucharistie, à lui seul l’honneur éternel).
            Mais à cet instant voici que ces chœurs descendirent et s’approchèrent. Parmi ces musiciens célestes se trouvait Louis Colle. Les autres personnes qui se trouvaient dans la salle commencèrent alors à chanter et à se joindre à eux, unissant leurs voix à la manière d’instruments de musique extraordinaires, avec des sons dont l’extension n’avait pas de limites. Cette musique semblait avoir à la fois mille notes et mille degrés de hauteur et s’accordaient pour former un seul accord de voix. Les voix aigües s’élevaient à une hauteur inimaginable. Les voix sonores et rondes de ceux qui se trouvaient dans la salle descendaient si bas qu’on ne peut l’exprimer. Tous ne formaient qu’un seul chœur, une seule harmonie ; toutes les voix, les basses comme les aigües, avaient un tel élan et une telle beauté, et pénétraient tellement dans tous les sens de l’homme en les absorbant que l’homme en oubliait sa propre existence. Je tombai à genoux aux pieds de Mgr Cagliero en m’exclamant :
            – Oh Cagliero ! Nous sommes au paradis !
            Mgr Cagliero me prit par la main et me répondit :
            – Ce n’est pas le paradis, c’est une simple et très faible image de ce que sera le paradis.
            Pendant ce temps, les voix des deux chœurs grandioses continuaient et chantaient à l’unisson avec une harmonie inexprimable : Soli Deo honor et gloria, et triumphus alleluia, in aeternum in aeternum ! (À Dieu seul honneur et gloire et victoire, alléluia, pour les siècles des siècles !). Ici, je me suis oublié moi-même et je ne sais plus ce que je suis devenu. Le matin, j’ai eu du mal à me lever de mon lit, et à revenir à moi quand je suis allé célébrer la sainte Messe.
            L’idée principale qui m’est restée après ce rêve a été de donner à Mgr Cagliero et à mes chers missionnaires un avis de la plus haute importance concernant l’avenir de nos missions : – Que les Salésiens et les Sœurs de Marie Auxiliatrice aient le plus grand souci de promouvoir les vocations ecclésiastiques et religieuses.
(MB XVII, 299-305)




Le deuxième rêve missionnaire : un voyage à travers l’Amérique (1883)

            Don Bosco a raconté ce rêve le 4 septembre, lors de la séance du matin du Chapitre général. Don Lemoyne le mit immédiatement par écrit et le Serviteur de Dieu révisa l’écrit d’un bout à l’autre, en ajoutant et en modifiant. Nous imprimerons en italique les parties qui, dans l’original, révèlent la main du Saint ; nous mettons en revanche entre parenthèses certains passages que Don Lemoyne a introduits plus tard sous forme de notes, avec les explications complémentaires données par Don Bosco.

            C’était la nuit précédant la fête de sainte Rose de Lima [30 août] et j’ai fait un rêve. J’ai remarqué que je dormais et qu’en même temps il me semblait que je courais beaucoup, à tel point que je me sentais fatigué de courir, de parler, d’écrire et de me fatiguer au cours de mes autres occupations habituelles. Alors que je me demandais si j’étais dans un rêve ou dans la réalité, il m’a semblé entrer dans une salle où de nombreuses personnes discutaient de choses et d’autres.
            Un long discours portait sur la multitude de sauvages qui, en Australie, aux Indes, en Chine, en Afrique et plus particulièrement en Amérique, gisent encore en nombre indéterminé à l’ombre de la mort.
            – L’Europe, dit sérieusement l’un d’eux, l’Europe chrétienne, la grande maîtresse de la civilisation et du catholicisme, semble faire preuve d’apathie à l’égard des missions étrangères. Rares sont ceux qui ont le courage de braver de longs voyages et des pays inconnus pour sauver les âmes de millions d’hommes qui ont été rachetés par le Fils de Dieu, par le Christ Jésus.
            Un autre dit :
            – Quelle quantité d’idolâtres vivent malheureusement en dehors de l’Église et loin de la connaissance de l’Évangile dans la seule Amérique ! Les hommes pensent (et en cela les géographes se trompent) que les Cordillères de l’Amérique sont comme un mur qui divise cette grande partie du monde. Il n’en est rien. Ces longues chaînes de hautes montagnes comportent de nombreuses brèches de mille kilomètres et plus. On y trouve des forêts qui n’ont jamais été visitées, des plantes, des animaux, et des pierres rares dans ces régions. La houille, le pétrole, le plomb, le cuivre, le fer, l’argent et l’or sont cachés dans ces montagnes, dans les sites où ils ont été placés par la main toute-puissante du Créateur au bénéfice de l’humanité. Ô Cordillères, Cordillères, que vous êtes riches du côté est !
            À ce moment-là, je me sentis pris d’un désir ardent de demander des explications sur d’autres choses et de connaître qui étaient ces gens qui s’étaient rassemblés là et où je me trouvais. Mais je me suis dit : – Avant de parler, je dois
observer qui sont ces gens ! Et j’ai regardé autour de moi avec curiosité. Mais tous ces personnages m’étaient inconnus. Cependant, comme s’ils ne m’avaient vu qu’à cet instant, ils m’invitèrent à m’avancer et m’accueillirent avec bonté.
            Alors je leur ai demandé :
            – Dites-moi, s’il vous plaît ! Sommes-nous à Turin, à Londres, à Madrid ou à Paris ? Où sommes-nous ? Et qui êtes-vous ? À qui ai-je le plaisir de parler ? Mais tous ces personnages répondaient vaguement, parlant toujours des missions.
            C’est alors que s’approcha de moi un jeune homme d’environ seize ans, d’une beauté surhumaine et tout rayonnant d’une vive lumière plus brillante que celle du soleil. Son vêtement était tissé avec une richesse céleste et sa tête était ceinte d’un bonnet en forme de couronne, constellé des pierres précieuses les plus brillantes. Me fixant d’un regard bienveillant, il me témoignait un intérêt particulier. Son sourire exprimait une affection d’un attrait irrésistible. Il m’appela par mon nom, me prit par la main et commença à me parler de la Congrégation salésienne.
            J’étais envoûté par le son de cette voix. À un moment donné, je l’ai interrompu :
            – À qui ai-je l’honneur de parler ? Voulez-vous me donner votre nom ? Et le jeune homme de dire :
            – Ne doutez pas ! Parlez en toute confiance, vous êtes avec un ami.
            – Mais votre nom ?
            – Je vous dirais bien mon nom si cela était nécessaire ; mais ce n’est pas nécessaire, car vous devez me connaître.
            En disant cela, il souriait.
            Je regardai de plus près cette physionomie entourée de lumière. Qu’elle était belle ! Et je reconnus en lui le fils du comte Fleury Colle de Toulon, insigne bienfaiteur de notre Maison et surtout de nos Missions d’Amérique. Ce jeune homme était mort peu de temps auparavant.
            – Oh ! c’est vous ? dis-je en l’appelant par son nom. Louis ! Et qui sont tous ces gens ?
            – Ce sont des amis de vos salésiens, et moi, votre ami et ami des salésiens, au nom de Dieu, je voudrais vous donner un peu de travail.
            – Voyons de quoi il s’agit. Quel est ce travail ?
            – Mettez-vous ici à cette table et tirez sur cette corde.
            Au milieu de cette grande salle, il y avait une table sur laquelle il y avait une corde enroulée, et j’ai vu que cette corde était marquée comme un mètre, avec des lignes et des chiffres. Plus tard, j’ai compris aussi que cette salle était située en Amérique du Sud, juste sur la ligne de l’Équateur, et que les chiffres imprimés sur la corde correspondaient aux degrés de latitude géographique. J’ai alors pris l’extrémité de la corde, je l’ai regardée et j’ai vu qu’au début, il y avait le chiffre zéro.
            Je riais. Et ce jeune homme angélique me dit :
            – Ce n’est pas le moment de rire. Regardez, qu’y a-t-il d’écrit sur la corde ?
            – Le chiffre zéro.
            – Tirez un peu !
            J’ai tiré un peu la corde, et voici le chiffre 1.
            – Tirez encore et faites un grand rouleau de cette corde.
            J’ai tiré et j’ai obtenu les numéros 2, 3, 4, jusqu’à 20.
            – C’est assez ? dis-je.
            – Non, tirez encore, tirez encore, jusqu’à ce que vous trouviez un nœud ! répondit le jeune homme.
            J’ai tiré jusqu’au numéro 47, où j’ai trouvé un gros nœud. À partir de là, la corde continuait, mais elle se divisait en plusieurs petites ficelles qui s’éparpillaient vers l’est, l’ouest et le sud.
            – Est-ce que ça suffit ? répondis-je.
            – Quel est le numéro ? demanda le jeune. C’est le numéro 47. 47 plus 3, ça fait quoi ? 50 ! Et plus 5 ? 55 ! Remarquez : cinquante-cinq.
            Et puis il m’a dit :
            – Tirez encore.
            – J’arrive au bout ! répondis-je.
            – Maintenant, revenez en arrière et tirez la corde de l’autre côté. J’ai tiré la corde de l’autre côté, jusqu’au numéro dix.
            Le jeune homme répondit :
            – Tirez encore !
            – Il n’y a plus rien !
            – Comment ? Il n’y a plus rien ? Regardez encore ! Qu’est-ce qu’il y a ?
            – Il y a de l’eau, répondis-je.
            En effet, à cet instant, il se produisit en moi un phénomène extraordinaire, impossible à décrire. J’étais dans cette pièce, je tirais cette corde, et en même temps se déroulait sous mes yeux le panorama d’un pays immense, que je survolais comme à vol d’oiseau et qui s’étendait au fur et à mesure que la corde s’étirait.
            Du premier zéro au numéro 55 s’étendait une terre immense qui, après un détroit maritime étroit, se divisait au fond en une centaine d’îles, dont l’une était beaucoup plus grande que les autres. Ces îles semblaient évoquées par les ficelles éparses qui partaient du grand nœud. Chaque ficelle semblait faire allusion à une île. Certaines d’entre elles étaient habitées par des indigènes assez nombreux ; d’autres étaient stériles, nues, rocheuses, inhabitées ; d’autres encore étaient toutes couvertes de neige et de glace. À l’ouest, il y avait de nombreux groupes d’îles, habités par de nombreux sauvages. [Il semble que le nœud placé sur le nombre ou degré 47 marquait le lieu de départ, le centre salésien, la mission principale d’où partaient nos missionnaires vers les îles Malouines, la Terre de Feu et les autres îles de ces pays d’Amérique].
            De l’autre côté, c’est-à-dire de zéro à 10 continuait la même terre qui finissait dans cette eau que j’avais vue en dernier lieu. Il m’a semblé que cette eau était la mer des Antilles, que je voyais alors d’une manière si surprenante qu’il ne m’est pas possible d’expliquer cette façon de voir par des mots.
            J’ai donc répondu :
            – Il y a de l’eau ! – Le jeune répondit :
            – Maintenant, mettez ensemble 55 et 10. Qu’est-ce que cela donne ?
            Et moi :
            – La somme de 65.
            – Maintenant, mettez tout cela ensemble et vous en ferez une seule corde.
            – Et ensuite ?
            – Qu’y a-t-il de ce côté ? – Et il montra un point sur le panorama.
            – À l’ouest, je vois de hautes montagnes, et à l’est, la mer !
            [Je note ici que je voyais alors en abrégé, comme en miniature, tout ce que j’ai vu plus tard, comme je le dirai, en grandeur et en étendue réelles. Les degrés indiqués par la corde, correspondant exactement aux degrés géographiques de latitude, sont ceux qui m’ont permis de garder en mémoire pendant plusieurs années les points successifs que j’ai visités en voyageant dans la deuxième partie de ce même rêve].
            Mon jeune ami poursuivait :
            – Eh bien, ces montagnes sont comme une rive, une frontière. Jusqu’ici, jusque-là, c’est la moisson offerte aux Salésiens. Il y a des milliers et des millions de personnes qui attendent votre aide, qui attendent la foi.
            Ces montagnes étaient les Cordillères de l’Amérique du Sud et cette mer l’Océan Atlantique.
            – Mais comment faire ? repris-je ; comment réussirons-nous à conduire tant de peuples au bercail de Jésus-Christ ?
            – Comment faire ? Regardez !
            Et voici qu’arrive Don Lago [Don Angelo Lago, secrétaire particulier de Don Rua, mort en odeur de sainteté en 1914] portant une corbeille de petites figues vertes ; il me dit :
            – Don Bosco, prenez !
            – Qu’est-ce que tu m’apportes ? répondis-je en regardant ce que contenait la corbeille.
            – On m’a dit de vous les apporter.
            – Mais ces figues ne sont pas bonnes à manger, elles ne sont pas mûres.
            Alors mon jeune ami prit cette corbeille, qui était très large, mais qui avait peu de fond, et il me la présenta en disant :
            – Voici le cadeau que je vous fais !
            – Et que vais-je faire de ces figues ?
            – Ces figues ne sont pas mûres, mais elles appartiennent au grand figuier de la vie. Et vous, cherchez le moyen de les faire mûrir.
            – Et comment ? Si elles étaient plus grosses, on pourrait les faire mûrir avec de la paille, comme on le fait pour d’autres fruits ; mais si petites, si vertes… C’est impossible.
            – Sachez donc que pour les faire mûrir, il faut faire en sorte que toutes ces figues soient à nouveau attachées à la plante.
            – Chose incroyable ! Et comment faire ?
            – Regardez !
            Il prit une de ces figues et la trempa dans un petit vase de sang ; puis il la plongea dans un autre vase plein d’eau, et dit :
            – C’est par la sueur et le sang que les sauvages seront de nouveau attachés à la plante et plairont au maître de la vie.
            Je me suis dit : Mais pour cela, il faut du temps. Puis je me suis exclamé à haute voix :
            – Je ne sais plus quoi répondre.
            Mais ce cher jeune homme, lisant mes pensées, continua :
            – Cet événement se réalisera avant la fin de la deuxième génération.
            – Et quelle sera cette deuxième génération ?
            – Celle d’aujourd’hui ne compte pas. Il y en aura une autre et encore une autre.
            Je parlais avec confusion, perplexité et presque en balbutiant en écoutant les magnifiques destins qui se préparent pour notre Congrégation, et j’ai demandé :
            – Mais chacune de ces générations comprend combien d’années ?
            – Soixante ans !
            – Et après ?
            – Voulez-vous voir ce qui sera ? Venez !
            Et sans savoir comment, je me suis retrouvé dans une gare de chemin de fer. Beaucoup de gens étaient rassemblés là. Nous sommes montés dans le train. J’ai demandé où nous étions. Le jeune homme me répondit :
            – Observez attentivement ! Regardez ! Nous voyageons le long des Cordillères. Vous avez la route ouverte aussi à l’est jusqu’à la mer. C’est un autre cadeau du Seigneur.
            – Et à Boston, où nous sommes attendus, quand irons-nous ?
            – Chaque chose en son temps.
            Ce disant, il sortit une carte où figurait en gros caractères le diocèse de Carthagène. [C’était là le point de départ.]
            Pendant que je regardais cette carte, la locomotive siffla et le train se mit en marche. Pendant que nous voyagions, mon ami parlait beaucoup, mais à cause du bruit du convoi, je ne le comprenais pas très bien. J’ai cependant appris de belles et nouvelles choses sur l’astronomie, la navigation, la météorologie, la minéralogie, la faune, la flore et la topographie de ces régions, qu’il m’a expliquées avec une merveilleuse précision. En même temps, ses paroles étaient empreintes d’une aimable et tendre familiarité, qui montrait combien il m’aimait. Dès le début, il m’avait pris par la main et me l’a toujours tenue si affectueusement jusqu’à la fin du rêve. Parfois je posais mon autre main libre sur la sienne, mais elle semblait se dérober sous la mienne comme si elle s’évaporait, et ma main gauche ne serait que ma main droite. Le jeune homme souriait de ma vaine tentative.
            Pendant ce temps, je regardais par les fenêtres du wagon et je voyais s’enfuir devant moi des régions diverses, mais stupéfiantes : des forêts, des montagnes, des plaines, des fleuves très longs et majestueux que je ne croyais pas si grands dans des régions si éloignées de leur embouchure. Pendant plus de mille kilomètres, nous avons longé la lisière d’une forêt vierge, encore inexplorée aujourd’hui. Mon regard acquérait une merveilleuse puissance visuelle ; il n’avait aucun obstacle à franchir pour s’aventurer dans ces régions. Je ne peux pas expliquer comment ce phénomène étonnant s’est produit pour mes yeux. J’étais comme quelqu’un qui, au sommet d’une colline, voit une grande région s’étendre à ses pieds, et s’il place devant ses yeux à une petite distance une latte de papier, même très mince, il ne voit rien ou très peu : s’il enlève cette latte ou seulement la soulève ou l’abaisse un peu, sa vue peut s’étendre jusqu’à l’extrémité de l’horizon. C’est ce qui m’est arrivé grâce à l’intuition extraordinaire que j’avais acquise ; mais avec cette différence que, lorsque je fixais un point et que ce point passait devant moi, c’était comme une levée successive de rideaux individuels, et je voyais à des distances incalculables. Non seulement je voyais les Cordillères même lorsque j’en étais loin, mais je pouvais aussi contempler dans leurs moindres détails les chaînes de montagnes isolées dans ces immenses plaines. [Celles de la Nouvelle-Grenade, du Venezuela, des trois Guyanes ; celles du Brésil et de la Bolivie, jusqu’aux limites des frontières].
            Je pouvais alors vérifier la justesse des phrases que j’avais entendues au début du rêve dans la grande salle au degré zéro. Je pouvais voir dans les entrailles des montagnes et dans l’obscurité profonde des plaines. J’avais sous les yeux les richesses incomparables de ces pays qui seront un jour découverts. J’ai vu de nombreuses mines de métaux précieux, des carrières inépuisables de houille, des gisements de pétrole si abondants qu’on n’en a jamais trouvés de semblables nulle part ailleurs. Mais ce n’est pas tout. Entre le 15e et le 20e degré, il y avait un bassin très large et très long qui partait d’un point où se formait un lac. Puis une voix répéta :
            – Lorsqu’on creusera les mines cachées au milieu de ces montagnes, la terre promise où coulent le lait et le miel apparaîtra ici. Ce sera une richesse inconcevable.
            Mais ce n’est pas tout. Ce qui m’a le plus surpris, c’est de voir les Cordillères en divers endroits se replier sur elles-mêmes pour former des vallées, dont les géographes actuels ne soupçonnent même pas l’existence, imaginant que les pentes des montagnes y sont comme une sorte de mur rectiligne. Dans ces bassins et ces vallées, qui s’étendent parfois jusqu’à mille kilomètres, vivent des populations denses qui n’ont pas encore été en contact avec les Européens, des nations encore totalement inconnues.
            Pendant ce temps, le convoi continuait de courir, d’aller et de venir, de tourner ici et là, et finit par s’arrêter. C’est là qu’un grand nombre de voyageurs descendirent, passant sous les Cordillères, en direction de l’ouest.
            [Don Bosco fit allusion à la Bolivie. La gare était peut-être La Paz où un tunnel s’ouvrant sur le littoral du Pacifique peut relier le Brésil à Lima par une autre ligne de chemin de fer].
            Le train repartit, allant toujours de l’avant. Comme dans la première partie du voyage, nous avons traversé des forêts, des tunnels, des viaducs gigantesques, des gorges montagneuses, des lacs et des marais sur des ponts, de larges rivières, des prairies et des plaines. Nous sommes passés sur les rives de l’Uruguay. Je pensais qu’il s’agissait d’un fleuve court, mais il est en fait très long. À un moment donné, j’ai vu le fleuve Parana s’approcher de l’Uruguay, comme s’il allait lui apporter le tribut de ses eaux, mais au lieu de cela, après avoir coulé sur un tronçon presque parallèle, il s’en éloignait en faisant un grand coude. Ces deux fleuves étaient très larges [D’après ces quelques données, il apparaît que cette future ligne de chemin de fer, partant de La Paz, touchera Santa Cruz, passera par la seule ouverture dans les montagnes Cruz de la Sierra, traversée par le fleuve Guapay ; traversera le fleuve Parapiti dans la province de Chiquitos en Bolivie. Elle passera par l’extrême nord de la République du Paraguay, entrera dans la province de São Paulo au Brésil et, de là, se dirigera vers Rio Janeiro. D’une gare intermédiaire de la province de São Paulo partira peut-être la ligne de chemin de fer qui, passant entre le Rio Parana et le Rio Uruguay, reliera la capitale du Brésil à la République d’Uruguay et à la République argentine].
            Le train allait toujours plus bas, tournait dans un sens, tournait dans l’autre, et au bout d’un long moment, il s’arrêta pour la deuxième fois. Là, beaucoup d’autres personnes descendirent du convoi et passèrent sous les Cordillères en direction de l’ouest. [Don Bosco indiquait la province de Mendoza en République argentine. La gare était peut-être Mendoza et ce tunnel menait à Santiago, capitale de la République du Chili].
            Le train reprit sa course à travers la Pampa et la Patagonie. Les champs cultivés et les maisons disséminées ici et là indiquaient que la civilisation prenait possession de ces déserts.
            Au début de la Patagonie, nous passâmes un bras du Rio Colorado ou Rio Chubut [ou peut-être Rio Negro ?]. Je ne pouvais pas voir dans quel sens allait le courant, vers les Cordillères ou vers l’Atlantique. J’essayai de résoudre mon problème, mais je n’ai pas pu m’orienter.
            Enfin, nous avons atteint le détroit de Magellan. Je regardais. Nous descendions. J’avais devant moi Punt’Arenas. Sur plusieurs kilomètres, le sol était encombré de dépôts de charbon, de planches, de poutres, de bois, d’immenses piles de métal, certaines brutes, d’autres transformées. De longues rangées de wagons de marchandises attendaient sur les voies.
            Mon ami m’a parlé de tout cela. Je lui ai alors demandé :
            – Et maintenant, que veux-tu dire avec tout cela ?
            Il me répondit :
            – Ce qui est en projet aujourd’hui sera un jour réalité. Ces sauvages seront à l’avenir si dociles qu’ils viendront eux-mêmes pour recevoir l’instruction, la religion, la civilisation et le commerce. Ce qui, ailleurs, provoque l’émerveillement, sera ici d’une telle ampleur que cela dépassera ce qui, aujourd’hui, suscite l’étonnement chez tous les autres peuples.
            – J’ai vu suffisamment, dis-je pour conclure ; maintenant, emmenez-moi voir mes Salésiens en Patagonie.
            Nous sommes retournés à la gare et avons pris le train pour le retour. Après avoir parcouru une très longue distance, le convoi s’est arrêté devant une agglomération importante. [Peut-être au 45e degré, là où il avait vu ce gros nœud de corde au début du rêve]. À la gare, personne ne m’attendait. Je suis descendu du train et j’ai tout de suite trouvé les Salésiens. Il y avait là de nombreuses maisons avec des habitants en grand nombre, des églises, des écoles, des maisons d’accueil pour jeunes et adultes, des artisans et des cultivateurs, et un centre d’éducation pour les filles qui effectuaient divers travaux domestiques. Nos missionnaires prenaient soin des jeunes et des adultes ensemble.
            Je suis allé au milieu d’eux. Ils étaient nombreux, mais je ne les connaissais pas, et parmi eux, il n’y avait aucun de mes anciens élèves. Ils m’ont tous regardé avec étonnement, comme si j’étais quelqu’un de nouveau, et je leur disais :
            – Vous ne me connaissez pas ? Vous ne connaissez pas Don Bosco ?
            – Oh Don Bosco ! Nous le connaissons de réputation, mais nous ne l’avons vu qu’en portrait ! En personne, non, bien sûr !
            – Et Don Fagnano, Don Costamagna, Don Lasagna, Don Milanesio, où sont-ils ?
            – Nous ne les avons pas connus. Ce sont ceux qui sont venus ici autrefois, les premiers salésiens venus d’Europe dans ces pays. Mais tant d’années se sont écoulées depuis leur mort !
            À cette réponse, j’ai pensé avec étonnement : – Mais est-ce un rêve ou une réalité ? J’ai frappé mes mains l’une contre l’autre, touché mes bras et me suis secoué, tandis que j’entendais le bruit de mes mains, je m’écoutais moi-même et je me persuadais que je ne dormais pas.
            Cette visite fut l’affaire d’un instant. En voyant les progrès merveilleux de l’Église catholique, de notre Congrégation et de la civilisation dans ces contrées, je remerciai la Divine Providence d’avoir daigné se servir de moi comme instrument de sa gloire et du salut de tant d’âmes.
            Sur ces entrefaites, le jeune Colle me fit signe qu’il était temps de revenir en arrière. C’est ainsi qu’après avoir dit adieu à mes Salésiens, nous retournâmes à la gare, où le convoi était prêt à partir. Nous sommes remontés, on entendit siffler le départ et nous sommes partis vers le nord.
            J’ai été étonné par une nouveauté qui m’a frappé. Le territoire de la Patagonie, dans sa partie la plus proche du détroit de Magellan, entre les Cordillères et l’océan Atlantique, était moins étendu que ne le pensent généralement les géographes.
            Le train avançait très vite et il me semblait qu’il traversait les provinces déjà civilisées de la République argentine.
            Au cours du voyage, nous entrâmes dans une forêt vierge, très large, très longue, interminable. À un certain moment, le train s’arrêta et un spectacle douloureux s’offrit à nos yeux. Une foule immense de sauvages était rassemblée dans un espace dégagé au milieu de la forêt. Leurs visages étaient déformés et répugnants ; ils étaient vêtus, semblait-il, de peaux de bêtes cousues ensemble. Ils entouraient un homme ligoté, assis sur une pierre. Il était très gros, car les sauvages l’avaient engraissé. Le pauvre homme avait été fait prisonnier et semblait appartenir à une nation étrangère, aux traits du visage plus réguliers. Les sauvages l’interrogèrent et il répondit en racontant les diverses aventures qui lui étaient arrivées au cours de ses voyages. Tout à coup un sauvage se leva et brandit un grand fer, qui n’était pas une épée, mais qui était très tranchant, il s’élança sur le prisonnier et d’un seul coup lui trancha la tête. Tous les voyageurs du convoi se tenaient aux portes et aux fenêtres des voitures, attentifs et muets d’horreur. Le jeune Colle lui-même regardait et se taisait. La victime avait poussé un cri d’agonie en recevant le coup. Les cannibales sautèrent sur le cadavre qui gisait dans une mare de sang, le déchirèrent en morceaux, placèrent la chair encore chaude et palpitante sur des feux spécialement allumés et, après l’avoir rôtie pendant un certain temps, la dévorèrent à moitié crue. Aux cris du malheureux, le train s’était mis en marche et reprit peu à peu sa vitesse vertigineuse.
            Pendant de très longues heures, il avança sur les rives d’un fleuve très large. Le train roulait tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche. De la fenêtre, je n’ai pas remarqué sur quels ponts nous faisions ces trajets fréquents. De temps en temps, sur ces rives apparaissaient de nombreuses tribus de sauvages. Chaque fois que nous voyions ces foules, le jeune Colle répétait :
            – Voici la moisson des Salésiens ! Voici la moisson des Salésiens !
            Nous sommes ensuite entrés dans une région peuplée d’animaux féroces et de reptiles venimeux aux formes étranges et horribles. Il y en avait partout : sur les pentes des montagnes, au sommet des collines, dans les contreforts de ces montagnes et collines ombragées, sur les bords des lacs, sur les rives des fleuves, dans les plaines, les pentes, les talus. Les uns ressemblaient à des chiens qui avaient des ailes et qui étaient extraordinairement ventrus [gourmandise, luxure, orgueil]. Les autres étaient d’énormes crapauds qui mangeaient des grenouilles. On voyait des lieux cachés remplis d’animaux de formes différentes des nôtres. Ces trois espèces d’animaux étaient mélangées et grognaient sordidement comme s’ils voulaient se mordre les uns les autres. On voyait aussi des tigres, des hyènes, des lions, mais d’une forme différente des espèces d’Asie et d’Afrique. Mon compagnon m’a adressé la parole là aussi et, évoquant ces bêtes, s’est exclamé :
            – Les Salésiens les apprivoiseront.
            Pendant ce temps, le train approchait du lieu de premier départ et nous n’en étions pas loin. Le jeune Colle sortit alors une carte topographique d’une beauté stupéfiante et me dit :
            – Voulez-vous voir le voyage que vous avez fait, les régions que nous avons parcourues ?
            – Volontiers, répondis-je.
            Il a alors déplié la carte sur laquelle toute l’Amérique du Sud était dessinée avec une merveilleuse précision. De plus, elle représentait tout ce qui était, tout ce qui est, tout ce qui sera dans ces régions, mais sans confusion, au contraire avec une telle clarté que l’on pouvait tout voir d’un seul coup d’œil. J’ai immédiatement tout compris, mais à cause de la multiplicité des circonstances, cette clarté n’a duré qu’une petite heure et maintenant une confusion totale s’est créée dans mon esprit.
            Pendant que je regardais cette carte en attendant que le jeune homme ajoute une explication, tout agité par la surprise de ce que j’avais sous les yeux, il me sembla que Quirino (saint coadjuteur, mathématicien, polyglotte et sonneur de cloches) sonnait l’Ave Maria de l’aube ; mais en me réveillant, je me suis rendu compte que c’était le son des cloches de la paroisse de San Benigno. Le rêve avait duré toute la nuit.

            Don Bosco termina son récit par ces mots :
            – Avec la douceur de saint François de Sales, les Salésiens attireront les peuples d’Amérique à Jésus-Christ. Il sera très difficile de moraliser les sauvages, mais leurs enfants obéiront facilement aux paroles des Missionnaires et avec eux on fondera des colonies, la civilisation prendra la place de la barbarie, et ainsi une foule de sauvages entrera dans le bercail de Jésus-Christ.
(MB XVI, 385-394)




Le serpent et le rosaire (1862)

Première partie

            Le 20 août 1862, après les prières du soir, Don Bosco donna quelques avis concernant l’ordre de la maison, puis il dit :

            – Je veux vous raconter un rêve que j’ai fait il y a quelques nuits. (Ce devait être la nuit précédant la fête de l’Assomption).
            J’ai rêvé que j’étais avec tous les jeunes à Castelnuovo d’Asti chez mon frère. Pendant que tous faisaient la récréation, quelqu’un que je ne connaissais pas s’est approché de moi et m’a invité à l’accompagner. Je l’ai suivi et il m’a conduit dans un pré à côté de la cour et là, il m’a montré dans l’herbe un serpent de sept ou huit mètres de long et d’une grosseur extraordinaire. Je fus horrifié par ce spectacle et je voulais m’enfuir :
            – Non, non, dit l’homme, ne fuyez pas, venez ici et voyez.
            – Et comment veux-tu que j’ose m’approcher de cette bête ? Ne sais-tu pas qu’elle est capable de se jeter sur moi et de me dévorer en un instant ?
            – N’ayez pas peur, elle ne vous fera aucun mal ; venez avec moi.
            – Ah, je ne suis pas fou au point de me jeter dans un tel danger.
            – Alors, reprit l’inconnu, arrêtez-vous ici ! Il alla chercher une corde et, la tenant à la main, il revint vers moi en disant :
            – Prenez cette corde par un bout et tenez-la bien dans vos mains ; je prendrai l’autre bout et j’irai du côté opposé, et ainsi nous suspendrons la corde au-dessus du serpent.
            – Et après ?
            – Nous la laisserons tomber sur son échine.
            – Ah ! non, pour l’amour du ciel ! Malheur si nous faisons cela. Le serpent va bondir de colère et nous mettre en pièces.
            – Non, non, laissez-moi faire.
            – Non, non, je ne veux pas prendre cette satisfaction qui peut me coûter la vie. Et déjà je voulais m’enfuir. Mais l’autre insista de nouveau, m’assurant que je n’avais rien à craindre, que le serpent ne me ferait aucun mal. Il parla tant et si bien que je restai et consentis à faire sa volonté. Pendant ce temps, il passa de l’autre côté du monstre, souleva la corde et donna un coup sur l’échine du serpent. Le serpent fit un bond, tournant la tête en arrière pour mordre ce qui l’avait frappé, mais au lieu de mordre la corde, il en resta enlacé comme par un nœud coulant. L’homme me cria alors :
            – Tenez bon, tenez bon, et ne laissez pas la corde glisser de vos mains. Il courut vers un poirier qui se trouvait à proximité et y attacha le bout de la corde qu’il tenait dans ses mains. Puis il courut vers moi, me prit le bout de la corde et alla l’attacher aux barreaux d’une fenêtre de la maison. Pendant ce temps, le serpent se démenait, se débattait furieusement, et donnait de tels coups sur le sol avec sa tête et avec ses énormes spires qu’il se déchirait la chair et faisait sauter des morceaux à une grande distance. Il continua ainsi tant qu’il vécut, et, mort, il ne resta de lui qu’un squelette décharné.
            Quand le serpent fut mort, le même homme détacha la corde de l’arbre et de la fenêtre, la tira à lui, la ramassa, en fit une boule et me dit :
            – Soyez attentif ! Il mit la corde dans une cassette qu’il ferma et qu’il ouvrit quelques instants plus tard. Les jeunes étaient accourus autour de moi. Nous jetâmes un coup d’œil à l’intérieur de la boîte et nous furent tous stupéfaits. La corde était disposée de telle façon qu’elle formait les mots Ave Maria !
            – Mais comment fais-tu, ai-je dit ? Tu as mis cette corde dans la cassette de façon si désordonnée et maintenant elle est bien arrangée.
            – Voilà, dit-il. Le serpent représente le diable, et la corde l’Ave Maria, ou plutôt le Rosaire, qui est une suite d’Ave Maria. Avec cette corde et avec ces Je vous salue on peut battre, vaincre et détruire tous les démons de l’enfer.
            Jusqu’ici, conclut Don Bosco, c’est la première partie du rêve. Il y a une autre partie, qui sera encore plus curieuse et intéressante pour tout le monde. Mais l’heure est déjà tardive et nous remettons la suite pour demain soir. En attendant, gardons à l’esprit ce que mon ami a dit à propos de l’Ave Maria et du Rosaire. Récitons-la pieusement à chaque assaut de la tentation, et soyons certains que nous en sortirons toujours vainqueurs. Bonne nuit !

            Et ici, qu’il nous soit permis de faire quelques commentaires, puisque Don Bosco n’a pas donné l’interprétation de cette scène.
            Le poirier dont il est question dans le rêve est le même que celui auquel Don Bosco avait tant de fois attaché une corde dans son enfance, en fixant l’autre extrémité à un second arbre non loin de là, pour amuser les villageois avec des jeux de gymnastique et les obliger ainsi à écouter ses catéchismes. Ce poirier nous semble comparable à l’arbre dont parle le Cantique des Cantiques, au chapitre II, verset 3 : Sicut malus inter ligna silvarum, sic dilectus meus inter filios (Comme un pommier parmi les arbres de la forêt, ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes gens, Cant. 2,3). Tirino et d’autres célèbres commentateurs de l’Écriture Sainte notent que le pommier désigne ici toute plante qui porte des fruits. Cet arbre, qui répand une ombre agréable et salubre, est un symbole de Jésus-Christ et de sa croix, d’où découlent l’efficacité de la prière et la certitude de la victoire. Serait-ce la raison pour laquelle l’une des extrémités de la corde, fatale au serpent, est d’abord attachée au poirier ? Et l’autre extrémité nouée aux barreaux de la fenêtre ne serait-elle pas l’indice que l’habitant de cette maison et ses enfants ont reçu la mission de propager la pratique du Rosaire.
            Don Bosco avait compris cela depuis longtemps.
            Il avait institué la fête annuelle du Rosaire aux Becchi. Il voulait que les élèves de toutes ses maisons récitent un chapelet chaque jour ; dans ses sermons et dans ses écrits il insistait pour rétablir l’ancienne coutume dans les familles. Il considérait le Rosaire comme une arme qui donnerait la victoire non seulement aux individus, mais aussi à l’Église. C’est pourquoi ses disciples publièrent par la suite toutes les encycliques de Léon XIII consacrées à cette prière si chère à Marie, et ils recommandèrent aux lecteurs du Bulletin salésien de correspondre aux vœux du Vicaire de Jésus-Christ.

Très Révérend Père (Don Rua),
            De retour à Rome après le Congrès eucharistique de Naples, j’apprends avec grand plaisir que l’exhortation adressée aux curés dans le Bulletin salésien commence à porter ses fruits. J’adresse donc mes meilleurs remerciements à Votre Excellence, et je vous assure que vous avez accompli un travail bien agréable au Saint-Père, qui désire tant que ses encycliques sur le Rosaire soient maintenues vivantes grâce à l’érection de la Confraternité du même nom.
            Aux sentiments de gratitude j’ajoute une prière, celle de rafraîchir de temps en temps la mémoire en quelques mots aux curés et aux recteurs d’églises, afin que l’oubli ne leur fasse pas perdre de vue la fondation de la Confraternité du Saint-Rosaire.
            Et que Dieu fasse toujours prospérer Votre Excellence, dont je reste
                        le serviteur affectionné en Jésus et Marie

                        Rome, Palais du Saint-Office, 27 novembre 1891.
                        † Fr. VINCENZO LEONE SALLUA, Commissaire général
                        Archevêque de Chalcédoine.

Deuxième partie

              – Le 22 août, nous l’avons prié à plusieurs reprises de nous raconter, sinon en public, du moins en privé, la partie de son rêve qu’il avait gardée sous silence, mais il ne voulut pas répondre. Cependant, après de nombreuses supplications, il céda et déclara qu’il parlerait le soir de nouveau de son rêve. C’est ce qu’il fit. Après les prières, il commença :
            À la suite de vos nombreuses supplications, je vais raconter la deuxième partie du rêve. Si je ne peux pas vous raconter tout, je veux du moins vous raconter ce que je pourrai. Mais je dois d’abord poser une condition : que personne n’écrive ou ne dise en dehors de la maison ce que je vais vous raconter. Parlez-en entre vous, riez-en, faites ce que vous voulez, mais seulement entre vous.
            Pendant que ce personnage et moi parlions de la corde et du serpent et de leur signification, je me retourne et je vois des jeunes ramasser des morceaux de chair du serpent pour les manger. Immédiatement je me mis à crier :
            – Que faites-vous ? Vous êtes fous ! Ne savez-vous pas que cette chair est empoisonnée et qu’elle vous fera beaucoup de mal ?
            – Non, non, me répondirent les jeunes, elle est très bonne !
            Mais après avoir mangé, ils tombaient par terre, gonflaient et restaient durs comme la pierre. Je ne pouvais pas retrouver mon calme, car malgré ce spectacle, d’autres jeunes continuaient à manger. Je criais sur l’un, je criais sur l’autre, je donnais des gifles à celui-ci, des coups de poing à celui-là, j’essayais de les empêcher de manger, mais en vain. Ici l’un tombait, là un autre se mettait à manger. J’ai alors appelé nos abbés à l’aide et leur ai dit qu’ils devaient rester au milieu des jeunes et faire tout ce qu’ils pouvaient pour que personne ne mange plus de cette viande. Mon ordre n’eut pas l’effet escompté, et même des abbés commencèrent à manger la chair du serpent et tombèrent par terre comme les autres. J’étais hors de moi quand j’ai vu tout autour de moi un grand nombre de jeunes étendus sur le sol dans cet état misérable.
            Je me tournai alors vers cet inconnu et lui dis :
            – Mais qu’est-ce que cela signifie ? Ces jeunes savent que cette chair leur apporte la mort, et pourtant ils veulent la manger ! Et pourquoi ?
            Il me répondit : – Tu sais bien que animalis homo non percipit ea quae Dei sunt (l’homme naturel ne comprend pas les choses de Dieu, Cor 2,14).
            – Mais maintenant, n’y a-t-il plus de remède pour faire revenir ces jeunes ?
            – Si, il y en a un.
            – Lequel ?
            – Il n’y a que l’enclume et le marteau.
            – L’enclume ? le marteau ? Et que faire de ces choses-là ?
            – Il faut soumettre les jeunes à l’action de ces instruments.
            – Comment ? Dois-je les mettre sur une enclume et les battre avec un marteau ?
            Alors l’autre expliqua sa pensée en disant :
            – Voici. Le marteau signifie la confession, l’enclume la sainte communion. Il faut se servir de ces deux moyens. Je me mis alors à l’œuvre et je trouvai que ce remède était très valable, mais pas pour tout le monde. Beaucoup revinrent à la vie et furent guéris, mais pour certains le remède ne servit à rien. Ce sont ceux qui ne faisaient pas de bonnes confessions.

            Lorsque les jeunes se furent retirés dans leurs dortoirs, j’ai demandé en privé à Don Bosco pourquoi l’ordre qu’il avait donné aux abbés d’empêcher les jeunes de manger la chair du serpent n’avait pas eu l’effet escompté. Il me répondit :
            – Je n’ai pas été obéi par tous, et même j’ai vu certains abbés manger cette viande, comme je l’ai déjà dit ».
            Ces rêves représentent en substance la réalité de la vie, et à travers les paroles et les actes de Don Bosco, ils montrent l’état intime d’une communauté, de cent communautés, où les plus grandes vertus cohabitent avec beaucoup de misères. Il ne faut pas s’en étonner. Le vice, par nature, se développe bien plus que la vertu, d’où la nécessité d’une vigilance de tous les instants.
            D’aucuns pourraient faire remarquer qu’il aurait été opportun d’atténuer ou même d’omettre certaines descriptions trop répugnantes, mais ce n’est pas notre avis. Si l’histoire doit remplir son noble rôle d’éducatrice, elle doit décrire la vie passée telle qu’elle a été, afin que les générations futures puissent non seulement puiser courage et ferveur dans les vertus de ceux qui les ont précédées, mais aussi apprendre de leurs échecs et de leurs erreurs la prudence dont elles doivent faire preuve. Un récit qui ne présente qu’un seul aspect de la réalité historique ne peut conduire qu’à une conception erronée. Les erreurs et les fautes commises en d’autres temps, si elles ne sont pas connues ou reconnues comme telles, continueront à être commises, sans correction. Une apologie mal comprise n’apporte rien à  ceux qui sont bien disposés et ne convertit pas ceux qui sont mal disposés, car seule une franchise sans limite peut donner du crédit et engendrer la confiance.
            Pour exposer toute notre pensée, nous dirons que Don Bosco a donné au rêve les explications les plus évidentes pour l’intelligence des jeunes, mais qu’il en a laissé de côté d’autres non moins importantes. Il ne les a pas révélées parce qu’elles ne les concernaient peut-être pas à ce moment-là. Car dans les rêves, on le voit envisager non seulement le présent, mais aussi l’avenir lointain, comme dans celui de la Roue et dans d’autres que nous exposerons. Mais en attendant, la chair pourrie de ce monstre ne pourrait-elle pas indiquer le scandale qui fait perdre la foi, la lecture de livres immoraux ou irréligieux ? Que signifie la désobéissance au Supérieur, le fait de tomber, d’être gonflé, dur comme la pierre, sinon la culpabilité, l’orgueil, l’obstination, la méchanceté ?
            C’est le poison qui leur a été transfusé par cette nourriture maudite, ce dragon décrit par Job au chapitre XLI, dont les Saints Pères affirment qu’il est une figure de Lucifer. Le verset 15 dit : « Son cœur est dur comme la pierre« . C’est ainsi que devient le cœur du malheureux empoisonné, rebelle et obstiné dans le mal. Et quel sera le remède à une telle dureté ? Don Bosco s’exprime au moyen d’un symbole assez obscur, mais qui indique en substance une aide surnaturelle. Il nous semble qu’il peut s’expliquer ainsi : il faut que la grâce préventive, obtenue par la prière et les sacrifices des bons, enflamme les cœurs endurcis et les rende malléables ; que les deux sacrements, c’est-à-dire le marteau de l’humilité et l’enclume de l’Eucharistie sur laquelle le fer reçoit une forme constante et artistique pour être ensuite trempé, puissent exercer leur efficacité divine ; pour que le marteau qui frappe et l’enclume qui porte travaillent ensemble à l’accomplissement de l’œuvre qui, dans notre cas, est la réforme d’un cœur blessé, mais devenu docile. Et c’est alors que ce cœur, entouré d’un nimbe d’étincelles brillantes, redevient ce qu’il était.
            Ayant ainsi exprimé notre idée, reprenons les chroniques. Avec la protection de la Vierge Marie, Don Bosco était sûr de pouvoir supporter et surmonter les coups de l’ennemi infernal, et ainsi il préparait ses élèves à la fête de la Nativité de la Mère de Dieu. Le 29 août, il donna le premier fioretto, puis cinq autres les soirs suivants. Don Bonetti les a transcrits.

            1° Efforçons-nous tous de passer cette neuvaine sans commettre aucun péché, ni mortel, ni véniel.
            2° Donner un bon conseil à un ami.
            Le lendemain soir, il le donna à tous en général en disant que nous devrions nous faire une généreuse violence pour corriger nos mauvaises habitudes pendant que nous sommes encore jeunes, et que nous devrions avoir une grande confiance en nos supérieurs, aussi bien pour les choses de l’âme que pour les choses du corps.
            3° Réfléchir s’il est bon de faire une confession générale, et cela pour ceux qui ne l’ont pas encore faite ; quant à ceux qui l’ont déjà faite, qu’ils récitent un acte de contrition pour tous les péchés de la vie passée.
            4) Il nous a raconté ce que Don Cafasso a dit un jour à un marchand de vin qui lui avait demandé ce que la Madone aimait le plus. Il demanda au marchand : – Quelle est la chose qui fait le plus plaisir aux mères ?
            L’autre répondit :
            – Les mères aiment beaucoup qu’on caresse leurs enfants.
            – Bravo, reprit Don Cafasso, tu as bien répondu. Si tu veux faire quelque chose de très agréable à la Sainte Vierge, caresse beaucoup son Divin Fils Jésus, d’abord au moyen de la sainte Communion, puis en éloignant de ton cœur toute espèce de péché, même véniel. – C’est ce qu’a dit Don Cafasso à cet homme et c’est ce que je dis à vous tous.
(MB VII, 238-239.242-245)




Premier rêve missionnaire : la Patagonie (1872)

            Voici le rêve qui décida Don Bosco à lancer l’apostolat missionnaire en Patagonie.
            Il le raconta pour la première fois à Pie IX en mars 1876. Il le répéta ensuite en privé à quelques salésiens. Le premier à recevoir ce récit confidentiel fut Don Francesco Bodrato, le 30 juillet de la même année. Et le soir même de ce jour, Don Bodrato le racontait à Don Giulio Barberis, à Lanzo, où il était allé passer quelques jours de vacances avec un groupe de novices.
            Trois jours plus tard, Don Barberis se rendit à Turin et lors d’une conversation avec le saint dans la bibliothèque en faisant quelques pas, il entendit lui aussi le récit. Don Giulio se garda bien de lui dire qu’il l’avait déjà entendu, heureux de l’entendre répéter de sa propre bouche, et aussi parce que Don Bosco, en racontant ces histoires, ajoutait chaque fois un nouveau détail intéressant.
            Don Lemoyne l’a également appris de la bouche de Don Bosco, et Don Barberis et Don Lemoyne le mirent par écrit. Don Bosco, dit le père Lemoyne, leur a dit qu’ils étaient les premiers à qui il avait révélé en détail ce genre de vision, que nous racontons ici presque mot à mot.

            Il m’a semblé que je me trouvais dans une région sauvage et totalement inconnue. C’était une immense plaine, entièrement inculte, dans laquelle on ne voyait ni collines ni montagnes. Aux extrémités, cependant, tout au fond, s’élevaient de hautes montagnes. Je vis des foules d’hommes qui parcouraient la plaine. Ils étaient presque nus, d’une taille et d’une stature extraordinaires, d’un aspect féroce, avec des cheveux longs et hirsutes ; ils avaient la peau tannée et noirâtre et étaient vêtus seulement de larges manteaux faits de peaux de bêtes qui pendaient de leurs épaules. Ils avaient comme armes une sorte de longue lance et la fronde (le lasso).
            Ces foules d’hommes, dispersées çà et là, offraient au spectateur des scènes différentes. Les uns couraient en chassant des bêtes ; les autres allaient, portant des morceaux de chair sanglante fichés à la pointe de leurs lances. Les uns se battaient entre eux ; d’autres en venaient aux mains avec des soldats habillés à l’européenne, et le sol était jonché de cadavres. Je tremblais devant ce spectacle, et c’est alors qu’apparurent, à l’extrémité de la plaine, un grand nombre de personnages que je reconnus, d’après leurs vêtements et leurs manières, comme étant des missionnaires de divers ordres religieux. Ils s’approchaient pour prêcher la religion de Jésus-Christ à ces barbares. Je les regardais bien, mais je n’en connaissais aucun. Ils allèrent au milieu de ces sauvages, mais les barbares, dès qu’ils les virent, se jetèrent sur eux avec une fureur diabolique et une joie infernale. Ils les tuèrent tous, les écartelaient férocement, les coupaient en morceaux, et enfonçaient les morceaux de chair à la pointe de leurs longues piques. Puis on voyait se répéter de temps en temps les scènes des escarmouches précédentes entre eux et avec les peuples voisins.
            Après avoir observé ces faits horribles, je me suis dit : – Comment pouvons-nous convertir des gens aussi brutaux ? – Alors je vois au loin un groupe d’autres missionnaires s’approcher des sauvages ; ils avaient l’air joyeux et étaient précédés d’une foule de jeunes. Je tremblais en pensant : – Ils viennent pour se faire tuer. – Je m’approchai d’eux : c’étaient des clercs et des prêtres. Je les regardai attentivement et je les reconnus : c’étaient nos salésiens. Je connaissais les premiers, et bien que je n’aie pas pu connaître personnellement beaucoup d’autres venus à leur suite, j’ai compris qu’ils étaient eux aussi des missionnaires salésiens, ils étaient des nôtres.
            – Qu’est-ce que cela ? me suis-je exclamé. Je ne voulais pas les laisser continuer et j’étais là pour les arrêter. Je m’attendais à ce qu’ils subissent à tout moment le même sort que les anciens missionnaires. Je voulais leur faire rebrousser chemin, quand je vis que leur apparition mettait en joie toutes ces foules barbares qui baissaient leurs armes, déposaient leur férocité et accueillaient nos Missionnaires avec de grandes marques de déférence. Stupéfait, je me suis dit : – Voyons comment cela va se terminer ! – Et je vis que nos Missionnaires s’avançaient vers ces hordes de sauvages ; ils les instruisaient, et eux écoutaient volontiers leur voix ; ils les enseignaient, et eux apprenaient avec soin ; ils les avertissaient, et eux acceptaient et mettaient en pratique leurs recommandations.
            En regardant bien, je remarquais que les Missionnaires récitaient le chapelet, tandis que les sauvages, qui couraient de tous côtés, s’écartaient sur leur passage et répondaient de bon cœur à cette prière.
            Au bout d’un moment, les Salésiens allèrent se placer au centre de la foule qui les entourait, et ils s’agenouillèrent. Les sauvages déposèrent leurs armes à terre aux pieds des Missionnaires en fléchissant eux aussi les genoux.
            Et voici que l’un des Salésiens entonna : Louez Marie, ô langues fidèles, et toute cette troupe, d’une seule voix, continua le chant de louange, si bien à l’unisson et avec une telle force dans la voix, que, presque effrayé, je me suis réveillé.
            J’ai fait ce rêve il y a quatre ou cinq ans. Il a fait une grande impression sur moi, pensant qu’il s’agissait d’un avertissement céleste. Cependant, je n’ai pas vraiment compris sa signification particulière. J’ai cependant compris qu’il s’agissait de missions à l’étranger, ce qui avait été auparavant mon souhait le plus ardent.

            Le rêve s’est donc produit vers 1872. Don Bosco crut d’abord qu’il s’agissait des peuples de l’Éthiopie, puis il pensa aux environs de Hong-Kong, puis aux habitants de l’Australie et des Indes. Ce n’est qu’en 1874, lorsqu’il reçut, comme nous le verrons, l’invitation pressante à envoyer des Salésiens en Argentine, qu’il sut clairement que les sauvages qu’il avait vus en rêve étaient les indigènes de cette immense région, alors presque inconnue, qu’était la Patagonie.
(MB X, 53-55)