La bergère, les brebis et les agneaux (1867)

Dans le passage qui suit, Don Bosco, fondateur de l’Oratoire de Valdocco, raconte à ses jeunes un rêve qu’il a fait dans la nuit du 29 au 30 mai 1867 et qu’il a narré le soir du dimanche de la Sainte Trinité. Dans une plaine immense, les troupeaux et les agneaux deviennent l’allégorie du monde et des jeunes : les prairies luxuriantes ou les déserts arides figurent la grâce et le péché ; les cornes et les blessures dénoncent le scandale et le déshonneur ; le chiffre « 3 » annonce trois famines – spirituelle, morale, matérielle – qui menacent ceux qui s’éloignent de Dieu. De ce récit jaillit l’appel pressant du saint : préserver l’innocence, revenir à la grâce par la pénitence, afin que chaque jeune puisse se revêtir des fleurs de la pureté et participer à la joie promise par le bon Pasteur.

Le dimanche de la Sainte Trinité, 16 juin, jour où vingt-six ans auparavant Don Bosco avait célébré sa première messe, les jeunes attendaient le rêve, dont le récit avait été annoncé par lui le 13. Son ardent désir était le bien de son troupeau spirituel, et sa norme étaient toujours les avertissements et les promesses du chapitre XXVII, v. 23-25 du livre des Proverbes : Diligenter agnosce vultum pecoris tui, tuosque greges considera : non enim habebis iugiter potestatem : sed corona tribuetur in generationem et generationem. Aperta sunt prata, et apparuerunt herbae virentes, et collecta sunt foena de montibus… (Préoccupe-toi de l’état de ton troupeau, prends soin de tes troupeaux, car les richesses ne sont pas éternelles et une couronne ne dure pas pour toujours. Quand le foin a été emporté, l’herbe nouvelle repousse et on recueille les fourrages dans les montagnes, Prov 27,23-25). Dans ses prières, il demandait d’acquérir une connaissance exacte de ses brebis, d’avoir la grâce de veiller sur elles attentivement, d’assurer leur protection même après sa mort et de les voir pourvues d’une bonne nourriture spirituelle et matérielle. Voici comment Don Bosco parla après les prières du soir.

Dans l’une des dernières nuits du mois de Marie, le 29 ou 30 mai, étant au lit et ne pouvant dormir, je pensais à mes chers jeunes et je me disais en moi-même :
– Oh si je pouvais rêver quelque chose qui leur soit profitable !
Je restai un moment à réfléchir et je me résolus :
– Oui ! maintenant je veux faire un rêve pour les jeunes !
Et voilà que je m’endormis. À peine pris par le sommeil, je me trouvai dans une immense plaine couverte d’un nombre infini de grosses brebis, réparties en troupeaux, qui broutaient dans des prairies à perte de vue. Je voulus m’approcher d’elles et je me mis à chercher le berger, m’étonnant qu’il puisse y avoir dans le monde quelqu’un qui possédait un si grand nombre de brebis. Je cherchai un bref moment, quand je vis devant moi un berger appuyé sur son bâton. Je m’approchai immédiatement pour l’interroger et lui demandai :
– À qui appartient ce grand troupeau ?
Le berger ne me répondit pas. Je répétai la question et alors il me dit :
– Que veux-tu savoir ?
– Et pourquoi, lui dis-je, me réponds-tu de cette manière ?
– Eh bien, ce troupeau appartient à son maître !
À son maître ? Je le savais déjà, me dis-je en moi-même. Puis je continuai à haute voix :
– Qui est ce maître ?
– Ne t’inquiète pas, me répondit le berger, tu le sauras.
Alors, parcourant avec lui cette vallée, je me mis à examiner le troupeau et toute cette région où il errait. La vallée était en certains endroits couverte d’une riche verdure avec des arbres étendant de larges frondaisons avec des ombres gracieuses et de l’herbe fraîche dont se nourrissaient de belles et florissantes brebis. Dans d’autres endroits, la plaine était stérile, sablonneuse, pleine de pierres avec des épineux sans feuilles, et des herbes jaunies, et il n’y avait pas un brin d’herbe fraîche ; et pourtant ici aussi il y avait beaucoup d’autres brebis qui paissaient, mais d’apparence misérable.
Je demandais diverses explications à mon guide concernant ce troupeau, et lui, sans donner aucune réponse à mes questions, me dit :
– Tu n’es pas destiné à eux. Tu ne dois pas penser à celles-là. Je te ferai voir le troupeau dont tu dois prendre soin.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis le maître ; viens voir avec moi là-bas, de ce côté.
Et il me conduisit à un autre point de la plaine où se trouvaient des milliers et des milliers de petits agneaux. Ceux-ci étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter, mais si maigres qu’ils peinaient à marcher. La prairie était sèche et aride et sablonneuse et on n’y voyait pas un brin d’herbe fraîche, pas un ruisseau, mais seulement quelques buissons desséchés et des broussailles arides. Chaque pâturage avait été complètement détruit par les agneaux eux-mêmes.
On voyait à première vue que ces pauvres agneaux couverts de plaies avaient beaucoup souffert et souffraient encore beaucoup. Chose étrange ! Chacun avait deux cornes longues et grosses qui lui poussaient sur le front, comme s’ils étaient de vieux béliers, et à la pointe des cornes ils avaient un appendice en forme de « S ». Étonné, je restai perplexe en voyant cet étrange appendice d’un genre si nouveau, et je ne pouvais me résoudre à comprendre pourquoi ces agneaux avaient déjà des cornes si longues et si grosses, et avaient déjà détruit si tôt toute leur pâture.
– Comment cela se fait-il ? dis-je au berger. Ces agneaux sont encore si petits et ont déjà de telles cornes ?
– Regarde, me répondit-il ; observe.
En observant plus attentivement, je vis que ces agneaux portaient beaucoup de chiffres « 3 » imprimés sur toutes les parties du corps, sur le dos, sur la tête, sur le museau, sur les oreilles, sur le nez, sur les pattes, sur les ongles.
– Mais que signifie cela ? m’écriai-je. Je ne comprends rien.
– Comment, tu ne comprends pas ? dit le berger. Écoute donc et tu sauras tout. Cette vaste plaine est le grand monde. Les lieux pleins d’herbe, la parole de Dieu et la grâce. Les lieux stériles et arides sont les lieux où l’on n’écoute pas la parole de Dieu et où l’on cherche seulement à plaire au monde. Les brebis sont les hommes faits, les agneaux sont les jeunes et pour ceux-ci, Dieu a envoyé Don Bosco. Ce coin de la plaine que tu vois est l’Oratoire et les agneaux rassemblés ici sont tes enfants. Cet endroit si aride représente l’état de péché. Les cornes signifient le déshonneur. La lettre « S » signifie scandale. Ils vont à la ruine par le mauvais exemple. Parmi ces agneaux, il y en a quelques-uns qui ont les cornes cassées ; ils ont été scandaleux, mais maintenant ils ont cessé de donner du scandale. Le chiffre « 3 » signifie qu’ils portent les peines de leurs fautes, c’est-à-dire qu’ils souffriront trois grandes famines : une famine spirituelle, une famine morale et une famine matérielle : 1° Famine d’aides spirituelles : ils demanderont cette aide et ne l’auront pas. 2° Famine de la parole de Dieu. 3° Famine de pain matériel. Le fait que les agneaux ont tout mangé signifie qu’il ne leur reste plus rien d’autre que le déshonneur et le nombre « 3 », c’est-à-dire les famines. Ce spectacle montre aussi les souffrances actuelles de tant de jeunes au milieu du monde. À l’Oratoire, même ceux qui en seraient indignes ne manquent pas de pain matériel.
Pendant que j’écoutais et observais tout comme quelqu’un qui a perdu la mémoire, voilà une nouvelle merveille. Tous ces agneaux changèrent d’apparence !
Se levant sur leurs pattes arrière, ils devinrent grands et prirent tous la forme de jeunes garçons. Je m’approchai pour voir si j’en connaissais quelques-uns. C’étaient tous des jeunes de l’Oratoire. Il y en avait beaucoup que je n’avais jamais vus, mais tous se disaient fils de notre Oratoire. Et parmi ceux que je ne connaissais pas, il y en avait aussi quelques-uns qui se trouvent actuellement à l’Oratoire. Ce sont ceux qui ne se présentent jamais à Don Bosco, qui ne vont jamais chercher conseil auprès de lui, ceux qui l’évitent, en un mot, ceux que Don Bosco ne connaît pas encore ! L’immense majorité cependant des inconnus était composée de ceux qui n’ont pas été ou qui ne sont pas encore à l’Oratoire.
Pendant que j’observais avec peine cette multitude, celui qui m’accompagnait me prit par la main et me dit :
– Viens avec moi et tu verras autre chose ! – Et il me conduisit dans un endroit reculé de la vallée, entouré de petites collines, ceint d’une haie de plantes luxuriantes, où se trouvait une grande prairie verdoyante, la plus fertile qu’on puisse imaginer, remplie de toutes sortes d’herbes odorantes, parsemée de fleurs des champs, avec de frais bosquets et des ruisseaux d’eaux limpides. Ici, je trouvai un autre grand nombre de fils, tous joyeux, qui avec les fleurs de la prairie s’étaient confectionné ou allaient se confectionner un bel habit.
– Au moins, tu as là ceux qui te donnent de grandes consolations.
– Et qui sont-ils ? demandai-je.
– Ce sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu.
Ah ! je peux dire que je n’ai jamais vu de choses et de personnes aussi belles et éclatantes, ni jamais je n’aurais pu imaginer de telles splendeurs. Il est inutile que je me mette à les décrire, car ce serait gâcher ce qui est impossible à dire si on ne les voit pas. Il m’était cependant réservé un spectacle bien plus surprenant. Pendant que je regardais avec un immense plaisir ces jeunes garçons et que je contemplais beaucoup d’entre eux que je ne connaissais pas encore, mon guide me dit :
– Viens, viens avec moi et je te ferai voir une chose qui te donnera une joie et une consolation plus grandes. – Et il me conduisit dans une autre prairie toute parsemée de fleurs plus belles et plus odorantes que celles déjà vues. Elle avait l’aspect d’un jardin princier. Ici, on apercevait un nombre plus limité de jeunes, mais qui étaient d’une beauté et d’un éclat si extraordinaires qu’ils faisaient oublier ceux que je venais d’admirer. Certains d’entre eux sont déjà à l’Oratoire, d’autres y viendront plus tard.
Le berger me dit :
– Voici ceux qui conservent le beau lys de la pureté. Ils sont encore vêtus de l’étole de l’innocence.
Je regardais, extasié. Presque tous portaient sur la tête une couronne de fleurs d’une beauté indescriptible. Ces fleurs étaient composées d’autres petites fleurs d’une délicatesse surprenante, et leurs couleurs étaient d’une vivacité et d’une variété enchanteresses. Plus de mille couleurs dans une seule fleur, et dans une seule fleur on voyait plus de mille fleurs. Une robe d’une blancheur éclatante descendait à leurs pieds, elle aussi toute entrelacée de guirlandes de fleurs, semblables à celles de la couronne. La lumière charmante qui émanait de ces fleurs revêtait toute la personne et reflétait en elle sa propre gaieté. Les fleurs se reflétaient les unes dans les autres et celles des couronnes dans celles des guirlandes, réverbérant chacune les rayons émis par les autres. Un rayon d’une couleur contrastant avec un rayon d’une autre couleur formait de nouveaux rayons, différents, scintillants et donc à chaque rayon se reproduisaient toujours de nouveaux rayons, si bien que je n’aurais jamais pu croire qu’il y ait au paradis un enchantement si varié. Ce n’est pas tout. Les rayons et les fleurs de la couronne des uns se reflétaient dans les fleurs et dans les rayons de la couronne de tous les autres, comme aussi les guirlandes, et la richesse de la robe des uns se reflétait dans les guirlandes, dans les robes des autres. Les splendeurs ensuite du visage d’un jeune, en rebondissant, se fondaient avec celles du visage des compagnons et se réverbéraient multipliées sur toutes ces petites faces innocentes et rondes, produisant tant de lumière qu’elles éblouissaient la vue et empêchaient de fixer le regard.
Ainsi, en un seul s’accumulaient les beautés de tous les autres compagnons dans une harmonie de lumière ineffable ! C’était la gloire accidentelle des saints. Il n’y a aucune image humaine pour décrire même de loin combien chacun de ces jeunes devenait beau au milieu de cet océan de splendeurs. Parmi eux, j’en observai quelques-uns en particulier, qui sont maintenant ici à l’Oratoire et je suis certain que, s’ils pouvaient voir au moins le dixième de leur actuelle beauté, ils seraient prêts à souffrir le feu, à se laisser couper en morceaux, à subir en somme le plus atroce des martyrs plutôt que de la perdre.
Dès que je pus me remettre un peu de ce spectacle céleste, je me tournai vers le guide et lui dis :
– Mais parmi tant de mes jeunes, il y a donc si peu d’innocents ? Ils sont si peu nombreux ceux qui n’ont jamais perdu la grâce de Dieu ?
Le berger me répondit :
– Comment ? Tu penses que le nombre n’est pas assez grand ? Sache que ceux qui ont eu le malheur de perdre le beau lys de la pureté, et avec cela l’innocence, peuvent encore suivre leurs compagnons dans la pénitence. Regarde : dans cette prairie il y a encore beaucoup de fleurs ; eh bien, ils peuvent s’en servir pour tisser une couronne et une belle robe et même suivre les innocents dans la gloire.
– Suggère-moi encore quelque chose à dire à mes jeunes ! dis-je alors.
– Répète à tes jeunes que s’ils connaissaient combien l’innocence et la pureté sont précieuses et belles aux yeux de Dieu, ils seraient disposés à faire n’importe quel sacrifice pour la conserver. Dis-leur qu’ils se donnent du courage pour pratiquer cette vertu candide, qui surpasse les autres en beauté et en éclat. Car les chastes sont ceux qui crescunt tanquam lilia in conspectu Domini (ils croissent comme des lys devant le Seigneur).
Je voulus alors aller au milieu de mes chers fils, si bellement couronnés, mais je trébuchai sur le sol et, me réveillant, je me suis retrouvé dans mon lit.
Mes chers fils, êtes-vous tous innocents ? Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous et je veux m’adresser à eux. Par pitié, ne perdez pas un bien d’une valeur inestimable ! C’est une richesse qui vaut autant que vaut le Paradis, autant que vaut Dieu ! Si vous aviez pu voir comme ces jeunes étaient beaux avec leurs fleurs. L’ensemble de ce spectacle était tel que j’aurais donné n’importe quoi au monde pour jouir encore de cette vision. En fait, si j’étais peintre, je considérerais comme une grande grâce de pouvoir peindre d’une manière ou d’une autre ce que j’ai vu. Si vous connaissiez la beauté d’un innocent, vous vous soumettriez à n’importe quel effort le plus pénible, même à la mort, pour conserver le trésor de l’innocence.
Quant à ceux qui étaient revenus en grâce, bien que cela m’ait apporté une grande consolation, j’espérais cependant que leur nombre serait bien plus grand. Et je restai très étonné en voyant quelqu’un qui semble ici apparemment un bon jeune, mais qui avait là des cornes longues et grosses…
Don Bosco termina par une chaude exhortation à ceux qui ont perdu l’innocence, pour qu’ils s’efforcent volontiers de retrouver la grâce au moyen de la pénitence.
Deux jours plus tard, le 18 juin, Don Bosco remontait le soir sur l’estrade et donna quelques explications de son rêve.
Aucune explication ne serait plus nécessaire concernant le rêve, mais je répéterai ce que j’ai déjà dit. La grande plaine est le monde, et aussi les lieux et l’état d’où ont été appelés ici tous nos jeunes. Le lieu où se trouvaient les agneaux est l’Oratoire. Les agneaux sont tous les jeunes, qui ont été, sont actuellement, et seront à l’Oratoire. Les trois prairies de cet endroit, celle qui est aride, la verte, et celle qui est fleurie, indiquent l’état de péché, l’état de grâce et l’état d’innocence. Les cornes des agneaux sont les scandales qui ont été donnés dans le passé. Ceux qui avaient les cornes cassées ce sont ceux qui ont été scandaleux, mais qui maintenant ont cessé de donner du scandale. Tous ces chiffres « 3 », qu’on voyait imprimés sur chaque agneau, ce sont, comme je l’ai su du berger, trois châtiments que Dieu enverra sur les jeunes : 1° Famine par manque d’aides spirituelles. 2° Famine morale, c’est-à-dire manque d’instruction religieuse et de la parole de Dieu. 3° Famine matérielle, c’est-à-dire manque même de nourriture. Les jeunes resplendissants sont ceux qui se trouvent en grâce de Dieu, et surtout ceux qui conservent encore l’innocence baptismale et la belle vertu de la pureté. Comme elle est grande la gloire qui les attend !
Mettons-nous donc, chers jeunes, à pratiquer courageusement la vertu. Celui qui n’est pas en grâce de Dieu, qu’il s’y mette de bon cœur et donc avec toutes ses forces et avec l’aide de Dieu, qu’il persévère jusqu’à la mort. Que si nous ne pouvons tous être en compagnie des innocents et faire couronne à Jésus, l’Agneau immaculé, nous pouvons au moins le suivre après eux.
Un de vous m’a demandé s’il était parmi les innocents et je lui dis que non et qu’il avait des cornes, mais cassées. Il me demanda encore s’il avait des plaies et je lui dis oui.
– Et que signifient ces plaies ? ajouta-t-il.
Je répondis :
– N’aie pas peur. Elles sont cicatrisées, elles disparaîtront ; ces plaies ne sont plus déshonorantes, comme ne sont pas déshonorantes les cicatrices d’un combattant, qui malgré les nombreuses blessures et l’assaut et les efforts de l’ennemi, sut vaincre et remporter la victoire. Ce sont donc des cicatrices honorables !… Mais il est plus honorable celui qui, combattant vaillamment au milieu des ennemis, ne reçoit aucune blessure. Son intégrité suscite l’émerveillement de tous.
En expliquant ce rêve, Don Bosco dit aussi qu’il ne passera plus beaucoup de temps avant que ces trois maux ne se fassent sentir : – Peste, famine et donc manque de moyens pour faire le bien.
Il ajouta qu’avant trois mois il se passera quelque chose de particulier.
Ce rêve produisit chez les jeunes l’impression et les fruits qu’avaient obtenus très souvent des récits semblables.
(MB VIII 839-845)




Personne ne chassait les poules (1876)

Situé en janvier 1876, ce passage présente l’un des « rêves » les plus évocateurs de Don Bosco, un outil privilégié avec lequel le saint turinois secouait et guidait les jeunes de l’Oratoire. La vision s’ouvre sur une plaine immense où s’activent les semeurs : le blé, symbole de la Parole de Dieu, ne germera que s’il est protégé. Mais des poules voraces s’abattent sur la semence et, tandis que les paysans chantent des versets évangéliques, les clercs chargés de la garde restent muets ou distraits, laissant tout se perdre. La scène, animée par des dialogues spirituels et des citations bibliques, devient une parabole du murmure qui étouffe le fruit de la prédication et un avertissement à la vigilance active. Avec des tons à la fois paternels et sévères, Don Bosco transforme l’élément fantastique en une leçon morale incisive.

Dans la deuxième quinzaine de janvier, le Serviteur de Dieu fit un rêve symbolique dont il parla à quelques salésiens. Don Barberis lui demanda de le raconter en public, parce que les jeunes aimaient beaucoup ses rêves, qu’ils leur faisaient beaucoup de bien et qu’ils les affectionnaient à l’Oratoire.
– Oui, c’est vrai, répondit le Bienheureux, ils font du bien et sont écoutés avec empressement. Le seul qui en souffre, c’est moi, car je devrais avoir des poumons de fer. On peut dire qu’il n’y a personne dans l’Oratoire qui ne se sente ébranlé par de tels récits. Car la plupart du temps ces rêves concernent tout le monde, et chacun veut savoir dans quel état je l’ai vu, ce qu’il doit faire, ce que signifie ceci ou cela ; et moi, je suis tourmenté jour et nuit. Si donc je veux éveiller le désir de confessions générales, je n’ai rien d’autre à faire que de raconter un rêve… Ecoute, fais ce que je te dis : dimanche, j’irai parler aux jeunes, et toi, tu m’interrogeras en public ; alors je raconterai mon rêve.
Le 23 janvier, après la prière du soir, il monta sur son estrade. Son visage rayonnant de joie manifestait, comme toujours, son contentement d’être au milieu de ses fils. Après quelques instants de silence, Don Barberis demanda la parole et l’interrogea :
– Excusez-moi, Don Bosco, me permettez-vous de vous poser une question ?
– Parle.
– J’ai entendu dire que ces dernières nuits vous avez rêvé de semence, de semeur, de poulets, et que vous l’avez déjà raconté à l’abbé Calvi. Voulez-vous nous le raconter à nous aussi ? Cela nous ferait très plaisir.
– Tu es bien curieux, répondit Don Bosco d’un ton de reproche. Et là, ce fut un éclat de rire général.
– Peu importe, savez-vous, que vous me traitiez de curieux, pourvu que vous nous parliez du rêve. Et avec ma question, je pense que j’interprète les souhaits de tous les jeunes qui l’écouteront certainement très volontiers.
– Si c’est le cas, je vous le dirai. Je ne voulais rien dire, parce qu’il y a des choses qui concernent plusieurs d’entre vous en particulier, et quelques-unes aussi pour toi, qui vous brûlent un peu les oreilles ; mais puisque vous me le demandez, je vais les raconter.
– Mais, Don Bosco, si j’ai mérité une bastonnade, ne me la donnez pas ici en public.
– Je dirai les choses telles que je les ai rêvées, et que chacun prenne ce qui le concerne. Mais avant tout, chacun doit bien se rappeler que les rêves se font en dormant, et que dans le sommeil on ne raisonne pas. Par conséquent, s’il y a quelque chose de bon, un avertissement à recevoir, on le prend. Pour le reste, que personne n’ait d’appréhension. J’ai dit que je rêvais la nuit en dormant, car il y a des gens qui rêvent aussi le jour et quelquefois même tout éveillés, et cela dérange un peu les professeurs, pour qui ils sont des élèves ennuyeux.

Il me semblait que j’étais loin d’ici et que je me trouvais à Castelnuovo d’Asti, ma terre natale. J’avais devant moi une grande étendue de terre, située dans une vaste et belle plaine ; mais ce terrain n’était pas à nous et je ne savais pas à qui elle appartenait.
Dans ce champ, j’ai vu beaucoup de gens qui travaillaient avec des houes, des bêches, des râteaux et d’autres outils. Certains labouraient, d’autres semaient le blé, d’autres aplanissaient la terre, d’autres encore faisaient autre chose. Ici et là se trouvaient les responsables qui dirigeaient le travail, et parmi eux, il me semblait que j’y étais moi aussi. Ailleurs on entendait chanter des chœurs de paysans. J’observais tout cela avec étonnement sans pouvoir me donner la raison de cet endroit. Je me disais à moi-même : – Mais pourquoi ces gens font un travail si dur ? Et je me répondais à moi-même : – Pour donner du pain à mes jeunes. – Et j’étais vraiment émerveillé en voyant ces bons agriculteurs qui n’abandonnaient pas leur travail un seul instant et continuaient leur tâche avec la même constance et la même diligence. Seuls quelques-uns riaient et plaisantaient entre eux.
Pendant que je contemplais cette belle scène, je regarde autour de moi et je me vois entouré de quelques prêtres et beaucoup d’abbés, certains proches, d’autres à distance. Je me suis dit : – Mais je rêve, mes abbés sont à Turin, ici nous sommes à Castelnuovo. Comment cela se fait-il ? Je suis habillé pour l’hiver de la tête aux pieds, hier encore j’avais si froid, et maintenant ici on sème le blé. – Je me frottais les mains en me promenant et je disais : – Mais je ne rêve pas, c’est vraiment un champ ; cet abbé qui est ici est l’abbé A. en personne ; cet autre est l’abbé B. Et alors comment puis-je voir en rêve telle chose et telle autre ?
C’est alors que j’aperçus un vieil homme à l’air avenant et sage, qui m’observait attentivement, moi et les autres. Je m’approchai de lui et lui demandai :
– Dites-moi, brave homme, écoutez ! Qu’est-ce que je vois et que je ne comprends pas ? Où sommes-nous ? Qui sont ces travailleurs ? À qui appartient ce champ ?
– Oh ! me répond l’homme, voilà de bonnes questions à poser ! Vous êtes prêtre et vous ignorez ces choses ?
– Expliquez-moi donc ! Croyez-vous que je rêve, ou que je suis éveillé ? Car il me semble que je rêve, et les choses que je vois ne me paraissent pas possibles.
– Très possibles, voire réelles, et il me semble que vous êtes bien réveillé. Vous ne vous en rendez pas compte ? Il parle, il rit, il plaisante.
– Et pourtant, ai-je ajouté, il y a des gens qui ont l’impression de parler, d’écouter et d’agir dans leurs rêves comme s’ils étaient éveillés.
– Mais non, laissez tout cela de côté. Vous êtes ici en corps et en âme.
– Eh bien, soit. Mais si je suis éveillé, dites-moi à qui appartient ce champ.
– Vous avez étudié le latin : quel est le premier nom de la deuxième déclinaison que vous avez étudié dans le Donat ? Vous le savez encore ?
– Eh ! oui, je le sais ; mais quel rapport avec ce que je vous demande ?
– Il y a un grand rapport. Dites-moi donc quel est le premier substantif que l’on étudie dans la seconde déclinaison.
– C’est Dominus.
– Et comment se présente-t-il au génitif ?
– Domini !
– Très bien, Domini ; ce champ est donc Domini, du Seigneur.
– Ah ! je commence à comprendre quelque chose ! m’exclamai-je.
J’étais étonné par la leçon de ce bon vieillard. Pendant ce temps, je voyais plusieurs personnes venir avec des sacs de grain à semer, et un groupe de paysans qui chantait : Exit, qui seminat, seminare semen suum (Le semeur est sorti pour semer sa semence, Lc 8,5).
Je trouvais dommage qu’on jette cette semence et qu’on la laisse pourrir dans la terre. Ce grain était si beau ! – Ne vaudrait-il pas mieux, me disais-je, le moudre et en faire du pain ou des pâtes ? – Mais je me suis dit : Celui qui ne sème pas ne récolte pas ; si on ne jette pas la semence et si elle ne pourrit pas, que récoltera-t-on alors ?
À ce moment-là, j’ai vu sortir de tous côtés une multitude de poules qui parcouraient le champ ensemencé pour attraper tout le grain qu’on semait.
Et le groupe de chanteurs continuait à chanter : Venerunt aves caeli, sustulerunt frumentum et reliquerunt zizaniam (Les oiseaux du ciel sont venus, ont récolté le blé et ont laissé l’ivraie).
Je jette un coup d’œil autour de moi et j’observe les abbés qui étaient avec moi. L’un d’eux, les mains croisées, regardait avec une froide indifférence ; un autre discutait avec ses compagnons ; certains haussaient les épaules, d’autres regardaient le ciel, d’autres riaient du spectacle, d’autres poursuivaient tranquillement leur récréation et leurs jeux, d’autres vaquaient à leurs occupations ; mais personne n’effrayait les poules pour les chasser. Je me tourne vers eux très peiné, et les appelant tous par leur nom, je leur dis :
– Que faites-vous ? Ne voyez-vous pas que ces poules mangent tout le grain ? Ne voyez-vous pas qu’elles détruisent toutes les bonnes semences, qu’elles anéantissent les espoirs de ces bons paysans ? Que récolterons-nous ensuite ? Pourquoi restez-vous muets ? Pourquoi ne criez-vous pas, pourquoi ne les faites-vous pas partir ?
Mais les abbés haussaient les épaules, me regardaient sans rien dire. Certains d’entre eux ne se sont même pas retournés ; ils n’avaient pas fait attention à ce champ avant, et ils n’y ont pas fait attention après que j’ai crié.
– Sots que vous êtes ! continuai-je. Les poulets ont déjà le goitre plein. Vous ne pouviez pas taper des mains et faire comme ça ? – Et pendant ce temps, je frappais des mains, me trouvant dans une véritable impasse, car mes paroles ne servaient à rien. Certains ont alors commencé à chasser les poules, mais je me répétais à moi-même : Oh oui, maintenant que tout le grain a été mangé, vous chassez les poules.
C’est alors que j’ai été frappé par le chant du groupe de paysans qui chantaient : Canes muti nescientes latrare (chiens muets qui ne savent pas aboyer, Is 56,10).
Alors je me suis tourné vers le bon vieillard et, pris entre l’étonnement et l’indignation, je lui ai dit :
– Oh, expliquez-moi ce que je vois, je n’y comprends rien. Quelle est cette semence que l’on jette par terre ?
– Mais quoi ! Semen est verbum Dei (La semence est la parole de Dieu, Lc 8,11).
– Mais qu’est-ce que cela veut dire, quand je vois les poulets qui la mangent ?
Le vieillard, changeant de ton, reprit :
– Oh ! si vous voulez une explication plus complète, je vais vous la donner. Le champ, c’est la vigne du Seigneur, dont il est question dans l’Évangile, et qui peut aussi être comprise comme le cœur de l’homme. Les cultivateurs sont les ouvriers de l’Évangile qui sèment la parole de Dieu surtout par la prédication. Cette parole devrait produire beaucoup de fruits dans le cœur, comme dans un terrain bien préparé. Mais voilà ! Les oiseaux du ciel viennent et l’emportent.
– Que signifient ces oiseaux ?
– Dois-je vous dire ce qu’ils indiquent ? Ils indiquent les murmures. Après avoir entendu un bon sermon, on va trouver les camarades. L’un commente un geste, ou la voix, ou une parole du prédicateur, et tout le fruit du sermon est perdu. Un autre accuse le prédicateur lui-même de quelque défaut physique ou intellectuel ; un troisième se moque de son italien, et tout le fruit du sermon est perdu. Il en est de même d’une bonne lecture, qui devient inutile à cause des murmures. Les murmures sont d’autant plus mauvais qu’ils sont généralement secrets, cachés, et qu’ils vivent et croissent là où on ne les attend pas. Même si le blé se trouve dans un champ peu cultivé, il germe, croît, s’élève assez haut et porte du fruit. Lorsque, dans un champ fraîchement ensemencé, un orage survient, le champ est battu et ne porte plus autant de fruits, mais il en porte quand même. Même si la graine n’est pas très belle, elle poussera quand même : elle portera peu de fruits, mais elle en portera quand même. Par contre, lorsque les poules ou les oiseaux picorent la semence, il n’y a plus rien à faire : le champ ne donne ni beaucoup ni peu, il ne porte plus du tout de fruit. Si la prédication, les exhortations et les bonnes intentions sont suivis d’autres choses comme la distraction, la tentation, etc., les fruits seront moins nombreux. Quand il y a des murmures, des paroles mauvaises ou d’autres choses semblables, il n’y a plus d’espoir, tout est immédiatement perdu. Et qui a le devoir de frapper dans les mains, d’insister, de crier, de surveiller pour éviter ces murmures et ces mauvaises paroles ? Vous le savez !
– Mais que faisaient donc ces abbés ? demandai-je. Ne pouvaient-ils pas empêcher tout ce mal ?
– Ils n’ont rien empêché, a-t-il poursuivi. Certains sont restés muets comme des statues, d’autres n’ont pas fait attention, n’ont pas réfléchi, n’ont pas vu et sont restés les bras croisés ; d’autres n’ont pas eu le courage d’empêcher ce mal ; d’autres encore, un petit nombre, se sont joints aux murmurateurs, ont pris part à leurs calomnies en détruisant la parole de Dieu. Toi qui es prêtre, insiste sur ce point ; prêche, exhorte, parle, et n’aie jamais peur d’en dire trop. Fais savoir à tous le mal que l’on fait en critiquant ceux qui prêchent, qui exhortent, qui donnent de bons conseils. Se taire quand on voit un désordre et ne pas l’empêcher, surtout de la part de ceux qui le pourraient ou le devraient, c’est se rendre complice du mal d’autrui.
Impressionné par ces paroles, je voulais encore regarder, observer ceci et cela, réprimander les abbés, les inciter à faire leur devoir. Mais déjà ils s’activaient et tentaient de chasser les poules. Quant à moi, après avoir fait quelques pas, j’ai trébuché sur un râteau destiné à niveler la terre et abandonné dans le champ, et je me suis réveillé. Laissons maintenant tout cela de côté et venons-en à la morale. Don Barberis ! Que dis-tu de ce rêve ?
– Je dis, répondit Don Barberis, que c’est une bonne bastonnade, et que c’est bien fait pour celui qui la mérite.
– Eh bien sûr, reprit Don Bosco, c’est une leçon qui doit nous faire du bien ; ne l’oubliez pas, mes amis, pour éviter en tout point les murmures entre vous, comme un mal extraordinaire, en les fuyant comme on fuit la peste, et non seulement en les évitant vous-mêmes, mais en cherchant à tout prix à les faire éviter aux autres. Il y a parfois de bons conseils, des actions excellentes qui ne font pas autant de bien comme d’empêcher les murmures et toutes les paroles qui peuvent nuire à autrui. Armons-nous de courage et combattons-les franchement. Il n’y a pas de plus grand malheur que de faire perdre la parole de Dieu. Et pour cela il suffit d’une expression ou d’une plaisanterie.

Je vous ai raconté un rêve que j’ai fait il y a quelques nuits, mais la nuit dernière, j’ai fait un autre rêve, que je veux aussi vous raconter. L’heure n’est pas encore trop tardive, il n’est que neuf heures et je peux vous le raconter. Mais j’essaierai de ne pas être trop long.
Il me semblait que j’étais dans un lieu dont je ne me souviens plus. Je n’étais plus à Castelnuovo, mais il me semble que je n’étais pas non plus à l’Oratoire. Quelqu’un est venu en toute hâte m’appeler :
– Don Bosco, venez! Don Bosco, venez!
– Mais pourquoi un tel empressement ? répondis-je.
– Savez-vous ce qui s’est passé ?
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire ; explique-toi clairement, répondis-je anxieusement.
– Ne savez-vous pas, Don Bosco, que ce jeune si bon, si plein de vie, est gravement malade, voire mourant ?
– Je crois que tu veux te moquer de moi, lui dis-je ; ce matin j’ai parlé et marché avec lui, et maintenant tu me dis qu’il est mourant.
– Ah, Don Bosco, je ne cherche pas à vous tromper et je crois devoir vous dire la pure vérité. Ce jeune a grand besoin de vous et souhaite vous voir et vous parler pour la dernière fois. Mais venez vite, sinon vous n’êtes plus à temps.
Sans savoir où, je me hâtai à sa suite. J’arrive dans un lieu et je vois des gens tristes, en pleurs, qui me disent : Faites vite, il arrive à la fin.
– Mais que s’est-il passé ? répondis-je. On me fait entrer dans une chambre, où je vois un jeune homme couché, le visage tout pâle, d’une couleur presque cadavérique, avec une toux et des râles qui l’étouffaient et lui permettaient à peine de parler.
– Mais n’es-tu pas un tel de ceux-là ? lui dis-je.
– Oui, c’est moi !
– Comment vas-tu ?
– Je vais mal.
– Et comment se fait-il que je te vois en cet état ? Hier et ce matin je te voyais encore en train de te promener tranquillement sous le préau.
– Oui, répondit le jeune homme, hier et ce matin je me promenais sous le préau ; mais maintenant dépêchez-vous, j’ai besoin de me confesser ; je vois qu’il me reste peu de temps.
– Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas ; tu t’es confessé il n’y a pas longtemps.
– C’est vrai, et il me semble que je n’ai pas une grosse peine sur le cœur ; mais je désire recevoir la sainte absolution avant de me présenter au divin Juge.
J’ai écouté sa confession. Mais entre-temps, j’ai constaté que son état s’aggravait visiblement et qu’un catarrhe l’étouffait. – Il faut faire vite, me dis-je, si je veux qu’il reçoive aussi le saint viatique et l’extrême onction. En réalité, il ne pourra même plus recevoir le viatique, parce qu’il faut du temps pour les préparatifs, et parce que la toux risque de l’empêcher d’avaler. Vite l’huile sainte !
Sur ce, je sors de la pièce et j’envoie immédiatement un homme chercher les saintes huiles. Les jeunes qui se trouvaient dans la salle me demandaient :
– Mais est-il vraiment en danger, est-il vraiment en train de mourir, comme on le dit ?
– Hélas ! répondis-je. Ne voyez-vous pas qu’il respire de plus en plus mal et que le cathare est en train de l’étouffer ?
– Mais il vaut mieux lui apporter aussi le viatique et l’envoyer dans les bras de Marie avec ce fortifiant !
Pendant que je m’affairais à faire le nécessaire, j’entends une voix qui dit :
– Il a expiré !
Je rentre dans la chambre et je trouve le malade les yeux fermés ; il ne respire plus, il est mort.
– Je demande aux deux qui l’assistaient s’il est mort, et ils me répondent : il est mort !
– Mais comment, si vite ? Dites-moi : n’est-ce pas un tel ?
– Oui, c’est lui.
– Je n’en crois pas mes yeux ! Hier encore, il marchait avec moi sous le préau.
– Hier, il marchait et maintenant il est mort, répondirent-ils.
– Heureusement, c’était un bon garçon, ajoutai-je. Et je disais aux jeunes qui l’entouraient :
– Vous voyez, vous voyez ? Il n’a même pas pu recevoir le viatique et l’extrême-onction. Mais remercions le Seigneur, qui lui a donné le temps de se confesser. Ce jeune était bon, il fréquentait suffisamment les sacrements et nous espérons qu’il est allé vers une vie heureuse, ou au moins vers le purgatoire. Mais si le même sort était arrivé à d’autres, qu’en serait-il de certains aujourd’hui ?
Cela dit, nous nous mîmes tous à genoux et nous récitâmes un De profundis pour l’âme du pauvre défunt.
Alors je suis allé dans ma chambre, quand je vois arriver Ferraris de la librairie (le coadjuteur Giovanni Antonio Ferraris, libraire), qui me dit, tout agité :
– Don Bosco, savez-vous ce qui est arrivé ?
– Eh ! malheureusement je le sais ! Il est mort un tel, répondis-je.
– Ce n’est pas ça, il y en a deux autres qui sont morts.
– Quoi ? Qui ?
– Un tel et un tel.
– Mais quand ? Je ne comprends pas.
– Oui, deux autres, qui sont morts avant que vous veniez.
– Pourquoi alors vous ne m’avez-vous pas appelé ?
– On n’avait plus le temps. Mais pouvez-vous me dire quand celui-là est mort ?
– Il est mort maintenant, répondis-je.
– Savez-vous quel jour et quel mois nous sommes ? continua Ferraris.
– Oui, je sais, nous sommes le 22 janvier, le deuxième jour de la neuvaine de saint François de Sales.
– Non, dit Ferraris. Vous vous trompez, Don Bosco, regardez bien. – Je regarde le calendrier et je vois : 26 mai.
– Elle est bien bonne, celle-là ! m’exclamai-je. On est en janvier, et je vois bien à ma tenue qu’on ne s’habille pas comme ça en mai ; en mai, il n’y a pas de chauffage.
– Je ne sais pas quoi vous dire, ni quelle raison vous donner, mais nous sommes le 26 mai.
– Mais si notre camarade est mort seulement hier et nous étions en janvier.
– Vous vous trompez, insistait Ferraris, nous étions au temps pascal.
– Et en voilà encore une autre !
– Temps pascal, c’est sûr, nous étions pendant le temps pascal, et celui qui est mort pendant la Pâque a eu beaucoup plus de chance que les deux autres, qui sont morts au mois de Marie.
– Tu te moques de moi, lui dis-je. Explique-toi mieux, sinon je ne te comprends pas.
– Je ne me moque pas du tout. C’est ainsi. Si vous voulez en savoir plus, et que je m’explique mieux, faites attention !
Il ouvrit les bras, puis frappa les mains l’une contre l’autre bruyamment en faisant clac ! Et je me suis réveillé. Puis je me suis exclamé : – Oh, Dieu merci, ce n’était pas la réalité, mais un rêve. Comme j’ai eu peur !
Voilà le rêve que j’ai fait cette nuit. Donnez-lui l’importance que vous voulez. Moi-même, je ne veux pas y croire tout à fait. Aujourd’hui, cependant, j’ai voulu voir si ceux qui me semblaient morts dans mon rêve étaient encore en vie et je les ai vus en bonne santé et vigoureux. Il n’est certainement pas opportun que je vous dise leurs noms, et je ne vous le ferai pas. Cependant, je garderai un œil sur ces deux. S’ils ont besoin d’un bon conseil pour bien vivre, je le leur donnerai, et je les préparerai en douceur, sans qu’ils s’en rendent compte ; ainsi, s’il leur arrive de devoir mourir, la mort ne les prendra pas au dépourvu. Mais que personne n’aille dire : c’est celui-ci, c’est celui-là. Que chacun pense à lui-même.
Et n’ayez aucune appréhension à ce sujet. L’effet que cela doit produire en vous est simplement ce que le Divin Sauveur nous a suggéré dans l’Évangile : Estote parati, quia, qua hora non putatis, filius hominis veniet (Soyez prêts, car le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas, Lc 12, 40). C’est un grand avertissement, mes chers jeunes, que le Seigneur nous donne. Soyons toujours prêts, car à l’heure où nous nous y attendons le moins, la mort peut venir, et celui qui n’est pas préparé à bien mourir risque fort de mal mourir. Je me tiendrai prêt le mieux possible et vous ferez de même, afin qu’à l’heure où il plaira au Seigneur de nous appeler, nous soyons prêts à passer dans l’heureuse éternité. Bonne nuit.

Les paroles de Don Bosco étaient toujours écoutées dans un silence religieux, mais lorsqu’il racontait ces choses extraordinaires, on n’entendait pas le moindre toussement ni le moindre bruit des pieds parmi les centaines de garçons présents. L’impression vive durait des semaines et des mois, et elle s’accompagnait de changements radicaux dans la conduite de certains malappris. Puis il y avait un attroupement autour du confessionnal de Don Bosco. Il ne venait à l’esprit de personne de supposer qu’il avait inventé ces histoires pour effrayer et améliorer la vie des jeunes, parce que les annonces de morts imminentes se réalisaient toujours et certains états de conscience vus en rêve correspondaient à la réalité.
Mais la peur produite par ces sinistres prédictions n’était-elle pas un cauchemar oppressant ? Il semble que non. Il y avait trop de possibilités et de suppositions dans une foule de plus de huit cents jeunes pour que chacun en fût préoccupé. De plus, la persuasion très répandue que ceux qui mouraient à l’Oratoire allaient certainement au paradis, et que Don Bosco préparait les élus sans les effrayer, contribuait à bannir toute peur de leur esprit. D’autre part, on sait combien est grande l’inconstance de la jeunesse : sur le moment, l’imagination des jeunes est frappée et ébranlée, mais ensuite la mémoire se libère bientôt de toute appréhension et peur. C’est ce qu’attestent unanimement les survivants de l’époque.
Après le départ des jeunes au dortoir, quelques confrères qui entouraient le Bienheureux n’arrêtaient pas de lui poser des questions pour savoir si l’un d’entre eux était au nombre de ceux qui allaient mourir. Le Serviteur de Dieu répétait en souriant comme d’habitude et en secouant la tête :
– Oh ! bien sûr, je viendrai vous dire qui c’est, avec le risque de faire mourir quelqu’un avant l’heure !
Voyant que rien ne sortait, ils lui demandèrent si, dans le premier rêve, il y avait aussi des abbés qui se comportaient comme les poules, c’est-à-dire qui murmuraient. Don Bosco s’arrêta de marcher, tourna les yeux vers ses interlocuteurs et dit avec un fin sourire : – Eh ! quelques-uns oui, mais peu, et c’est tout ce que je dirai. – Ils lui demandèrent alors de dire au moins s’ils étaient parmi les chiens muets. Le Bienheureux s’en tint à des généralités, observant qu’il fallait prendre garde d’éviter et de faire éviter les murmures et en général tous les désordres, surtout les mauvaises conversations. – Malheur au prêtre et à l’abbé, dit-il, qui, chargé de veiller, voit des désordres et ne les empêche pas ! Je veux que l’on sache et que l’on croie qu’en disant « murmures », je n’entends pas seulement le fait de critiquer autrui, mais tout discours, toute expression, toute parole, qui peut empêcher la parole de Dieu de porter du fruit chez autrui. De façon générale, je veux dire que c’est un grand mal que de se taire quand on a connaissance d’un désordre, de ne pas l’empêcher ou de ne pas chercher à le faire cesser par les responsables.
Un des plus audacieux posa au Serviteur de Dieu une question plutôt délicate.
– Et Don Barberis, que fait-il dans le rêve ? Vous avez dit qu’il y en avait aussi pour lui, et Don Barberis lui-même semblait s’attendre à une bonne correction. – Don Barberis était présent. Don Bosco a d’abord laissé entendre qu’il ne voulait pas répondre. Puis, comme il ne restait plus que quelques prêtres à ses côtés et que Don Barberis était heureux qu’il révèle le secret, le Bienheureux dit :
– Eh ! Don Barberis ne prêche pas assez sur ce point, il n’insiste pas sur ce sujet autant qu’il le faudrait. Don Barberis confirma que ni l’année précédente, ni durant l’année en cours, il n’avait jamais insisté à dessein sur ces questions dans ses conférences aux novices. Il fut donc très heureux de la remarque, qu’il conserva avec soin pour l’avenir.
Cela dit, ils montèrent les escaliers et, après avoir baisé la main de Don Bosco, tous partirent se reposer. Tous, sauf Don Barberis qui, comme d’habitude, l’accompagna jusqu’à la porte de sa chambre. Don Bosco, voyant qu’il était encore tôt et se rendant compte qu’il ne pourrait pas dormir, parce qu’il était fortement impressionné par le rêve, fit entrer Don Barberis dans sa chambre contre son habitude, et lui dit :
– Puisque nous avons encore du temps, nous pouvons faire deux pas dans la chambre.
Il continua ainsi à parler pendant une demi-heure. Il dit entre autres choses :
– Dans le rêve, j’ai vu tout le monde, et j’ai vu l’état dans lequel chacun se trouvait : celui qui était une poule, celui qui était un chien muet, ceux qui s’étaient mis à l’œuvre après avoir été avertis et ceux qui n’avaient pas bougé. Je me sers de cette connaissance pour confesser, exhorter en public et en privé chaque fois que je vois que cela produit du bien. Au début, je n’accordais pas beaucoup d’attention à ces rêves, mais j’ai découvert qu’ils valent largement plusieurs sermons. Pour certains ils sont même plus efficaces qu’une retraite, et c’est pourquoi je m’en sers. Et pourquoi pas ? Nous lisons dans l’Ecriture Sainte : Probate spiritus (éprouvez les esprits, 1 Jn 4,1) ; quod bonum est tenete (retenez ce qui est bon, 1 Tes 5,21). Je vois qu’ils sont profitables, je vois qu’ils plaisent, pourquoi les garder en secret ? Je constate même qu’ils aident beaucoup à s’affectionner à la Congrégation.
– J’ai moi-même expérimenté, interrompit le Père Barberis, combien ces rêves étaient utiles et salutaires. Même racontés ailleurs, ils font du bien. Là où Don Bosco est connu, on peut dire que ce sont des rêves ; là où il n’est pas connu, on peut les présenter comme des similitudes. Ah ! si l’on pouvait en faire une collection en les présentant comme des similitudes. Ils seraient recherchés et lus par les petits et les grands, par les jeunes et les vieux, pour le plus grand bien de leurs âmes.
– Certainement ! Ils feraient du bien, j’en suis intimement convaincu.
– Mais peut-être, regretta Don Barberis, personne ne les a recueillis par écrit.
– Moi, reprit Don Bosco, je n’ai pas le temps, et je ne me souviens plus de beaucoup d’entre eux.
– Ceux dont je me souviens, reprit Don Barberis, ce sont les rêves qui parlaient des progrès de la Congrégation, de l’extension du manteau de la Vierge…
– Ah, oui ! s’exclama le Bienheureux. Et il mentionna plusieurs visions de ce genre. Il prit ensuite un air plus sérieux et il poursuivit non sans un certain trouble :
– Quand je pense à ma responsabilité dans la position où je me trouve, je tremble de tout mon être… Quel immense compte j’aurai à rendre à Dieu de toutes les grâces qu’il nous donne pour la bonne marche de notre Congrégation !
(MB XII, 40-51)

Photo: shutterstock.com




La dixième colline (1864)

Le rêve de la « Dixième Colline », raconté par Don Bosco en octobre 1864, est l’une des pages les plus évocatrices de la tradition salésienne. Dans ce rêve, le saint se retrouve dans une immense vallée remplie de jeunes : certains sont déjà à l’Oratoire, d’autres sont encore à rencontrer. Guidé par une voix mystérieuse, il doit les conduire au-delà d’un escarpement abrupt, puis à travers dix collines, symboles des dix commandements, vers une lumière qui préfigure le Paradis. Le char de l’Innocence, les cohortes pénitentielles et la musique céleste dessinent une fresque éducative : elles montrent la difficulté de préserver la pureté, la valeur du repentir et le rôle irremplaçable des éducateurs. Avec cette vision prophétique, Don Bosco anticipe l’expansion mondiale de son œuvre et son engagement à accompagner chaque jeune sur le chemin du salut.

            Don Bosco avait rêvé la nuit précédente. Au même moment, un jeune de Casal Monferrato, un certain C. E., fit lui aussi le même rêve au cours duquel il avait l’impression d’être avec Don Bosco et de lui parler. En se levant le matin, il était tellement impressionné qu’il alla raconter son rêve à son professeur, qui le pressa d’aller en parler à Don Bosco. Le jeune alla aussitôt et tomba sur lui au moment où il descendait l’escalier pour le chercher et lui raconter la même chose.
            Don Bosco avait eu l’impression de se trouver dans une immense vallée remplie de milliers et de milliers de jeunes, mais tellement nombreux qu’il ne pensait pas pouvoir en trouver un si grand nombre dans le monde entier. Parmi ces jeunes, il distinguait tous ceux qui avaient été et ceux qui étaient dans la maison. Tous les autres étaient ceux qui viendraient peut-être plus tard. Au milieu des jeunes il y avait les prêtres et les clercs de la maison.
            Une côte très élevée fermait la vallée d’un côté. Tandis que Don Bosco réfléchissait à ce qu’il devait faire de tous ces jeunes, une voix lui dit :
            – Tu vois cette côte ? Eh bien, toi et tes jeunes, vous devez grimper jusqu’au sommet.
            Alors Don Bosco donna l’ordre à tous ces jeunes de se diriger vers le point indiqué. Les jeunes se mirent en marche et, au pas de course, gravirent la pente. Les prêtres de la maison coururent également vers le haut, poussant les jeunes pour les faire avancer, relevant ceux qui tombaient et portant sur leurs épaules ceux qui étaient fatigués et ne pouvaient pas marcher. Don Rua avait retroussé les manches de sa soutane et travaillait plus fort que tous les autres. Il prenait même les jeunes deux par deux et les lançait en l’air sur la côte, sur laquelle ils tombaient sur leurs pieds, puis couraient allègrement de-ci de-là. Don Cagliero et Don Francesia parcouraient les rangs en criant :
            – Courage ! En avant, en avant, courage !
            En peu de temps, ces troupes de jeunes atteignirent le sommet de la côte. Don Bosco était monté à son tour et dit :
            – Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
            Et la voix ajouta :
            – Tu dois franchir avec tes jeunes ces dix collines que tu vois devant toi l’une après l’autre.
            – Mais comment tous ces jeunes, si petits et si délicats, pourront-ils supporter un si long voyage ?
            – On portera ceux qui ne pourront pas aller avec leurs jambes, lui répondit-on.
            Et voici qu’à l’une des extrémités de la colline on vit apparaître et monter un chariot magnifique. Il est impossible de le décrire, tant il était beau, mais on peut tout de même en dire quelque chose. Il était triangulaire et avait trois roues qui se déplaçaient dans toutes les directions. Des trois angles partaient trois perches qui se rejoignaient en un point au-dessus du char, formant une sorte de tonnelle. Sur ce point de jonction s’élevait un magnifique étendard sur lequel était écrit en grosses lettres : Innocentia. Il y avait aussi une bande qui faisait le tour du chariot, marquant le bord et portant l’inscription : Adjutorio Dei Altissimi Patris et Filii et Spiritus Sancti (sous la protection du Dieu Très-Haut, Père et Fils et Saint-Esprit).
            Le chariot, resplendissant d’or et de pierres précieuses, s’avança et s’arrêta au milieu des jeunes. Au commandement, beaucoup d’enfants montèrent dessus. Ils étaient 500. Cinq cents sur plusieurs milliers étaient encore innocents.
            Après les avoir placés sur le chariot, Don Bosco réfléchissait à la direction à prendre, lorsqu’il vit s’ouvrir devant lui une route large et facile, mais toute semée d’épines. Soudain apparurent six jeunes qui étaient morts à l’Oratoire ; Ils étaient vêtus de blanc et portaient une autre belle bannière sur laquelle était écrit : Poenitentia. Ils allèrent se placer à la tête de toutes ces phalanges de jeunes qui allaient commencer la marche à pied. On donna alors le signal du départ. Beaucoup de prêtres se mirent au timon du chariot qui, tiré par eux, se met en marche. Les six vêtus de blanc le suivent. Derrière eux, tout le reste de la multitude. Sur une musique magnifique et inexprimable, les jeunes qui se trouvaient sur le char entonnent le psaume Laudate pueri Dominum (Louez Dieu, vous les petits, Ps 113, 1).
            Don Bosco marchait, enivré par cette musique céleste, lorsqu’il se souvint de se retourner pour voir si tous les jeunes l’avaient suivi. Mais quel spectacle douloureux ! Beaucoup étaient restés dans la vallée, beaucoup avaient rebroussé chemin. Brisé par la douleur, il décida de reprendre le chemin parcouru pour essayer de persuader les jeunes qui s’étaient découragés et les aider à le suivre. Mais on le lui interdit d’une façon absolue. Il s’écria :
            – Mais ces pauvres petits sont en train de se perdre !
            On lui répondit :
            – Tant pis pour eux. Ils ont été appelés comme les autres, et ils n’ont pas voulu te suivre. Ils ont vu le chemin qu’ils devaient prendre, et cela suffit.
            Don Bosco voulut répondre, il pria, il supplia. Tout fut inutile.
            – L’obéissance est pour toi aussi ! – lui dit-on. Et il dut continuer son chemin.
            La douleur n’était pas encore apaisée qu’un autre triste incident se produisit. Beaucoup de jeunes parmi ceux qui se trouvaient sur le chariot étaient tombés à terre l’un après l’autre. Sur 500, il en restait à peine 150 sous la bannière de l’innocence.
            Le cœur de Don Bosco fut pris d’une détresse insupportable. Espérant que ce n’était là qu’un rêve, il fit tout son possible pour se réveiller, mais se rendit compte que c’était une terrible réalité. Il battait des mains et entendait le bruit ; il gémissait et entendait son gémissement se répercuter dans la pièce ; il voulait chasser ce terrible fantasme, mais il ne pouvait pas.
            – Ah, mes chers jeunes ! s’exclamait-il à cet instant, en racontant son rêve. J’ai connu et j’ai vu ceux qui sont restés dans la vallée, ceux qui ont fait demi-tour ou qui sont tombés du chariot ! Je vous ai tous connus. Mais ne doutez pas, je ferai tout mon possible pour vous sauver. Beaucoup d’entre vous, que j’ai invités à se confesser, n’ont pas répondu à l’appel ! Par pitié, sauvez vos âmes.
            Beaucoup de jeunes parmi ceux qui étaient tombés du chariot étaient allés se placer au fur et à mesure dans les rangs de ceux qui marchaient derrière la deuxième bannière. Pendant ce temps, la musique du chariot devenait si douce qu’elle finit par vaincre la douleur de Don Bosco. On avait déjà franchi sept collines et après avoir atteint la huitième, la troupe entra dans un endroit merveilleux où ils s’arrêtèrent pour se reposer un peu. Les maisons y étaient d’une richesse et d’une beauté indescriptibles.
            Don Bosco s’adressa aux jeunes de cette région en ajoutant :
            – Je vous dirai avec sainte Thérèse ce qu’elle a dit des choses du paradis : ce sont des choses qu’on dévalue quand on en parle, parce qu’elles sont si belles qu’il est inutile de s’efforcer de les décrire. Je me contenterai donc de remarquer que les montants des portes de ces maisons semblaient être faits à la fois d’or, de cristal et de diamant, provoquant la surprise, le plaisir de l’œil et la joie. Les champs étaient remplis d’arbres sur lesquels on voyait à la fois des fleurs, des boutons, des fruits mûrs et des fruits verts. C’était un magnifique enchantement.
            Les jeunes allèrent partout de-ci de-là, les uns pour une chose, les autres pour une autre, car ils avaient une grande curiosité ainsi qu’une grande envie des fruits.
            C’est dans ce village que le jeune de Casale rencontra Don Bosco et eut ne long dialogue avec lui. Don Bosco et le jeune se souvenaient parfaitement des questions posées et des réponses reçues. Singulière combinaison de deux rêves.
            Une autre surprise étrange attendait ici Don Bosco. Ses jeunes lui apparurent soudain devenus vieux, sans dents, le visage plein de rides, les cheveux blancs, courbés, boitant, appuyés sur leur bâton. Don Bosco s’étonnait de cette métamorphose, mais la voix lui dit :
            – Tu t’étonnes ? Mais tu dois savoir que ce n’est pas depuis quelques heures que tu as quitté la vallée, mais depuis des années et des années. C’est cette musique qui a fait que ton voyage t’a paru court. Comme preuve, regarde ta physionomie et tu sauras que je dis la vérité. – Et on lui présenta un miroir. Il se regarda dans le miroir et vit qu’il avait l’air d’un vieil homme, avec un visage ridé et des dents mauvaises et peu nombreuses.
            Entre-temps, le groupe se remit en route et les jeunes demandaient de temps en temps à s’arrêter pour voir des choses nouvelles. Mais Don Bosco leur disait :
            – Allez, allez. Nous n’avons besoin de rien, nous n’avons pas faim, nous n’avons pas soif, allons.
            (Au loin, sur la dixième colline apparut une lumière qui augmentait comme si elle sortait d’une porte merveilleuse). Puis le chant reprit, mais d’une beauté telle qu’on ne peut l’entendre et la goûter qu’au Paradis. Ce n’était pas une musique instrumentale et elle ne ressemblait pas à des voix humaines. C’était une musique impossible à décrire. La jubilation qui inonda l’âme de Don Bosco fut tel qu’il se réveilla et se retrouva dans son lit.
            Don Bosco expliqua son rêve de la manière suivante :
            – La vallée est le monde. La grande côte représente les obstacles pour s’en détacher. – Le chariot, vous le comprenez. – Les troupes de jeunes à pied sont les jeunes qui ont perdu leur innocence et se sont repentis de leurs fautes.
            Don Bosco ajouta que les 10 collines représentaient les 10 commandements de la loi de Dieu, dont l’observance conduit à la vie éternelle.
            Puis il ajouta que, s’il le fallait, il était prêt à dire confidentiellement à certains jeunes ce qu’ils faisaient dans le rêve, s’ils étaient restés dans la vallée ou s’ils étaient tombés du chariot.
            Quand il descendit du pupitre, l’élève Ferraris Antonio s’approcha de lui et lui raconta – nous étions présents et nous avons entendu parfaitement ses paroles – qu’il avait rêvé la veille au soir qu’il était en compagnie de sa mère, qui lui avait demandé s’il rentrerait à la maison à Pâques pour les vacances. Il lui avait répondu qu’il irait au paradis avant Pâques. Puis, en confidence, il dit encore quelques mots à l’oreille de Don Bosco. Ferraris Antonio mourut le 16 mars 1865.
            Quant à nous, nous avons immédiatement mis le rêve par écrit, et le soir même du 22 octobre 1864, nous avons ajouté à la fin la note suivante. « Je tiens pour certain que Don Bosco a tenté de dissimuler avec ses explications ce qui est le plus surprenant dans le rêve, du moins dans certains de ses détails. L’explication des dix commandements ne me satisfait pas. La huitième colline sur laquelle Don Bosco fait une halte, et où il se voit comme dans un miroir tellement vieilli, je crois que cela indique que la fin de sa vie arrivera après ses soixante-dix ans. L’avenir nous le dira ».
            Ce futur est donc maintenant du passé, et nous sommes confirmés dans notre opinion. Le rêve indiquait à Don Bosco la durée de sa vie. Comparons ce rêve avec celui de la Roue, que nous n’avons pu connaître que quelques années plus tard. Chaque tour de la Roue représente dix ans ; il en va de même, semble-t-il, dans les déplacements de colline en colline. Chacune des dix collines représente dix ans, et ensemble elles signifient cent ans, le maximum de la vie d’un homme. Or nous voyons Don Bosco encore enfant commencer sa mission parmi ses camarades des Becchi pendant la première décennie et entreprendre ainsi son voyage. Il parcourt entièrement les sept collines, c’est-à-dire les sept collines dans leur totalité, c’est-à-dire sept décennies, ce qui signifie qu’il atteindra soixante-dix ans. Il gravit la huitième colline et s’arrête ; il voit des maisons et des champs merveilleusement beaux, c’est-à-dire sa Pieuse Société rendue grande et féconde par l’infinie bonté de Dieu. Il a encore un long chemin à parcourir sur la huitième colline et il repart, mais il n’atteint pas la neuvième, parce qu’il se réveille. De fait, il n’acheva pas la huitième décennie en mourant à l’âge de 72 ans et 5 mois.
            Qu’en pense le lecteur ? Nous ajouterons que le lendemain soir, Don Bosco nous interrogea sur ce que nous pensions du rêve. Nous lui avons répondu qu’il ne concernait pas seulement les jeunes, mais qu’il indiquait aussi l’expansion de la Pieuse Société dans le monde entier.
            – Mais quoi ? répliqua un de nos confrères ; nous avons déjà les collèges de Mirabello et de Lanzo et on en ouvrira sans doute quelques autres dans le Piémont. Que veux-tu de plus ?
            – Non, l’avenir que le rêve nous annonce sera bien autre chose.
            Et Don Bosco, en souriant, approuva notre conviction.
(1864, MB VII, 796-802)




Les petits agneaux et l’orage d’été (1878)

Le récit onirique qui suit, raconté par Don Bosco le soir du 24 octobre 1878, est bien plus qu’un simple divertissement pour les jeunes de l’Oratoire. À travers l’image délicate des agneaux surpris par une violente tempête estivale, le saint éducateur dessine une allégorie vivante des vacances scolaires : un temps apparemment insouciant, mais chargé de dangers spirituels. La prairie accueillante représente le monde extérieur, la grêle symbolise les tentations, tandis que le jardin protégé fait allusion à la sécurité offerte par la vie de grâce, les sacrements et la communauté éducative. Dans ce rêve, qui devient catéchèse, Don Bosco rappelle à ses garçons — et à nous — l’urgence de veiller, de recourir à l’aide divine et de se soutenir mutuellement pour revenir intacts à la vie quotidienne.

            Du départ en vacances et du retour, pas de nouvelles cette année, si ce n’est un rêve sur les effets que produisent habituellement les vacances. Don Bosco l’a raconté dans la soirée du 24 octobre. Dès qu’il en fit l’annonce, tous manifestèrent leur contentement.

            Je suis heureux de revoir mon armée de soldats contra diabolum (contre le diable). Cette expression, bien que latine, est comprise même par Cottino. J’aurais beaucoup de choses à vous dire, car c’est la première fois que je vous parle après les vacances. Mais pour l’instant, je veux vous raconter un rêve. Vous savez que les rêves se font pendant le sommeil et qu’il ne faut pas y croire ; mais s’il n’y a pas de mal à ne pas y croire, parfois il n’y a pas de mal non plus à y croire, car ils peuvent même servir d’instruction, comme, par exemple, celui-ci.
            J’étais à Lanzo lors de notre première retraite spirituelle et je dormais, quand, comme je l’ai dit, j’ai fait un rêve. Je me trouvais dans un endroit dont je ne pouvais pas savoir quelle région c’était, mais c’était près d’un village où il y avait un jardin, et près de ce jardin une vaste prairie. J’étais en compagnie de quelques amis qui m’invitèrent à entrer dans le jardin. J’y suis entré et j’ai vu un grand nombre de petits agneaux qui sautaient, couraient, faisaient des cabrioles selon leur habitude. Et voilà qu’une porte s’ouvre sur le pré et que ces petits agneaux courent dehors pour brouter.
            Cependant beaucoup ne songent pas à sortir, mais restent dans le jardin, allant çà et là, broutant quelques brins d’herbe. Ils se nourrissaient ainsi, bien qu’il n’y eût pas d’herbe aussi abondante que dans le pré où le plus grand nombre était accouru. – Je veux voir ce que font ces petits agneaux dehors, me dis-je. Nous sommes allés dans le pré et nous les avons vus en train de brouter tranquillement. Mais voici que, presque aussitôt, le ciel s’est assombri, des éclairs et le tonnerre ont suivi, et l’orage s’est approché.
            – Qu’adviendra-t-il de ces petits agneaux s’ils sont pris dans l’orage ? disais-je. Mettons-les à l’abri. – Et je me mis à les appeler. Alors, moi d’un côté et mes compagnons dispersés çà et là, nous essayâmes de les pousser vers la porte du jardin. Mais ils n’avaient aucune envie d’y entrer ; s’échappant de-ci, courant de-là, les petits agneaux avaient de meilleures jambes que nous. Entre-temps, des grosses gouttes commencèrent à tomber, puis vint la pluie et je n’ai pas pu rassembler ce troupeau. Un ou deux entrèrent dans le jardin, mais tous les autres, et ils étaient nombreux, restèrent dans le pré. – Eh bien, s’ils ne veulent pas venir, tant pis pour eux ! En attendant, retirons-nous. – Et nous allâmes dans le jardin.
            Il y avait là une fontaine sur laquelle était écrit en grosses lettres : Fons signatus, fontaine scellée. Elle était couverte, et voici qu’elle s’ouvre, l’eau s’élève, se sépare en formant un arc-en-ciel, mais en guise de voûte comme ce portique.
            Entre-temps les éclairs devenaient plus fréquents, suivis de coups de tonnerre plus bruyants, et la grêle commença à tomber. Quant à nous, avec tous les petits agneaux qui étaient dans le jardin, nous nous réfugiâmes sous cette merveilleuse voûte, où l’eau et la grêle ne pénétraient pas.
            – Mais qu’est-ce que c’est ? demandais-je à mes amis. Que vont devenir les pauvres agneaux qui sont dehors ?
            – Tu verras, me répondaient-ils. Observe le front de ces agneaux, qu’y trouves-tu ? – Je regardai et je vis que sur le front de chacun de ces animaux était écrit le nom d’un jeune de l’Oratoire.
            – Qu’est-ce que cela ? demandai-je.
            – Tu verras, tu verras !
            À ce moment je ne tenais plus en place et j’ai voulu sortir pour voir ce que devenaient ces pauvres agneaux qui étaient restés dehors. – Je vais rassembler ceux qui ont été tués et les envoyer à l’Oratoire, me suis-je dit. En sortant de dessous la voûte, j’ai pris la pluie à mon tour, et j’ai vu ces pauvres petites bêtes qui se traînaient par terre, qui bougeaient les pattes en essayant de se lever et d’aller vers le jardin, mais elles ne pouvaient pas marcher. J’ouvris la porte, j’élevai la voix, mais leurs efforts étaient inutiles. La pluie et la grêle les avaient tellement malmenés et continuaient à les maltraiter qu’ils faisaient pitié à voir : l’un était frappé à la tête, l’autre à la mâchoire, celui-ci à un œil, celui-là à une patte, d’autres à d’autres parties du corps.
            Au bout de quelque temps, la tempête avait cessé.
            – Observe, dit celui qui se tenait près de moi, observe le front de ces agneaux.
            Je regardai et je lus sur chaque front le nom d’un jeune de l’Oratoire. – Mais, dis-je, je connais le jeune qui porte ce nom, et il ne me paraît pas être un petit agneau.
            – Tu verras, tu verras, me répondit-on. – Alors on me présenta un vase d’or avec un couvercle d’argent, en disant :
            – Trempe ta main dans cet onguent et touche les plaies de ces petites bêtes et elles guériront aussitôt.
            Je commence à les appeler :
            – Brrr, brrr ! Elles ne bougent pas. J’essaie de m’approcher de l’une d’elles et elle s’éloigne en traînant les pieds. – Elle ne veut pas ? Tant pis pour elle ! m’exclamé-je. Je vais vers une autre. J’y vais, mais celle-là aussi me fuit. Autant j’en approchais pour les oindre et les guérir, autant elles me fuyaient. Je les suivais, mais je répétais ce jeu en vain. Enfin, j’en atteignis une ; la pauvre avait les yeux sortis de leurs orbites et si abîmés qu’ils faisaient pitié. Je les touchai avec la main, elle guérit et alla dans le jardin.
            En voyant cela, beaucoup d’autres cessèrent leur résistance, se laissèrent toucher et guérir et entrèrent dans le jardin. Mais beaucoup restèrent dehors, en général les plus touchées, et je n’ai pas pu les approcher.
            – Si elles ne veulent pas être guéries, tant pis pour elles ! Mais je ne sais pas comment les faire revenir dans le jardin.
            – Sois tranquille, dit l’un des amis qui m’accompagnait, elles viendront, elles viendront.
            – Nous verrons, lui dis-je. Je rapportai le vase d’or à sa place et retournai dans le jardin. Tout était changé, et je lus à l’entrée : Oratoire. Dès que je fus entré, voici que les agneaux qui ne voulaient pas venir s’approchent, entrent en cachette et courent reprendre leur place çà et là. Mais même alors, je ne pus approcher aucun d’entre eux. Il y en avait aussi plusieurs qui ne voulaient pas recevoir la pommade, et celle-ci se transformait pour eux en poison, et au lieu de les guérir, elle aggravait leurs plaies.
            – Regarde ! Tu vois cette bannière ? me dit un ami.
            Je me suis retourné et j’ai vu une grande bannière qui flottait, sur laquelle était écrit en grosses lettres le mot : Vacances.
            – Oui, je vois, répondis-je.
            – C’est la conséquence des vacances, m’expliqua une personne qui m’accompagnait, alors que j’étais bouleversé par ce spectacle. Tes jeunes quittent l’Oratoire pour aller en vacances, avec la bonne volonté de se nourrir de la parole de Dieu et de se maintenir dans le bien ; mais vient l’orage – ce sont les tentations – puis la pluie – ce sont les assauts du démon – ; puis la grêle tombe et c’est alors que ces malheureux tombent dans le péché. Certains guérissent encore par la confession, mais d’autres n’utilisent pas bien ce sacrement, ou ne l’utilisent pas du tout. Garde cela dans ton esprit et ne te lasse pas de répéter à tes jeunes que les vacances sont une grande tempête pour leurs âmes.
            En observant ces agneaux, je voyais chez certains d’entre eux des blessures mortelles ; je cherchais un moyen de les guérir, lorsque Don Scappini, qui avait fait du bruit en se levant dans la pièce voisine, me réveilla.
            Voilà le rêve, et bien qu’il s’agisse d’un rêve, il a néanmoins une signification qui ne fera pas de mal à ceux qui voudront bien le croire. Je peux aussi dire que j’ai remarqué quelques noms parmi les nombreux agneaux du rêve, et en les comparant avec les jeunes, j’ai vu qu’ils se comportaient exactement comme dans le rêve. Quoi qu’il en soit, nous devons, durant cette neuvaine de la Toussaint, correspondre à la bonté de Dieu qui veut nous faire miséricorde et, par une bonne confession, purifier les blessures de notre conscience. Nous devons ensuite nous mettre tous d’accord pour combattre le diable et, avec l’aide de Dieu, nous sortirons victorieux de ce combat et irons recevoir le prix de la victoire au Paradis.
            Ce rêve a dû certainement contribuer au bon démarrage de la nouvelle année scolaire. En effet, pendant la neuvaine de l’Immaculée Conception, les choses allaient déjà tellement bien que Don Bosco exprima sa satisfaction en disant :
            – Les jeunes en sont déjà au point où, les années précédentes, ils arrivaient à peine en février. – Et en la fête de l’Immaculée Conception, ils ont vu se renouveler la belle célébration de l’adieu à la quatrième expédition des Missionnaires.
(MB XIII 761-764)




Don Bosco assiste à un conciliabule de démons (1884)

Les pages qui suivent nous plongent au cœur de l’expérience mystique de Saint Jean Bosco, à travers deux rêves saisissants qu’il a eus entre septembre et décembre 1884. Dans le premier, le Saint traverse la plaine vers Castelnuovo avec un personnage mystérieux et médite sur la rareté des prêtres, avertissant que seul un travail acharné, l’humilité et la moralité peuvent faire éclore de véritables vocations. Dans le second cycle onirique, Bosco assiste à un concile infernal : des démons monstrueux complotent pour anéantir la Congrégation Salésienne naissante, en répandant la gourmandise, la soif de richesses, la liberté sans obéissance et l’orgueil intellectuel. Entre présages de mort, menaces internes et signes de la Providence, ces rêves deviennent un miroir dramatique des luttes spirituelles qui attendent chaque éducateur et l’Église entière, offrant à la fois de sévères avertissements et de lumineuses espérances.

            Les deux rêves que Don Bosco a eus en septembre et en décembre sont riches d’enseignements.

            Le premier, qu’il a eu dans la nuit du 29 au 30 septembre, est une leçon pour les prêtres. Il lui a semblé qu’il se dirigeait vers Castelnuovo à travers une plaine ; un vénérable prêtre, dont il dit ne plus se souvenir du nom, marchait à ses côtés. L’entretien tomba sur les prêtres. – Travail, travail, travail ! disaient-ils : voilà le but et la gloire des prêtres. Ne jamais se lasser de travailler. Ainsi, combien d’âmes seraient sauvées ! Combien de choses on pourrait faire pour la gloire de Dieu ! Si le missionnaire faisait vraiment le missionnaire, si le curé faisait vraiment le curé, combien de merveilles de sainteté resplendiraient de toutes parts ! Mais malheureusement beaucoup ont peur de travailler et préfèrent leurs commodités…
            Pendant qu’ils faisaient entre eux ces raisonnements, ils arrivèrent à un endroit appelé Filippelli. Alors Don Bosco commença à se lamenter sur l’actuel manque de prêtres.
            – C’est vrai, répondit l’autre, il y a une pénurie de prêtres, mais si tous les prêtres étaient prêtres, il y en aurait suffisamment. Combien de prêtres ne font rien pour le ministère ! Les uns ne font que le prêtre de famille ; d’autres, par timidité, sont oisifs, alors que s’ils se mettaient dans le ministère, s’ils se présentaient à l’examen de confession, ils rempliraient un grand vide dans les rangs de l’Église… Dieu proportionne les vocations en fonction des besoins. Quand vint le service militaire des clercs, tous commencèrent à s’effrayer, comme si personne ne voulait plus devenir prêtre ; mais quand les imaginations se calmèrent, on vit que les vocations augmentaient au lieu de diminuer.
            – Et maintenant, demanda Don Bosco, que faut-il faire pour promouvoir les vocations parmi les jeunes ?
            – Rien d’autre, répondit son compagnon, que de cultiver jalousement la moralité parmi eux. La moralité est le terreau des vocations.
            – Et que doivent surtout faire les prêtres pour que leur vocation porte du fruit ?
            – Presbyter discat domum suam regere et sanctificare. (Le prêtre doit apprendre à gouverner et à sanctifier sa maison). Que chacun soit un exemple de sainteté dans sa famille et dans sa paroisse. Pas d’excès dans la nourriture et dans les soucis temporels… Qu’il soit avant tout un modèle dans sa maison et il sera ensuite le premier à l’extérieur.
            À un certain endroit de la route, le prêtre demanda à Don Bosco où il allait ; Don Bosco indiqua Castelnuovo. Alors il le laissa aller et resta avec un groupe de personnes qui le précédaient. Après quelques pas, Don Bosco se réveilla. Dans ce rêve, nous pouvons voir un souvenir des promenades d’autrefois dans ces lieux.

Prédiction de la mort de certains salésiens
            Le deuxième rêve a trait à la Congrégation et met en garde contre les dangers qui pourraient menacer son existence. En fait, plus qu’un rêve, il s’agit d’un argument développé au cours d’une succession de rêves.
            Dans la nuit du 1er décembre, le clerc Viglietti fut réveillé par des cris déchirants provenant de la chambre de Don Bosco. Il saute immédiatement du lit et écoute. Don Bosco, d’une voix étouffée par les sanglots, s’écrie :
            – Oh ! oh ! à l’aide ! à l’aide !
            Viglietti entra sans plus attendre et lui dit :
            – Oh ! Don Bosco, vous vous sentez mal ?
            – Oh ! Viglietti, répondit-il en se réveillant, non, je ne suis pas malade, mais je ne pouvais plus respirer, tu sais. Mais ça suffit, retourne tranquillement dans ton lit et dors.
            Le matin, quand Viglietti lui apporta comme d’habitude le café après la messe, il lui dit :
            – Oh ! Viglietti, je n’en peux plus, j’ai l’estomac tout retourné à cause des cris de cette nuit. Cela fait quatre nuits consécutives que je fais des rêves qui me forcent à crier et m’épuisent à l’excès. Il y a quatre nuits, j’ai vu une longue file de salésiens qui allaient tous l’un après l’autre, chacun portant une perche, au sommet de laquelle il y avait une pancarte et sur la pancarte un numéro imprimé. On pouvait lire 73 sur l’un, 30 sur l’autre, 62 sur un troisième, et ainsi de suite. Après de nombreux passages de salésiens, la lune apparut dans le ciel, et dans la lune, à mesure qu’un salésien apparaissait, on pouvait voir un nombre qui n’était jamais supérieur à 12, suivi de plusieurs points noirs. Tous les salésiens que j’avais vus allèrent s’asseoir chacun sur une tombe préparée à cet effet.
            Voici l’explication de ce spectacle. Le nombre inscrit sur les pancartes était le nombre d’années de vie destinées à chacun ; l’apparition de la lune sous différentes formes et phases indiquait le dernier mois de vie ; les points noirs étaient les jours du mois au cours duquel ils allaient mourir. Parfois, il en voyait plusieurs réunis en groupes : c’étaient ceux qui devaient mourir ensemble, le même jour. S’il avait voulu raconter en détail tous les incidents et circonstances, il dit qu’il lui aurait fallu au moins une bonne dizaine de jours.

Il assiste à un conciliabule de démons
            Il y a trois nuits, poursuit-il, j’ai encore eu un rêve. Je vais te le raconter brièvement. Il m’a semblé que j’étais dans une grande salle, où des démons en grand nombre tenaient une conférence et discutaient de la manière d’exterminer la Congrégation salésienne. Ils ressemblaient à des lions, à des tigres, à des serpents et à d’autres bêtes, mais leur figure était comme indéterminée et faisait penser plutôt à la figure humaine. Ils ressemblaient à des ombres qui s’abaissaient et se relevaient, se raccourcissaient et s’étiraient, comme le feraient de nombreux corps s’ils avaient derrière eux une lampe placée d’un côté ou de l’autre, tantôt abaissée vers le sol, tantôt relevée. Mais cette fantasmagorie inspirait un sentiment de terreur.
            Et voici que l’un des démons s’avance et ouvre la séance. Pour détruire la Pieuse Société, il propose un moyen : la gourmandise. Il montra les conséquences de ce vice : inertie, corruption des mœurs, scandale, absence d’esprit de sacrifice, absence de souci de la jeunesse… Mais un autre démon lui répondit :
            – Ton moyen n’est ni universel ni efficace, parce qu’on ne peut pas attaquer ainsi tous les membres à la fois, parce que la table des religieux sera toujours frugale et le vin mesuré ; la Règle fixe leur nourriture ordinaire et les Supérieurs surveillent pour prévenir le désordre. Ceux qui exagèrent quelquefois dans le boire et le manger, au lieu de scandaliser, seraient plutôt repoussés. Non, ce n’est pas là l’arme pour combattre les salésiens. Je propose un autre moyen, qui sera plus efficace et qui atteindra mieux notre but : l’amour des richesses. Dans une Congrégation religieuse, quand l’amour des richesses s’en mêle, l’amour du confort s’en mêle aussi, on cherche par tous les moyens à avoir un pécule, le lien de la charité est rompu, chacun pense à soi, on néglige les pauvres pour ne s’occuper que des plus fortunés, on vole à la Congrégation…
            Il voulait continuer, mais un troisième démon surgit, qui s’exclama :
            – Mais quoi ? La gourmandise ! Les richesses ! Chez les salésiens, l’amour des richesses ne peut vaincre que peu de personnes. Ils sont tous pauvres, les salésiens, ils ont peu d’occasions d’acquérir un pécule. En général, ils sont ainsi faits et leurs besoins pour tant de jeunes et tant de maisons sont si grands que toute somme, même importante, serait vite dépensée. Ils n’ont pas la possibilité d’amasser des trésors. Moi, j’ai un moyen infaillible pour nous approprier la Société Salésienne, c’est la liberté. Pousser les salésiens à mépriser les Règles, à rejeter certaines charges comme lourdes et déshonorantes, les pousser à s’opposer à leurs supérieurs d’opinions différentes, à aller chez eux sous prétexte d’invitations et autres choses du même genre.
            Pendant que les démons parlementaient, Don Bosco pensait : – Je fais attention, vous savez, à ce que vous dites. Parlez, parlez, pour que je puisse déjouer vos complots.
            Enfin un quatrième démon se leva d’un bond en criant :
            – Mais qu’est-ce que vous dites ! Vos armes sont cassées ! Les Supérieurs sauront freiner cette liberté, ils chasseront des maisons tous ceux qui oseront se montrer rebelles contre les Règles. Certains se laisseront peut-être emporter par l’amour de la liberté, mais la grande majorité s’en tiendra à son devoir. Moi, j’ai un moyen adapté pour tout détruire à partir des fondations, un moyen tel que les salésiens pourront difficilement en être préservés ; ce sera vraiment un défaut à la racine. Ecoutez-moi bien. Il faut les persuader que la science devra être leur gloire principale. Incitez-les donc à étudier beaucoup pour eux-mêmes, pour acquérir la renommée, et à ne pas mettre en pratique ce qu’ils apprennent, à ne pas faire usage de la science pour le bien d’autrui. D’où l’ostentation des connaissances devant les ignorants et les pauvres, la paresse dans le ministère sacré. Plus d’oratoires festifs, plus de catéchismes aux enfants, plus de petites classes pour instruire les enfants pauvres et abandonnés, plus de longues heures au confessionnal. Ils se contenteront de prêcher, mais rarement, et de façon stérile, parce qu’ils le feront par orgueil, pour avoir la louange des hommes et non pour sauver les âmes.
            Sa proposition fut accueillie par un applaudissement général. Don Bosco entrevit alors le jour où les salésiens se laisseraient aller à croire que le bien de la Congrégation et son honneur consisteraient uniquement dans le savoir, et il craignit que non seulement ils pratiquent cette façon de voir, mais qu’ils prêchent haut et fort qu’il doit en être ainsi.
            Don Bosco se tenait de nouveau dans un coin de la pièce, écoutant et observant tout, lorsqu’un des démons le découvrit et, en criant, le désigna aux autres. À ce cri, ils se précipitèrent tous sur lui en criant :
            – Nous allons en finir ! C’était une bacchanale infernale de spectres qui le heurtaient, le saisissaient par les bras et par le corps, et il criait : Lâchez-moi ! Au secours ! – Enfin, il se réveilla, l’estomac retourné par tant de cris.

Lions, tigres et monstres déguisés en agneaux
            La nuit suivante, il se rendit compte que le diable avait attaqué les salésiens sur leur point le plus essentiel, les poussant à transgresser les Règles. Parmi eux il vit distinctement devant lui ceux qui les observaient et ceux qui ne les observaient pas.
            La dernière nuit, le rêve avait été effrayant. Don Bosco vit un grand troupeau d’agneaux et de brebis représentant les salésiens. Il s’approcha, essayant de caresser les agneaux ; mais il s’aperçut que leur laine, au lieu d’être de la laine d’agneau, ne servait que de couverture, cachant des lions, des tigres, des chiens enragés, des porcs, des panthères, des ours, et chacun avait sur les flancs un monstre laid et féroce. Au milieu du troupeau se tenaient quelques-uns réunis en conseil. Sans se faire remarquer, Don Bosco s’approcha d’eux pour écouter ce qu’ils disaient : ils étaient en train de comploter pour détruire la Congrégation salésienne. L’un d’eux dit :
            – Il faut massacrer les salésiens.
            Et un autre ajouta en ricanant :
            – Il faut les étrangler.
            Mais au milieu de tout cela, l’un d’entre eux vit Don Bosco qui écoutait tout près. Il donna l’alerte et tous crièrent d’une seule voix qu’il fallait commencer par Don Bosco. Cela dit, ils se précipitèrent sur lui comme pour l’étrangler. C’est alors qu’il poussa le cri qui réveilla Viglietti. En plus de cette violence diabolique il y avait autre chose qui oppressait son esprit : il avait vu une grande pancarte déployée sur ce troupeau, où l’on pouvait lire : BESTIIS COMPARATI SUNT (ils sont comparés à des bêtes). Après avoir raconté cela, il baissa la tête et pleura.
            Viglietti lui prit la main et la serra contre son cœur :
            – Ah ! Don Bosco, lui dit-il, nous serons toujours pour vous des fils fidèles et bons, n’est-ce pas, avec l’aide de Dieu ?
            – Cher Viglietti, répondit-il, sois bon et prépare-toi à voir les événements. Je t’ai un peu parlé de ces rêves ; si je devais tout te raconter en détail, j’en aurais pour longtemps. Que de choses j’ai vues ! Il y en a dans nos maisons qui ne feront plus jamais la neuvaine de Noël. Oh, si je pouvais parler aux jeunes, si j’avais la force de m’entretenir avec eux, si je pouvais faire le tour des maisons, faire ce que je faisais autrefois, révéler à chacun l’état de sa conscience, tel que je l’ai vu en rêve, et dire à certains : Brise la glace, fais une fois une bonne confession ! Ils me répondraient : Mais moi je me suis bien confessé ! Je pourrais au contraire leur répondre en leur disant ce qu’ils ont tu pour qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche. Même certains salésiens, si je pouvais arriver à leur dire un mot, verraient la nécessité de s’amender en refaisant leur confession. J’ai vu ceux qui observaient les Règles et ceux qui ne les observaient pas. J’ai vu beaucoup de jeunes qui allaient à San Benigno, deviendront salésiens puis feront défection. Il y aura aussi des transfuges parmi ceux qui sont déjà salésiens. Il y en aura qui voudront surtout la science qui gonfle, qui leur procure les louanges des hommes et qui leur fait mépriser les conseils de ceux qu’ils croient inférieurs à eux au niveau du savoir…
            À ces pensées angoissantes se mêlaient des consolations providentielles qui lui réjouissaient le cœur. Le soir du 3 décembre, l’évêque de Para, le pays central dans le rêve des Missions, arrivait à l’Oratoire. Le lendemain, il dit à Viglietti :
            – Comme elle est grande, la Providence ! Ecoute, et dis-moi si nous ne sommes pas protégés par Dieu. Don Albera m’écrivait qu’il ne pouvait plus tenir et qu’il avait besoin de mille francs immédiatement ; le même jour, une dame de Marseille, qui désirait ardemment revoir son frère religieux à Paris, heureuse d’avoir obtenu une grâce de la Vierge, apportait au P. Albera mille francs. L’abbé Ronchail est en grande difficulté et a absolument besoin de quatre mille francs ; une dame écrit aujourd’hui même à Don Bosco pour mettre quatre mille francs à sa disposition. Don Dalmazzo ne sait plus où donner de la tête pour avoir de l’argent ; aujourd’hui une dame donne une somme très importante pour l’église du Sacré-Cœur. – Et puis, le 7 décembre, ce fut la joie de la consécration épiscopale de Mgr Cagliero. Tous ces faits étaient d’autant plus encourageants qu’ils étaient des signes visibles de la main de Dieu dans l’œuvre de son Serviteur.
(MB XVII 383-389)




Don Bosco à l’école de saint François de Sales. L’avenir des vocations (1879)

Dans le rêve prophétique que Don Bosco raconte le 9 mai 1879, Saint François de Sales apparaît comme un maître attentionné et remet au Fondateur un livret rempli d’avertissements pour les novices, les profès, les directeurs et les supérieurs. La vision est dominée par deux batailles épiques : d’abord des jeunes et des guerriers, puis des hommes armés et des monstres, tandis que l’étendard de « Maria Auxilium Christianorum » garantit la victoire à ceux qui le suivent. Les survivants partent pour l’Orient, le Nord et le Midi, préfigurant l’expansion missionnaire salésienne. Les paroles du Saint insistent sur l’obéissance, la chasteté, la charité éducative, l’amour du travail et la tempérance, piliers indispensables pour que la Congrégation grandisse, résiste aux épreuves et laisse à ses fils un héritage de sainteté active. Le rêve se termine par un cercueil, rappel sévère à la vigilance et à la prière.

            Quoi qu’il en soit de ce rêve [remède pour les yeux au jus de chicorée], le Bienheureux en eut un autre, qu’il raconta le 9 mai. Il y vit les rudes combats que devaient livrer ceux qui étaient appelés dans la Congrégation, et en reçut plusieurs avertissements utiles pour tous les siens et quelques conseils salutaires pour l’avenir.

            Il y eut une grande et longue bataille des jeunes contre des guerriers d’apparence et de forme diverses, avec des armes étranges. À la fin, il n’y eut que très peu de survivants.
            Une autre bataille, plus féroce et plus horrible, opposa des monstres de forme gigantesque à des hommes de grande taille, bien armés et bien entraînés. Ils avaient une grande et large bannière, au centre de laquelle étaient peints en or ces mots : Maria Auxilium Christianorum (Marie Secours des Chrétiens). La bataille fut longue et sanglante. Mais ceux qui suivaient la bannière étaient comme invulnérables et restaient maîtres d’une vaste plaine. Ils furent rejoints par les jeunes qui avaient survécu à la bataille précédente, et ils formèrent une sorte d’armée. Chacun avait le Crucifix comme arme dans la main droite, et un petit étendard de Marie Auxiliatrice dans la main gauche, sur le modèle indiqué ci-dessus.
            Les nouveaux soldats firent de nombreuses manœuvres dans cette vaste plaine, puis ils se divisèrent et partirent, certains vers l’Est, quelques-uns vers le Nord, beaucoup vers le Midi.
            Lorsque ceux-ci disparurent, les mêmes combats se renouvelèrent, les mêmes manœuvres et les mêmes départs dans les mêmes directions.
            Je connaissais quelques-uns des participants aux premiers combats ; ceux qui suivirent m’étaient inconnus, mais ils me faisaient comprendre qu’ils me connaissaient et ils me posaient beaucoup de questions.
            Peu après, il y eut une pluie de flammes brillantes qui ressemblaient à du feu de différentes couleurs. Il y eut un coup de tonnerre, puis le ciel s’éclaircit et je me retrouvai dans un jardin très agréable. Un homme qui ressemblait à saint François de Sales m’offrit un petit livre sans dire un mot. J’ai demandé qui il était.
            – Lis dans le livre, m’a-t-il répondu.
            J’ai ouvert le livre, mais j’ai eu du mal à lire. Je parvins cependant à distinguer ces mots avec précision :
Aux novices : – Obéissance en toutes choses. Par leur obéissance, ils mériteront les bénédictions du Seigneur et la bienveillance des hommes. Par leur diligence, ils combattront et vaincront les pièges des ennemis spirituels.
Aux profès : – Garder jalousement la vertu de chasteté. Aimer la bonne réputation des confrères et promouvoir l’honneur de la Congrégation.
Aux directeurs : – Grand soin, grand effort pour observer et faire respecter les règles par lesquelles chacun s’est consacré à Dieu.
Au supérieur : – Holocauste absolu pour se donner soi-même et donner les confrères à Dieu.
            Beaucoup d’autres choses étaient imprimées dans ce livre, mais je ne pouvais plus lire, car le papier apparaissait bleu comme de l’encre.
            – Qui êtes-vous ? demandai-je encore à l’homme qui me regardait d’un air serein.
            – Mon nom est connu de tous les gens de bien, et je suis envoyé pour vous annoncer certaines choses à venir.
            – Lesquelles ?
            – Celles qui ont été énoncées et celles que tu demanderas.
            – Que dois-je faire pour promouvoir les vocations ?
            – Les salésiens auront beaucoup de vocations par leur conduite exemplaire, en traitant leurs élèves avec la plus grande charité et en insistant sur la communion fréquente.
            – Que faut-il observer dans l’accueil des novices ?
            – Exclure les paresseux et les gourmands.
            – Dans l’acceptation aux vœux ?
            – Veiller à ce qu’il y ait une garantie en matière de chasteté.
            – Comment préserver au mieux le bon esprit dans nos maisons ?
            – Écrire, visiter, recevoir et traiter avec bonté, et cela très fréquemment de la part des Supérieurs.
            – Comment devrions-nous nous organiser dans les missions ?
            – Envoyer des individus sûrs du point de vue moral ; rappeler ceux qui suscitent des doutes sérieux ; étudier et cultiver les vocations locales.
            – Est-ce que notre Congrégation marche bien ?
            – Qui iustus est justificetur adhuc (Celui qui est juste qu’il le devienne toujours plus). Non progredi est regredi (Ne pas avancer, c’est reculer). Qui perseveraverit, salvus erit (Celui qui persévère sera sauvé).
            – Est-ce qu’elle se dilatera beaucoup ?
            – Tant que les Supérieurs feront leur part, elle grandira et personne ne pourra arrêter sa propagation.
            – Est-ce qu’elle durera longtemps ?
            – Votre Congrégation durera aussi longtemps que ses membres aimeront le travail et la tempérance. Si l’un de ces deux piliers fait défaut, votre édifice s’écroulera, écrasant les supérieurs et les inférieurs et leurs disciples.
            À ce moment apparurent quatre individus, portant un cercueil mortuaire. Ils se dirigeaient vers moi. Je leur demandai :
            – Pour qui est cela ?
            – Pour toi !
            – Bientôt ?
            – Ne le demande pas, pense seulement que tu es mortel.
            – Que voulez-vous me signifier avec ce cercueil ?
            – Que tu dois faire pratiquer pendant ta vie ce que tu souhaites que tes fils pratiquent après toi. C’est cela l’héritage, le testament que tu dois laisser à tes fils ; mais tu dois le préparer et le transmettre bien préparé et bien pratiqué.
            – Qu’est-ce qui nous attend, des fleurs ou des épines ?
            – Il y aura beaucoup de roses, beaucoup de consolations, mais il y aura aussi des épines très pointues qui causeront à tous une grande amertume et un profond chagrin. Il faut beaucoup prier.
            – Devons-nous aller à Rome ?
            – Oui, mais lentement, avec la plus grande prudence et des précautions raffinées.
            – La fin de ma vie mortelle est-elle imminente ?
            – Peu importe. Tu as les règles, tu as les livres, fais ce que tu enseignes aux autres. Sois vigilant.

            Je voulais poser d’autres questions, mais le tonnerre a éclaté accompagné d’éclairs et de foudres, tandis que des hommes, ou plutôt des monstres horribles, se jetèrent sur moi pour me mettre en pièces. À cet instant, une obscurité lugubre me cacha la vue de tout cela. J’ai cru que j’étais mort et j’ai crié frénétiquement. Je me suis réveillé et me suis retrouvé encore vivant. Il était quatre heures et trois quarts du matin.
            S’il y a là quelque chose qui peut être utile, acceptons-le.
            Mais en toute chose, honneur et gloire à Dieu pour les siècles des siècles.
(MB XIV, 123-125)

Photo sur la page de titre. Saint François de Sales. Anonyme. Sacristie du Dôme de Chieri




Les cadeaux des jeunes à Marie (1865)

Dans le rêve que Don Bosco relate dans la Chronique de l’Oratoire, daté du 30 mai, la dévotion mariale se mue en un jugement symbolique saisissant sur les jeunes de l’Oratoire : un cortège de jeunes garçons s’avance, chacun porteur d’un don, devant un autel splendidement orné pour la Vierge. Un ange, gardien de la communauté, accueille ou rejette les offrandes, en dévoilant leur portée morale – fleurs parfumées ou fanées, épines de la désobéissance, animaux incarnant des vices graves tels que l’impureté, le vol et le scandale. Au cœur de cette vision résonne le message éducatif de Don Bosco : humilité, obéissance et chasteté sont les trois piliers qui permettent de mériter la couronne de roses de Marie.

Le Serviteur de Dieu trouvait sa consolation dans la dévotion à la Sainte Vierge, honorée d’une manière particulière pendant le mois de mai par toute la communauté. Parmi ses mots du soir, la Chronique ne nous a conservé que celui du 30 du mois, qui se révèle extrêmement précieux.

30 mai

            J’ai vu un grand autel dédié à Marie et magnifiquement décoré. J’ai vu tous les jeunes de l’Oratoire s’y rendre en procession. Ils chantaient les louanges de la Vierge céleste, mais pas tous de la même façon, tout en chantant le même chant. Beaucoup chantaient vraiment bien et avec une grande précision de rythme, les uns avec plus de force et les autres avec une voix plus douce. D’autres chantaient d’une voix mauvaise et rauque, d’autres étaient désaccordés, d’autres avançaient en silence et se détachaient de la file, d’autres bâillaient et semblaient s’ennuyer, d’autres se bousculaient les uns les autres et riaient. Puis chacun apportait un cadeau à Marie. Ils portaient tous des bouquets de fleurs, plus ou moins grands et différents les uns des autres. Certains avaient un bouquet de roses, d’autres portaient des œillets, d’autres des violettes, etc. D’autres apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges. D’autres encore apportaient à la Vierge des cadeaux vraiment étranges : une tête de pourceau, un chat, un plat de crapauds, un lapin, un agneau ou d’autres offrandes.
            Un beau jeune homme se tenait devant l’autel et, en regardant de près, on pouvait voir qu’il avait des ailes derrière les épaules. C’était peut-être l’Ange gardien de l’Oratoire ; au fur et à mesure que les jeunes offraient leurs cadeaux, il les recevait et les déposait sur l’autel.
            Les premiers offrirent de magnifiques bouquets de fleurs et l’Ange, sans rien dire, les déposait sur l’autel. Beaucoup d’autres offrirent leurs bouquets. Il les examinait, défaisait le bouquet, enlevait les fleurs gâtées qu’il jetait, refaisait le bouquet et le plaçait sur l’autel. Aux autres qui avaient dans leurs bouquets des fleurs belles mais inodores, comme des dahlias, des camélias, etc., l’Ange les fit enlever, parce que Marie veut la réalité et non l’apparence. Après avoir refait le bouquet, l’Ange l’offrit à la Vierge. Parmi les fleurs, beaucoup avaient des épines, peu ou beaucoup, et d’autres des clous ; l’Ange enleva les unes et les autres.
            Enfin arriva celui qui portait le pourceau, et l’Ange lui dit : – Comment as-tu le courage de venir offrir ce cadeau à Marie ? Sais-tu ce que signifie le porc ? Il signifie le vilain vice de l’impureté ; Marie, qui est toute pure, ne peut supporter ce péché. Retire-toi, tu n’es pas digne de te tenir devant elle.
            Vinrent ensuite ceux qui avaient un chat, et l’Ange leur dit :
            – Vous aussi, vous osez apporter ces cadeaux à Marie ? Savez-vous ce que signifie le chat ? C’est l’image du vol et vous osez l’offrir à la Vierge ? Les voleurs sont ceux qui prennent l’argent, les objets, les livres de leurs camarades, ceux qui volent les aliments de l’Oratoire, qui déchirent leurs vêtements par méchanceté, qui gaspillent l’argent de leurs parents en n’étudiant pas. – Et il les mit de côté eux aussi.
            Vinrent alors ceux qui avaient des plats de crapauds. L’Ange les regarda avec colère :
            – Les crapauds symbolisent les péchés honteux des scandales, et vous venez les offrir à la Vierge ? Arrière ! retirez-vous avec les autres coupables. – Et ils se retirèrent tout confus.
            Certains s’avançaient avec un couteau planté dans le cœur. Ce couteau signifiait le sacrilège. L’Ange leur dit :
            – Ne voyez-vous pas que vous avez la mort dans l’âme, que si vous êtes encore en vie, c’est une miséricorde spéciale de Dieu, sans quoi vous seriez perdus ? Par pitié, faites-vous enlever ce couteau ! – Et eux aussi furent refusés.
            L’un après l’autre, tous les autres jeunes s’approchèrent. Certains offrirent des agneaux, d’autres des lapins, d’autres des poissons, d’autres des noix, d’autres des raisins, etc. L’Ange accepta tout et déposa le tout sur l’autel. Après avoir ainsi séparé les bons des mauvais, il fit mettre en rang devant l’autel tous ceux dont les cadeaux avaient été acceptés par Marie ; et ceux qui avaient été mis à part étaient, à mon grand regret, beaucoup plus nombreux que je n’avais pensé.
            Puis, de chaque côté de l’autel, apparurent deux autres anges, tenant deux riches corbeilles remplies de magnifiques couronnes, composées de roses somptueuses. Ces roses n’étaient pas tout à fait des roses de la terre, bien qu’apparemment artificielles, symbole d’immortalité.
            L’Ange gardien prit ces couronnes une à une et couronna tous les jeunes qui étaient alignés devant l’autel. Parmi ces couronnes, il y en avait des plus grandes et des plus petites, mais toutes étaient d’une admirable beauté. Notez aussi qu’il n’y avait pas seulement les jeunes de notre maison, mais beaucoup d’autres que je n’avais jamais vus. Il se passa alors une chose merveilleuse ! Certains jeunes étaient apparemment si laids qu’ils en étaient presque repoussants ; ils reçurent les couronnes les plus belles, signe que leur laideur extérieure était compensée par le don et la vertu de chasteté pratiquée à un degré éminent. Beaucoup d’autres avaient la même vertu, mais à un degré moins éminent. Beaucoup se distinguaient par d’autres vertus, telles que l’obéissance, l’humilité, l’amour de Dieu, et tous avaient des couronnes correspondant à l’excellence de ces vertus. L’Ange leur dit :
            – Marie a voulu aujourd’hui que vous soyez couronnés de ces belles roses. Mais n’oubliez pas de continuer à faire en sorte qu’elles ne vous soient pas enlevées. Il y a trois moyens de les conserver. Pratiquez : 1° l’humilité ; 2° l’obéissance ; 3° la chasteté. Ces trois vertus vous rendront toujours agréables à Marie et vous rendront un jour dignes de recevoir une couronne infiniment plus belle que celle-ci.
            Alors les jeunes se mirent à entonner devant l’autel l’AveMaris stella (Je vous salue, Étoile de la mer).
            Et, après avoir chanté le premier verset, ils se mirent en route en procession comme ils étaient venus et commencèrent à chanter Louange à Marie d’une voix si forte que j’en fus étonné et émerveillé. Je les suivis à quelque distance, puis je retournai voir les jeunes que l’Ange avait écartés, mais je ne les vis plus.
            Mes amis ! Je sais quels sont ceux qui ont été couronnés et ceux qui ont été chassés par l’Ange. Je le dirai aux uns et aux autres, afin qu’ils s’efforcent d’apporter à la Vierge des présents qu’elle daignera accepter.
            En attendant, quelques observations. – La première : Tous apportaient des fleurs à la Vierge, et il y avait toutes sortes de fleurs, mais j’ai remarqué que toutes, plus ou moins, avaient des épines parmi les fleurs. J’ai pensé et repensé à ce que signifiaient ces épines et j’ai trouvé qu’elles signifiaient en fait la désobéissance. Garder de l’argent sans permission et sans vouloir le remettre au préfet, demander la permission d’aller dans un endroit et puis aller dans un autre, aller en classe en retard alors que les autres sont déjà là depuis un certain temps, se préparer des petits plats et des petits goûters en cachette, aller dans les dortoirs des autres alors que c’est absolument interdit, quelle que soit la raison ou le prétexte que l’on peut avoir, se lever tard le matin, abandonner les pratiques de piété prescrites, bavarder quand il est temps de se taire, acheter des livres sans les montrer, envoyer des lettres sans permission par l’intermédiaire d’une tierce personne pour ne pas être vu et les recevoir par la même voie, faire des contrats, des achats et des ventes les uns avec les autres : voilà ce que signifient les épines. Beaucoup d’entre vous demanderont : est-ce donc un péché de transgresser les règles de la maison ? J’ai déjà réfléchi sérieusement à cette question et je vous réponds absolument oui. Je ne vous dis pas que c’est grave ou léger, il faut tenir compte des circonstances, mais c’est un péché. Certains me diront : mais ce n’est pas dans la loi de Dieu que nous devons obéir aux règles de la maison ! Ecoutez, c’est dans les commandements : – Honore ton père et ta mère ! – Sais-tu ce que signifient ces mots père et mère ? Ils englobent aussi ceux qui les représentent. N’est-il pas écrit dans l’Écriture Sainte : Oboedite praepositis vestris (Obéissez à vos supérieurs, Hébreux 13,17) ? Si vous devez obéir, il est naturel qu’ils doivent commander. Voilà l’origine des règles d’un Oratoire, et voilà si elles sont obligatoires, oui ou non.
            Deuxième observation. – Certains avaient des clous au milieu de leurs fleurs, ces clous qui avaient servi à clouer le bon Jésus. Mais quoi ? On commence toujours par les petites choses pour arriver aux grandes. Un tel voulait avoir de l’argent pour satisfaire ses caprices ; alors, pour le dépenser à sa guise, il ne voulait pas le remettre ; il se mit à vendre ses livres d’école et finit par voler de l’argent et les affaires de ses camarades. Un autre voulait satisfaire sa gourmandise, d’où les bouteilles, etc., puis il s’est permis certaines licences, bref il est tombé dans le péché mortel. C’est ainsi qu’on a trouvé des clous dans ces bouquets, et c’est ainsi que le bon Jésus a été crucifié. L’Apôtre dit qu’en péchant on crucifie de nouveau le Sauveur : Rursus crucifigentes filium Dei (ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu, He 6,6).
            Troisième observation. – Beaucoup de jeunes avaient dans leurs bouquets, parmi les fleurs fraîches et odorantes, des fleurs pourries et décomposées, ou de belles fleurs sans odeur. Elles signifiaient les bonnes œuvres mais accomplies en état de péché mortel, œuvres qui ne font rien pour augmenter leurs mérites. Les fleurs sans odeur sont les bonnes œuvres mais accomplies à des fins humaines, par ambition, uniquement pour plaire aux maîtres et aux supérieurs. C’est pourquoi l’Ange leur reprocha d’avoir osé apporter de telles offrandes à Marie et les renvoya arranger leur bouquet. Ils se retirèrent, le défirent, enlevèrent les fleurs fanées, puis, ayant remis les fleurs en ordre, les remirent comme auparavant et les rendirent à l’Ange qui les accepta et les plaça sur la table. Lorsqu’ils revenaient, ils n’attendaient plus un ordre, mais chacun rapportait son bouquet dès qu’il était prêt, certains plus tôt, d’autres plus tard, puis allait se placer auprès de ceux qui allaient recevoir la couronne.
            J’ai vu dans ce rêve tout ce qui a été et tout ce qui adviendra de mes jeunes. Je l’ai déjà dit à beaucoup, je le dirai à d’autres. En attendant, veillez à ce que cette Vierge céleste reçoive toujours de vous des cadeaux qui ne puissent jamais être refusés.
(MB VIII, 129-132)

Photo d’ouverture : Carlo Acutis lors d’une visite au sanctuaire marial de Fátima.




L’enfer des résolutions inefficaces (1873)

Saint Jean Bosco rapporte dans un « bonne nuit » le fruit d’une longue supplication à la Vierge Auxiliatrice : comprendre la cause principale de la damnation éternelle. La réponse, reçue à travers des rêves répétés, est bouleversante par sa simplicité : l’absence d’une ferme et concrète résolution à la fin de la Confession. Sans une décision sincère de changer de vie, même le sacrement devient stérile et les péchés se répètent.

            Un avertissement solennel : pourquoi il y a tant de gens qui vont à leur perdition ? Parce qu’ils ne prennent pas de bonnes résolutions lorsqu’ils se confessent.

            Le soir du 31 mai 1873, après les prières, pendant le petit mot du soir aux élèves, le Saint fit une importante déclaration en disant qu’elle était « le résultat de ses pauvres prières », et « qu’elle venait du Seigneur ! »

            Pendant toute la durée de la neuvaine de Marie Auxiliatrice, et même pendant tout le mois de mai, au cours de la messe et dans mes autres prières, j’ai toujours demandé au Seigneur et à la Vierge la grâce de me faire connaître ce qui envoie le plus de gens en enfer. Je ne dirai pas maintenant si cela vient du Seigneur ou non ; ce que je peux dire, c’est que presque chaque nuit, je rêvais que c’était le manque de ferme propos dans les confessions. Puis il m’a semblé voir des jeunes qui sortaient de l’église après s’être confessés et qui portaient deux cornes.
            – Comment cela se fait-il, me suis-je demandé. – Eh ! cela vient de l’inefficacité des résolutions en confession ! Car il y en a beaucoup qui se confessent même souvent, mais ils ne s’amendent jamais, ils confessent toujours les mêmes choses. Il y a des cas – je parle de cas hypothétiques, je n’utilise rien de la confession, parce qu’il y a le secret – où ceux qui au début de l’année avaient une mauvaise note et qui maintenant ont toujours la même note. D’autres murmuraient au début de l’année et continuent dans les mêmes fautes.
            J’ai cru bon de vous dire cela, parce que c’est le résultat des pauvres prières de Don Bosco ; et cela vient du Seigneur.

            Il ne donna pas d’autres détails sur ce rêve en public, mais il l’utilisa sans aucun doute en privé pour encourager et avertir. Mais pour nous, même le peu qu’il a dit, et la manière dont il l’a dit, constituent un sérieux avertissement qu’il faut rappeler fréquemment aux jeunes.
(MB X, 56)




La pureté et les moyens pour la conserver (1884)

Dans ce rêve de Don Bosco apparaît un jardin paradisiaque : une pente verdoyante, des arbres festonnés et, au centre, un immense tapis d’une blancheur éclatante, orné d’inscriptions bibliques exaltant la pureté. Au bord sont assises deux jeunes filles de douze ans, vêtues de blanc, avec des ceintures rouges et des couronnes de fleurs : elles personnifient l’Innocence et la Pénitence. D’une voix douce, elles dialoguent sur la valeur de l’innocence baptismale, sur les dangers qui la menacent et sur les sacrifices nécessaires pour la préserver : prière, mortification, obéissance, pureté des sens.

            Il avait l’impression d’avoir devant lui une rive immense et enchanteresse toute verdoyante, en pente douce et toute plane. Sur les bords ce pré formait comme une marche plutôt basse, d’où l’on sautait sur le petit chemin où se trouvait Don Bosco. On aurait dit un Paradis terrestre splendidement illuminé par une lumière plus pure et plus vive que celle du soleil. Il était tout couvert d’herbes verdoyantes, émaillées de mille motifs de fleurs et ombragé par un nombre immense d’arbres qui entrelaçaient leurs branches et les étendaient comme de larges festons.
            Au milieu du jardin, jusqu’à son bord, s’étendait un tapis d’une blancheur magique, mais si brillant qu’il éblouissait la vue ; il mesurait plusieurs milles. Il déployait une magnificence royale. Comme ornement sur la bordure, il portait diverses inscriptions et caractères en or. D’un côté, on pouvait lire : Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini (Béni soit celui qui est intègre dans sa voie et marche dans la loi du Seigneur, Ps 118,1). De l’autre côté : Non privabit bonis eos, qui ambulant in innocentia (Il nes refuse pas le bien à ceux qui marchent dans l’innocence, Ps 83,13). Sur le troisième côté : Non confundentur in tempore malo, in diebus famis saturabuntur (Ils ne seront pas confus au temps de la calamité et aux jours de famine, ils seront rassasiés, Ps 37,19). Sur le quatrième : Novit Dominus dies immaculatorum et haereditas eorum in aeternum erit (Le Seigneur connaît les jours des hommes intègres, leur héritage durera pour toujours, Ps 37,18).
            Aux quatre coins du tapis, autour d’une magnifique rosace, se trouvaient quatre autres inscriptions : Cum simplicibus sermocinatio eius (Son amitié est pour les justes, Prov 3,32). – Proteget gradientes simpliciter (Il est un bouclier pour ceux qui agissent avec droiture, Prov 2,7) – Qui ambulant simpliciter, ambulant confidenter (Celui qui marche dans l’intégrité marche en sécurité, Prov 10,9) – Voluntas eius in iis, qui simpliciter ambulant (Il se réjouit de ceux qui ont une conduite intègre, Prov 11,20).
            Au milieu du tapis, la dernière inscription disait : Qui ambulat simpliciter, salvus erit (Celui qui marche avec droiture sera sauvé, Prov 28,18).
            Au milieu de la rive, sur le bord supérieur du tapis blanc, s’élevait un étendard d’une blancheur éclatante sur lequel on pouvait également lire en caractères d’or : Fili mi, tu semper mecum es et omnia mea tua sunt (Mon Fils, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi, Lc 15,31).
            Si Don Bosco était émerveillé à la vue de ce jardin, son attention était attirée encore bien plus par la vision de deux merveilleuses jeunes filles d’environ douze ans. Elles étaient assises sur le bord du tapis où la rive formait une petite marche. Une modestie céleste émanait de tout leur gracieux comportement. De leurs yeux, constamment fixés vers le haut, transparaissait non seulement une ingénue simplicité de colombe, mais rayonnait une vivacité d’amour pur, une félicité céleste. Leur front ouvert et serein semblait le siège de la candeur et de la simplicité ; sur leurs lèvres apparaissait un sourire doux et enchanteur. Leurs traits manifestaient un cœur tendre et ardent. Leurs mouvements gracieux donnaient à leur allure une grandeur et une noblesse surhumaines qui contrastaient avec leur jeunesse.
            Leur robe, d’une blancheur éclatante, descendait jusqu’à leurs pieds ; on n’y voyait ni tache, ni ride, ni même un grain de poussière. Elles avaient les hanches entourées d’une ceinture d’un rouge flamboyant avec des bordures d’or. On y distinguait une frise comme un ruban composé de lys, de violettes et de roses. Un ruban similaire, comme un bijou, était autour de leur cou, composé des mêmes fleurs, mais de forme différente. Comme bracelets, elles avaient aux poignets un bandeau de petites marguerites blanches. Toutes ces choses et ces fleurs avaient des formes, des couleurs, des beautés qu’il est impossible de décrire. Toutes les pierres les plus précieuses du monde, serties avec l’art le plus exquis, sembleraient de la boue en comparaison.
            Leurs chaussures, d’une blancheur éclatante, étaient bordées d’un ruban blanc pur filé d’or, qui faisait un joli nœud au milieu. Blanc également avec de petits fils d’or était le cordon qui servait à les attacher.
            Leur longue chevelure était maintenue par une couronne qui ceignait leur front ; elle était si épaisse qu’elle ondulait sous la couronne et retombait sur leurs épaules en boucles.
            Elles entamèrent un dialogue, parlant à tour de rôle, s’interrogeant l’une l’autre ou s’exclamant. Parfois, elles étaient assises toutes les deux, parfois l’une était assise et l’autre debout ; parfois elles se promenaient. Cependant, elles ne sortaient jamais de ce tapis blanc et ne touchaient jamais ni l’herbe ni les fleurs. Don Bosco, dans son rêve, était comme un spectateur. Il n’adressa jamais un mot à ces jeunes filles, et les jeunes filles ne remarquèrent pas sa présence. L’une disait d’une voix très douce :
            – Qu’est-ce que l’innocence ? L’état heureux de la grâce sanctifiante conservé grâce à l’observance constante et exacte de la loi divine.
            Et l’autre demoiselle d’une voix non moins douce :
            – Et la pureté conservée de l’innocence est la source et l’origine de toute science et de toute vertu.
            La première :
            – Quelle splendeur, quelle gloire, quel éclat de vertu chez celui qui se conduit bien parmi les méchants et conserve la candeur de l’innocence et la douceur des mœurs parmi les malveillants !
            La seconde se leva et s’arrêta près de sa compagne :
            – Béni soit le jeune qui ne suit pas les conseils des impies et ne s’engage pas sur le chemin des pécheurs, mais trouve ses délices dans la loi du Seigneur, qu’il médite jour et nuit. Il sera comme un arbre planté le long du cours des eaux de la grâce du Seigneur, qui donnera en son temps le fruit copieux des bonnes œuvres ; au souffle du vent, aucune feuille de saintes intentions et de mérite ne tombera de lui, et tout ce qu’il fera aura un effet prospère, et chaque circonstance de sa vie coopérera pour accroître sa récompense. – En disant cela, elle désignait les arbres du jardin chargés de magnifiques fruits qui répandaient dans l’air un parfum délicieux, tandis que des ruisseaux limpides qui coulaient entre deux rives fleuries tombaient de petites cascades, ou formaient des petits lacs, baignant leurs troncs, avec un murmure qui semblait le son mystérieux d’une musique lointaine.
            La première demoiselle répliqua :
            – Il est comme un lys parmi les épines que Dieu cueille dans son jardin pour le mettre comme ornement sur son cœur ; et il peut dire à son Seigneur : Mon Bien-aimé m’appartient et je lui appartiens, car il se repaît au milieu des lys. – En disant cela, elle désignait un grand nombre de lys très beaux qui levaient leur tête blanche parmi les herbes et les autres fleurs, tandis qu’elle montrait au loin une très haute haie verdoyante qui entourait tout le jardin. Celle-ci était pleine d’épines et derrière on pouvait voir vagabonder comme des ombres des monstres répugnants qui tentaient de pénétrer dans le jardin, mais ils en étaient empêchés par les épines de cette haie.
            – C’est vrai ! Quelle vérité il y a dans tes paroles ! ajouta la seconde. Béni soit ce jeune qui sera trouvé sans faute ! Mais qui sera celui-ci pour que nous lui donnions des louanges ? Car il a fait des choses merveilleuses dans sa vie. Il a été trouvé parfait et aura une gloire éternelle. Il pouvait pécher et il n’a pas péché, faire le mal et il ne l’a pas fait. C’est pourquoi ses biens sont établis dans le Seigneur et ses bonnes œuvres seront célébrées par toutes les congrégations des Saints.
            – Et sur terre quelle gloire Dieu leur réserve ! Il les appellera, leur fera une place dans son sanctuaire, les fera ministres de ses mystères, et leur donnera un nom éternel qui ne périra jamais, conclut la première.
            La seconde se leva et s’exclama :
            – Qui peut décrire la beauté d’un innocent ? Cette âme est vêtue splendidement comme l’une de nous, ornée de la blanche étole du saint Baptême. Son cou et ses bras brillent de gemmes divines, elle a à son doigt l’anneau de l’alliance avec Dieu. Elle marche légère dans son voyage vers l’éternité. Une voie parsemée d’étoiles s’ouvre devant elle… Elle est le tabernacle vivant de l’Esprit Saint. Avec le sang de Jésus qui coule dans ses veines et colore ses joues et ses lèvres, avec la Très Sainte Trinité dans son cœur immaculé, elle émet autour d’elle des torrents de lumière qui l’enveloppent dans l’éclat du soleil. Du ciel tombent des nuées de fleurs célestes qui remplissent l’air. Tout autour se répandent les douces harmonies des anges qui font écho à sa prière. La Sainte Vierge est à ses côtés, prête à la défendre. Le ciel est ouvert pour elle. Elle est donnée en spectacle aux immenses légions des Saints et des Esprits bienheureux, qui l’invitent en agitant leurs palmes. Au milieu des éclats inaccessibles de son trône de gloire, Dieu lui désigne de la main droite le siège qu’il lui a préparé, tandis qu’avec la main gauche, il tient la splendide couronne qui devra la couronner pour toujours. L’innocent est le désir, la joie, l’applaudissement du paradis. Et sur son visage est sculptée une joie ineffable. Il est fils de Dieu. Dieu est son Père. Le paradis est son héritage. Il est continuellement avec Dieu. Il le voit, l’aime, le sert, le possède, il jouit de lui, a un rayon des délices célestes. Il est en possession de tous les trésors de Dieu, de toutes ses grâces, de tous ses secrets, de tous ses dons et de toutes ses perfections et de tout Dieu lui-même.
            – Voilà pourquoi l’innocence est si glorieuse chez les Saints de l’Ancien Testament, chez les Saints du Nouveau, et spécialement chez les Martyrs. Ô Innocence, comme tu es belle ! Tentée, tu grandis en perfection ; humiliée, tu t’élèves plus sublime ; combattue, tu sors triomphante ; tuée, tu voles vers la couronne. Tu es libre dans l’esclavage, tranquille et sûre dans les dangers, joyeuse parmi les chaînes. Les puissants s’inclinent devant toi, les princes t’accueillent, les grands te recherchent. Les bons t’obéissent, les méchants t’envient, les rivaux t’émulent, les adversaires succombent. Et tu resteras toujours victorieuse, même lorsque les hommes t’auraient condamnée injustement !
            Les deux demoiselles firent un instant de pause, comme pour reprendre haleine après un tel élan, puis se prirent par la main en se regardant :
            – Oh ! si les jeunes savaient quel précieux trésor est l’innocence, comme dès le début de leur vie ils conserveraient jalousement l’étole du saint baptême ! Mais, hélas, ils ne réfléchissent pas et ne pensent pas à ce que cela signifie quand ils la souillent. L’innocence est une liqueur très précieuse.
            – Mais elle est enfermée dans un vase d’argile fragile et si elle n’est pas portée avec beaucoup de précaution, elle se brise très facilement.
            – L’innocence est une pierre très précieuse.
            – Mais si l’on n’en connaît pas la valeur, on la perd et elle se transforme facilement en un objet vil.
            – L’innocence est un miroir d’or qui reflète les traits de Dieu.
            – Mais il suffit d’un peu d’air humide pour le rouiller et il faut le garder enveloppé dans un voile.
            – L’innocence est un lys.
            – Mais le simple contact d’une main rugueuse le flétrit.
            – L’innocence est un vêtement blanc. Omni tempore sint vestimenta tua candida (En tout temps, que tes vêtements soient blancs, Sir 9,8).
            – Mais une seule tache suffit à le salir, aussi faut-il marcher avec beaucoup de précaution.
            – L’innocence et l’intégrité sont violées si une seule tache les souille, leur faisant perdre le trésor de la grâce.
            – Il suffit d’un seul péché mortel.
            – Et une fois perdue, elle est perdue pour toujours.
            – Quel malheur quand se perdent toutes ces innocences chaque jour ! Lorsqu’un jeune tombe dans le péché, le paradis se ferme, la Sainte Vierge et l’Ange gardien disparaissent, les musiques cessent, la lumière s’éclipse. Dieu n’est plus dans son cœur, le chemin étoilé qu’il parcourait s’évanouit, il tombe et reste seul comme sur une île au milieu de la mer, une mer de feu qui s’étend jusqu’à l’horizon extrême de l’éternité, qui s’enfonce jusqu’à la profondeur du chaos. Sur sa tête, dans le ciel, éclatent les foudres de la justice divine, sombres et menaçantes. Satan s’est approché de lui, l’a chargé de chaînes, lui a mis un pied sur le cou, et levant son horrible museau a crié : J’ai gagné, ton fils est devenu mon esclave, il n’est plus à toi… La joie est finie pour lui. Si la justice de Dieu lui retire son unique appui, il est perdu pour toujours.
            – Il peut ressusciter ! La miséricorde de Dieu est infinie. Une bonne confession lui redonnera la grâce et le titre de fils de Dieu.
            – Mais plus l’innocence ! Et quelles conséquences à la suite du premier péché ! Il connaît le mal qu’il ne connaissait pas auparavant, il ressentira terriblement les mauvaises inclinations, il ressentira l’énorme dette qu’il a contractée envers la justice divine, il se sentira plus faible dans les combats spirituels. Il éprouvera ce qu’il ne ressentait pas auparavant : la honte, la tristesse, le remords.
            – Et penser qu’on disait auparavant de lui : Laissez les enfants venir à moi. Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Mon fils, donne-moi ton cœur.
            – Ah ! c’est un crime épouvantable que commettent ces misérables qui font perdre à un enfant son innocence. Jésus a dit : Qui scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’une meule de moulin lui fût suspendue au cou et qu’il fût englouti dans les profondeurs de la mer. Malheur au monde à cause des scandales. Il n’est pas possible d’empêcher les scandales, mais malheur à celui par qui arrive le scandale. Prenez garde de mépriser ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient perpétuellement le visage de mon Père qui est dans les cieux et demandent vengeance.
            – Malheur à eux ! Mais malheur aussi à ceux qui se laissent voler l’innocence.
            Alors toutes les deux se mirent à se promener ; elles se demandaient quel était le moyen de conserver l’innocence.
            L’une des deux disait :
            – C’est une grande erreur que les jeunes ont en tête, s’ils pensent que la pénitence doit être pratiquée seulement par ceux qui sont pécheurs. La pénitence est nécessaire aussi pour conserver l’innocence. Si saint Louis de Gonzague n’avait pas fait pénitence, il serait sans aucun doute tombé dans le péché mortel. C’est une vérité qui devrait être prêchée, inculquée, et enseignée continuellement aux jeunes. Combien plus de jeunes conserveraient l’innocence, alors qu’ils sont si peu nombreux maintenant !
            – L’Apôtre le dit en parlant de ceux qui portent toujours et partout la mortification de Jésus-Christ dans notre corps, afin que la vie même de Jésus se manifeste dans nos corps.
            – Et Jésus le Saint, l’immaculé, l’innocent a passé sa vie dans des privations et des douleurs.
            – De même la Vierge Marie et tous les Saints.
            – Et c’était pour donner l’exemple à tous les jeunes. Saint Paul l’a dit : si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous faites mourir les actions de la chair, vous vivrez.
            – Donc sans pénitence, on ne peut conserver l’innocence !
            – Et pourtant beaucoup voudraient conserver l’innocence en vivant en complète liberté.
            – Insensés ! N’est-il pas écrit : Il fut enlevé, afin que la malice n’altérât pas son esprit et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur ? C’est pourquoi l’attrait de la vanité obscurcit le bien et le vertige de la concupiscence renverse l’âme innocente. Donc, les innocents ont deux ennemis : les fausses maximes et discours impies des méchants, et la concupiscence. Le Seigneur ne dit-il pas que la mort de l’innocent au temps de la jeunesse est une récompense afin de l’arracher aux combats ? « Ayant plu à Dieu, il fut aimé par lui et vivant parmi les pécheurs, il fut transporté ailleurs. Consumé en peu de temps, il a accompli une longue carrière. Comme son âme était précieuse aux yeux de Dieu, Il s’est hâté de l’arracher du milieu des iniquités. Il fut enlevé afin que la malice n’altérât pas son esprit, et que la séduction n’entraînât pas son âme dans l’erreur. »
            – Heureux les enfants s’ils embrassent la croix de la pénitence en disant résolument avec Job : Donec deficiam, non recedam ab innocentia mea (Jusqu’à la mort, je ne renoncerai pas à mon intégrité, Job 27,5).
            – En pratiquant la mortification ils surmonteront l’ennui qu’ils éprouvent dans la prière.
            – Il est écrit : Psallam et intelligam in via immaculata, Quando venies ad me ? (J’agirai avec sagesse dans la voie dans le chemin de l’innocence : quand viendras-tu à moi ? Ps 100,2). Petite et accipietis (Demandez et vous recevrez, Jn 16,24). Pater Noster ! (Notre Père !).
            – Mortification dans les pensées en s’humiliant et en obéissant aux Supérieurs et aux règles.
            – Il est écrit aussi : Si mei non fuerint dominati, tunc immaculatus ero et emundabor a delicto maximo (Sauve ton serviteur aussi de l’orgueil, afin qu’il n’ait pas de pouvoir sur moi ; alors je serai irréprochable, je serai pur de péché grave, Ps 18,13). C’est cela l’orgueil. Dieu résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles. Qui s’humilie sera exalté, qui s’exalte sera humilié. Obéissez à vos supérieurs.
            – Mortification en disant toujours la vérité, en révélant ses défauts et les dangers dans lesquels on peut se trouver. Alors on aura toujours de bons conseils, surtout de la part du confesseur.
            – Pro anima tua ne confundaris dicere verum. Pour l’amour de ton âme, n’aie pas honte de dire la vérité (Sir 4,24). Car il y a une honte qui entraîne le péché, et il y a une honte qui entraîne la gloire et la grâce.
            – Mortification du cœur en freinant ses mouvements inconsidérés, en aimant chacun par amour de Dieu et en se séparant résolument de ceux qui semblent menacer notre innocence.
            – Jésus l’a dit : si ta main ou ton pied te sert de scandale, coupe-les et jette-les loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un pied ou une main en moins, plutôt que d’être jeté dans le feu éternel avec les deux mains et les deux pieds. Et si ton œil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi ; il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un seul œil que d’être jeté dans le feu de l’enfer avec les deux yeux.
            – Mortification en supportant courageusement et franchement les moqueries du respect humain. Exacuerunt, ut gladium, linguas suas : intenderunt arcum, rem amaram, ut sagittent in occultis immaculatum (Ils aiguisent leur langue comme une épée, ils lancent comme des flèches des paroles amères, pour frapper en cachette l’innocent, Ps 63,4-5).
            – Et ils vaincront ce malin qui se moque, craignant d’être découvert par les Supérieurs, en pensant aux terribles paroles de Jésus : Qui a honte de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui quand il viendra avec sa majesté et celle du Père et des saints Anges.
            – Mortification dans les yeux, dans le regard, dans la lecture, en fuyant toute lecture mauvaise ou inopportune.
            – Un point essentiel. J’ai fait un pacte avec mes yeux de ne même pas penser à une vierge. Et dans les psaumes : Détourne tes yeux pour qu’ils ne voient pas la vanité.
            – Mortification de l’ouïe pour ne pas écouter de discours mauvais, ou mielleux, ou impies.
            – On lit dans l’Ecclésiastique : Saepi aures tuas spinis, linguam nequam non audire (Sir 28,28). Fais une haie d’épines à tes oreilles et n’écoute pas la mauvaise langue.
            – Mortification dans les paroles : ne pas se laisser vaincre par la curiosité.
            – Il est écrit : Mets une porte et un verrou à ta bouche. Attention à ne pas pécher avec la langue, pour ne pas finir par terre à la vue de tes ennemis qui te persécutent, et pour que ta chute ne soit pas inguérissable et mortelle (Sir 28,25-26).
            – Mortification de la gourmandise : ne pas manger ni boire trop.
            – L’excès dans le manger et le boire a amené le déluge universel sur le monde et le feu sur Sodome et Gomorrhe, et mille châtiments sur le peuple hébreu.
            – Il s’agit en somme de se mortifier en souffrant ce qui nous arrive au cours de la journée : le froid, la chaleur, et ne pas chercher nos satisfactions. Mortifiez vos membres terrestres (Col 3,5).
            – Se rappeler ce que Jésus a imposé : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem suam quotidie et sequatur me (Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et me suive, Luc 9,23).
            – Et c’est Dieu lui-même qui, avec sa main providentielle, entoure ses innocents de croix et d’épines, comme il l’a fait pour Job, Joseph, Tobie et d’autres Saints. Quia acceptus eras Deo, necesse fuit, ut tentatio probaret te (Pour devenir agréable à Dieu, il était nécessaire que la tentation te mette à l’épreuve, Tb 12,13).
            – Le chemin de l’innocent a ses épreuves, ses sacrifices, mais il a la force dans la Communion, car celui qui communie souvent a la vie éternelle, il est en Jésus et Jésus est en lui. Il vit de la même vie que Jésus, il sera ressuscité par lui au dernier jour. C’est cela le froment des élus, le vin qui fait germer les vierges. Parasti in conspectu meo mensam adversus eos, qui tribulant me. (Devant moi, tu prépares une table sous les yeux de mes ennemis, Ps 23,5). Cadent a latere tuo mille et decem millia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabunt (Mille tomberont à ton côté et dix mille à ta droite, mais rien ne pourra t’atteindre, Ps 91,7).
            – Et la douce Vierge qu’il aime est sa Mère. Ego mater pulchrae dilectionis et timoris et agnitionis et sanctae spei. In me gratia omnis (pour connaître) viae et veritatis ; in me omnis spes vitae et virtutis. (Je suis la mère de l’amour, de la crainte, de la science et de la sainte espérance. En moi se trouve toute la grâce de la voie et de la vérité, Sir 24,24-25). Ego diligentes me diligo (J’aime ceux qui m’aiment, Pr 8,17). Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt (Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle, Sir 24,31). Terribilis, ut castrorum acies ordinata (terrible comme un étendard de guerre, Ct 6,4).
            Les deux demoiselles alors se tournèrent et montèrent lentement la pente. Et l’une s’exclamait :
            – Le salut des justes vient du Seigneur, et il est leur protecteur au temps de la tribulation. Le Seigneur les aidera et les délivrera, il les tirera de la main des pécheurs et les sauvera parce qu’ils ont espéré en lui (Ps 36,39-40).
            – Et l’autre poursuivait :
            – Dieu m’a ceint de force et le chemin que je parcours vous le rendez immaculé.
            Quand les deux demoiselles furent arrivées au milieu de ce magnifique tapis, elles se tournèrent.
            – Oui, cria l’une, l’innocence couronnée par la pénitence est la reine de toutes les vertus.
            Et l’autre s’exclama aussi :
            – Comme la génération chaste est glorieuse et belle ! Sa mémoire est immortelle, elle est connue devant Dieu et devant les hommes. Les gens l’imitent quand elle est présente, et la désirent quand elle est partie pour le ciel, et couronnée elle triomphe dans l’éternité, ayant remporté le prix des combats chastes. Et quel triomphe ! Et quelle joie ! Et quelle gloire de présenter à Dieu l’étole immaculée du saint baptême après tant de combats au milieu des applaudissements et des cantiques, et dans la splendeur des armées célestes !
            Tandis qu’elles parlaient ainsi de la récompense préparée pour l’innocence conservée par la pénitence, Don Bosco vit apparaître des cohortes d’anges qui descendaient pour se poser sur ce tapis blanc. Et ils se joignaient à ces deux demoiselles, en se plaçant au milieu d’elles. C’était une grande multitude. Et ils chantaient : Benedictus Deus et Pater Domini Nostri Jesu Christi, qui benedixit nos in omni benedictione spirituali in coelestibus in Christo ; qui elegit nos in ipso ante mundi constitutionem, ut essemus sancti et immaculati in conspectu eius in charitate et praedestinavit nos in adoptionem per Jesum Christum (Béni soit Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. En lui, il nous a choisis avant la création du monde pour être saints et immaculés devant lui dans l’amour, nous prédestinant à être pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ, Eph 1,3-5). Les deux demoiselles se mirent alors à chanter un hymne merveilleux, mais avec des paroles et des notes que seuls les anges qui étaient les plus proches du centre pouvaient moduler. Les autres chantaient aussi, mais Don Bosco ne pouvait pas entendre leurs voix, même quand ils faisaient des gestes et remuaient les lèvres et la bouche pour chanter.
            Les demoiselles chantaient : Me propter innocentiam suscepisti et confirmasti me in conspectu tuo in aeternum. Benedictus Dominus Deus a saeculo et usque in saeculum ; fiat fiat ! (Pour mon intégrité, tu me soutiens et me fais rester à ta présence pour toujours. Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël, depuis toujours et pour toujours, Ps 40,13-14).
            Entre-temps, aux premières cohortes d’Anges s’ajoutaient d’autres cohortes et encore d’autres continuellement. Leur vêtement, de couleurs et d’ornements variés, était différent chez les uns et les autres et surtout de celui des deux demoiselles. Mais la richesse et la magnificence de chaque vêtement étaient divines. La beauté de chacun était telle que l’esprit humain ne pourra jamais en concevoir une ombre, même lointaine. Tout le spectacle de cette scène ne peut être décrit, mais à force d’ajouter un mot à l’autre, on peut en quelque sorte en expliquer confusément la signification.
            Quand cessa le cantique des deux demoiselles, on entendit chanter tous ensemble un cantique immense et tellement harmonieux qu’on n’en a jamais entendu de semblable et qu’on n’en entendra jamais plus sur terre. Ils chantaient :
            Ei, qui potens est vos conservare sine peccato et constituere ante conspectum gloriae suae immaculatos in exultatione, in adventu Domini nostri Jesu Christi : Soli Deo Salvatori nostro, per Jesum Christum Dominum nostrum, gloria et magnificentia, imperium et protestas ante omne saeculum, et nunc et in omnia saecula saeculorum. Amen (À celui qui peut vous préserver de toute chute et vous faire paraître devant sa gloire sans défauts et remplis de joie, à l’unique Dieu, notre sauveur, par Jésus-Christ notre Seigneur, gloire, majesté, force et puissance avant tous les temps, maintenant et pour toujours. Amen, Jude 1,24-25).
            Tandis qu’ils chantaient, de nouveaux anges ne cessaient d’arriver et lorsque le cantique fut terminé, tous ensemble peu à peu s’élevèrent vers le haut et disparurent avec toute la vision. – Et Don Bosco se réveilla.
(MB XVII, 722-730)




Le rêve des 22 lunes (1854)

En mars 1854, un jour de fête, après les vêpres, Don Bosco réunit tous les élèves dans l’arrière de la sacristie en disant qu’il voulait leur raconter un rêve. Parmi les présents, il y avait entre autres les jeunes Cagliero, Turchi, Anfossi, l’abbé Reviglio et l’abbé Buzzetti, dont nous avons recueilli la narration. Tous étaient convaincus que, sous le nom de rêve, Don Bosco cachait les manifestations qu’il avait eues du ciel. Voici ce rêve.

            – J’étais avec vous dans la cour et mon cœur était rempli de joie en vous voyant, pleins de vie et de gaieté, sauter, crier, courir. Soudain, j’ai vu l’un d’entre vous sortir d’une porte de la maison et commencer à marcher parmi ses camarades en ayant sur la tête une sorte de haut-de-forme ou de turban. C’était une sorte de chapeau transparent, tout illuminé à l’intérieur. On y voyait l’image d’une grande lune, au milieu de laquelle était écrit le nombre 22. Stupéfait, je voulus aussitôt m’approcher de lui pour lui dire de quitter cette coiffure de carnaval. Mais voici que, le soir venu, la cour se vida comme au signal de la cloche, et j’aperçus tous les jeunes disposés en rang sous les arcades de la maison. Ils paraissaient très effrayés, et dix ou douze d’entre eux avaient le visage couvert d’une pâleur étrange. Je passai devant eux pour les observer, et je remarquai parmi eux celui qui avait la lune sur la tête, plus pâle que les autres ; de ses épaules pendait un drap mortuaire. Je m’approchais pour lui demander ce que signifiait cet étrange accoutrement, quand une main m’arrêta. Je vis alors un inconnu à l’aspect imposant, qui me dit :
            – Écoute-moi avant de l’interroger. Il lui reste 22 lunes à vivre, et avant qu’elles ne soient passées, il mourra. Veille sur lui et prépare-le !
            Je voulais lui demander des explications sur ses paroles et sur son apparition inattendue, mais il avait disparu.
            – Ce jeune, mes chers fils, je le connais et il est parmi vous !
            Une vive frayeur s’empara de tous les jeunes, d’autant plus que c’était la première fois que Don Bosco annonçait en public et avec une certaine solennité la mort de quelqu’un de la maison. Le bon père ne put s’empêcher de le remarquer et poursuivit :
            – Je le connais et il est parmi vous, ce jeune des 22 lunes. Mais je ne veux pas que vous soyez effrayés. C’est un rêve, comme je vous l’ai dit, et vous savez qu’il ne faut pas toujours se fier aux rêves. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que nous devons toujours nous préparer, comme le recommande le divin Sauveur dans l’Évangile, et ne pas commettre de péchés, et alors la mort ne nous fera plus peur. Soyez tous de bons jeunes, n’offensez pas le Seigneur. Et moi, en attendant, je veillerai attentivement sur celui qui porte le chiffre 22, qui signifie 22 lunes, c’est-à-dire 22 mois, et j’espère qu’il fera une bonne mort.
            Si cette annonce effraya d’abord les jeunes, elle leur fit beaucoup de bien par la suite, car ils veillèrent tous à se maintenir dans la grâce de Dieu, en pensant à la mort. En attendant, ils comptaient les lunes qui passaient. De temps en temps, Don Bosco les interrogeait :
            – Combien de lunes y a-t-il encore ?
            Et ils répondaient :
            – Vingt, dix-huit, quinze, etc.
            Parfois, les jeunes particulièrement attentifs à toutes ses paroles s’approchaient de lui pour lui annoncer les lunes déjà passées, et essayaient de faire des pronostics et de deviner, mais Don Bosco restait silencieux. Le jeune Piano, entré comme étudiant à l’Oratoire en novembre 1854, entendit parler de la neuvième lune et apprit de ses compagnons et de ses supérieurs ce que Don Bosco avait prédit. Et lui aussi, comme tous les autres, restait en observation.
            L’année 1854 se termina, plusieurs mois de 1855 s’écoulèrent et le mois d’octobre, la vingtième lune, arriva. Le jeune abbé Cagliero était alors chargé de surveiller trois petites chambres de l’ancienne maison Pinardi, qui servaient chacune de dortoir à un groupe de jeunes. Parmi eux se trouvait un certain Gurgo Secondo, originaire de Pettinengo, près de Biella. C’était un garçon âgé d’environ 17 ans, de belle apparence, robuste, en excellente santé, au point qu’on pouvait prévoir pour lui une longue vie, une extrême vieillesse. Son père l’avait recommandé à Don Bosco pour qu’il le prenne en pension. Doué pour le piano et l’orgue, il étudiait la musique du matin au soir et gagnait bien sa vie en donnant des leçons à Turin. Durant l’année, Don Bosco interrogeait de temps en temps l’abbé Cagliero sur la conduite de ses jeunes, avec un grand souci. Au mois d’octobre, il l’appela auprès de lui et lui dit :
            – Où dors-tu ?
            – Dans la dernière chambre, répondit l’abbé Cagliero, et de là je surveille les deux autres.
            – Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que tu transportes ton lit dans celle du milieu ?
            – Comme vous voulez, mais je vous fais remarquer que les deux autres chambres sont sèches, tandis que dans la deuxième, l’un des murs est formé par le mur du clocher de l’église, construit récemment. Il y a donc un peu d’humidité. L’hiver approche et je pourrais attraper une maladie. D’ailleurs, de là où je suis, je peux très bien assister tous les jeunes de mon dortoir.
            – Quant à les assister, je sais que tu le peux, mais il vaut mieux, reprit Don Bosco, que tu ailles dans celle du milieu.
            L’abbé Cagliero obéit, mais au bout d’un certain temps, il demanda à Don Bosco la permission de déplacer son lit dans la première chambre. Don Bosco n’était pas d’accord, mais il lui dit :
            – Reste où tu es et sois sûr que ta santé n’en souffrira pas.
            L’abbé Cagliero se calma et quelques jours plus tard, Don Bosco le rappela :
            – Combien êtes-vous dans votre nouvelle chambre ?
            Il répondit :
            – Nous sommes trois : moi, le jeune Gurgo Secondo, Garovaglia, et le piano, ce qui fait quatre.
            – Très bien, dit Don Bosco, vous êtes trois pianistes, et Gurgo pourra vous donner des leçons de piano. Occupe-toi bien de lui. Et il n’ajouta rien de plus. Alors l’abbé, piqué par la curiosité et devenu soupçonneux, commença à lui poser des questions, mais Don Bosco l’interrompit en disant :
            – Tu sauras le pourquoi en temps voulu.
            Le secret était que dans cette pièce se trouvait le jeune homme aux 22 lunes.
            Au début du mois de décembre, il n’y avait pas de malade à l’Oratoire. Un soir après les prières, Don Bosco monta sur la petite estrade pour annoncer que l’un des jeunes allait mourir avant la fête de Noël. À cause de cette nouvelle prédiction et parce que les 22 lunes se terminaient, une grande inquiétude gagna toute la maison. On se rappelait fréquemment les paroles de Don Bosco et l’on redoutait leur réalisation.
            Pendant ces jours, Don Bosco appela encore une fois l’abbé Cagliero pour lui demander si Gurgo allait bien et s’il rentrait à la maison à l’heure après les leçons de musique en ville. Cagliero lui répondit que tout allait bien et qu’il n’y avait rien à signaler parmi ses camarades. Très bien, je suis content, dit-il, veille à ce qu’ils aillent tous bien, et préviens-moi s’il arrive quelque chose. C’est ce que dit Don Bosco, sans rien ajouter.
            Mais voici que vers la mi-décembre, Gurgo fut assailli par une colique violente et si dangereuse qu’on envoya chercher le médecin en toute hâte. On lui administra, à sa demande, les saints sacrements. La maladie dura huit jours et fut très douloureuse, mais elle s’améliora, grâce aux soins du docteur Debernardi, de sorte que Gurgo put quitter son lit comme convalescent. La maladie était comme disparue et le médecin répéta que le jeune homme s’en était bien tiré. Entre-temps, le père du jeune avait été prévenu, car, comme personne n’était encore mort à l’Oratoire, Don Bosco voulait éviter aux élèves un spectacle funèbre. La neuvaine de Noël avait commencé et Gurgo, presque guéri, avait l’intention d’aller chez lui à Noël. Cependant, lorsque Don Bosco recevait des bonnes nouvelles de sa santé, il avait l’air de ne pas y croire. Quand le père du jeune vint trouver son fils, voyant qu’il était déjà en bonne forme, il demanda et obtint la permission de l’emmener ; il alla réserver une place dans la voiture pour le conduire le lendemain à Novare, puis à Pettinengo, afin qu’il se rétablisse complètement. C’était le dimanche 23 décembre. Ce soir-là, Gurgo manifesta le désir de manger de la viande, aliment interdit par le médecin. Son père courut en acheter pour lui donner des forces et la fit cuire dans une machine à café. Le jeune homme but le bouillon et mangea la viande, qui devait être à moitié crue et à moitié cuite, et peut-être trop, plus qu’il ne fallait. Son père le laissa, et il ne resta dans la chambre que l’infirmier et Cagliero. Mais voici qu’à une certaine heure de la nuit, le malade commença à se plaindre de douleurs d’estomac. La colique était revenue le tourmenter de la manière la plus atroce. Gurgo appela son assistant par son nom :
            – Cagliero, Cagliero, j’ai fini de t’apprendre le piano.
            – Un peu de patience, courage, répondit Cagliero.
            – Je ne rentre plus chez moi, je ne pars plus. Prie pour moi. Si tu savais comme j’ai mal ! Recommande-moi à la Madone.
            – Oui, je prierai. Invoque, toi aussi, la Vierge Marie.
            Alors Cagliero commença à prier, mais il s’endormit, vaincu par le sommeil. L’infirmier le secoua, et lui montrant Gurgo, courut immédiatement appeler Don Alasonatti, qui dormait dans la chambre voisine. Il arriva mais, au bout de quelques instants, Gurgo s’éteignit. Ce fut la désolation dans toute la maison. Le matin, Cagliero rencontra Don Bosco qui descendait l’escalier pour dire la messe et il le vit très triste, parce qu’on lui avait déjà annoncé la douloureuse nouvelle.
            Dans la maison, on n’arrêtait pas de parler de cette mort. On était à la vingt-deuxième lune et celle-ci n’était pas encore terminée. En mourant le 24 décembre avant l’aube, Gurgo réalisait également la deuxième prédiction, à savoir qu’il ne verrait pas la fête de Noël.
            Après le déjeuner, les jeunes et les abbés entouraient silencieusement Don Bosco. Tout à coup, l’abbé Turchi Giovanni lui demanda si Gurgo était celui des lunes.
            – Oui, répondit Don Bosco, c’est bien lui que j’ai vu en rêve.
            Puis il ajouta :
– Vous avez certainement remarqué que je l’ai fait dormir il y a quelque temps dans un dortoir spécial, en recommandant à l’un des meilleurs assistants d’y transporter son lit afin qu’il puisse veiller sur lui sans arrêt. Cet assistant, c’était l’abbé Giovanni Cagliero. Et soudain, se tournant vers cet abbé, il lui dit : « Une autre fois, tu ne feras plus tes commentaires sur ce que te dira Don Bosco. Tu comprends maintenant pourquoi je ne voulais pas que tu quittes la pièce où se trouvait ce pauvre garçon ? Tu me suppliais de changer, mais moi, je ne voulais pas te l’accorder, précisément pour que Gurgo ait quelqu’un qui veille sur lui. S’il vivait encore, il pourrait dire combien de fois je lui ai parlé en long et en large de la mort et combien j’ai eu soin de le disposer à un heureux passage.
            « C’est alors que j’ai compris, écrira Mgr Cagliero, la raison des recommandations spéciales que Don Bosco m’avait faites, et j’ai appris à mieux connaître et apprécier l’importance de ses paroles et de ses avertissements paternels ».
            « La veille de Noël, raconte Pietro Enria, je me souviens encore de Don Bosco montant sur la petite estrade et tournant son regard comme s’il cherchait quelqu’un. Et il dit : c’est le premier jeune qui meurt à l’Oratoire ; mais il a bien fait les choses et nous espérons qu’il est au paradis. Je vous recommande d’être toujours prêts… Et il ne put rien dire de plus, car il souffrait trop dans son cœur. La mort lui avait enlevé un fils ».
(MB V, 377-383)