Le Vénérable Mgr Stefano Ferrando

Mgr Stefano Ferrando a été un exemple extraordinaire de dévouement missionnaire et de service épiscopal, alliant le charisme salésien à une profonde vocation au service des plus pauvres. Né en 1895 dans le Piémont, il entra jeune dans la Congrégation salésienne et, après avoir servi militairement pendant la Première Guerre mondiale, ce qui lui valut la médaille d’argent de la valeur, il se consacra à l’apostolat en Inde. Évêque de Krishnagar puis de Shillong pendant plus de trente ans, il marcha inlassablement parmi les populations, promouvant l’évangélisation avec humilité et un profond amour pastoral. Il fonda des institutions, soutint les catéchistes laïcs et incarna dans sa vie la devise « Apôtre du Christ ». Sa vie fut un exemple de foi, d’abandon à Dieu et de don total, laissant un héritage spirituel qui continue d’inspirer la mission salésienne dans le monde.

Le Vénérable Mgr Stefano Ferrando a su conjuguer sa vocation salésienne avec son charisme missionnaire et son ministère épiscopal. Né le 28 septembre 1895 à Rossiglione (Gênes, diocèse d’Acqui) d’Agostino et de Giuseppina Salvi, il se distingue par un ardent amour de Dieu et une tendre dévotion à la Vierge Marie. En 1904, il entre dans les écoles salésiennes, d’abord à Fossano puis à Turin-Valdocco, où il connaît les successeurs de Don Bosco et la première génération de salésiens, et entreprend ses études sacerdotales. Entre-temps, il nourrit le désir de partir comme missionnaire. Le 13 septembre 1912, il fait sa première profession religieuse dans la Congrégation salésienne à Foglizzo. Appelé sous les drapeaux en 1915, il participe à la Première Guerre mondiale et recevra la médaille d’argent pour son courage. De retour chez lui en 1918, il prononce ses vœux perpétuels le 26 décembre 1920.
Il est ordonné prêtre à Borgo San Martino (Alessandria) le 18 mars 1923. Le 2 décembre de la même année, avec neuf compagnons, il s’embarque à Venise comme missionnaire en Inde. Le 18 décembre, après 16 jours de voyage, le groupe arrive à Bombay et le 23 décembre à Shillong, lieu de son nouvel apostolat. Nommé maître des novices, il forme les jeunes salésiens à l’amour de Jésus et de Marie et fait preuve d’un grand esprit apostolique.
Le 9 août 1934, le pape Pie XI le nomme évêque de Krishnagar. Il prend comme devise : « Apôtre du Christ ». En 1935, le 26 novembre, il est transféré à Shillong, où il restera évêque pendant 34 ans. Tout en travaillant dans un contexte difficile sur le plan culturel, religieux et social, Mgr Ferrando s’efforce d’être proche des personnes qui lui étaient confiées, travaillant avec zèle dans le vaste diocèse qui englobait toute la région du nord-est de l’Inde. Il préférait se déplacer à pied plutôt qu’en voiture, ce qui lui permettait de rencontrer les gens, de s’arrêter pour leur parler, de s’impliquer dans leur vie. Ce contact direct avec la vie des gens a été l’une des principales raisons de la fécondité de son annonce évangélique. Son humilité, sa simplicité et son amour des pauvres ont conduit beaucoup de personnes à se convertir et à demander le baptême. Il créa un séminaire pour la formation des jeunes salésiens indiens, construisit un hôpital, érigea un sanctuaire dédié à Marie Auxiliatrice et fonda la première congrégation de sœurs autochtones : la Congrégation des Sœurs Missionnaires de Marie Auxiliatrice (1942).

Homme de caractère, il ne s’est pas découragé face aux innombrables difficultés qu’il a affrontées avec le sourire et avec douceur. La persévérance face aux obstacles était l’une de ses principales caractéristiques. Il cherchait à unir le message de l’Évangile à la culture locale dans laquelle il devait s’insérer. Intrépide dans ses visites pastorales, il se rendait dans les endroits les plus reculés du diocèse, afin de récupérer la dernière brebis perdue. Il travailla avec une grande sensibilité à la promotion des catéchistes laïcs, qu’il considérait comme complémentaires de la mission de l’évêque et dont dépendaient en grande partie la fécondité de l’annonce de l’Évangile et sa pénétration sur le territoire. Il accordait également une grande attention à la pastorale familiale. Malgré ses nombreux engagements, le Vénérable était un homme à la vie intérieure riche, nourrie par la prière et le recueillement. En tant que pasteur, il était apprécié par les sœurs de sa congrégation, les prêtres, les confrères salésiens et ses confrères dans l’épiscopat, ainsi que par les gens, qui le sentaient profondément proche d’eux. Il s’est donné à son troupeau avec créativité, s’occupant des pauvres, défendant les intouchables, soignant les malades du choléra.
Les pierres angulaires de sa spiritualité étaient son lien filial avec la Vierge Marie, son zèle missionnaire, sa référence permanente à Don Bosco, comme il ressort de ses écrits et de toute son activité missionnaire. Le moment le plus lumineux et le plus héroïque de sa vie vertueuse fut son départ du diocèse de Shillong. En effet, Mgr Ferrando dut présenter sa démission au Saint-Père, alors qu’il était encore dans la plénitude de ses facultés physiques et intellectuelles, pour permettre la nomination de son successeur, qui devait être choisi, selon les instructions supérieures, parmi les prêtres indigènes qu’il avait formés. Ce fut un moment particulièrement douloureux, vécu par le grand évêque avec humilité et en esprit d’obéissance. Il comprit qu’il était temps de se retirer dans la prière, selon la volonté du Seigneur.
De retour à Gênes en 1969, il poursuivit son activité pastorale, en présidant les cérémonies de confirmation et en se consacrant au sacrement de pénitence.
Il resta fidèle à la vie religieuse salésienne jusqu’au bout, décidant de vivre en communauté et renonçant aux privilèges que sa position d’évêque aurait pu lui réserver. Il continua en Italie à être « a missionary ». Non pas « a missionary who moves, but […] a missionary who is » : non pas un missionnaire qui se déplace, mais un missionnaire qui est. Sa vie, en cette dernière saison, est devenue « rayonnante ». Il devient un « missionnaire de la prière » qui dit : « Je suis heureux d’être parti pour que d’autres puissent prendre la relève et faire des œuvres merveilleuses ».
Depuis Gênes Quarto, il continua à animer la mission de l’Assam, en sensibilisant et en envoyant des aides financières. Il vécut cette heure de purification dans un esprit de foi, d’abandon à la volonté de Dieu et d’obéissance, selon l’expression évangélique : « nous sommes des serviteurs inutiles », et confirmant par sa vie le caetera tolle, l’aspect oblatif et sacrificiel de la vocation salésienne. Il mourut le 20 juin 1978 et fut enterré à Rossiglione, sa terre natale. En 1987, sa dépouille mortelle fut ramenée en Inde.

Dans la docilité à l’Esprit, il a mené une action pastorale féconde, qui s’est manifestée dans un grand amour pour les pauvres, dans l’humilité d’esprit et la charité fraternelle, dans la joie et l’optimisme de l’esprit salésien.
Avec les nombreux missionnaires qui ont partagé avec lui l’aventure de l’Esprit en terre indienne, parmi lesquels les Serviteurs de Dieu Francesco Convertini, Costantino Vendrame et Oreste Marengo, Mgr Ferrando a inauguré une nouvelle méthode missionnaire, celle d’être un missionnaire itinérant. Un tel exemple est un avertissement providentiel, surtout pour les congrégations religieuses tentées par un processus d’institutionnalisation et de fermeture. Il s’agit de ne pas perdre la passion d’aller à la rencontre des personnes et des situations de grande pauvreté et de dénuement matériel et spirituel, là où personne ne veut aller, et en faisant confiance. « Je regarde l’avenir avec confiance, en me confiant à Marie Auxiliatrice… Je me confierai à Marie Auxiliatrice qui m’a sauvé d’innombrables dangers ».




Le cardinal Auguste Hlond

Deuxième d’une famille de 11 enfants, il avait un père cheminot. Ayant reçu de ses parents une foi simple mais forte, attiré à l’âge de 12 ans par la renommée de Don Bosco, il suit son frère Ignace en Italie pour se consacrer au Seigneur dans la Société salésienne, et y attire bientôt deux autres frères : Antonio, qui deviendra salésien et musicien renommé, et Clément, qui sera missionnaire. Le lycée de Valsalice l’accueille pour ses études. Il fut ensuite admis au noviciat et reçut la soutane des mains du Bienheureux Michel Rua (1896). Ayant fait sa profession religieuse en 1897, il est envoyé par ses supérieurs à Rome à l’Université Grégorienne pour le cours de philosophie, qu’il couronna par un diplôme. De Rome, il retourne en Pologne pour faire son stage pratique au collège d’Oświęcim. Sa fidélité au système éducatif de Don Bosco, son engagement dans l’assistance et dans l’école, son dévouement pour les jeunes et son amabilité lui donnent un grand ascendant. Il se fait également rapidement remarquer pour ses talents musicaux.
Après avoir terminé ses études de théologie, il est ordonné prêtre le 23 septembre 1905 à Cracovie par Mgr Nowak. De 1905 à 2009, il suit les cours de la faculté des lettres des universités de Cracovie et de Lwow. En 1907, il est chargé de la nouvelle maison de Przemyśl (1907-1909), d’où il passe ensuite à la direction de la maison de Vienne (1909-1919). Là, son courage et ses capacités personnelles prirent encore plus d’ampleur en raison des difficultés particulières auxquelles l’institut était confronté dans la capitale impériale. Là, les vertus et le tact du père Auguste Hlond réussirent en peu de temps non seulement à redresser la situation économique, mais aussi à faire éclore des œuvres de jeunesse qui suscitèrent l’admiration de toutes les classes de la population. Son souci des pauvres, des ouvriers, des enfants du peuple lui attira l’affection des classes les plus humbles. Cher aux évêques et aux nonces apostoliques, il jouissait de l’estime des autorités et de la famille impériale elle-même. En reconnaissance de cette œuvre sociale et éducative, il reçut à trois reprises des distinctions honorifiques parmi les plus prestigieuses.
En 1919, lorsque le développement de la province austro-hongroise conseilla une division proportionnelle au nombre de maisons, les supérieurs nommèrent le père Hlond provincial de la province germano-hongroise, basée à Vienne (1919-1922), lui confiant le soin des confrères autrichiens, allemands et hongrois. En moins de trois ans, le jeune provincial ouvrit une douzaine de nouvelles présences salésiennes, qu’il forma dans l’esprit salésien le plus authentique, suscitant de nombreuses vocations.
Il était en pleine activité salésienne quand, en 1922, le Saint-Siège décida d’assurer le gouvernement de l’Église dans la Silésie polonaise, encore ensanglantée par les luttes politiques et nationales. Le pape Pie XI lui confia cette délicate mission en le nommant Administrateur Apostolique. Grâce à sa médiation entre Allemands et Polonais, naquit en 1925 le diocèse de Katowice, dont il devint l’évêque. En 1926, il devient archevêque de Gniezno et Poznań et primat de Pologne. L’année suivante, le pape le crée cardinal. En 1932, il fonde la Société du Christ pour les émigrés polonais, destinée à aider les nombreux compatriotes qui ont quitté le pays.
En mars 1939, il participe au conclave qui élit Pie XII. Le 1er septembre de la même année, les nazis envahissent la Pologne : c’est le début de la seconde Guerre mondiale. Le cardinal s’élève contre les violations des droits de l’homme et de la liberté religieuse commises par Hitler. Contraint à l’exil, il se réfugie en France, à l’abbaye d’Hautecombe, dénonçant la persécution des Juifs en Pologne. La Gestapo pénètre dans l’abbaye, l’arrête et le déporte à Paris. Le cardinal refuse catégoriquement de soutenir la formation d’un gouvernement polonais pro-nazi. Il est interné d’abord en Lorraine, puis en Westphalie. Libéré par les troupes alliées, il rentre dans son pays en 1945.
Dans la nouvelle Pologne libérée du nazisme, il découvre le communisme. Il défend courageusement les Polonais contre l’oppression marxiste athée, échappant même à plusieurs tentatives d’assassinat. Il meurt le 22 octobre 1948 d’une pneumonie, à l’âge de 67 ans. Des milliers de personnes ont assisté à ses funérailles.
Le cardinal Hlond était un homme vertueux, un exemple lumineux de religieux salésien et un pasteur généreux et austère, capable de visions prophétiques. Obéissant à l’Église et ferme dans l’exercice de son autorité, il a fait preuve d’une humilité héroïque et d’une constance sans équivoque dans les moments les plus difficiles. Il a cultivé la pauvreté et pratiqué la justice envers les pauvres et les nécessiteux. Les deux piliers de sa vie spirituelle, à l’école de saint Jean Bosco, étaient l’Eucharistie et Marie Auxiliatrice.
Dans l’histoire de l’Église de Pologne, le cardinal Auguste Hlond a été l’une des figures les plus éminentes pour le témoignage religieux de sa vie, pour la grandeur, la variété et l’originalité de son ministère pastoral, pour les souffrances qu’il a affrontées avec un esprit chrétien intrépide à cause du Royaume de Dieu. L’ardeur apostolique a caractérisé le travail pastoral et la physionomie spirituelle du Vénérable Auguste Hlond, qui a pris comme devise épiscopale Da mihi animas coetera tolle. Es vrai fils de saint Jean Bosco, il l’a confirmée par sa vie d’homme consacré et d’évêque, en témoignant d’une infatigable charité pastorale.
Il faut rappeler son grand amour pour la Vierge, appris dans sa famille, et la grande dévotion du peuple polonais pour la Mère de Dieu, vénérée dans le sanctuaire de Częstochowa. En outre, depuis Turin, où il a commencé son parcours de salésien, il a diffusé le culte de Marie Auxiliatrice en Pologne et a consacré la Pologne au Cœur Immaculé de Marie. Sa confiance en Marie l’a toujours soutenu dans l’adversité et à l’heure de sa dernière rencontre avec le Seigneur. Il est mort avec le chapelet dans les mains, en disant aux personnes présentes que la victoire, lorsqu’elle arrivera, sera la victoire de Marie Immaculée.
Le Vénérable cardinal Auguste Hlond est un témoin singulier de la nécessité d’accepter chaque jour le chemin de l’Évangile, même s’il nous apporte des problèmes, des difficultés, voire des persécutions : c’est cela la sainteté. « Jésus nous rappelle combien de personnes sont persécutées et ont été persécutées simplement parce qu’elles luttaient pour la justice, parce qu’elles vivaient leurs engagements envers Dieu et envers les autres. Si nous ne voulons pas sombrer dans une médiocrité obscure, ne prétendons pas à une vie confortable, car ‘celui qui veut sauver sa vie la perdra’ » (Mt 16,25). Nous ne pouvons pas attendre, pour vivre l’Évangile, que tout soit favorable autour de nous, car souvent les ambitions de pouvoir et les intérêts mondains jouent contre nous… La croix, en particulier les fatigues et les souffrances que nous endurons pour vivre le commandement de l’amour et le chemin de la justice, est une source de maturation et de sanctification » (François, Gaudete et Exsultate, nn. 90-92).




L’éducation de la conscience avec saint François de Sales

Il semble bien que ce soit l’avènement de la réforme protestante qui ait mis à l’ordre du jour le problème de la conscience, et plus précisément de la « liberté de conscience ». Dans une lettre de 1597 à Clément VIII, le prévôt de Sales se plaignait au pape de la « tyrannie » que la « république de Genève » faisait peser « sur les consciences catholiques ». Il demandait au Saint-Siège d’intervenir auprès du roi de France pour qu’il obtienne que les Genevois accordent « ce qu’ils appellent liberté de conscience ». Hostile aux solutions militaires de la crise protestante, il laissait entrevoir dans la libertas conscientiae une issue possible à la confrontation violente, à condition que la réciprocité soit respectée. Revendiquée par Genève en faveur de la Réforme et revendiquée par François de Sales en faveur du catholicisme, la liberté de conscience allait devenir un des piliers de la mentalité moderne.

Dignité de la personne humaine
La dignité de l’individu réside dans sa conscience et la conscience signifie en premier lieu sincérité, honnêteté, franchise, conviction. Le prévôt de Sales avouait par exemple « pour la décharge de [sa] conscience » que le projet des Controverses lui avait été en quelque sorte imposé par autrui. Quand il apportait ses raisons en faveur de la doctrine et de la pratique catholiques, il prenait soin de dire qu’il le faisait « en conscience ». « Dites-moi en conscience », demandait-il avec insistance à ses contradicteurs. Quant à la « bonne conscience », c’est elle qui fait que l’on évite certains actes qui nous mettent en contradiction avec nous-mêmes.
Cependant la conscience subjective individuelle ne peut pas toujours être tenue comme garante de la vérité objective. On n’est pas toujours obligé de croire ce que quelqu’un vous dit en conscience. « Montrez-moi clairement, dit le prévôt aux messieurs de Thonon, que lorsque vous me dites que telle et telle inspiration se passe en votre conscience, vous ne mentez point, vous ne me trompez point ». La conscience peut être victime de l’illusion, de façon volontaire ou même involontaire. « Les plus avares, non seulement ne confessent pas de l’être, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l’être ».
La formation de la conscience est une tâche essentielle, parce que la liberté comporte le risque de « faire le bien et le mal », mais « choisir le mal, ce n’est pas user mais abuser de notre liberté ». Tâche rude, parce que la conscience nous apparaît parfois comme un adversaire, mais c’est un bon adversaire qui « combat toujours contre nous et pour nous » : « il résiste toujours à nos mauvaises inclinations », mais il le fait pour notre bien. Quand l’homme pèche, « le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l’épée au poing », mais c’est « pour l’outrepercer d’une sainte crainte ».
Un des moyens pour exercer une liberté responsable est de pratiquer « l’examen de conscience ». C’est faire comme les colombes qui « se mirent » « auprès des eaux très pures », et qui « se nettoient, purifient et ornent au mieux qu’elles peuvent ». Philothée est invitée à faire cet examen tous les soirs, en se demandant « comme on s’est comporté en toutes les heures du jour ; et pour faire cela aisément, on considérera où, avec qui, et en quelle occupation on a été ».
Une fois l’an, nous devrions faire un examen approfondi de « l’état de notre âme » envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes, sans oublier un « examen sur les affections de notre âme ». L’examen, dit-il aux visitandines, vous conduira à chercher « bien au fond de votre conscience ».
Comment décharger sa conscience quand on sent peser sur elle une erreur ou une faute ? Certains le font d’une mauvaise manière en jugeant et en accusant les autres « du vice auquel ils se sont voués », pensant ainsi « adoucir les remords de leurs consciences ». C’est ainsi qu’on multiplie le risque des jugements téméraires. Au contraire, « ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont guère sujets au jugement téméraire ». Il faut mettre à part le cas des parents, des éducateurs et des responsables du bien public car « une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres ».

Le respect de soi
La conscience exige le respect de soi et des autres. De l’affirmation de la dignité et de la responsabilité de chacun devra naître le respect de soi. Déjà Socrate et toute l’antiquité païenne et chrétienne avaient montré le chemin :

C’est une parole des philosophes, mais qui a été approuvée pour bonne par les docteurs chrétiens : « Connais-toi toi-même », c’est-à-dire, connais l’excellence de ton âme afin de ne la point avilir ni mépriser.

Certains de nos actes constituent non seulement une offense à Dieu, mais aussi une offense à la dignité de l’homme, à sa raison. Leurs conséquences sont déplorables : « La ressemblance et image de Dieu que nous avons est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée », nous sommes rendus « semblables aux bêtes insensées, nous rendant esclaves de nos passions et renversant l’ordre de la raison ».
Il y a des extases et des ravissements qui nous élèvent au-dessus de notre condition naturelle, et d’autres qui nous rabaissent : « Ô hommes, s’écrie l’auteur du Traité de l’amour de Dieu, jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir ravaler votre dignité naturelle, descendant volontairement et vous précipitant en la condition des bêtes brutes » ?
Le respect de soi permettra d’éviter ces deux périls opposés que sont l’orgueil et la dépréciation des dons qui sont en nous. En un siècle où le sens de l’honneur était exalté au maximum, François de Sales a dû intervenir pour dénoncer ses méfaits, notamment dans la question du duel, qui faisait « hérisser les cheveux en tête » à l’évêque de Genève, et plus encore l’orgueil insensé qui en était la cause. « Je suis scandalisé, écrit-il à l’épouse d’un mari duelliste ; en vérité, je ne puis penser comme l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». En se battant en duel, c’est comme « s’ils s’étaient entreservis de bourreau l’un à l’autre ».
D’autres, à l’inverse, n’osent pas reconnaître les dons qu’ils ont reçus et manquent ainsi au devoir de reconnaissance. François de Sales dénonce « certaine fausse et niaise humilité qui leur empêche de regarder rien en eux qui soit bon ». Ils ont tort car « les biens que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement honorés ».
Le premier prochain que je dois respecter et aimer, semble vouloir dire François de Sales, c’est moi-même. Le véritable amour envers moi-même et le respect que je me dois veulent que je tende à la perfection et que je me corrige, s’il en est besoin, mais avec douceur, raisonnablement et plutôt « par voie de compassion » que par colère et avec emportement.
Il existe en effet un amour de soi qui est non seulement légitime, mais bienfaisant et commandé : « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dit le proverbe, et c’est bien la pensée de François de Sales, à condition de ne pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est bon en lui-même. Philothée est invitée à s’interroger sur la façon dont elle s’aime elle-même :

Tenez-vous bon ordre en l’amour de vous-même ? car il n’y a que l’amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l’amour ordonné veut que nous aimions plus l’âme que le corps, que nous ayons plus de soin d’acquérir les vertus que toute autre chose.

Au contraire, l’amour-propre est un amour égoïste, narcissique, replié sur lui-même, jaloux de sa propre beauté et uniquement préoccupé de son intérêt : « Narcisse, disent les profanes, était un enfant si dédaigneux qu’il ne voulut jamais donner son amour à personne ; mais enfin en se regardant dans une claire fontaine, il fut extrêmement épris de sa beauté. »

Le « respect que l’on doit aux personnes »
Si l’on se respecte soi-même on sera plus porté à respecter les autres. Le fait que nous sommes l’image de Dieu a pour corollaire l’affirmation que « tous les hommes ont cette même dignité ». Tout en vivant lui-même dans une société d’ancien régime, fortement inégalitaire, François de Sales a promu une pensée et une pratique du « respect que l’on doit aux personnes ».
Il faut commencer par l’enfant. La mère de saint Bernard, dit l’auteur de l’Introduction, aimait ses enfants à peine nés « avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ». Un reproche très grave adressé par François de Sales aux païens était leur mépris de la vie des êtres sans défense. Le respect de l’enfant à naître s’exprime dans ce passage d’une lettre à une femme enceinte écrite selon la rhétorique baroque de l’époque. Il l’encourage en lui expliquant que l’« enfant qui se forme au milieu de [ses] entrailles est non seulement « une image vivante de la divine Majesté », mais aussi l’image de sa mère. Il recommandait à une autre :

Offrez souvent à la gloire éternelle de notre Créateur la petite créature à la formation de laquelle il vous a voulu prendre pour coopératrice.

Un autre aspect du respect d’autrui concerne le respect de sa liberté. La découverte de nouvelles terres avait eu pour conséquence néfaste la résurgence de l’esclavage, qui ne rappelait que trop les pratiques des anciens Romains au temps du paganisme. La vente d’êtres humains ravalait ceux-ci au rang des bêtes :

Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que lui présenta un certain maquignon ; car en ce temps-là, comme il se fait encore en quelques contrées, l’on vendait les enfants : il y avait des hommes qui en faisaient provision et usaient de ce trafic comme l’on fait des chevaux en nos pays.

De manière plus subtile, le respect d’autrui est continuellement menacé par la médisance et la calomnie. François de Sales insiste beaucoup sur les « péchés de langue ». Un chapitre de l’Introduction traite explicitement « de l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes ». Ruiner la réputation de quelqu’un, c’est commettre un « homicide spirituel » ; c’est ôter « la vie civile » à celui duquel on médit. Aussi, « en blâmant le vice », on s’efforcera d’épargner le plus possible « la personne en laquelle il est ».
Certaines catégories de personnes sont facilement dénigrées ou méprisées. François de Sales défend la dignité des hommes du peuple en s’appuyant sur l’Évangile : « Saint Pierre, commente-t-il, était un homme rude, grossier, un viel pêcheur, métier mécanique, et d’une basse condition ; saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable, savant ; saint Pierre ignorant. » Or, c’est saint Pierre qui fut choisi pour conduire les autres et être le « supérieur universel ».
Il proclame la dignité des malades, disant que « les âmes qui sont en croix sont déclarées reines ». Dénonçant la « cruauté envers les pauvres » et exaltant la « dignité des pauvres », il justifie et précise l’attitude qu’il faut avoir envers eux en expliquant « combien nous devons les honorer, et partant les visiter comme représentant Notre-Seigneur ». Personne n’est inutile, personne n’est insignifiant : « Il n’y a nulle si mauvaise pièce au monde qui ne soit utile a quelque chose ; mais il faut lui trouver son usage et son lieu ».

L’« unidivers » salésien
Le problème qui a toujours tourmenté les sociétés humaines a été celui de concilier la dignité et la liberté de chaque individu avec celles des autres. Il reçoit chez François de Sales un éclairage original grâce à l’invention d’un mot nouveau. En effet, étant donné que l’univers est formé de « toutes choses créées tant visibles qu’invisibles » et que « toute leur diversité se réduit en unité », il propose de l’appeler « unidivers », c’est-à-dire « unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité ».
Pour lui, chaque être est unique. Les personnes sont comme les perles dont parle Pline : « elles sont tellement uniques une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ». Il est significatif que ses deux ouvrages principaux, l’Introduction et le Traité, s’adressent à une personne individuelle, Philothée et Théotime. Que de variété et de diversité entre les êtres ! « Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes semblables ès dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels ». La variété l’enchantait même d’un point de vue purement esthétique, mais il craignait une curiosité indiscrète sur les causes :

Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes, pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’œillet n’est pas un souci, pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce et le citron aigrelet, on se moquerait de ses demandes et on lui dirait : Pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre ; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. […] Toutes ont leur prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leurs variétés, font une très agréable perfection de beauté.

La diversité n’empêche pas l’unité, bien plus elle l’enrichit et l’embellit. Chaque fleur a ses caractéristiques propres qui la distinguent de toutes les autres : « Ce n’est pas le propre des roses d’être blanches, ce me semble, car les vermeilles sont plus belles et de meilleure odeur ; c’est néanmoins le propre du lys ». Certes, François de Sales ne supporte pas la confusion et le désordre, mais il est également ennemi de l’uniformité. La diversité des êtres peut conduire à la dispersion et à la rupture de la communion, mais s’il y l’amour, « lien de la perfection », rien n’est perdu, au contraire la diversité est magnifiée dans la communion.
S’il y bien chez François de Sales une réelle culture de l’individu, celle-ci ne vise pas toutefois une fermeture au groupe, à la communauté ou à la société. Il voit spontanément l’individu inséré dans un milieu ou « état » de vie, qui marque fortement l’identité et l’appartenance de chacun. On ne pourra pas fixer un programme ou un projet de vie égal pour tous, tout simplement parce qu’il sera appliqué et mis en œuvre différemment « par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée » ; il faut en outre l’adapter « aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». François de Sales voit la société répartie en milieux de vie fortement marqués par l’appartenance sociale et les solidarités de groupe, comme lorsqu’il traite « de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés ».
L’amour personnalise, et donc individualise. L’affection qui lie une personne à une autre est unique, comme l’éprouva François de Sales au contact de madame de Chantal :

Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable.

Le soleil luit pour tous et pour chacun : « éclairant un endroit de la terre [il] ne l’éclaire pas moins que s’il n’éclairait point ailleurs et qu’il éclairât cela seul ».

L’être humain est en devenir
Humaniste chrétien, François de Sales croit enfin à la nécessité et à la possibilité du perfectionnement de la personne humaine. Érasme avait forgé la formule : Homines non nascuntur sed finguntur. Alors que l’animal est un être prédéterminé, guidé par l’instinct, l’homme au contraire est en perpétuelle évolution. Non seulement il change, mais il peut se changer lui-même, soit en mieux soit en pire.
Toute la préoccupation de François de Sales fut de se perfectionner lui-même, et d’aider les autres à se perfectionner, non seulement dans le domaine religieux, mais en toute chose. De la naissance à la tombe, l’homme est en apprentissage. Faisons comme le crocodile qui « ne cesse jamais de croître tandis qu’il est en vie ». En effet, « de demeurer en un état de consistance longuement, il est impossible : qui ne gagne, perd en ce trafic ; qui ne monte, descend en cette échelle ; qui n’est vainqueur, est vaincu en ce combat ». Il cite saint Bernard qui disait : « Il est écrit très spécialement de l’homme, que jamais il n’est en un même état : il faut ou qu’il avance, ou qu’il retourne en arrière ». Il faut avancer :

Ne connais-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n’est pas fait pour s’asseoir mais pour marcher ? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s’appelle cheminer.

Cela signifie aussi que la personne est éducable, capable d’apprendre, de se corriger et de s’améliorer. Cela est vrai à tous les niveaux. L’âge parfois n’y fait rien. Voyez ces petits chanteurs de la cathédrale, qui dépassent déjà de loin les capacités de l’évêque dans leur domaine :
J’admire ces petits enfants, qui à peine savent parler et qui chantent déjà leur partie, entendant toutes ces notes et ces règles de musique où je ne pense pas que je puisse rien comprendre, moi qui suis homme fait et qu’on voudrait bien faire passer pour quelque grand personnage.

Personne dans ce bas monde n’est parfait :

Il y en a qui de leurs naturels sont légers, les autres rébarbatifs, les autres durs à recevoir les opinions d’autrui, les autres sont inclinés à l’indignation, les autres à la colère, les autres à l’amour ; et en somme, il se trouve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections.

Faut-il donc désespérer de pouvoir améliorer son tempérament en corrigeant quelques-unes de nos inclinations naturelles ? Nullement :

Quoiqu’elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et modérer, et même on peut s’en délivrer et purger : et je vous dis, Philothée, qu’il le faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc ; pourquoi est-ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ?

D’où la conclusion optimiste mais exigeante : « Il n’y a point de si bon naturel qui ne puisse être rendu mauvais par les habitudes vicieuses ; il n’y a point aussi de naturel si revêche qui, par la grâce de Dieu premièrement, puis par l’industrie et diligence, ne puisse être dompté et surmonté ». Si l’homme est éducable, il ne faut désespérer de personne et se garder des jugements tout faits sur les personnes :

Ne dites pas : un tel est un ivrogne, encore que vous l’ayez vu ivre ; ni, il est adultère, pour l’avoir vu en ce péché ; ni, il est inceste, pour l’avoir trouvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. […] Encore qu’un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux.

L’homme n’a jamais fini de cultiver sa conscience, qui est son jardin secret. C’est la leçon que le fondateur des visitandines leur inculquait quand il les appelait « à cultiver la terre et le jardin » de leurs cœurs et de leurs esprits, car il n’existe pas d’« homme si parfait qui n’ait besoin de travailler, tant pour accroître la perfection que pour la conserver ».




L’éducation au féminin avec saint François de Sales

La pensée éducative de saint François de Sales dévoile une vision profonde et novatrice du rôle des femmes dans l’Église et la société de son époque. Persuadé que l’éducation des femmes était essentielle à la croissance morale et spirituelle de toute la communauté, le saint évêque de Genève a promu une éducation équilibrée, respectueuse de la dignité féminine tout en étant attentive aux fragilités. Avec un regard paternel et réaliste, il a su percevoir et mettre en valeur les qualités des femmes, les encourageant à cultiver la vertu, la culture et la dévotion. Fondateur de la Visitation avec Jeanne de Chantal, il a défendu avec vigueur la vocation féminine, même face aux critiques et aux préjugés. Son enseignement continue d’offrir des pistes de réflexion actuelles sur l’éducation, l’amour et la liberté dans le choix de sa propre vie.

            Lors de son voyage à Paris en 1619, François de Sales rencontra Adrien Bourdoise, un prêtre réformateur du clergé, qui lui reprocha vivement de trop s’occuper des femmes. L’évêque lui aurait répondu calmement que les femmes étaient au moins la moitié du genre humain, qu’en formant de bonnes chrétiennes on aurait de bons enfants et qu’avec de bons enfants on aurait de bons prêtres. D’ailleurs, saint Jérôme ne leur a-t-il pas consacré beaucoup de temps et d’écrits ? La lecture de ses lettres est recommandée par François de Sales à madame de Chantal, qui y trouvera entre autres beaucoup de choses pour l’éducation de ses filles. On en conclura que le rôle de la femme dans l’éducation justifiait amplement à ses yeux le temps et la sollicitude qu’il leur accordait.

Saint François de Sales et la femme
            « Il faut aider le sexe féminin, lequel on méprise », avait dit un jour l’évêque de Genève à Jean-François de Blonay. Pour comprendre ses préoccupations et sa pensée, il convient de les situer dans son époque. Il faut dire qu’un certain nombre de ses affirmations semblent encore très liées à la mentalité courante. Chez la femme de son temps il déplorait « cette féminine tendreté sur elle-même », la facilité « à se plaindre ou à désirer d’être plainte », une propension plus grande que chez les hommes à la croyance aux songes, à la crainte des esprits et à la crédulité des superstitions, et surtout les « entortillements dans ces pensées de vanité ». Parmi les conseils à madame de Chantal pour l’éducation de ses filles, il n’hésitait pas à écrire : « Ôtez-leur la vanité de l’âme : elle naît presque avec le sexe ».
            Cependant la femme est dotée de grandes qualités. Il écrivait à propos de madame de La Fléchère, qui venait de perdre son mari : « Quand je n’aurais que cette parfaite brebis en mon bercail, je ne me saurais fâcher d’être pasteur de cet affligé diocèse. Après notre madame de Chantal, je ne sais si j’ai fait rencontre d’une âme plus forte en un corps féminin, d’un esprit plus raisonnable et d’une humilité plus sincère ». Les femmes ne sont pas les dernières dans l’exercice des vertus. Comparées aux grands théologiens qui ont dit des merveilles sur les vertus, mais non pas pour les exercer, « il y a eu tant de saintes femmes qui ne savaient pas parler des vertus, lesquelles néanmoins en savaient très bien l’exercice ».
            Les plus dignes d’admiration sont les femmes mariées : « Ah ! mon Dieu, que les vertus d’une femme mariée sont agréables à Dieu car il faut qu’elles soient fortes et excellentes pour durer en cette vocation ! » Dans le combat de la chasteté, il estimait que « les femmes ont souvent combattu plus vaillamment que les hommes ».
            Fondateur d’une congrégation de femmes avec Jeanne de Chantal, il fut en relation constante avec les premières religieuses. À côté des louanges, les critiques commencèrent à pleuvoir. Le fondateur, poussé dans ses retranchements, dut se défendre et les défendre, non seulement en tant que religieuses, mais aussi en tant que femmes. Dans un document qui devait servir de préface aux Constitutions de la Visitation, on retrouve toute la verve polémique dont il savait faire preuve, dirigée non plus cette fois contre les « hérésiarques », mais contre les « censeurs » malveillants et ignorants de cet institut féminin :

La présomption et importune arrogance de plusieurs enfants de ce siècle, qui font profession de blâmer tout ce qui n’est pas selon leur esprit, me donne occasion, voire me force de faire cette préface, mes très chères sœurs, pour armer et mettre en défense votre sainte vocation contre la pointe de leurs langues empestées, afin que les bonnes et pieuses âmes, qui sans doute affectionnent votre tant aimable et honorable institut, trouvent ici de quoi repousser ces traits et flèches de la témérité de ces bizarres et insolents censeurs.

            Estimant peut-être qu’un tel préambule risquait de desservir la cause, François de Sales écrivit une seconde version édulcorée, afin de mettre en lumière l’égalité foncière des sexes. Après avoir cité la Genèse, il concluait : « La femme donc, non moins que l’homme, a la faveur d’avoir été faite à l’image de Dieu ; honneur pareil en l’un et en l’autre sexe ; leurs vertus sont égales ».

L’éducation des filles
             L’ennemi du véritable amour est la « vanité ». Comme chez les moralistes et les pédagogues de son temps, c’était le défaut que François de Sales craignait le plus dans l’éducation des filles. Il en a décrit avec une pointe d’ironie plusieurs manifestations. Voyez « ces demoiselles du monde, lesquelles pour être bien accommodées, s’en vont enflées d’orgueil et de vanité, la tête levée, les yeux ouverts, désirant être remarquées des mondains ».
            L’évêque de Genève s’amuse un peu en se moquant de ces « filles du monde » qui « portent leurs cheveux éparpillés et poudrés », dont la tête est « ferrée comme l’on ferre les pieds des chevaux », et qui « portent quantité d’affiquets ». Il y en a qui « portent des robes qui les serrent et les gênent extrêmement, et cela pour faire voir qu’elles ont la taille belle ». Voilà bien une « folie qui les rend d’ordinaire incapables de rien faire ».
            Que penser alors de certaines beautés artificielles changées en « boutiques de vanité » ? François de Sales préfère une « face nette et décrassée », il veut qu’il n’y ait rien d’affecté, car tout ce qui est fardé déplaît. Il vaut mieux s’en tenir en toute chose à la simplicité et au naturel. Faut-il pour autant condamner tout « artifice » ? Il admet fort bien que « s’il y a quelque défaut en la nature, il faut le corriger par le soin, en sorte que l’on voie l’amendement, mais pur et sans artifice ».
            Que dire des parfums, des affiquets et des habits ? À propos du parfum il dit dans un sermon en parlant de Marie-Madeleine : « C’est une chose excellente ; aussi celui qui est parfumé ressent quelque chose d’excellent », en ajoutant en connaisseur que « le musc d’Espagne est de grande estime parmi le monde ». Dans son chapitre sur « la bienséance des habits », il permet aux filles des affiquets, « parce qu’elles peuvent bien désirer d’agréer à plusieurs, quoique ce ne soit qu’afin d’en gagner un par un saint mariage ». Que voulez-vous ? disait-il avec un brin d’indulgence, « il faut bien que les filles soient un petit peu jolies ».
            C’était sans doute la lecture de la Bible qui l’avait préparé à ne pas bouder la beauté féminine. Chez la bien-aimée du Cantique des Cantiques, il admirait « la remarquable beauté de son visage qui semble un bouquet de fleurs ». Il décrit Jacob, rencontrant Rachel près du puits, qui « pleurait d’attendrissement en voyant une vierge qui lui plaisait et qui le charmait par les grâces de son visage ». Il aimait aussi conter l’histoire de sainte Brigide, née en Écosse, un pays où l’on trouve « les plus belles créatures qu’on puisse voir » ; elle-même était « une fille extrêmement belle », précisant qu’elle était « naturellement » belle.
            L’idéal salésien de la beauté s’appelle la « bonne grâce », qui désigne non seulement la beauté extérieure, mais aussi les mouvements, les gestes et les actions qui sont « comme l’âme et la vie de la beauté ». La grâce veut « la simplicité et la modestie », elle est une perfection qui vient de l’intérieur de la personne. La beauté unie à la grâce fait de Rébecca l’idéal féminin de la Bible. Elle était « si belle et si gracieuse auprès du puits où elle tirait de l’eau pour abreuver ses brebis », et sa générosité lui inspira de donner à boire non seulement au serviteur d’Abraham, mais aussi à ses chameaux.

Instruction et préparation à la vie
            Au temps de François de Sales, la femme avait peu de chances d’accéder à de fortes études. Les filles apprenaient ce qu’elles pouvaient chez elles avec leurs frères, ou quand la famille en avait la possibilité, dans un monastère. La lecture était certainement plus fréquente que l’écriture. Les collèges n’existaient que pour les garçons, ce qui veut dire que l’apprentissage du latin, langue de la culture, leur était pratiquement interdit.
            François de Sales n’était pas contraire aux femmes qui se rendaient savantes, à condition qu’elles ne tombent pas dans la pédanterie et la vanité. Il admirait sainte Catherine qui « fut fort savante, mais sa science était humble ». Parmi les correspondantes de l’évêque de Genève, une femme comme madame de La Fléchère avait étudié le latin, l’italien, l’espagnol et les beaux-arts, mais c’était une exception.
            Pour trouver leur place dans la vie, que ce soit dans la société civile ou dans la vie religieuse, les filles avaient souvent besoin à un certain moment d’une aide particulière. Georges Rolland rapporte que l’évêque s’occupa personnellement de plusieurs cas difficiles. Une femme de Genève, avec trois de ses filles, fut grandement assistée par l’évêque « et d’argent et de crédit ». Il mit une de ses filles en apprentissage chez une femme de la ville, et il lui paya sa pension pendant six années « en blé et en argent ». Il donna aussi cinq cents florins pour le mariage de la fille d’un imprimeur de Genève.
            L’intolérance religieuse du temps provoquait des drames parfois rocambolesques, auxquels l’évêque tentait de remédier. Élevée à Paris par ses parents dans « les erreurs de Calvin », Marie Judith Gilbert découvrit à dix-neuf ans le livre de l’Introduction à la vie dévote, qu’elle n’osait lire qu’en secret. Elle sympathisa avec son auteur dont elle entendit parler. Étroitement surveillée par son père et sa mère, elle réussit à se faire enlever en carrosse, se fit instruire dans la religion catholique et entra chez les sœurs de la Visitation.
            Le rôle social de la femme restait encore très limité. François de Sales n’était pas opposé par principe à l’intervention des femmes dans la vie publique. Parfois cependant il devait tempérer le zèle intempestif d’une correspondante toujours prête à redresser les torts en lui écrivant ces quelques lignes :

Votre sexe et votre vocation ne vous permettent d’empêcher le mal hors de chez vous que par l’inspiration et proposition du bien, et des remontrances simples, humbles et charitables à l’endroit des défaillants, et par avertissement aux supérieurs quand cela se peut.

            Il est significatif qu’une contemporaine de François de Sales, mademoiselle de Gournay, une des premières féministes avant la lettre, femme de lettres et auteur de textes polémiques comme son traité de L’égalité des hommes et des femmes et Le grief des dames, lui voua une grande admiration. Elle s’acharna toute sa vie à démontrer cette égalité en rassemblant tous les témoignages possibles, sans oublier celui du « bon et saint évêque de Genève ».

Éducation à l’amour
            François de Sales n’a pu tant parler de l’amour divin que parce qu’il a été très attentif aux manifestations de l’amour humain sous toutes ses formes. Tout amour a une histoire. Comme pour l’amour divin on peut décrire « l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences » de l’amour humain.
            L’amour naît de la contemplation du beau et le beau se laisse percevoir par les sens, surtout par les yeux. Il se produit un phénomène d’interaction entre le regard et la beauté, « le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l’amour nous la faisant regarder ». L’odorat intervient également, car « les parfums n’ont point d’autre pouvoir pour attirer à leur suite que leur suavité ».
            Après les sens extérieurs interviennent les sens intérieurs, la fantaisie et l’imagination, qui magnifient et transfigurent le réel. « L’amour, par une imperceptible faculté, fait paraître la beauté que l’on aime, plus belle, et la vue pareillement affine l’amour pour lui faire trouver la beauté plus aimable ». On comprend alors pourquoi ceux qui ont peint Cupidon, le dieu de l’amour, lui ont bandé les yeux, disant que « l’amour est aveugle ». À ce stade on arrive à l’amour-passion, qui fait rechercher la rencontre et la conversation, qui désire le secret, et qui fait proférer des paroles qui seraient ridicules si elles ne sortaient d’un cœur passionné.
            Or, cet amour-passion, qui n’est peut-être qu’une « amourette », une « muguetterie », est sujet à bien des péripéties, si bien que l’auteur de l’Introduction présente plusieurs séries de considérations et de mises en garde à propos des « amitiés folâtres », qui ne sont souvent que des « avortons ou plutôt fantômes d’amitié ».
            François de Sales s’est exprimé aussi à propos du baiser, se demandant par exemple avec les commentateurs anciens comment Rachel avait permis à Jacob de l’embrasser. Il explique qu’il y a plusieurs sortes de baisers. Les baisers qui s’échangent fréquemment entre jeunes gens et qui ne sont pas mauvais au départ, peuvent le devenir à cause de la fragilité humaine. Mais le baiser peut aussi être bon. En certains pays la coutume le veut. Il est bon aussi quand c’est un témoignage d’amitié ou de respect. « Notre Jacob embrasse donc très innocemment sa Rachel ; Rachel accepte ce baiser de courtoisie et d’amitié de la part de cet homme au caractère bon et au franc visage ».
            Sur le plan affectif, l’éducation vise à promouvoir la maturité et l’autonomie du sujet, mais il faut du temps pour cela. Il n’est pas toujours facile de concilier la prudence des parents avec le désir de liberté des filles. C’est ainsi qu’une fille à qui on a défendu de sortir dans la rue dès qu’il fait nuit ne manquera pas de dire : « Mon Dieu, j’ai la plus terrible mère qui se peut dire ! Elle ne veut pas même que je sorte de la maison ». On ne lui a défendu de sortir que la nuit, et elle dit que c’est toujours.
            Dans la question de la danse et du bal, qui était également à l’ordre du jour, François de Sales évita les condamnations absolues, comme faisaient les rigoristes du temps, tant catholiques que protestants, tout en se montrant très prudent. Comme pour certains jeux, il y a danger quand on s’y affectionne et qu’on ne peut plus s’en passer : « Il faut que ce soit par récréation et non par affection, pour peu de temps et non jusqu’à se lasser ou s’étourdir ». Il est recommandé par ailleurs d’éviter les passe-temps qui favorisent « les folles amours ».

Le moment du choix
            Quand la jeune fille a grandi, arrive le jour où « il faudra lui parler, cela veut dire de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier ». Homme de son temps, François de Sales partageait dans une large mesure les idées qui accordaient aux parents un rôle important dans la détermination de la vocation de leurs enfants, que ce soit le mariage ou la vie religieuse. « On ne choisit pas pour l’ordinaire son prince et son évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari », constatait l’auteur de l’Introduction. Cependant il dit clairement que « les filles ne peuvent être mariées quand elles disent non ».
            La pratique courante est bien décrite dans ce passage de l’Introduction à la vie dévote parlant de la demoiselle qu’on veut marier : « Premièrement on lui propose le parti ; deuxièmement elle agrée la proposition, et en troisième lieu elle consent ». Comme les filles se mariaient souvent très jeunes, il ne faut pas s’étonner de leur immaturité affective. Elles aiment non seulement leur époux, constatait François de Sales, mais aussi « les bagues et bagatelles, et leurs compagnes avec lesquelles elles s’amusent éperdument à jouer, danser et folâtrer ».
            Le problème de la liberté du choix se posait également pour les enfants que l’on destinait à la vie religieuse. La fille de la baronne de Chantal, Françoise, devait être placée dans un monastère par sa mère qui désirait pour elle une vocation religieuse, mais l’évêque intervint : « Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement je n’approuve pas qu’on devance sa volonté par des résolutions ». Il conseille d’« user de modération » et de procéder plutôt par « inspirations suaves ».
            Certaines jeunes filles hésitaient entre la vie religieuse et le mariage, n’arrivant pas à se décider. Il encouragea la future madame de Longecombe à faire le pas du mariage qu’il voulut célébrer lui-même. Il fit cette bonne œuvre, dira plus tard son mari, à la demande de sa femme « qui avait en affection d’être épousée de sa main et qui peut-être, sans cela, n’aurait jamais pu franchir ce passage à cause de la grande aversion qu’elle avait au mariage ».

La femme et la dévotion
            Étranger à tout féminisme avant la lettre, François de Sales était conscient de l’exceptionnel apport de la femme au plan spirituel. D’autre part, on a fait remarquer qu’en favorisant la dévotion chez les femmes, l’auteur de l’Introduction a favorisé du même coup la possibilité pour elles d’une plus grande autonomie, et d’une forme de « vie privée au féminin ».
            La qualité principale de la femme réside dans sa « puissance d’aimer ». Jeanne de Chantal en était la démonstration vivante : « Je vous vois, ce me semble, ma chère fille, avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment ». Après avoir énuméré un certain nombre de docteurs et de savants, il pouvait écrire dans la préface du Traité de l’amour de Dieu : « Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de l’amour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte Angèle de Foligno, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde ? » À la suite d’une prédication à Grenoble il fit ce constat avec une pointe d’ironie : « Je ne vis jamais un peuple plus docile que celui-ci, ni plus porté à la piété. Surtout les dames y sont très dévotes, car ici, comme partout ailleurs, les hommes laissent aux femmes le soin du ménage et de la dévotion ».
            Les femmes pouvaient-elles se mêler des problèmes de la religion ? « Voici donc cette femme qui fait la théologienne », s’exclame François de Sales en parlant de la Samaritaine de l’Évangile. Faut-il nécessairement y voir une dépréciation des théologiennes ? Ce n’est pas sûr. D’autant qu’il affirme avec force : « Je vous dis qu’une pauvre femme peut autant aimer Dieu qu’un docteur en théologie ». La supériorité n’est pas toujours là où on pense.
            Il y a des femmes supérieures aux hommes, à commencer par la Sainte Vierge comparée à saint Joseph. Certes, François de Sales respecte toujours les principes de l’ordre établi par les lois religieuses et civiles de son temps, envers lesquelles il prêche l’obéissance, mais sa pratique témoigne d’une grande liberté d’esprit. C’est ainsi que pour le gouvernement des monastères de femmes, il estimait qu’il valait mieux qu’elles soient sous la juridiction de l’évêque que de leurs frères en religion, qui risqueraient de les contraindre de façon excessive.
            Les visitandines, quant à elles, ne dépendront d’aucun ordre masculin et n’auront aucun gouvernement central, chaque monastère étant placé directement sous la juridiction de l’évêque du diocèse. Aux sœurs de la Visitation en partance pour une nouvelle fondation il osa même décerner le titre inattendu d’« apôtresses », « non en la dignité, mais en l’office et au mérite ». C’est le témoignage silencieux des visitandines qui sera leur prédication.
            Si l’on entend bien la pensée de l’évêque de Genève, la mission ecclésiale de la femme est d’annoncer non pas la parole de Dieu, mais « la gloire de Dieu » par la beauté de leur témoignage. Les cieux, dit le psalmiste, racontent la gloire de Dieu sans paroles, par leur seule splendeur. Et « n’est-ce pas une plus grande merveille de voir une âme décorée de plusieurs grandes vertus que non pas le ciel décoré d’étoiles ? »




Joseph-Auguste Arribat : un Juste parmi les Nations

1. Profil biographique
            Le vénérable Joseph Auguste Arribat est né le 17 décembre 1879 à Trédou (Rouergue – France). La pauvreté de sa famille oblige le jeune Auguste à ne commencer ses études secondaires à l’oratoire salésien de Marseille qu’à l’âge de 18 ans. En raison de la situation politique du début du siècle, il commence la vie salésienne en Italie et reçoit la soutane des mains du bienheureux Michel Rua. De retour en France, il commence, comme tous ses confrères, la vie salésienne dans une semi-clandestinité, d’abord à Marseille puis à La Navarre, les deux maisons salésiennes fondées par Don Bosco en 1878.
            Ordonné prêtre en 1912, il est appelé sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale et travaille comme infirmier brancardier. Après la guerre, le père Arribat a continué à travailler intensivement à La Navarre jusqu’en 1926, après quoi il est parti comme catéchiste à Nice où il est resté jusqu’en 1931. Il retourne à La Navarre en tant que directeur et en même temps responsable de la paroisse Saint-Isidore dans la vallée de Sauvebonne. Ses paroissiens l’appellent « le saint de la vallée ».
            À la fin de sa troisième année, il est envoyé à Morges, dans le canton de Vaud, en Suisse. Il reçoit ensuite trois mandats successifs de six ans chacun, d’abord à Millau, puis à Villemur et enfin à Thonon dans le diocèse d’Annecy. Sa période la plus dangereuse et la plus riche en grâces est sans doute son affectation à Villemur pendant la Seconde Guerre mondiale. De retour à La Navarre en 1953, le père Arribat y reste jusqu’à sa mort, le 19 mars 1963.

2. Profondément homme de Dieu
            Homme du devoir quotidien, rien n’était secondaire pour lui, et tout le monde savait qu’il se levait très tôt pour nettoyer les toilettes des élèves et la cour. Devenu directeur de la maison salésienne, et voulant faire son devoir jusqu’au bout et à la perfection, par respect et amour des autres, il finissait souvent ses journées très tard, écourtant ses heures de repos. Par contre, il était toujours disponible, accueillant pour tous, sachant s’adapter à chacun, qu’il s’agisse des bienfaiteurs et des grands propriétaires, ou des employés de la maison, gardant un souci permanent pour les novices et les confrères, et surtout pour les jeunes qui lui étaient confiés.
            Ce don total de soi s’est manifesté jusqu’à l’héroïsme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’a pas hésité à accueillir des familles et des jeunes juifs, s’exposant ainsi au grave risque d’indiscrétion ou de dénonciation. Trente-trois ans après sa mort, ceux qui ont été directement témoins de son héroïsme ont reconnu la valeur de son courage et le sacrifice de sa vie. Son nom est inscrit à Jérusalem, où il a été officiellement reconnu comme un « Juste parmi les nations ».
            Il a été reconnu par tous comme un véritable homme de Dieu, qui a fait « tout par amour, et rien par force », comme le disait saint François de Sales. Voilà le secret d’un rayonnement dont il n’a peut-être pas lui-même mesuré toute l’ampleur.
            Tous les témoins ont noté la foi vivante de ce serviteur de Dieu, homme de prière, sans ostentation. Sa foi était la foi rayonnante d’un homme toujours uni à Dieu, d’un véritable homme de Dieu, et en particulier d’un homme de l’Eucharistie.
            Lorsqu’il célébrait la messe ou lorsqu’il priait, il émanait de sa personne une sorte de ferveur qui ne pouvait pas passer inaperçue. Un confrère a déclaré : « En le voyant faire son grand signe de croix, tout le monde ressentait un rappel opportun de la présence de Dieu. Son recueillement à l’autel était impressionnant ». Un autre salésien se souvient qu’ »il faisait ses génuflexions à la perfection avec un courage, une expression d’adoration qui conduisait à la dévotion ». Le même ajoutait : « Il a renforcé ma foi ».
            Sa vision de la foi transparaissait dans le confessionnal et dans les conversations spirituelles. Il communiquait sa foi. Homme d’espérance, il s’en remettait toujours à Dieu et à sa Providence, gardant le calme dans la tempête et répandant partout un sentiment de paix.
            Cette foi profonde s’est encore affinée en lui au cours des dix dernières années de sa vie. Il n’avait plus de responsabilités et ne pouvait plus lire facilement. Il ne vivait que de l’essentiel et en témoignait avec simplicité en accueillant tous ceux qui savaient bien que sa demi-cécité ne l’empêchait pas de voir clair dans leur cœur. Au fond de la chapelle, son confessionnal était un lieu assiégé par les jeunes et les voisins de la vallée.

3. « Je ne suis pas venu pour être servi… »
            L’image que les témoins ont conservée du Père Auguste est celle du serviteur de l’Évangile, mais au sens le plus humble. Balayer la cour, nettoyer les toilettes des élèves, faire la vaisselle, soigner et veiller les malades, bêcher le jardin, ratisser le parc, décorer la chapelle, attacher les chaussures des enfants, les coiffer, rien ne lui répugnait et il était impossible de le détourner de ces humbles exercices de charité. Le « bon père » Arribat, était plus généreux en actes concrets qu’en paroles : il donnait volontiers sa chambre au visiteur occasionnel, qui risquait d’être moins bien logé que lui. Sa disponibilité était permanente, de tous les instants. Son souci de propreté et de pauvreté digne ne le laissait pas tranquille, car la maison devait être accueillante. Homme de contact facile, il profitait de ses longues marches pour saluer tout le monde et dialoguer, même avec les « mangeurs de curés ».
            Le père Arribat a vécu plus de trente ans à Navarre, dans la maison que Don Bosco lui-même a voulu placer sous la protection de saint Joseph, chef et serviteur de la Sainte Famille, modèle de foi dans le silence et la discrétion. Par sa sollicitude pour les besoins matériels de la maison et par sa proximité avec toutes les personnes vouées au travail manuel, paysans, jardiniers, ouvriers, bricoleurs, gens de cuisine ou de buanderie, ce prêtre faisait penser à saint Joseph, dont il portait aussi le nom. Et n’est-il pas mort le 19 mars, jour de la fête de saint Joseph ?

4. Un authentique éducateur salésien
            « La Providence m’a confié de façon particulière le soin des enfants », disait-il pour résumer sa vocation spécifique de salésien, disciple de Don Bosco, au service des jeunes, notamment les plus démunis.
            Extérieurement, le père Arribat n’avait aucune des qualités particulières qui en imposent facilement aux jeunes. Ce n’était pas un grand sportif, ni un intellectuel brillant, ni un beau parleur qui attirait les foules, ni un musicien, ni un homme de théâtre ou de cinéma, rien de tout cela ! Comment expliquer l’influence qu’il exerçait sur les jeunes ? Son secret n’était autre que ce qu’il avait appris de Don Bosco, qui avait conquis son petit monde avec trois choses considérées comme fondamentales dans l’éducation de la jeunesse : la raison, la religion et l’amour bienveillant. En tant que « père et maître de la jeunesse », il savait parler le langage de la raison avec les jeunes, motiver, expliquer, persuader, convaincre ses élèves, en évitant les impulsions de la passion et de la colère. Il plaçait la religion au centre de sa vie et de son action, non pas dans le sens d’une imposition forcée, mais dans le témoignage lumineux de sa relation avec Dieu, Jésus et Marie. Quant à l’amour bienveillant avec lequel il a conquis le cœur des jeunes, il convient de rappeler à propos du serviteur de Dieu ce que saint François de Sales a dit : « On attrape plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre ».
            Le témoignage de Don Pietro Ricaldone, futur successeur de Don Bosco, qui écrivait après sa visite canonique en 1923-1924, fait particulièrement autorité : « Le père Arribat Augusto est catéchiste, confesseur et lit les notes de conduite ! C’est un saint confrère. Seule sa bonté peut rendre ses différents devoirs moins incompatibles ». Puis il répète son éloge : « C’est un excellent confrère, un peu fragile de santé. Grâce à ses bonnes manières, il jouit de la confiance des jeunes gens plus âgés qui vont presque tous vers lui ».
            Une chose frappante était le respect presque cérémonieux qu’il témoignait à tout le monde, mais surtout aux enfants. À un petit bonhomme de huit ans, il donnait le nom de « Monsieur ». Une dame témoigne : « Il respectait tellement l’autre que celui-ci était presque obligé de s’élever à la dignité qui lui était accordée en tant qu’enfant de Dieu, et tout cela sans même parler de religion ».
            Visage ouvert et souriant, ce fils de saint François de Sales et de Don Bosco ne gênait personne. Si la minceur de sa personne et son ascétisme rappelaient le saint curé d’Ars et Don Rua, son sourire et sa douceur étaient typiquement salésiens. Comme l’a dit un témoin : « C’était l’homme le plus naturel du monde, plein d’humour, spontané dans ses réactions, jeune de cœur ».
            Ses paroles, qui n’étaient pas celles d’un grand orateur, étaient efficaces parce qu’elles émanaient de la simplicité et de la ferveur de son âme.
            Un de ses anciens élèves témoigne : « Dans nos têtes d’enfants, dans nos conversations d’enfants, après avoir entendu les récits de la vie de Jean-Marie Vianney, nous nous représentions le Père Arribat comme s’il était pour nous le Saint Curé d’Ars. Les heures de catéchisme, présenté dans un langage simple mais vrai, étaient suivies avec beaucoup d’attention. Pendant la messe, les bancs du fond de la chapelle étaient toujours pleins. Nous avions l’impression de rencontrer Dieu dans sa bonté et cela a marqué notre jeunesse ».

5. Le père Arribat, un écologiste ?
            Voici un trait original qui vient compléter le portrait de ce personnage apparemment ordinaire. Il était considéré presque comme un écologiste avant la lettre. Petit agriculteur, il avait appris à aimer et à respecter profondément la nature. Ses compositions de jeunesse sont pleines de fraîcheur et d’observations très fines, avec une touche de poésie. Il partageait spontanément les travaux de ce monde rural, où il vécut une grande partie de sa longue vie.
            Parlant de son amour pour les animaux, combien de fois a-t-on vu « le bon père, une boîte sous le bras, pleine de mie de pain, faire laborieusement le chemin du réfectoire à ses colombes à petits pas très pénibles ». Fait incroyable pour ceux qui n’ont pas vu, raconte la personne qui a assisté à la scène, les colombes, dès qu’elles l’apercevaient, s’avançaient vers la grille comme pour lui souhaiter la bienvenue. Il ouvrait la cage et immédiatement elles venaient à lui, certaines se tenant sur ses épaules. « Il leur parlait avec des expressions dont je ne me souviens pas, c’était comme s’il les connaissait toutes. Lorsqu’un jeune garçon lui apporta un bébé moineau qu’il avait pris dans le nid, il lui dit : « Tu dois lui donner la liberté ». On raconte aussi l’histoire d’un chien-loup assez féroce, qu’il était le seul à pouvoir apprivoiser, et qui est venu se coucher à côté de son cercueil après sa mort.
            Ce rapide profil spirituel du Père Arribat nous a rappelé quelques traits des visages de saints dont il se sentait proche : la bonté aimante de Don Bosco, l’ascétisme de Don Rua, la douceur de saint François de Sales, la piété sacerdotale du saint curé d’Ars, l’amour de la nature de saint François d’Assise et le travail constant et fidèle de saint Joseph.




Vénérable Octavio Ortiz Arrieta Coya, évêque

Octavio Ortiz Arrieta Coya, né à Lima, au Pérou, le 19 avril 1878, fut le premier salésien péruvien. Jeune homme, il se forma comme charpentier, mais le Seigneur l’appela à une mission plus élevée. Il prononça sa première profession salésienne le 29 janvier 1900 et fut ordonné prêtre en 1908. En 1922, il fut consacré évêque du diocèse de Chachapoyas, charge qu’il occupa avec dévouement jusqu’à sa mort, survenue le 1er mars 1958. Il refusa par deux fois la nomination au siège plus prestigieux de Lima, préférant rester proche de son peuple. Pasteur infatigable, il parcourut tout le diocèse pour connaître personnellement les fidèles et promut de nombreuses initiatives pastorales pour l’évangélisation. Le 12 novembre 1990, sous le pontificat de Saint Jean-Paul II, sa cause de canonisation fut ouverte, et il reçut le titre de Serviteur de Dieu. Le 27 février 2017, le pape François a reconnu ses vertus héroïques, le déclarant Vénérable.

            Le Vénérable Mgr Ottavio Ortiz Arrieta Coya a passé la première partie de sa vie comme garçon de l’oratoire, étudiant, puis est devenu lui-même salésien, engagé dans les œuvres des Fils de Don Bosco au Pérou. Il fut le premier salésien formé dans la première maison salésienne du Pérou, fondée à Rimac, un quartier pauvre, où il apprit à vivre une vie austère de sacrifice. Auprès des premiers salésiens arrivés au Pérou en 1891, il a connu l’esprit de Don Bosco et le système préventif. En tant que salésien de la première génération, il apprit que le service et le don de soi seraient l’horizon de sa vie ; c’est pourquoi, étant encore jeune salésien, il assuma d’importantes responsabilités, telles que l’ouverture de nouvelles œuvres et la direction d’œuvres existantes, faisant tout avec simplicité, esprit de sacrifice et dévouement total aux pauvres.
            Il vécut la deuxième partie de sa vie, à partir du début des années 1920, comme évêque de Chachapoyas, un immense diocèse, sans évêque depuis des années, où les conditions prohibitives du territoire s’ajoutaient à une certaine fermeture, surtout dans les villages les plus éloignés. Là, son champ d’apostolat avec tous ses défis était immense. Ortiz Arrieta était d’un tempérament vif, habitué à la vie communautaire ; il était en outre d’un esprit très exigeant, au point d’être appelé « pecadito » dans ses jeunes années, pour son exactitude à détecter ses défauts et ceux des autres et à s’en corriger. Il possédait également un sens inné de la rigueur et du devoir moral. Les conditions dans lesquelles il a dû exercer son ministère épiscopal étaient pourtant diamétralement opposées aux siennes : solitude et impossibilité de partager la vie salésienne et sacerdotale, malgré ses demandes répétées et presque suppliantes à sa Congrégation ; nécessité de tempérer sa rigueur morale avec une fermeté de plus en plus souple et presque désarmée ; exigeante conscience morale continuellement mise à l’épreuve par la superficialité et la tiédeur de la part de certains collaborateurs moins héroïques que lui, et d’un peuple de Dieu qui savait s’opposer à l’évêque quand sa parole devenait une dénonciation de l’injustice et un diagnostic des maux spirituels. Le chemin du Vénérable vers la plénitude de la sainteté, dans l’exercice des vertus, fut donc marqué par des épreuves, des difficultés et le besoin continuel de convertir son regard et son cœur, sous l’action de l’Esprit.
            Si nous trouvons certainement dans sa vie des épisodes que l’on peut définir comme héroïques au sens strict, nous devons aussi, et peut-être surtout, souligner les moments de son parcours vertueux où il aurait pu agir différemment, mais ne l’a pas fait ; céder au découragement, alors qu’il renouvela son espérance ; se contenter d’une grande charité, alors qu’il se montra pleinement disposé à exercer cette charité héroïque qu’il a pratiquée avec une fidélité exemplaire pendant plusieurs dizaines d’années. Lorsque, à deux reprises, on lui proposa un changement de siège, et dans le second cas, le siège primatial de Lima, il décida de rester parmi ses pauvres, ceux dont personne ne voulait, vraiment à la périphérie du monde, dans le diocèse qu’il avait toujours épousé et aimé tel qu’il était, en s’engageant de tout cœur à le rendre un peu meilleur. Il fut un pasteur « moderne » dans son style de présence et dans l’utilisation de moyens d’action tels que l’associationnisme et la presse. Homme au tempérament décidé et ferme dans ses convictions de foi, Mgr Ortiz Arrieta a certainement utilisé ses dons de chef, mais sans jamais manquer au respect et à la charité, dont il fit preuve avec une extraordinaire constance.
            Bien qu’il ait vécu avant le Concile Vatican II, la manière dont il a planifié et réalisé la tâche pastorale qui lui été confiée est toujours d’actualité : pastorale des vocations, soutien concret de ses séminaristes et de ses prêtres ; formation catéchétique et humaine des plus jeunes, pastorale des familles qui lui a permis de rencontrer des couples mariés en crise ou des couples non mariés réticents à régulariser leur union. Mgr Ortiz Arrieta n’éduquait pas seulement à travers son action pastorale concrète, mais par son comportement même, par sa capacité à discerner par lui-même, avant tout, ce que signifie et ce qu’implique le renouvellement de la fidélité au chemin parcouru. Il a vraiment persévéré dans la pauvreté héroïque, dans la force d’âme au milieu de toutes les épreuves de la vie et dans la fidélité radicale au diocèse qui lui avait été confié. Humble, simple, toujours serein, entre le sérieux et la douceur. La douceur de son regard laissait transparaître toute la tranquillité de son esprit. Tel fut le chemin de sainteté qu’il parcourut.
            Les belles caractéristiques que ses supérieurs salésiens avaient trouvées en lui avant son ordination sacerdotale en le décrivant comme une « perle salésienne » et en louant son esprit de sacrifice, sont revenues comme une constante tout au long de sa vie, y compris épiscopale. En effet, on peut dire qu’Ortiz Arrieta s’est « fait tout à tous, pour en sauver quelques-uns à tout prix » (1 Cor 9, 22). Il fut autoritaire avec les autorités, simple avec les enfants, pauvre parmi les pauvres, doux avec ceux qui l’insultaient ou essayaient de le délégitimer par ressentiment, toujours prêt à ne pas rendre le mal pour le mal, mais à vaincre le mal par le bien (cf. Rm 12, 21). Toute sa vie a été dominée par la primauté du salut des âmes. Il voulait que cette priorité soit aussi celle de ses prêtres, dont il essaya de combattre la tentation du repli sur une sécurité facile ou de la recherche de positions plus prestigieuses, au lieu de s’engager dans le service pastoral. On peut vraiment dire qu’il a adopté un style de vie chrétienne au profil élevé, faisant de lui un pasteur qui a incarné la charité pastorale de manière originale, soucieux de la communion au sein du peuple de Dieu, proche des plus nécessiteux, vrai témoin d’une vie de pauvreté évangélique.




Béatification de Camille Costa de Beauregard. Et après…?

Le diocèse de Savoie et la ville de Chambéry ont vécu trois journées historiques, les 16, 17 et 18 mai 2025. Un compte rendu des faits et des perspectives d’avenir.

            Les reliques de Camille Costa de Beauregard ont été transférées du Bocage à l’église Notre-Dame (lieu du baptême de Camille), le vendredi 16 mai. Un magnifique cortège a ensuite parcouru les rues de la ville à partir de vingt heures. Après les cors des Alpes, les cornemuses ont pris le relais pour ouvrir la marche, suivies d’un char fleuri transportant un portrait géant du « père des orphelins ». Suivaient ensuite les reliques, sur une civière portée par de jeunes lycéens du Bocage, vêtus de magnifiques sweats rouges sur lesquels on pouvait lire cette phrase de Camille : « Plus la montagne est haute, mieux on voit loin« . Plusieurs centaines de personnes de tous âges défilaient ensuite, dans une ambiance « bon enfant ». Le long du parcours, les curieux, respectueux, s’arrêtaient, ébahis, de voir passer ce cortège insolite.
            À l’arrivée à l’église Notre-Dame, un prêtre était là pour animer une veillée de prière soutenue par les chants d’une belle chorale de jeunes. La cérémonie se déroulait donc dans un climat détendu, mais recueilli. Tous défilaient, à la fin de la veillée, pour vénérer les reliques et confier à Camille une intention personnelle. Un très beau moment !
            Samedi 17 mai. Grand jour ! Depuis Pauline Marie Jaricot (béatifiée en mai 2022), la France n’avait pas connu de nouveau « Bienheureux ». Aussi toute la Région Apostolique se trouvait représentée par ses évêques : Lyon, Annecy, Saint-Étienne, Valence, etc… À ceux-ci s’étaient ajoutés deux anciens archevêques de Chambéry : Monseigneur Laurent Ulrich, actuellement archevêque de Paris et Monseigneur Philippe Ballot, évêque de Metz. Deux évêques du Burkina Faso avaient fait le déplacement pour participer à cette fête. De nombreux prêtres diocésains étaient venus concélébrer, ainsi que plusieurs religieux dont sept Salésiens de Don Bosco. Le nonce apostolique en France, Monseigneur Celestino Migliore, avait mission de représenter le cardinal Semeraro (Préfet du Dicastère pour les causes des saints) retenu à Rome pour l’intronisation du pape Léon XIV. Inutile de dire que la cathédrale était comble, ainsi que les chapiteaux et le parvis et le Bocage : plus de trois mille personnes en tout.
            Quelle émotion, lorsqu’après la lecture du décret pontifical (signé la veille seulement par le pape Léon XIV) lu par le père Pierluigi Caméroni, postulateur de la cause, le portrait de Camille a été dévoilé dans la cathédrale ! Quelle ferveur dans ce grand vaisseau ! Quelle solennité soutenue par les chants d’une magnifique chorale interdiocésaine et du grand orgue merveilleusement servi par le maître Thibaut Duré ! Bref, une cérémonie grandiose pour cet humble prêtre qui donna toute sa vie au service des plus petits !
            Un reportage a été assuré par RCF Savoie (une station de radio régionale française qui fait partie du réseau RCF, Radios Chrétiennes Francophones) avec des interviews de plusieurs personnalités impliquées dans la défense de la cause de Camille, et d’autre part, par la chaîne KTO (la chaîne de télévision catholique de langue française) qui retransmettait en direct cette magnifique célébration.
            Une troisième journée, Dimanche 18 mai, venait couronner cette fête. Elle se déroulait au Bocage, sous un grand chapiteau ; c’était une messe d’action de grâce présidée par Monseigneur Thibault Verny, archevêque de Chambéry, entouré des deux évêques africains, du Provincial des Salésiens et de quelques prêtres, dont le père Jean-François Chiron (président, depuis treize ans, du Comité Camille créé par Monseigneur Philippe Ballot) qui prononçait une homélie remarquable. Une foule considérable était venue participer et prier. À la fin de la messe, une rose « Camille Costa de Beauregard fondateur du Bocage » a été bénie par le père Daniel Féderspiel, Provincial des Salésiens de France (cette rose, choisie par les anciens élèves, offerte aux personnalités présentes, est en vente dans les serres du Bocage).
            Après la cérémonie, les cors des Alpes ont donné un concert jusqu’au moment où le pape Léon, lors de son discours, au moment du Regina Coeli, a déclaré être très joyeux de la première béatification de son pontificat, le prêtre de Chambéry Camille Costa de Beauregard. Tonnerre d’applaudissements sous le chapiteau !
            L’après-midi, plusieurs groupes de jeunes du Bocage, lycée et maison des enfants, ou scouts, se sont succédé sur le podium pour animer un moment récréatif. Oui ! Quelle fête !

            Et maintenant ? Tout est fini ? Ou y a-t-il un après, une suite ?
            La béatification de Camille n’est qu’une étape dans le processus de canonisation. Le travail continue et vous êtes appelés à y contribuer. Que reste-t-il à faire ? Faire connaître toujours mieux la figure du nouveau Bienheureux autour de nous, par de multiples moyens, car il est nécessaire que beaucoup le prient afin que son intercession nous obtienne une nouvelle guérison inexplicable par la science, ce qui permettrait d’envisager un nouveau procès et une canonisation rapide. La sainteté de Camille serait alors présentée au monde entier. C’est possible, il faut y croire ! Ne nous arrêtons pas en chemin !

            Nous disposons de plusieurs moyens, tels que :
            – le livre Le bienheureux Camille Costa de Beauregard La noblesse du cœur, de Françoise Bouchard, Éditions Salvator ;
            – le livre Prier quinze jours avec Camille Costa de Beauregard, du père Paul Ripaud, Éditions Nouvelle Cité ;
            – une bande dessinée : Bienheureux Camille Costa de Beauregard, de Gaëtan Evrard, Éditions Triomphe ;
            – les vidéos à découvrir sur le site des « Amis de Costa« , et celle de la béatification ;
            – les visites des lieux de mémoire, au Bocage à Chambéry ; elles sont possibles en contactant soit l’accueil du Bocage, soit directement Monsieur Gabriel Tardy, directeur de la Maison des Enfants.

            À tous, merci de soutenir la cause du bienheureux Camille, il le mérite bien !

Père Paul Ripaud, sdb




Éduquer le cœur humain avec saint François de Sales

Saint François de Sales place au centre de la formation humaine le cœur, siège de la volonté, de l’amour et de la liberté. S’appuyant sur la tradition biblique et dialoguant avec la philosophie et la science de son époque, l’évêque de Genève identifie dans la volonté la « faculté maîtresse » capable de gouverner les passions et les sens, tandis que les affections – surtout l’amour – nourrissent son dynamisme intérieur. L’éducation salésienne vise donc à transformer les désirs, les choix et les résolutions en un chemin de maîtrise de soi, où douceur et fermeté convergent pour orienter la personne tout entière vers le bien.

Au centre et au sommet de la personne humaine François de Sales place le cœur, au point qu’il a pu dire : « Qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme ». Dans l’anthropologie salésienne, on ne peut que constater l’usage surabondant du terme et de la notion de cœur. Cela est d’autant plus surprenant que chez les humanistes de son temps, tout imprégnés des conceptions et de la terminologie de l’antiquité, il ne semble pas qu’on puisse discerner une insistance particulière sur ce symbole.
Pour une part, cette prépondérance du cœur peut s’expliquer par l’usage commun et universel de ce terme pour désigner l’intériorité de la personne, spécialement sous l’aspect affectif. Par ailleurs, François de Sales dépend certainement de la tradition biblique, où le cœur est considéré comme le siège des facultés typiquement humaines telles que la pensée, l’amour et la volonté.
À ces considérations on pourrait peut-être ajouter les recherches anatomiques contemporaines sur le fonctionnement du cœur et la circulation du sang. L’important pour nous est de chercher la signification que François de Sales attribuait au cœur à partir de sa vision de l’homme, qui culmine dans la volonté, l’amour et la liberté.

La volonté est la faculté maîtresse
            En parlant de l’entendement et de la mémoire, nous restions dans le domaine de la connaissance. Il s’agit maintenant d’entrer dans celui de l’agir, qui dépend avant tout de la volonté. Comme l’avaient fait saint Augustin et certains philosophes tels que Duns Scot, sans doute aussi sous l’influence de ses maîtres jésuites, François de Sales donna la première place à la volonté. C’est elle qui doit gouverner toutes les « puissances » de l’âme.
Il est significatif que le Traité de l’amour de Dieu s’ouvre sur le chapitre qui proclame que « pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l’âme à la volonté ». Citant saint Thomas d’Aquin, François de Sales affirme que l’homme a « plein pouvoir sur toutes sortes d’accidents et événements » et que « l’homme sage, c’est-à-dire l’homme qui se conduit par la raison, se rendra maître absolu des astres ». Avec l’entendement et la mémoire, la volonté est « le troisième soldat de notre esprit et le plus fort de tous », car « nul ne peut surmonter la liberté de la volonté de l’homme ; Dieu même qui l’a créé ne veut en façon quelconque la forcer ni violenter ».
Mais l’autorité de la volonté s’exerce de manière très diverse, et l’obéissance qu’elle reçoit est très variable. Les membres de notre corps obéissent à la volonté sans problème. Nous ouvrons et fermons la bouche, nous remuons la langue, les mains, les pieds, les yeux comme nous voulons et quand nous voulons. La volonté a aussi pouvoir sur le fonctionnement de nos cinq sens, mais il s’agit d’un pouvoir indirect. Pour ne pas voir de mes yeux, je dois les détourner ou les fermer ; pour pratiquer le jeûne, je dois commander à mes mains de ne pas porter de nourriture à ma bouche.
La volonté peut et doit dominer l’appétit sensuel avec ses douze passions, bien que celui-ci ait tendance à se comporter comme « un sujet rebelle, séditieux et remuant ». La volonté a pouvoir même sur les facultés supérieures de l’esprit, l’entendement et la mémoire, car c’est elle qui décide d’appliquer ou non l’esprit à tel ou tel objet ou à tel ou tel souvenir, mais elle ne peut les manier et les réduire à l’obéissance sans difficulté. La difficulté est encore plus grande lorsque l’imagination, qui intervient presque en toute occasion, a comme particularité d’être extrêmement « variante et volage ».
Mais comment « fonctionne » la volonté ? Si l’on se réfère au modèle salésien de la méditation tel que l’auteur l’a exposé dans l’Introduction à la vie dévote, la réponse à cette question tient en peu de mots. Au point de départ, l’entendement et la mémoire produisent les « considérations », qui consistent à réfléchir et à méditer sur un bien, une valeur ou une vérité. Cette réflexion produit normalement des « affections », c’est-à-dire de grands désirs d’acquérir et de posséder ce bien ou cette valeur, et ces affections sont en mesure d’« émouvoir » la volonté. Et la volonté, une fois « émue », produit des « résolutions ».

Les « affections » qui meuvent la volonté
            La volonté étant définie par François de Sales comme un « appétit », il s’ensuit qu’on peut la considérer comme une « faculté affective ». Mais c’est un appétit raisonnable, et non pas sensible ou sensuel. Les mouvements de l’appétit sensible sont les passions, tandis que les mouvements de la volonté sont appelés « affections », en tant qu’ils affectent ou meuvent la volonté. François de Sales appelle parfois les premiers « passions du corps » et les seconds « affections du cœur ». Les douze affections sont les mêmes que les douze passions, mais elles interviennent à un niveau supérieur.
Dans les méditations qu’il propose dans la première partie de l’Introduction, l’auteur fait appel à toute une série d’expressions fortes et significatives pour susciter les douze affections du cœur qu’il veut inculquer à Philothée : l’amour du bien (« tourner son cœur vers », « s’affectionner à », « embrasser », « s’attacher à », se joindre à », s’unir à ») ; la haine du mal (« détester », « rompre la liaison », « fouler au pied ») ; le désir (« aspirer », « implorer », « invoquer », « supplier ») ; la fuite du mal (« mépriser », « se séparer », « s’éloigner », « renoncer », « abjurer ») ; l’espoir (« sus donc ! ô mon cœur ») ; le désespoir (« oh ! que mon indignité est grande ! ») ; la joie (« jouir », « se complaire ») ; la tristesse (« s’affliger », « se confondre », « s’abaisser », « s’humilier ») ; la colère (« reprocher », « pousser dehors », « déraciner ») ; la crainte (« trembler », « épouvanter son âme ») ; le courage (« encourager », « fortifier ») ; et enfin le triomphe (« exalter », « glorifier »).
Dans le processus décisionnel, la reconnaissance du rôle des affections paraît indispensable. Il est significatif que les méditations proposées dans l’Introduction leur accordent une place centrale. Dans certains cas, explique l’auteur, on pourra presque se passer de considérations ou les abréger, mais les affections ne pourront jamais manquer, parce que ce sont elles qui motivent les résolutions. Dès que survient une affection bonne, conseillait-il, il faut lui « lâcher la bride, sans suivre la méthode que je vous ai donnée », parce que la considération ne se fait que pour déclencher l’affection.

L’amour est la première « affection » de la volonté
            Pour François de Sales, l’amour arrive toujours en tête, que ce soit dans la liste des passions ou que ce soit dans celle des affections. Qu’est-ce que l’amour ? lui demandait un jour son disciple et ami Jean-Pierre Camus. Il répondit : « L’amour est la première passion de notre appétit sensitif, et la première affection de notre appétit raisonnable, qui est notre volonté, si bien que notre volonté n’est autre chose que l’amour du bien, et l’amour c’est vouloir le bien ».
L’amour gouverne les autres affections et les attire dans notre cœur : « La tristesse, la crainte, l’espérance, la haine et les autres affections de l’âme n’entrent point dans le cœur que l’amour ne les y tire après soi ». Dans le sillage de saint Augustin, pour qui vivre c’est aimer, François de Sales explique que toutes les affections qui font vibrer le cœur humain dépendent de l’amour. « L’amour est la vie de notre cœur », dit-il encore, et c’est en dépendance de l’amour que « nous désirons, nous nous délectons, nous espérons et désespérons, nous craignons, nous nous encourageons, nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons en colère, nous triomphons ».
Pour François de Sales, la volonté a d’abord une dimension passive, alors que l’amour est la puissance active qui émeut et qui meut. La volonté ne parvient à se décider et à décider que mue par ce mobile prédominant : l’amour. Si l’on prend l’exemple du fer attiré par l’aimant, il faudra dire que la volonté est le fer, mais que l’amour est l’aimant qui l’attire vers lui.
Pour illustrer le dynamisme de l’amour, l’auteur du Traité utilise également l’image de l’arbre. Avec une précision de botaniste, il analyse les cinq parties de l’arbre de l’amour : sa racine est la « convenance » de la volonté avec le bien, le pied de l’arbre est le plaisir qui est le moteur de l’amour, le tronc est le mouvement qui le parcourt, les branches représentent les recherches et les efforts qu’il fait, le fruit est la jouissance qu’il procure, c’est-à-dire l’union avec l’objet désiré. Car « l’amour tend à l’union ».
L’amour s’impose à la volonté elle-même. Telle est sa force qu’« à celui qui aime rien n’est difficile ». Mieux encore, « à l’amour rien n’est impossible ». L’amour est fort comme la mort, répète François de Sales avec le Cantique des Cantiques, ou plutôt l’amour est plus fort que la mort. À tout bien considérer, l’homme ne vaut que par l’amour et toutes les puissances et facultés humaines tendent vers lui, spécialement la volonté : « Dieu ne veut l’homme que pour l’âme, ni l’âme que pour la volonté, ni la volonté que pour l’amour ». Mais qui, en fin de compte, aura le dessus, la volonté ou l’amour ?
Pour expliquer sa pensée, l’auteur du Traité utilise l’image des relations entre l’homme et la femme telles qu’elles étaient vécues et codifiées à son époque. La volonté, comme la femme, est maîtresse de son choix entre les divers amants qui la recherchent, mais une fois qu’elle a fait son choix, elle devient sujette de l’amour.

Le combat de la volonté pour la liberté intérieure
            Vouloir, c’est choisir. La volonté, éclairée par la raison et guidée par l’amour, doit continuellement faire des choix. Quand l’homme est encore un petit enfant, il est entièrement dépendant et incapable de choisir, mais bientôt les choix s’imposent. Les enfants ne sont ni bons ni mauvais, car ils ne sont pas plus capables de choisir le bien que le mal. Ils marchent pendant leur enfance comme ceux qui sortant d’une ville vont tout droit quelque temps. Mais au bout de quelque temps ils trouvent que le chemin fourche et se partage en deux. Il est en leur pouvoir de prendre à droite ou à gauche, selon que bon leur semble, pour aller où ils désirent.
Le choix est difficile parce qu’il suppose qu’on renonce à un bien pour un autre. Très souvent, nous devons choisir entre ce que nous sentons et ce que nous voulons. Sentir est généralement indépendant de notre volonté, et donc moralement neutre, alors que consentir relève d’un acte libre de notre volonté. Le jeune homme tenté par une « impudique femme », dont parlait saint Jérôme, avait l’imagination extrêmement occupée par la présence des « objets voluptueux », mais il surmonta l’épreuve par un pur acte de la volonté supérieure. La volonté, assiégée de toute part et sommée de donner son consentement, a résisté à la passion sensuelle.
Le choix s’impose très souvent dans les relations que nous avons avec autrui, notamment à cause des aversions et des antipathies que nous éprouvons en face de certaines personnes. « Foulez aux pieds vos sentiments, vos défiances, vos craintes, vos aversions », conseillait François de Sales à une de ses correspondantes, lui demandant de prendre « le parti de l’inspiration et de la raison contre celui de la nature et de l’aversion ».
Pour gouverner notre moi inférieur, l’amour a besoin de toutes ses forces. Ce sera donc un « amour armé » qui asservira nos passions. La « volonté libre » réside en effet « en la suprême et plus spirituelle partie de l’âme ». Elle ne dépend que de Dieu et d’elle-même et « quand toutes les autres facultés de l’âme sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse d’elle-même pour ne point consentir ».
Le combat se situe en particulier au niveau de l’intention que nous mettons dans nos actions. C’est un aspect auquel François de Sales est très sensible parce qu’il touche la qualité de notre agir. En effet, la fin que l’on poursuit donne son sens à tout ce que nous faisons. On peut décider une action pour une quantité de motifs. À la différence des animaux, « l’homme est tellement maître de ses actions humaines et raisonnables qu’il les fait toutes pour quelque fin ». Il peut même changer la fin naturelle d’une action ou lui ajouter une fin secondaire, qui n’est pas toujours bonne. Chez les païens, les intentions étaient rarement désintéressées. Nos actions peuvent être contaminées par l’orgueil, la vanité ou par quelque intérêt personnel plus ou moins caché. Parfois nous faisons croire que nous voulons être les derniers en nous asseyant « au bas bout de la table », mais c’est afin de passer plus avantageusement « au haut bout ».
« Purifions donc, Théotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions », demande l’auteur du Traité. L’intention bonne doit animer les plus petites actions et les simples gestes du quotidien. En effet, ce n’est pas par la multiplicité de nos actions que nous parvenons à la perfection, mais c’est par la « pureté d’intention » avec laquelle nous les faisons. Il ne faut pas perdre courage, car on peut toujours redresser son intention et la « bonifier ».

Les fruits de la volonté sont les résolutions
            Avec le thème du combat pour la liberté intérieure, il est apparu que la volonté n’a pas seulement un caractère passif, mais un aspect actif très fort, surtout quand il est question des résolutions comme fruit de la faculté maîtresse de notre esprit. Saint François de Sales attache une grande importance à la distinction entre volonté affective et volonté effective, comme entre l’amour affectif et l’amour effectif. L’amour affectif ressemble à l’amour d’un père pour le cadet, « un petit mignon encore tout enfant, de bonne grâce », tandis que l’amour qu’il témoigne à l’aîné, « homme fait, brave et généreux soldat », est d’une autre sorte : « Celui-ci donc est aimé de l’amour effectif, et le petit de l’amour affectif ».
De même, en parlant de « la constance de la volonté », François de Sales affirme qu’on ne peut se contenter d’une « constance sensible » ; il faut une constance « qui soit en la partie supérieure de l’esprit, et qu’elle soit effective ». La volonté, en effet, doit produire des « résolutions », sous peine d’être vide et inefficace. Il arrive un moment où il ne faut plus « spéculer avec l’entendement », mais « raidir la volonté », indépendamment de nos états d’âme qui peuvent varier comme les saisons de l’année. « Que le soleil la brûle ou que la rosée la rafraîchisse », une volonté forte ne se laisse pas facilement détourner de ses résolutions. « Soyons inviolables en nos résolutions », demande l’auteur de l’Introduction.
C’est la faculté maîtresse qui donne sa valeur à la personne car, affirme-t-il, « tout le monde ensemble ne vaut pas une âme, et une âme ne vaut rien sans nos résolutions ». Ce mot de « résolution » indique une décision qui intervient à la fin d’un processus qui a mis en jeu l’entendement avec sa capacité de discernement et le cœur au sens d’une affectivité qui se laisse mouvoir par un bien qui l’attire.
Dans la dernière partie de chacune des dix méditations proposées dans la première partie de l’Introduction, après les considérations et les affections c’est le moment des résolutions. On y trouve des expressions fréquentes comme : « je veux », « je ne veux plus », « oui je pratiquerai les inspirations et conseils », « je ferai tout ce que je pourrai », « je veux faire ceci ou cela », « je ferai tel et tel effort », « je choisis », « je veux prendre parti »… Ailleurs il dit encore : il faut se résoudre et se déterminer, il ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir, et « bien que les difficultés, tentations et diversités d’événements qui se rencontrent au progrès de l’exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d’avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer ferme et ne point regarder tout cela ».
La volonté chez saint François de Sales, si elle a souvent un aspect passif, se montre ici dans tout son dynamisme extrêmement actif. Ce n’est donc pas sans raison qu’on peut parler de volontarisme salésien.

Motiver et fortifier le cœur
            François de Sales a été reconnu comme un authentique éducateur de la volonté. Dire qu’il fut un éducateur du cœur humain signifie à peu près la même chose, si l’on y ajoute la nuance affective qui s’attache à la conception salésienne du cœur. Pour être efficace, l’éducation, comme d’ailleurs toute forme d’intervention à l’égard de soi et d’autrui, doit toucher le grand ressort de la personne : il faut « émouvoir la volonté », en l’attirant au bien, à la vérité et à la beauté, en somme lui proposer des valeurs et les faire désirer.
Un bon pédagogue sait que pour amener son élève au but qu’il lui propose, que ce soit le savoir ou la vertu, il est indispensable de lui présenter un projet qui mobilise ses énergies. François de Sales se révèle ici un maître dans l’art de la motivation, par exemple quand il enseigne à sa fille spirituelle, Jeanne de Chantal, une de ses maximes favorites : « Il faut tout faire par amour et rien par force ». Dans le Trité il affirme que « la délectation ouvre le cœur », alors que « la tristesse le resserre ». Car l’amour est la vie du cœur.
Cependant, la force ne doit pas manquer. Car une fois que le cœur s’est laissé attirer par un bien, il doit mettre en œuvre toute son énergie pour le conquérir. Quand Philothée sera tentée par la vanité, l’avarice ou les plaisirs, elle devra « fortifier son cœur » contre toutes ces tentations. Les deux dimensions de la volonté, affective et effective, se trouvent souvent mélangées l’une avec l’autre chaque fois qu’il parle du cœur humain, c’est-à-dire très souvent.
Saint François de Sales veut un cœur « doux et paisible », mais il n’aime pas la « tendreté de cœur » qui est recherche de soi et demande la « fermeté de cœur » dans l’action. « À cœur vaillant, rien d’impossible », écrit-il à une correspondante pour l’encourager dans ses résolutions. Il veut un « cœur d’homme », en même temps qu’un cœur « souple, maniable et soumis, aisé à condescendre en toutes choses permises », un « cœur doux à l’endroit du prochain et humble à l’endroit de son Dieu », et en même temps « généreusement relevé ». Au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde » l’évêque de Genève souhaitait « un cœur généreux » et « un cœur vigoureux » qui sache gouverner ses désirs.
Il s’agit, en somme, de parvenir à la maîtrise de soi, en vue de se posséder soi-même. Parlant de la vertu de patience, il écrit : « C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes ».
Le chemin indiqué par saint François de Sales est un chemin vers l’autonomie du moi, garantie par la prédominance de la volonté libre et raisonnable, mais une autonomie gouvernée par l’amour souverain.

Photo : Portrait de Saint François de Sales dans la Basilique du Sacré-Cœur de Jésus à Rome. Œuvre sur toile réalisée par le peintre romain Attilio Palombi et offerte par le cardinal Lucido Maria Parocchi.




Le Vénérable père Carlo Crespi, « témoin et pèlerin d’espérance »

Le père Carlo Crespi, missionnaire salésien en Équateur, a vécu sa vie en se consacrant à la foi et à l’espérance. Ces dernières années, dans le sanctuaire de Marie Auxiliatrice, il a réconforté les fidèles, insufflant de l’optimisme même dans les moments de crise. Sa pratique exemplaire des vertus théologales, mise en évidence par le témoignage de ceux qui l’ont connu, s’est également exprimée dans son engagement pour l’éducation : en fondant des écoles et des instituts, il a offert aux jeunes de nouvelles perspectives. Son exemple de résilience et de dévouement continue d’éclairer le chemin spirituel et humain de la communauté. Son héritage perdure et inspire des générations de croyants.

            Au cours des dernières années de sa vie, le père Carlo Crespi (Legnano, 29 mai 1891 – Cuenca, 30 avril 1982), missionnaire salésien en Équateur, avait progressivement relégué au second plan les aspirations universitaires de sa jeunesse. Il va à l’essentiel et sa croissance spirituelle apparaît irrésistible. On le voit dans le sanctuaire de Marie Auxiliatrice, diffusant la dévotion à la Vierge, confessant et conseillant des files interminables de fidèles. Pour lui les horaires, les repas et même le sommeil ne comptent plus. Comme il l’a fait de manière exemplaire toute sa vie, il garde les yeux fixés sur les biens éternels, qui apparaissent maintenant plus proches que jamais.
            Il avait cette espérance eschatologique liée aux attentes de l’homme dans la vie et au-delà de la mort, et qui influençait de manière significative sa vision du monde et son comportement quotidien. Selon saint Paul, l’espérance est un ingrédient indispensable pour une vie qui se donne, qui grandit en collaborant avec les autres et en développant sa propre liberté. L’avenir devient ainsi une tâche collective qui nous fait grandir en tant que personnes. Sa présence nous invite à regarder l’avenir avec un sentiment de confiance, d’initiative et de connexion avec les autres.
            Telle était l’espérance du Vénérable père Crespi ! Une grande vertu qui, comme les bras d’un joug, soutient la foi et la charité ; comme le bras transversal de la croix est le trône du salut, est le support du serpent salutaire élevé par Moïse dans le désert ; pont de l’âme pour prendre le vol dans la lumière.
            Le niveau exceptionnel atteint par le père Crespi dans la pratique de toutes les vertus a été souligné, de manière concordante, par les témoins entendus au cours de l’Enquête diocésaine de sa Cause de béatification, mais il ressort également de l’analyse attentive des documents et des événements biographiques du père Carlo Crespi. Sa façon d’exercer les vertus chrétiennes a été, de l’avis de ceux qui l’ont connu, non seulement hors du commun, mais aussi sans faille tout au long de sa longue vie. Les gens le suivaient fidèlement parce que dans son quotidien transparaissait, presque naturellement, l’exercice des vertus théologales, parmi lesquelles l’espérance jouait un rôle de premier plan dans les nombreux moments de difficulté. Il a semé l’espérance dans le cœur des gens et a vécu cette vertu au plus haut degré.
            Lorsque l’école « Cornelio Merchan » fut détruite par un incendie, il pleura lui aussi devant les ruines fumantes, mais au peuple accouru en larmes il manifesta une espérance constante et hors du commun en encourageant tout le monde : « Pachilla n’existe plus, mais nous en construirons une meilleure et les enfants seront plus heureux et plus contents ». De ses lèvres n’est jamais sorti un mot d’amertume ou de douleur pour la perte subie.
            À l’école de Don Bosco et de Maman Marguerite, il a vécu et témoigné de l’espérance en plénitude. Confiant dans le Seigneur et espérant dans la Divine Providence, il a réalisé de grandes œuvres et de grands services sans budget, même s’il n’a jamais manqué d’argent. Il n’avait pas le temps de s’agiter ou de désespérer, son attitude positive donnait confiance et espérance aux autres.
            Don Carlo a souvent été décrit comme un homme au cœur plein d’optimisme et d’espérance face aux grandes souffrances de la vie, parce qu’il était enclin à relativiser les événements humains, même les plus difficiles. Au milieu de son peuple, il était témoin et pèlerin d’espérance sur le chemin de la vie !
            Pour comprendre de quelle manière et dans quels domaines de la vie du Vénérable la vertu de l’espérance a trouvé une expression concrète, il faut lire le récit édifiant fait par le père Carlo Crespi lui-même dans une lettre, envoyée de Cuenca en 1925, au Recteur Majeur Don Filippo Rinaldi. En réponse à une demande insistante, il relate un épisode qu’il avait vécu personnellement. En consolant une femme kivara pour la perte prématurée de son fils, il lui annonce la bonne nouvelle de la vie sans fin : « Ému jusqu’aux larmes, je me suis approché de la vénérable fille de la forêt aux cheveux défaits volant au vent. Je l’ai assurée que son fils avait eu une bonne mort, qu’avant de mourir, il n’avait eu sur les lèvres que le nom de sa mère lointaine, qu’il avait eu une sépulture dans un cercueil spécial, et que son âme avait certainement été recueillie par le grand Dieu au Paradis […]. J’ai donc pu échanger tranquillement quelques mots avec elle, et jeter dans ce cœur brisé le doux baume de la Foi et de l’Espérance chrétiennes ».
            La pratique de la vertu d’espérance a grandi en lui en même temps que les autres vertus chrétiennes qu’elle stimulait. Il a été un homme riche de foi, d’espérance et de charité.
            Lorsque la situation socio-économique de Cuenca au XXe siècle s’est considérablement détériorée, avec d’importantes répercussions sur la vie de la population, il a eu l’intuition qu’en formant les jeunes d’un point de vue humain, culturel et spirituel, il sèmerait en eux l’espérance en une vie et un avenir meilleurs, contribuant à changer le sort de toute la société.
            Le père Crespi a donc pris de nombreuses initiatives en faveur de la jeunesse de Cuenca, en commençant tout d’abord par l’éducation scolaire. L’École Populaire Salésienne « Cornelio Merchán », le Collège Normal Orientaliste destiné aux enseignants salésiens, la fondation des écoles d’arts et métiers devenues par la suite le « Técnico Salesiano » et l’Institut Technologique Supérieur, et pour finir l’Université Polytechnique Salésienne, toutes ces fondations confirment le désir du Serviteur de Dieu d’offrir à la population de Cuenca des perspectives meilleures et plus nombreuses en vue d’une croissance spirituelle, humaine et professionnelle. Les jeunes et les pauvres, considérés avant tout comme des enfants de Dieu destinés à la béatitude éternelle, ont donc été rejoints par le père Crespi à travers une promotion humaine et sociale capable de confluer dans une dynamique plus large, celle du salut.
            Tout cela a été réalisé par lui avec peu de moyens économiques, mais une intarissable espérance dans l’avenir des jeunes. Il a travaillé activement sans perdre de vue le but ultime de sa mission : la vie éternelle. C’est précisément dans ce sens que le père Carlo Crespi a compris la vertu théologale de l’espérance et c’est à travers cette perspective qu’il fit passer tout son sacerdoce.
            La réaffirmation de la vie éternelle a sans aucun doute été l’un des thèmes centraux abordés dans les écrits du père Carlo Crespi. Cette donnée nous permet de saisir l’évidente importance qu’il accordait à la vertu de l’espérance. Cette donnée montre clairement comment la pratique de cette vertu a constamment imprégné le parcours terrestre du Serviteur de Dieu.
            Même la maladie n’a pu éteindre l’inépuisable espérance qui a toujours animé le père Crespi.
            Peu avant de clore son existence terrestre, Don Carlo a demandé qu’on lui mette un crucifix dans les mains. Sa mort est survenue le 30 avril 1982 à 17h30 à la Clinique Santa Inés de Cuenca à la suite d’une bronchopneumonie et d’une crise cardiaque.
            Le médecin personnel du Vénérable Serviteur de Dieu pendant 25 ans et jusqu’à la mort, a été le témoin direct de la sérénité et de la conscience avec lesquelles le père Crespi a vécu la rencontre tant attendue avec Jésus après avoir vécu toute sa vie le regard tourné vers le ciel.
            Dans le procès de canonisation on lit son témoignage : « Pour moi, un signe spécial est précisément sa façon très humaine et très simple de communiquer avec nous, en riant et en plaisantant. Mais quand il a vu que les portes de l’éternité étaient ouvertes et que peut-être la Vierge l’attendait, il nous a fait taire et il nous a fait tous prier ».

Carlo Riganti
Président de l’Association Carlo Crespi




La radicalité évangélique du Bienheureux Istvan Sandor

Stefano Sándor (Szolnok 1914 – Budapest 1953) est un martyr coadjuteur salésien. Jeune homme joyeux et dévot, après ses études en métallurgie, il entra chez les Salésiens, devenant maître typographe et guide pour les jeunes. Il anima des oratoires, fonda la Jeunesse Ouvrière Catholique et transforma les tranchées et les chantiers en « oratoires festifs ». Lorsque le régime communiste confisqua les œuvres ecclésiales, il continua clandestinement à éduquer et à sauver des jeunes et des machines ; arrêté, il fut pendu le 8 juin 1953. Enraciné dans l’Eucharistie et dans la dévotion à Marie, il incarna la radicalité évangélique de Don Bosco avec un dévouement éducatif, un courage et une foi inébranlable. Béatifié par le pape François en 2013, il demeure un modèle de sainteté laïque salésienne.

1. Notes biographiques
            Istvan (Étienne) Sandor est né à Szolnok, en Hongrie, le 26 octobre 1914 de Istvan et Maria Fekete, premier de trois frères. Son père était employé aux Chemins de fer de l’État ; sa mère était femme au foyer. Tous deux ont transmis à leurs enfants un profond sens religieux.  Étienne fit ses études dans sa ville, obtenant son diplôme de technicien en métallurgie. Dès son jeune âge, il était estimé par ses camarades, il était joyeux, sérieux et gentil. Il aidait ses petits frères à étudier et à prier, en donnant lui-même l’exemple. Il a fait sa confirmation avec ferveur, s’engageant à imiter son saint protecteur et saint Pierre. Il assistait chaque jour à la messe célébrée par les pères franciscains, et recevait l’Eucharistie.
            Il connut Don Bosco en lisant le Bulletin Salésien. Il s’est immédiatement senti attiré par le charisme salésien. Il en parla à son directeur spirituel, exprimant le désir d’entrer dans la Congrégation salésienne. Il en parla également à ses parents, qui lui ont refusé leur consentement et ont cherché par tous les moyens à l’en dissuader. Mais Étienne réussit à les convaincre, et en 1936, il fut accepté au Clarisseum, siège des Salésiens à Budapest, où en deux ans, il a fait son aspirantat. Il suivit des cours de technicien imprimeur à l’imprimerie « Don Bosco ». Il commença son noviciat, qu’il dut interrompre en raison de son appel sous les drapeaux.
            En 1939, il obtint son congé définitif et, après un an de noviciat, il prononça sa première profession le 8 septembre 1940 en tant que salésien coadjuteur. Affecté au Clarisseum, il s’engagea activement dans l’enseignement dans les cours professionnels. Il fut également chargé de l’assistance à l’oratoire, qu’il dirigea avec enthousiasme et compétence. Il a été le promoteur de la Jeunesse Ouvrière Catholique. Son groupe a été reconnu comme le meilleur du mouvement. À l’exemple de Don Bosco, il s’est montré un éducateur modèle. En 1942, il fut rappelé au front et reçut une médaille d’argent pour sa valeur militaire. La tranchée était pour lui un oratoire festif qu’il animait salésiennement, réconfortant ses camarades de service. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea dans la reconstruction matérielle et morale de la société, se consacrant en particulier aux jeunes les plus pauvres, qu’il rassemblait en leur enseignant un métier. Le 24 juillet 1946, il prononça sa profession perpétuelle. En 1948, il obtint le titre de maître-imprimeur. À la fin de ses études, les élèves d’Istvan étaient embauchés dans les meilleures imprimeries de la capitale Budapest et de la Hongrie.
            Lorsqu’en 1949, sous Mátyás Rákosi, l’État nationalisa les biens ecclésiastiques et que les persécutions contre les écoles catholiques ont commencé, obligeant celles-ci à fermer leurs portes, Sandor essaya de sauver ce qui pouvait l’être, au moins quelques machines à imprimer et quelques meubles qui avaient coûté tant de sacrifices. Tout d’un coup, les religieux se sont retrouvés sans rien, tout était devenu propriété de l’État. Le stalinisme de Rákosi continua à s’acharner sur les religieux, qui furent dispersés. Sans maison, sans travail, sans communauté, beaucoup se sont retrouvés dans la clandestinité. Ils se sont adaptés en faisant de tout : balayeurs, agriculteurs, manœuvres, porteurs, serviteurs… Même Étienne a dû « disparaître », laissant son imprimerie devenue célèbre. Au lieu de se réfugier à l’étranger, il est resté dans son pays pour sauver la jeunesse hongroise. Pris sur le fait (il essayait de sauver des machines à imprimer), il dut fuir rapidement et rester caché pendant plusieurs mois. Puis, sous un autre nom, il réussit à se faire embaucher dans une usine de détergents de la capitale, tout en continuant, intrépide et clandestinement, son apostolat, sachant que c’était une activité strictement interdite. En juillet 1952, il fut arrêté sur son lieu de travail et n’a plus été revu par ses confrères. Un document officiel atteste de son procès et de sa condamnation à mort, exécutée par pendaison le 8 juin 1953.
            La phase diocésaine de la Cause de martyre a commencé à Budapest le 24 mai 2006 et s’est terminée le 8 décembre 2007. Le 27 mars 2013, le pape François a autorisé la Congrégation des Causes des Saints à promulguer le Décret de martyre et à célébrer le rite de béatification, qui a eu lieu le samedi 19 octobre 2013 à Budapest.

2. Témoignage original de sainteté salésienne
            Ces notes rapides sur la biographie de Sandor nous ont introduits au cœur de son parcours spirituel. En contemplant la physionomie que la vocation salésienne a prise en lui, marquée par l’action de l’Esprit et maintenant proposée par l’Église, nous découvrons certains traits de cette sainteté : le sens profond de Dieu et la disponibilité pleine et sereine à sa volonté, l’attraction pour Don Bosco et l’appartenance cordiale à la communauté salésienne, la présence animatrice et encourageante parmi les jeunes, l’esprit de famille, la vie spirituelle et de prière cultivée personnellement et partagée avec la communauté, la totale consécration à la mission salésienne vécue dans le dévouement aux apprentis et aux jeunes travailleurs, aux garçons de l’oratoire et à l’animation des groupes de jeunes. Il s’agit d’une présence active dans le monde éducatif et social, toute animée par la charité du Christ qui le pousse intérieurement !
            Certains de ses gestes ont quelque chose d’héroïque et d’insolite, jusqu’au don suprême de la vie pour le salut de la jeunesse hongroise. « Un jeune voulait sauter dans le tram qui passait devant la maison salésienne. En faisant un mouvement maladroit, il tomba sous le véhicule. La voiture s’est arrêtée trop tard et une roue le blessa profondément à la cuisse. Une grande foule arriva pour regarder la scène sans intervenir, tandis que le pauvre malheureux était sur le point de se vider de son sang. À ce moment-là, la porte du collège s’ouvrit et Pista (nom familier d’Istvan) sortit en courant avec une civière sous le bras. Il jeta sa veste par terre, se glissa sous le tram et sortit le jeune avec prudence, serra sa ceinture autour de la cuisse ensanglantée et coucha le garçon sur la civière. À ce moment-là, l’ambulance est arrivée. La foule a acclamé Pista avec enthousiasme. Il a rougi, mais n’a pas pu cacher la joie d’avoir sauvé la vie de quelqu’un ».
            Un de ses élèves se souvient également : « Un jour, je suis tombé gravement malade de la fièvre typhoïde. À l’hôpital d’Újpest, tandis qu’à mon chevet mes parents s’inquiétaient pour ma vie, Étienne Sandor s’est proposé pour me donner son sang, si c’était nécessaire. Ce geste de générosité a beaucoup ému ma mère et toutes les personnes autour de moi ».
            Bien que plus de soixante ans se soient écoulés depuis son martyre et que l’évolution de la Vie Consacrée, de l’expérience salésienne, de la vocation et de la formation du salésien coadjuteur ait été profonde, le chemin salésien vers la sainteté tel qu’il a été tracé par Étienne Sandor est un signe et un message qui ouvre des perspectives pour aujourd’hui. C’est ainsi que se réalise l’affirmation des Constitutions salésiennes : « Les confrères qui ont vécu ou vivent pleinement le projet évangélique des Constitutions sont pour nous un stimulant et une aide dans le chemin de sanctification ». Sa béatification indique concrètement cette « haute mesure de la vie chrétienne ordinaire » indiquée par Jean-Paul II dans sa lettre apostolique Novo Millennio Ineunte.

2.1. Sous l’étendard de Don Bosco
            Il est toujours intéressant d’essayer de découvrir dans le plan mystérieux que le Seigneur tisse pour chacun de nous le fil conducteur de toute l’existence. En une formule synthétique, le secret qui a inspiré et guidé tous les pas de la vie d’Istvan Sandor peut se résumer par ces mots : à la suite de Jésus, avec Don Bosco et comme Don Bosco, partout et toujours. Dans l’histoire vocationnelle d’Istvan, Don Bosco fait irruption de manière originale et avec les traits typiques d’une vocation bien identifiée, comme l’a écrit le curé franciscain en présentant le jeune Étienne : « Ici à Szolnok, dans notre paroisse, nous avons un jeune qui est très bien. Il s’appelle Istvan Sandor dont je suis le père spirituel. Après avoir terminé l’école technique, il a appris le métier dans une école de métallurgie. Il communie quotidiennement et aimerait entrer dans un ordre religieux. Chez nous, nous n’aurions aucune difficulté, mais il aimerait entrer chez les Salésiens en tant que frère laïc ».
            Ce jugement élogieux du curé et directeur spirituel met en évidence plusieurs choses : le travail et la prière comme traits typiques de la vie salésienne, un chemin spirituel persévérant et constant avec un guide spirituel, l’apprentissage du métier de typographe dans lequel il se perfectionnera et se spécialisera avec le temps.
            Il avait connu Don Bosco par le biais du Bulletin Salésien et des publications salésiennes de Rákospalota. De ce contact à travers la presse salésienne est peut-être née sa passion pour l’imprimerie et pour les livres. Dans la lettre au Provincial des Salésiens de Hongrie, don János Antal, où il demande à être accepté parmi les fils de Don Bosco, il déclarait : « Je sens la vocation d’entrer dans la Congrégation salésienne. Partout il faut travailler ; sans travail, on ne peut atteindre la vie éternelle. J’aime travailler ».
            Dès le début, on voit chez lui la volonté forte et décidée de persévérer dans la vocation reçue, comme cela se produira effectivement par la suite. Lorsque le 28 mai 1936, il a fait sa demande d’admission au noviciat salésien, il déclare avoir « connu la Congrégation salésienne et avoir été toujours plus confirmé dans sa vocation religieuse, avec l’espoir de pouvoir persévérer sous l’étendard de Don Bosco ». En quelques mots, Sandor exprime une conscience vocationnelle de haut niveau : connaissance expérientielle de la vie et de l’esprit de la Congrégation, confirmation d’un choix juste et irréversible, assurance pour l’avenir d’être fidèle sur le champ de bataille qui l’attend.
            Le procès-verbal de l’admission au noviciat, en langue italienne (2 juin 1936), qualifie unanimement l’expérience qu’il a vécue dans l’aspirantat : « A eu un excellent résultat, est diligent, de bonne piété et s’est offert de lui-même pour l’oratoire festif, s’est montré pratique, de bon exemple, a reçu le certificat d’imprimeur, sans en avoir encore la parfaite maîtrise ». Ce sont déjà les traits qui, consolidés par la suite au noviciat, définiront la physionomie de religieux salésien laïc : style de vie exemplaire, généreuse disponibilité à la mission salésienne, compétence dans la profession d’imprimeur.
            Le 8 septembre 1940, il prononce sa profession religieuse en tant que salésien coadjuteur. De ce jour de grâce nous rapportons une lettre écrite par Pista, comme il était familièrement appelé, à ses parents : « Chers parents, j’ai à vous faire part d’un événement important pour moi et qui laissera une empreinte indélébile dans mon cœur. Le 8 septembre, par la grâce de Dieu et avec la protection de la Sainte Vierge, je me suis engagé par la profession à aimer et à servir Dieu. À la fête de la Vierge Marie, j’ai célébré mes noces avec Jésus et je lui ai promis par le triple vœu d’être à Lui, de ne jamais me détacher de Lui et de persévérer dans la fidélité à Lui jusqu’à la mort. Je vous prie donc de ne pas m’oublier dans vos prières et dans vos Communions, en faisant des vœux pour que je puisse rester fidèle à ma promesse faite à Dieu. Vous pouvez imaginer que ce fut pour moi un jour joyeux comme jamais dans ma vie. Je pense que je n’aurais pas pu faire à la Vierge un cadeau d’anniversaire plus agréable que le don de moi-même. J’imagine que le bon Jésus vous a regardés avec des yeux affectueux, étant donné que c’est vous qui m’avez donné à Dieu… Salutations affectueuses à tous. PISTA ».

2.2. Dévouement absolu à la mission
            « La mission donne à toute notre existence sa tonalité concrète… », disent les Constitutions salésiennes. Istvan Sandor a vécu la mission salésienne dans le domaine qui lui avait été confié, incarnant la charité pastorale éducative en tant que salésien coadjuteur, dans le style de Don Bosco. Sa foi l’a conduit à voir Jésus dans les jeunes apprentis et travailleurs, dans les garçons de l’oratoire, dans ceux de la rue.
            Dans l’industrie typographique, la compétence dans l’administration est considérée comme une tâche essentielle. Istvan Sandor était chargé de la direction, de la formation pratique et spécifique des apprentis et de la fixation des prix des produits typographiques. L’imprimerie « Don Bosco » jouissait d’un grand prestige dans tout le pays. Faisaient partie des éditions salésiennes le Bulletin Salésien, la Jeunesse Missionnaire, des revues pour la jeunesse, le Calendrier Don Bosco, des livres de dévotion et l’édition en traduction hongroise des écrits officiels de la Direction Générale des Salésiens. C’est dans cet environnement que Istvan Sandor a commencé à aimer les livres catholiques. Il ne se contentait pas de les préparer pour l’impression, mais il les étudiait aussi.
            Dans le service de la jeunesse, il était également responsable de l’éducation collégiale des jeunes. C’était aussi une tâche importante, en plus de leur formation technique. Il était indispensable de discipliner les jeunes, en phase de développement vigoureux, avec une fermeté affectueuse. À chaque moment de la période d’apprentissage, il les accompagnait comme un grand frère. Istvan Sandor se distinguait par une forte personnalité : il possédait une excellente formation spécifique, accompagnée de discipline, de compétence et d’esprit communautaire.
            Il ne se contentait pas d’un seul travail déterminé, mais se rendait disponible à chaque nécessité. Il assurait la tâche de sacristain de la petite église du Clarisseum et s’occupait de la direction du « Petit Clergé ». La preuve de sa capacité de résistance a également été son engagement spontané et travail bénévole dans l’oratoire florissant, fréquenté régulièrement par les jeunes des deux banlieues d’Újpest et de Rákospalota. Il aimait jouer avec les garçons ; lors des matchs de football, il faisait l’arbitre avec grande compétence.

2.3. Religieux éducateur
            Istvan Sandor fut un éducateur de la foi pour chaque personne, confrère et jeune, surtout dans les moments d’épreuve et à l’heure du martyre. Il avait fait de la mission auprès des jeunes son espace éducatif, où il vivait quotidiennement les critères du Système Préventif de Don Bosco – raison, religion, amour – dans la proximité et l’assistance affectueuse aux jeunes travailleurs, en aidant à comprendre et à accepter les situations de souffrance, dans le témoignage vivant de la présence du Seigneur et de son amour indéfectible.
            À Rákospalota, Istvan Sandor se consacra avec zèle à la formation des jeunes typographes et à l’éducation des jeunes de l’oratoire et des « Pages du Sacré-Cœur ». Sur tous ces fronts, il manifestait un sens aigu du devoir, vivant avec une grande responsabilité sa vocation religieuse et se caractérisant par une maturité qui suscitait admiration et estime. « Pendant son activité typographique, il vivait consciencieusement sa vie religieuse, sans aucune volonté d’apparaître. Il pratiquait les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance avec un grand naturel. Dans ce domaine, sa seule présence valait un témoignage, sans dire un mot. Même les élèves reconnaissaient son autorité, grâce à ses manières fraternelles. Il mettait en pratique tout ce qu’il disait ou demandait aux élèves, et personne ne pensait à le contredire de quelque manière que ce soit ».
            György Érseki connaissait les Salésiens depuis 1945 et, après la Seconde Guerre mondiale, il alla habiter à Rákospalota, au Clarisseum. Il connut Istvan Sandor jusqu’en 1947. Pour cette période, il nous offre non seulement un aperçu de l’activité multiple du jeune coadjuteur, typographe, catéchiste et éducateur de la jeunesse, mais aussi une lecture profonde, d’où émerge la richesse spirituelle et la capacité éducative de Istvan : « Istvan Sandor était une personne très douée par nature. En tant que pédagogue, je peux attester et confirmer sa capacité d’observation et sa personnalité polyvalente. C’était un bon éducateur et il parvenait à gérer les jeunes, un par un, de manière optimale, choisissant le ton approprié à chacun. Il y a encore un détail appartenant à sa personnalité : il considérait chaque travail comme un devoir sacré, consacrant toute son énergie à la réalisation de ce but sacré, sans efforts et avec un grand naturel. Grâce à une intuition innée, il parvenait à saisir l’atmosphère et à l’influencer positivement. […] Il avait un caractère fort en tant qu’éducateur ; il s’occupait de chacun individuellement. Il s’intéressait à nos problèmes personnels, réagissant toujours de la manière la plus adaptée à nous. C’est ainsi qu’il réalisait les trois principes de Don Bosco : la raison, la religion et l’amour… Les coadjuteurs salésiens ne portaient pas la soutane en dehors du contexte liturgique, mais l’apparence extérieure de Istvan Sandor le distinguait de la masse des gens. En ce qui concerne son activité d’éducateur, il ne recourait jamais à la punition physique, interdite selon les principes de Don Bosco, contrairement à d’autres enseignants salésiens plus impulsifs, incapables de se maîtriser et qui parfois donnaient des gifles. Les élèves apprentis qui lui étaient confiés formaient une petite communauté au sein du collège, bien que différents les uns des autres du point de vue de l’âge et de la culture. Ils mangeaient à la cantine avec les autres étudiants, où on lisait habituellement la Bible pendant les repas. Naturellement, Istvan Sandor était également présent. Grâce à sa présence, le groupe d’apprentis industriels était toujours le plus discipliné… Istvan Sandor resta toujours jeune d’esprit, montrant une grande compréhension envers les jeunes. Saisissant leurs problèmes, il transmettait des messages positifs et savait les conseiller tant sur le plan personnel qu’au plan religieux. Sa personnalité révélait une grande ténacité et résistance au travail ; même dans les situations les plus difficiles, il restait fidèle à ses idéaux et à lui-même. Le collège salésien de Rákospalota abritait une grande communauté, nécessitant un travail avec les jeunes à plusieurs niveaux. Dans le collège, à côté de la typographie, vivaient des jeunes salésiens en formation, qui étaient en étroite relation avec les coadjuteurs. Je me souviens des noms suivants : József Krammer, Imre Strifler, Vilmos Klinger et László Merész. Ces jeunes avaient des tâches différentes de celles d’Istvan Sandor et étaient également de caractère différent. Cependant, grâce à leur vie commune, ils connaissaient les problèmes, les vertus et les défauts les uns des autres. Istvan Sandor trouva toujours la mesure adéquate dans sa relation avec ces clercs. Istvan Sandor parvenait à trouver le ton fraternel pour les avertir, lorsqu’ils montraient quelques manquements, sans tomber dans le paternalisme. En fait, ce furent les jeunes clercs qui demandaient son opinion. À mon avis, il réalisa les idéaux de Don Bosco. Dès le premier moment de notre connaissance, Istvan Sandor représentait l’esprit qui caractérisait les membres de la Société Salésienne : sens du devoir, pureté, religiosité, sens pratique et fidélité aux principes chrétiens ».
            Un jeune de cette époque se souvient bien de l’esprit qui animait Istvan Sandor : « Mon premier souvenir de lui est lié à la sacristie du Clarisseum, où, en tant que sacristain principal, il exigeait l’ordre, imposait le sérieux dû à la situation, tout en restant toujours lui-même en nous donnant le bon exemple par son comportement. C’était l’une de ses caractéristiques de nous donner des directives d’un ton modéré, sans élever la voix, nous demandant poliment de faire notre devoir. Ce comportement spontané et amical nous a conquis. Nous l’aimions vraiment. Nous étions charmés par la naturel avec laquelle Istvan Sandor s’occupait de nous. Il nous enseignait, priait et vivait avec nous, témoignant de la spiritualité des coadjuteurs salésiens de cette époque. Nous, les jeunes, ne réalisions souvent pas à quel point ces personnes étaient spéciales, mais il se distinguait par son sérieux, qu’il manifestait à l’église, dans la typographie et même sur le terrain de jeu ».

3. Un reflet de Dieu par sa radicalité évangélique
            Ce qui donnait de la profondeur à tout cela – le dévouement à la mission et la capacité professionnelle et éducative – et qui frappait immédiatement ceux qui le rencontraient était la figure intérieure d’Istvan Sandor : celle d’un disciple du Seigneur, qui vivait à chaque instant sa consécration, dans l’union constante avec Dieu et dans la fraternité évangélique. Les témoignages du procès de canonisation décrivent une figure complète, avec cet équilibre salésien où les différentes dimensions se rejoignent dans une personnalité harmonieuse, unifiée et sereine, ouverte au mystère de Dieu vécu dans le quotidien.
            Un trait qui frappe par sa radicalité est le fait que dès le noviciat, tous ses compagnons, même ceux qui aspiraient au sacerdoce et étaient beaucoup plus jeunes que lui, l’estimaient et le voyaient comme un modèle à imiter. L’exemple de sa vie consacrée et la radicalité avec laquelle il vécut et témoigna des conseils évangéliques le distinguèrent toujours et partout, si bien qu’à de nombreuses occasions, même au temps de la prison, plusieurs pensaient qu’il était prêtre. Ce témoignage en dit long sur la singularité avec laquelle Istvan Sandor vécut toujours avec une claire identité sa vocation de salésien coadjuteur, mettant en évidence précisément le spécifique de la vie consacrée salésienne en tant que telle. Parmi les compagnons de noviciat, Gyula Zsédely parle ainsi d’Istvan Sandor : « Nous sommes entrés ensemble dans le noviciat salésien Saint-Étienne à Mezőnyárád. Notre maître fut Béla Bali. C’est là que j’ai passé un an et demi avec Istvan Sandor et j’ai été témoin oculaire de sa vie, modèle de jeune religieux. Bien qu’Istvan Sandor ait eu au moins neuf ou dix ans de plus que moi, il vivait avec ses compagnons de noviciat de manière exemplaire ; il participait aux pratiques de piété avec nous. Nous ne ressentions pas du tout la différence d’âge ; il était à nos côtés avec son affection fraternelle. Il nous édifiait non seulement par son bon exemple, mais aussi en nous donnant des conseils pratiques concernant l’éducation de la jeunesse. On voyait déjà à cette époque qu’il était prédestiné à cette vocation selon les principes éducatifs de Don Bosco… Son talent d’éducateur sautait aux yeux même de nous, novices, surtout lors des activités communautaires. Avec son charme personnel, il nous enthousiasmait à tel point que nous tenions pour acquis que nous pouvions affronter avec facilité même les tâches les plus difficiles. Le moteur de sa profonde spiritualité salésienne était la prière et l’Eucharistie, ainsi que la dévotion à Marie Auxiliatrice. Pendant le noviciat, qui dura un an, nous voyions en lui un bon ami. Il devint notre modèle aussi dans l’obéissance, car, étant le plus âgé, il fut mis à l’épreuve avec de petites humiliations, mais il les supporta avec une grande maîtrise de soi et sans montrer de signes de souffrance ou de ressentiment. À cette époque, malheureusement, il y avait un des supérieurs qui s’amusait à humilier les novices, mais Istvan Sandor sut bien résister. Sa grandeur d’esprit, ancrée dans la prière, était perceptible par tous ».
            En voyant l’intensité avec laquelle Istvan Sandor vivait sa foi, dans une union continuelle à Dieu, on découvre un témoignage évangélique exemplaire, que nous pouvons bien définir comme un « reflet de Dieu » : « Il me semble que son attitude intérieure est née de la dévotion à l’Eucharistie et à la Vierge, qui avait également transformé la vie de Don Bosco. Lorsqu’il s’occupait de nous, « Petit Clergé », il ne donnait pas l’impression d’exercer un métier ; ses actions manifestaient la spiritualité d’une personne capable de prier avec une grande ferveur. Pour moi et pour mes camarades, « Monsieur Sandor » était un idéal et nous ne pensions même pas que tout ce que nous avons vu et entendu était une mise en scène superficielle. Je pense que seule sa vie intime de prière a pu alimenter un tel comportement lorsque, encore très jeune confrère, il avait compris et pris au sérieux la méthode d’éducation de Don Bosco ».
            La radicalité évangélique s’est exprimée sous différentes formes au cours de la vie religieuse d’Istvan Sandor :
            – Dans le fait d’attendre patiemment le consentement des parents pour entrer chez les Salésiens.
            – En attendant à chaque étape de sa vie religieuse : avant d’être admis au noviciat, il a dû faire l’aspirantat ; admis au noviciat, il a dû l’interrompre pour faire son service militaire ; la demande pour la profession perpétuelle, d’abord acceptée, sera reportée après une période supplémentaire de vœux temporaires.
            – Dans les dures expériences du service militaire et au front. La confrontation avec un environnement qui tendait de nombreuses embûches à sa dignité d’homme et de chrétien renforça chez ce jeune novice la décision de suivre le Seigneur, d’être fidèle à son choix de Dieu, coûte que coûte. En effet, il n’y a pas de discernement plus dur et plus exigeant que celui d’un noviciat mis à l’épreuve et testé dans les tranchées de la vie militaire.
            – Dans les années de suppression et ensuite de prison, jusqu’à l’heure suprême du martyre.
            Tout cela révèle le regard de foi qui accompagnera toujours l’histoire d’Istvan : la prise de conscience que Dieu est présent et agit pour le bien de ses enfants.

Conclusion
            De la naissance jusqu’à la mort, Istvan Sandor fut un homme profondément religieux, qui dans toutes les circonstances de la vie répondit avec dignité et cohérence aux exigences de sa vocation salésienne. C’est ainsi qu’il vécut durant la période de l’aspirantat et de la formation initiale, dans son travail de typographe, comme animateur de l’oratoire et de la liturgie, durant le temps de la clandestinité et de l’incarcération, jusqu’aux moments qui précédèrent sa mort. Désireux, dès sa jeunesse, de se consacrer au service de Dieu et de ses frères dans la généreuse tâche de l’éducation des jeunes selon l’esprit de Don Bosco, il fut capable de cultiver un esprit de force et de fidélité à Dieu et à ses frères qui lui permit, au moment de l’épreuve, de résister, d’abord aux situations de conflit puis à l’épreuve suprême du don de la vie.
            Je voudrais souligner le témoignage de radicalité évangélique offert par ce confrère. En reconstruisant le profil biographique d’Istvan Sandor on aperçoit un réel et profond chemin de foi, commencé dès son enfance et sa jeunesse, renforcé par la profession religieuse salésienne et consolidé dans sa vie exemplaire de salésien coadjuteur. On note en particulier une vocation consacrée authentique, animée selon l’esprit de Don Bosco par un zèle intense et fervent pour le salut des âmes, surtout des jeunes. Même les périodes les plus difficiles, telles que le service militaire et l’expérience de la guerre, n’entamèrent pas le comportement moral et religieux intègre du jeune coadjuteur. C’est sur cette base qu’Istvan Sandor subira le martyre sans hésitations ni doutes.
            La béatification d’Istvan Sandor engage toute la Congrégation dans la promotion de la vocation du salésien coadjuteur, accueillant son témoignage exemplaire et invoquant de manière communautaire son intercession pour cette intention. En tant que salésien laïc, il réussit à donner le bon exemple même aux prêtres, tant par son activité au milieu des jeunes que par sa vie religieuse exemplaire. C’est un modèle pour les jeunes consacrés, dans sa manière d’affronter les épreuves et les persécutions sans accepter de compromis. Les causes auxquelles il se consacra, la sanctification du travail chrétien, l’amour pour la maison de Dieu et l’éducation de la jeunesse sont encore aujourd’hui une mission fondamentale de l’Église et de notre Congrégation.
            En tant qu’éducateur exemplaire des jeunes, en particulier des apprentis et des jeunes travailleurs, et en tant qu’animateur de l’oratoire et des groupes de jeunes, il nous sert d’exemple et de stimulant dans notre engagement à annoncer aux jeunes l’Évangile de la joie à travers la pédagogie de la bonté.