Saint François de promoteur de culture

Pasteur d’un diocèse composé dans son immense majorité de villageois et de montagnards analphabètes, héritiers d’une culture ancestrale et pratique, François de Sales se fit aussi le promoteur d’une culture savante auprès de l’élite intellectuelle. Pour transmettre le message dont il était porteur, il comprit qu’il fallait connaître son public et tenir compte de ses besoins et de ses goûts. Quand il parlait aux gens et surtout quand il écrivait à l’intention des personnes instruites, sa méthode était celle qu’il exposait dans la Préface du « Traité de l’amour de Dieu » : « Certes, j’ai eu en considération la condition des esprits de ce siècle, et je le devais : il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit ».

François de Sales et la culture populaire
            Issu d’une famille de la noblesse très liée à la terre, François de Sales n’a jamais été étranger à la culture populaire. Déjà l’environnement où il a grandi le rendait proche des gens du peuple, au point qu’il se rangeait lui-même volontiers parmi les « gros montagnards » au lever matinal. Au cours de ses visites pastorales, il se servait du patois, parlant familièrement « le gros langage du pays pour se mieux faire entendre ». Il est sûr en tout cas que le contact direct avec l’ensemble de la population donna à son expérience pastorale un caractère concret et chaleureux.
            Comme on le sait, la culture populaire s’exprime bien mieux sous la forme narrative que dans l’écrit. Faut-il rappeler que si un certain pourcentage de la population savait lire, la plupart ne savaient pas écrire ? Cependant, les livres des libraires établis et des colporteurs faisaient leur apparition, non seulement en ville, mais aussi dans les villages. Cette production de livrets bon marché devait nécessairement être très variée, la majorité relevant sans doute de la littérature populaire qui transmettait toute une sensibilité encore médiévale : vies de saints, romans de chevalerie, contes merveilleux, histoires de brigands ou almanachs avec leurs prévisions météorologiques et leurs conseils pratiques.
            Mais la culture populaire était véhiculée aussi à travers les rencontres de tous les jours et lors des fêtes, quand on allait boire et manger ensemble dans les tavernes et cabarets, notamment « en cas de noces, baptêmes, funérailles et confréries », durant les foires et les marchés. François de Sales a peut-être rendu un bon service à la société en ne boudant pas systématiquement toutes les manifestations de la convivialité et des réjouissances publiques, n’imposant des restrictions qu’aux ecclésiastiques tenus à la réserve.

Sagesse et savoir-faire
            Observateur sympathique de la nature et des gens, François de Sales a appris beaucoup à leur contact. La sagesse paysanne trouve sa place dans les œuvres de l’évêque de Genève : ce sont les paysans et ceux qui labourent la terre qui lui ont dit que lorsqu’il tombe de la neige en hiver, la récolte sera plus belle l’année suivante. Quant aux bergers et bouviers des montagnes, le soin qu’ils ont de leur troupeau est un exemple de zèle « pastoral ». Dans le monde des métiers, on découvre souvent un savoir-faire admirable :

Les laboureurs ne sèment les champs qu’après qu’ils les ont défrichés et qu’ils en ont ôté les épines ; les maçons n’emploient les pierres qu’après les avoir taillées ; les serruriers ne font usage du fer qu’après qu’ils l’ont battu ; les orfèvres ne se servent de l’or qu’après l’avoir purifié dans le creuset.

            L’humour n’est pas absent dans certaines histoires qu’il rapporte. Depuis l’antiquité, les barbiers passaient pour de grands bavards ; à l’un d’eux qui demandait à un roi : Comment voulez-vous que je vous fasse la barbe ? celui-ci répondit : « sans dire mot ». Le travail du menuisier réalise de petits miracles : avec un bout de bois tordu il est capable de faire « quelque beau chef-d’œuvre ». Les verriers, eux aussi, sont étonnants car ils créent des merveilles avec le souffle de leur bouche.
            Quant à l’art du typographe, il en comprenait toute l’importance, surtout pour des motifs religieux.  Dans une lettre au nonce à Turin en mai 1598 il se lamentait : « Il faudrait avoir un imprimeur à Annecy. Les hérétiques publient à chaque instant des livres très pernicieux, tandis que plusieurs ouvrages catholiques demeurent entre les mains de leurs auteurs parce qu’on ne peut les envoyer sûrement à Lyon, et qu’ils n’ont pas d’imprimeur à leur disposition ».

L’art et les artistes
            Dans le domaine des arts, le triomphe de la Renaissance resplendissait dans les œuvres inspirées de l’antiquité. François de Sales a pu les contempler lors de ses séjours en Italie et en France. À Rome, lors de son voyage en 1599, il a pu admirer la grande coupole de Saint-Pierre à peine achevée quelques années plus tôt, en notant que la Rome chrétienne n’avait rien à envier à la Rome païenne :

Dites-moi un peu, où est la mémoire de Néron ? Il ne s’en parle plus qu’en mal. Oh ! quelle est la mémoire du glorieux apôtre saint Pierre, pauvre pêcheur, déchaussé, dénué et simple ! Grand est le palais, la basilique, le monument de saint Pierre ; celle de Néron n’est plus rien.

            La sculpture classique faisait alors l’objet de la plus grande admiration au point, disait-il, que même « les pièces des statues anciennes sont gardées pour mémoire d’antiquité ». Lui-même mentionne plusieurs sculpteurs de l’antiquité, à commencer par Phidias : lui qui « ne représentait jamais rien si parfaitement que les divinités », « fit en Athènes une statue de Minerve, toute d’ivoire, haute de vingt-six coudées », et sur son bouclier « il grava avec tant d’art son visage de lui-même, qu’on ne pouvait ôter un seul brin de son image, dit Aristote, que toute la statue ne tombât défaite ». Voici Polyclète, « mon Polyclète, qui m’est si cher », disait-il, dont la « maîtresse main » s’exerçait sur l’airain. François de Sales évoque aussi le colosse de Rhodes, symbole de la providence divine, en qui il n’y a « ni changement ni ombre de vicissitude ».
            Voici maintenant les peintres fameux dont ont parlé Pline et Plutarque : Arélius, un homme qui « peignait toutes les faces des images qu’il faisait à l’air et ressemblance des femmes qu’il aimait » ; l’« unique Apelle », le peintre préféré d’Alexandre le Grand ; Timanthe, qui voilait la tête d’Agamemnon parce qu’il désespérait de pouvoir rendre la consternation répandue sur son visage à la mort de sa fille Iphigénie ; Protogénès, qui « fit l’excellent chef-d’œuvre d’un satyre admirable qui s’égayait à jouer du flageolet ».
            Il était surtout attiré par la peinture religieuse, vivement recommandée par son ancien directeur spirituel Possevin, qui lui fit parvenir son « charmant ouvrage » De poesi et pictura. Lui-même se considérait comme un peintre, car, écrit-il dans la préface de l’Introduction à la vie dévote, « Dieu veut que je peigne sur les cœurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encore sa très chère et bien-aimée dévotion ».
            François de Sales aimait aussi le chant et la musique. On sait qu’il faisait chanter des cantiques lors des catéchismes, mais on aimerait connaître ce qui se chantait dans sa cathédrale. Une fois dans une lettre, au lendemain d’une cérémonie où l’on avait chanté un texte du Cantique des Cantiques, il s’écriait : « Ah ! que cela fut bien chanté hier en notre église et dans mon cœur » ! Il connaissait et savait apprécier la différence des instruments : « Entre les instruments, les tambours et trompettes font plus de bruit, mais les luths et les épinettes font plus de mélodie ; le son des uns est plus fort, et l’autre plus suave et spirituel ».

L’Académie « florimontane » (1606)
            « La cité d’Annecy, écrivait pompeusement son neveu Charles-Auguste de Sales, était semblable à celle d’Athènes sous un si grand prélat que François de Sales, et sous un si grand président qu’Antoine Favre, et était habitée d’un grand nombre de docteurs, soit théologiens, soit jurisconsultes, soit bien versés en lettres humaines ».
            On s’est demandé comment a pu germer dans l’esprit de François de Sales l’idée de fonder avec son ami Antoine Favre à la fin de 1606 une académie que l’on appela « florimontane », « parce que les Muses fleurissaient parmi les montagnes de Savoie ». Nées en Italie à la fin du XIVe siècle, les académies avaient connu une grande diffusion au-delà des Alpes. Il ne faut pas oublier que les calvinistes de Genève avaient la leur et cela a dû compter beaucoup dans la création d’une rivale catholique.
            L’Académie florimontane avait son emblème : un oranger, arbre admiré par François de Sales parce que chargé de fleurs et de fruits presque en toute saison (flores fructusque perennes). De fait, expliquait François, « en Italie, sur la côte de Gênes, et encore en ces pays de France, comme en Provence, le long des rivages on le voit porter en toute saison ses feuilles, ses fleurs et ses fruits ».
            L’Académie se composait de savants et de maîtres reconnus, mais l’on prévoyait des cours publics qui lui donnaient des airs de petite université populaire. En effet, aux assemblées générales pouvaient participer « tous les braves maîtres des arts honnêtes, comme peintres, sculpteurs, menuisiers, architectes et semblables ».
            On devine que le but des deux fondateurs était de regrouper l’élite intellectuelle de la Savoie et de mettre les lettres, les sciences et les arts au service de la foi et de la piété selon l’idéal de l’humanisme chrétien. Les séances se tenaient dans la demeure d’Antoine Favre, où ses enfants participaient à l’accueil des hôtes. L’atmosphère avait donc quelque chose de familial. D’ailleurs, disait un article, « tous les académiciens entretiendront un amour mutuel et fraternel ».
            Les débuts de l’Académie furent brillants et semblaient prometteurs. En 1610, trois ans tout au plus après les débuts, Antoine Favre fut nommé président du Sénat de Savoie et partit pour Chambéry. L’évêque, de son côté, ne pouvait à lui seul maintenir l’Académie qui déclina et disparut. Mais si son existence fut éphémère, son rayonnement fut durable. Le projet culturel qui l’avait fait naître sera repris par les barnabites, arrivés au collège d’Annecy en 1614. On dit parfois que l’Académie florimontane a inspiré au cardinal Richelieu l’idée de l’Académie française.

Une affaire Galilée à Annecy ?
            Le collège d’Annecy possédait une célébrité en la personne du père Baranzano. Ce barnabite piémontais, acquis aux nouvelles théories scientifiques, était un professeur brillant qui suscitait l’admiration, voire l’enthousiasme de ses élèves. En 1617, ses disciples publièrent sans l’autorisation des supérieurs un résumé de ses cours, où il développait le système planétaire de Copernic ainsi que les idées de Galilée. Le livre en question suscita aussitôt un grand émoi, au point que l’auteur fut rappelé à Milan par ses supérieurs.
            En septembre 1617, Mgr de Sales écrivit une lettre à son supérieur général pour qu’il puisse revenir à Annecy, où il était « fort goûté » et se rendait « très utile ». Le désir de l’évêque fut exaucé et le père Baranzano rentra à Annecy dès la fin du mois d’octobre de la même année. Le religieux fit paraître en 1618 un opuscule pour réparer sa faute, mais on ne voit pas qu’il ait renoncé à ses idées.
            En 1619, il publia à Lyon les Novae opiniones physicae, tome premier de la deuxième partie d’une ambitieuse Summa philosophica anneciensis. L’évêque avait donné son approbation officielle à « cet ouvrage érudit d’un homme érudit », et en avait autorisé l’impression. À noter que Baranzano acquit une renommée internationale et qu’il fut en contact avec Francis Bacon, le promoteur anglais de la réforme des sciences, avec l’astronome allemand Johannes Kepler, et avec Galilée lui-même. C’était l’époque où l’on instruisait imprudemment un procès contre ce dernier, afin de sauvegarder, pensait-on, l’autorité de la Bible compromise par ces nouvelles théories sur la rotation de la terre autour du soleil.
            Alors que le cardinal Bellarmin s’inquiétait des dangers des nouvelles théories, pour François de Sales il ne pouvait y avoir de contradiction entre la raison et la foi. Et le soleil n’était-il pas le symbole de l’amour céleste autour duquel tout se meut, et le centre de la dévotion ?

La poésie religieuse
            La Renaissance avait réhabilité la poésie antique, païenne, que François avait étudiée sur les bancs de l’école, et dont les jésuites avaient expurgé les passages les plus troublants pour de jeunes sensibilités. Tout jeune, il avait été séduit par la poésie biblique du Cantique des Cantiques et des Psaumes qui l’accompagnera toute sa vie. Lui-même est l’auteur de quelques poèmes religieux qui sont parvenus jusqu’à nous.
            Il reste que ce ne sont pas quelques vers assez maladroits qui ont pu assurer sa réputation littéraire, laquelle, de son vivant, était suffisamment établie pour que des écrivains et des poètes cherchent à se mettre en relation avec lui. Ce fut le cas du magistrat et poète provençal Jean de la Ceppède, un des grands représentants de la poésie religieuse baroque, qui lui fit parvenir une copie de ses Théorèmes sur le sacré mystère de la Rédemption. Ce qui l’enchantait le plus dans les vers de ce poète, c’était qu’il avait réussi à « transformer les muses païennes en chrétiennes, pour les ôter de ce viel Parnasse et les loger sur le nouveau sacré Calvaire ».
            François de Sales connaissait et admirait le pouvoir de la poésie, « car c’est merveille combien les discours resserrés dans les lois des vers ont de pouvoir pour pénétrer les cœurs et assujettir la mémoire ». En 1616, le poète René Gros de Saint-Joyre, originaire du Lyonnais, lui envoya son manuscrit de La mire de vie à l’amour parfait, poème en vers français répartis en stances de huit vers, dédié à l’abbesse du monastère bénédictin de Saint-Pierre de Lyon.
            Du poète et humaniste Jean de Sponde, né au pays basque, il cite non pas les Sonnets d’amour ou les Stances sur la mort, mais la Réponse au Traité des marques de l’Église de Théodore de Bèze et la Déclaration sur les motifs de la conversion de cet ancien calviniste qu’il considérait comme un « grand esprit ». Il était en relation également avec le poète et mémorialiste bourguignon Jean de Lacurne, qui passait pour « les délices d’Apollon et de toutes les Muses », et auquel il déclarait : « Je fais beaucoup d’état de vos écrits ».

La culture savante et la théologie
            Il s’informait en outre au sujet des livres de théologie qui paraissaient. Après avoir « vu avec un extrême plaisir » un projet de Somme de théologie, il se permit cependant de donner à l’auteur quelques conseils. Son avis était qu’il fallait retrancher toutes les paroles « méthodiques », « superflues » et « importunes », empêcher la Somme de trop « grossir », faire en sorte qu’elle ne soit « que suc et moelle », en la rendant « plus friande et plus agréable », et ne pas craindre d’employer le « style affectif ».
            Plus tard, écrivant à l’un de ses prêtres qui se livrait à des travaux littéraires et scientifiques, il lui faisait à peu près les mêmes recommandations. Il fallait, selon lui, prendre en compte « l’humeur du monde », « écrire au goût de ce pauvre monde », et « traiter des choses pieuses et saintes d’une façon agréable, historique et qui charmât un peu la curiosité des esprits du temps ». Écrire « au goût de ce pauvre monde » supposait que l’on consente à utiliser certains moyens capables d’éveiller l’intérêt du lecteur de son temps :

Monsieur, nous sommes pêcheurs, et pêcheurs des hommes. Nous devons donc employer à cette pêche non seulement des soins, des travaux et des veilles, mais encore des appâts, des industries, des amorces, oui même, si j’ose dire, de saintes ruses. Le monde devient si délicat, que désormais on ne l’osera toucher qu’avec des gants musqués, ni panser ses plaies qu’avec des emplâtres de civette ; mais qu’importe, pourvu que les hommes soient guéris et qu’enfin ils soient sauvés ? Notre reine, la charité, fait tout pour ses enfants.

            Un autre défaut, surtout chez les théologiens, était le manque de clarté, au point que l’on avait envie d’écrire sur la première page de certains ouvrages : Fiat lux. Son ami, Mgr Camus, rapporte cette réflexion de son héros à propos de l’ouvrage d’un auteur illisible : « Cet homme a donné plusieurs livres au public, mais je ne m’aperçois pas qu’il en ait mis aucun en lumière. C’est une grande pitié d’être si savant, et de n’avoir pas la faculté de s’exprimer. C’est comme ces femmes qui sont grosses de plusieurs enfants, et ne peuvent accoucher d’aucun ». Il ajoutait avec conviction : « Surtout, vive la clarté ; sans elle rien ne peut être agréable ». Toujours selon Camus, les ouvrages de François de Sales contiennent certes des difficultés, mais l’obscurité est un défaut qui ne se trouva jamais sous sa plume.

Un écrivain plein de projets
            Vers la fin de sa vie, de nombreux projets sollicitaient encore sa plume. Michel Favre a affirmé qu’il envisagea d’écrire un traité De l’amour du prochain, ainsi qu’une Histoire théandrique, dans laquelle « il voulait décrire la vie de Notre-Seigneur humanisé et proposer les moyens de facilement pratiquer les maximes évangéliques ». Selon son confident et futur biographe, dom Jean de Saint-François, l’Histoire théandrique devait comporter quatre livres : une « version nette et en vulgaire des quatre évangélistes unis et alliés ensemble en manière de concordance », une démonstration « des principaux points de la créance de l’Église catholique », une « instruction aux bonnes mœurs et à la pratique des vertus chrétiennes », et enfin une histoire des Actes des Apôtres pour montrer « quelle était la face de l’Église primitive à sa naissance, et de l’ordre et de la conduite que le Saint-Esprit et les apôtres y établirent en son premier commencement ».
            Il avait en vue également un Livre des quatre amours, dans lequel il voulait enseigner comment nous devons aimer Dieu, nous aimer nous-mêmes, aimer nos amis et aimer nos ennemis ; un livre des Maximes évangéliques, ainsi qu’une Explication familière des mystères de notre sainte foi.
            Aucun de ces ouvrages ne verra le jour. « Je mourrai comme les femmes enceintes, écrivait-il, sans produire ce que j’ai conçu ». Sa « philosophie » était qu’« il faut prendre de la tâche beaucoup plus qu’on n’en saurait faire, et comme si l’on avait à vivre longtemps, mais ne se soucier d’en faire plus que si l’on avait à mourir dès demain ».




Saint François de Sales au service de l’éducation

            Selon un de ses premiers biographes, François de Sales était persuadé que « de la bonne ou mauvaise institution (formation) de la jeunesse dépend et procède le bien ou le mal de tous les États et Républiques » ; aussi voulait-il « que la jeunesse fût également bien instruite en la piété et bonnes mœurs, comme aux lettres et aux sciences ».

École, collège et formation professionnelle à Thonon
            La formation de la jeunesse dans les études et dans la foi catholique était particulièrement urgente à Thonon, ville proche de Genève où Calvin avait établi en 1559 un collège réputé. Divers projets occupèrent pendant plusieurs années l’esprit de François de Sales, à l’époque où il était prévôt avant d’être consacré évêque.
            Thonon possédait une école, fondée grâce à un legs, qui lui assurait un revenu suffisant pour l’éducation de douze écoliers. Lors du rétablissement du catholicisme à Thonon en 1598, le prévôt de Sales demanda que le legs destiné par le fondateur serve à douze écoliers « qui soient catholiques ».
            Le projet qui lui tenait le plus à cœur était d’attirer à Thonon les pères de la Compagnie : « Rien ne peut arriver de plus utile à cette province de Chablais que si l’on construit et érige un collège de la Compagnie de Jésus en la ville de Thonon ». Fin octobre 1599 arrivait un premier jésuite, fin novembre un deuxième et les autres étaient en route depuis Avignon.
            Vers la fin de 1599, les jésuites arrivés à Thonon débutèrent avec une petite école, qui comptera cent vingt élèves l’année suivante. Mais l’avenir était incertain. Ils furent dispersés pendant quelques mois par crainte du retour des Genevois et des Bernois, après quoi ils recommencèrent les classes à près de trois cents élèves.
            Mais à quoi serviront les classes de grammaire si pour les humanités les élèves devront fréquenter les collèges protestants ? Il devenait urgent de créer des classes supérieures de philosophie, de théologie, d’Écriture sainte, de controverse, de cas de conscience et de droit. En décembre 1602 on attendait pour ce mois l’ouverture du collège. Or voici qu’après l’échec de la tentative du duc de Savoie pour reprendre Genève, les jésuites durent s’éloigner pour ne plus revenir.
            Après le départ des jésuites, l’école reprit vie avec le concours des prêtres diocésains. En 1607, Mgr de Sales pourvoyait à l’entretien de quatre professeurs et d’un abécédaire. Le collège de Thonon ne prendra véritablement son essor que vers la fin de 1615, quand l’évêque fera appel à une nouvelle congrégation, déjà implantée au collège d’Annecy : les barnabites.
            Pendant que l’on pourvoyait aux études classiques, un autre projet mobilisait ses énergies : il préconisait la fondation d’une sorte d’école professionnelle où « on enseignerait à chacun, selon sa capacité, ou les sciences ou quelque métier qui lui permettrait ensuite de gagner sa vie ». Cette institution connaîtra bien des vicissitudes, mais en 1607 les ressources allaient permettre d’y établir « bon nombre de métiers mécaniques : un imprimeur, un fabricant de papier, un mécanicien avec de nombreux ouvriers, un passementier et un armurier.
            On voit par là que François de Sales et ses collaborateurs s’intéressaient aux arts et métiers réputés vils, que la plupart des humanistes semblaient ignorer. Promouvoir les « arts mécaniques », c’était aussi valoriser les artisans que les élites avaient tendance à mépriser.

Les petites écoles du diocèse
            En 1606, il existait dans le diocèse quinze écoles de garçons, où l’on enseignait « la grammaire, les humanités et surtout la doctrine chrétienne en forme de catéchisme ». L’enseignement était rudimentaire et consistait avant tout dans l’apprentissage de la lecture au moyen d’un abécédaire.
            Le maître ne disposait pas en général d’un local propre, mais il utilisait une salle quelconque, voire même une écurie ou une étable. Parfois « ses leçons, données sous un ciel pur, quelquefois à 1500 ou 2000 mètres d’altitude, avec des écoliers assis sur un rocher, un chariot, un tronc de sapin ou sur les bras de la charrue, ne devaient manquer ni de charme ni de pittoresque ».
            Les maîtres se recrutaient généralement parmi le clergé diocésain ou chez les religieux. Dans le testament d’un certain Nicolas Clerc, il est stipulé que le service paroissial « sera fait par un recteur capable d’instruire la jeunesse jusques à la grand-mère (sic, pour grammaire) inclus ; il devra enseigner les enfants de sa patrie ».
            En 1616, l’évêque accéda à la demande des nobles et des bourgeois de la ville de Bonne, qui le suppliaient de bien vouloir leur accorder un religieux d’un prieuré voisin, chargé « d’instruire la jeunesse aux lettres et piété », « attendu le grand fruit et utilité qui en peut réussir par la bonne instruction qu’il a commencé de donner à la jeunesse de ladite ville ».

Les collèges
            L’enseignement secondaire pratiqué dans les collèges est né le plus souvent du développement des écoles primaires auxquelles des donations permettaient d’ajouter des classes de latin, de grammaire et d’humanités.
            L’évêque de Genève intervint pour sauver le collège de La Roche, où lui-même avait fait ses premières classes de grammaire. L’établissement ne connut pas toujours des jours tranquilles. En 1605, François de Sales écrivit aux chanoines de la collégiale de La Roche pour faire taire la « particulière opinion » de quelques-uns, les priant de « reprendre de nouveau le consentement du général » : « vous pouvez et devez contribuer, leur écrivait-il, non seulement vos voix, mais vos remontrances et persuasions, puisque l’érection et établissement de ce collège servira tant à la gloire de Dieu et de l’Église », et procurera en outre « le bien de cette ville-là ». Si le but spirituel figurait au premier rang, le bien temporel n’était pas oublié.
            À Annecy, l’évêque suivait de près la vie du collège fondé par Eustache Chapuis, où lui-même avait étudié de 1575 à 1578. Les difficultés qu’il traversait alors l’incitaient sans doute à se rendre fréquemment dans ce collège. Sa présence était d’ailleurs un honneur recherché, surtout à l’occasion des disputes en philosophie, où l’on invitait « monseigneur le révérendissime évêque de Genève ». Les registres de délibérations du collège signalent sa présence lors des soutenances, ainsi que ses interventions pour appuyer les requêtes ou pour la rédaction de contrats avec les régents. Si l’on en croit un témoin, il s’y trouvait « dès la matinée » pour assister « ès actions publiques, disputes, représentations d’histoire et autres exercices, pour donner courage à la jeunesse, et notamment aux disputes publiques de philosophie à la fin des cours ».
            En réalité, l’administration qui le gérait connaissait des heurts. L’évêque songeait à une direction nouvelle et stable pour ce collège qui lui paraissait alors « presque en friche ». En 1613, il prit contact avec une congrégation nouvelle qui avait le vent en poupe : les barnabites. À Milan, il rencontra leur supérieur général et l’affaire fut conclue. L’évêque était tellement satisfait des barnabites qu’il les appellera également à Thonon, comme l’on sait. Il les vantait comme des « gens de fort solide piété, doux et gracieux incomparablement, qui travaillent incessamment pour le salut du prochain ». Il souhaitait également leur venue en France :

Pour moi, je pense qu’ils seront un jour de grand service à la France ; car ils ne font pas seulement profit en l’instruction de la jeunesse (aussi n’est-il pas si requis où les Pères jésuites font si excellemment), mais ils chantent au chœur, confessent, catéchisent voire même ès villages où ils sont envoyés, prêchent et en somme font tout ce qui se peut désirer, et fort cordialement, et ne demandent pas beaucoup pour leur entretien.

            En 1619 il fut mêlé à des tractations pour que les barnabites prennent en charge le collège de Beaune, en Bourgogne. En 1620, ils s’établirent à Montargis.

Les études supérieures
            Le duché de Savoie, dépourvu de grandes villes et souvent menacé dans sa stabilité, ne possédait pas d’université propre. Les étudiants qui en avaient la possibilité partaient étudier dans les universités à l’étranger, à Avignon, Louvain, Toulouse, Tournon, Bourges, Montpellier, Valence, Paris, Turin ou Rome. Le frère de saint François de Sales, Louis, fut envoyé à Rome pour y faire ses études de droit, en compagnie de René et Claude Favre, fils aînés du président Favre. En France on trouvait des étudiants savoyards à Montpellier, où se rendaient ceux qui espéraient « faire emplette de la science de médecine », et à Toulouse, « pour y étudier en droit ».
            À Avignon, le cardinal savoyard de Brogny avait fondé dans son palais un collège destiné à accueillir gratuitement vingt-quatre étudiants en droit, dont seize de la Savoie. Malheureusement les Savoyards perdirent les places qui leur étaient réservées. En octobre 1616, François de Sales tenta plusieurs démarches auprès du duc de Savoie et même jusqu’à Rome, afin que l’on trouve « quelque digne remède contre les désordres qui y sont survenus » et que les places du collège soient restituées à « la nation de Savoie ». Lors de son dernier voyage, qui le mena jusqu’à Avignon en novembre 1621 avant de s’achever à Lyon, il s’entretiendra longuement avec le vice-légat du pape pour défendre encore une fois les intérêts savoyards de ce collège.
            On trouvait des étudiants savoyards jusqu’à Louvain, où Eustache Chapuis avait fondé un collège destiné aux Savoyards qui fréquentaient l’université. L’évêque de Genève était en relation suivie et amicale avec Jacques de Bay, le président du collège ; il lui envoyait ses livres et à plusieurs reprises il lui écrivit pour lui recommander ceux qui allaient se rendre « sous ses ailes ». En cas de difficultés de paiement de la part des parents il se disait même prêt à rembourser les frais. Il suivait ses étudiants : « Étudiez toujours de plus en plus, écrivait-il à l’un d’eux, en esprit de diligence et d’humilité ». Nous avons également une lettre de 1616 au nouveau président du collège, Jean Massen, en faveur d’un étudiant en théologie, son parent, dont il souhaite « l’avancement aux lettres et à la vertu ».

Des écoles pour les filles ?
            Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ne concernait que l’instruction des garçons, les seuls pour lesquels existaient des écoles. Et les filles ? À l’époque de François de Sales, les seules institutions qui étaient en mesure d’offrir une aide aux familles étaient les monastères féminins spécialement intéressés par le recrutement. Jeanne de Sales, treizième et dernier enfant de Mme de Boisy, fut placée en 1605 au monastère, « afin de la dépayser et de lui faire prendre le goût de la dévotion ».
            Jeanne avait douze ans quand elle y entra, mais comme elle n’éprouvait aucun attrait pour la vie religieuse, il n’était pas raisonnable, écrivait François, de « laisser si longuement dans un monastère une fille qui n’y veut pas vivre toute sa vie ». On l’en retira dès la deuxième année.
            Les sollicitudes des religieuses et des parents pouvaient aboutir en effet à des vocations forcées. Dans une lettre à madame de Chantal, François de Sales mettait ses conditions :

Quant à nos petites, j’approuve que vous leur prépariez un lieu dedans des monastères, pourvu que Dieu prépare dedans leur cœur un lieu pour le monastère. C’est-à-dire, j’approuve que vous les fassiez nourrir ès monastères en intention de les y laisser, moyennant deux conditions : l’une, que les monastères soient bons et réformés, et esquels on fasse profession de l’intérieur ; l’autre, que le temps de leur profession étant arrivé, qui n’est qu’à seize ans, on sache fidèlement si elles s’y veulent porter avec dévotion et bonne volonté, car si elles n’y avaient pas affection, ce serait un grand sacrilège de les y enfermer.

            Mais que faire si le monastère leur était fermé ? Il y avait la solution des Ursulines, qui commençaient à être connues comme une institution destinée à l’instruction féminine. L’évêque encouragea leur venue à Chambéry, écrivant en 1612 que « ce serait un très grand bien qu’à Chambéry il y eût des Ursulines et voudrais bien y pouvoir contribuer quelque chose » ; il suffirait, ajoutait-il, de « trois filles ou femmes courageuses pour commencer ». La fondation ne se fera dans l’ancienne capitale de Savoie qu’en 1625. En 1614, l’évêque put se réjouir de l’arrivée des Ursulines à Lyon, « une des congrégations que mon esprit aime ». Il connaissait également leur présence à Paris depuis 1608.
            Mgr de Sales les voulait aussi dans son propre diocèse, notamment à Thonon. En janvier 1621, il écrivit à la supérieure des Ursulines de Besançon de bien vouloir favoriser son projet car, disait-il, « j’ai toujours chéri, estimé et honoré les exercices de très grande charité que votre congrégation pratique, de laquelle j’ai aussi très affectueusement désiré la propagation, et même en cette province de Savoie ». Le projet n’aboutira qu’en 1634.

L’éducation des jeunes filles à la Visitation
            Quand François de Sales fonda avec Jeanne de Chantal ce qui deviendra l’ordre de la Visitation, la question de l’admission et de l’éducation de jeunes filles, destinées ou non à la vie religieuse, se posa aussitôt. On connaît le cas de la propre fille de Madame de Chantal, l’enjouée et coquette Françon.
            Elle avait onze ans quand sa mère, qui la voulait religieuse, la prit avec elle dans la maison où se rassemblaient les premières visitandines. Mais la jeune fille devait prendre un autre chemin. Les filles que l’on plaçait dans les monastères contre leur gré n’avaient en réalité d’autre choix que de s’y rendre insupportables.
            En 1614, une petite de neuf ans fut reçue au premier monastère de la Visitation, sans doute parce que sa famille tenait la conciergerie du château. Elle eut pour compagne une jeune Lyonnaise, fille du prévôt des marchands et grand bienfaiteur, qui se rendait insupportable à la communauté. Cinq ans plus tard, elle obtint de revêtir l’habit religieux, mais sans avoir la qualité de novice, et mourut l’année suivante sans pouvoir prononcer les vœux de religion auxquels le Fondateur l’avait autorisée.
            En fin de compte, le fondateur se montrera très circonspect dans l’admission des jeunes filles dans les monastères de la Visitation, en raison des incompatibilités avec la manière de vivre des religieuses. En fait, la Visitation n’avait pas été conçue et voulue pour cette œuvre. « Dieu, écrivait le Fondateur à la supérieure de la Visitation de Nevers, n’a pas élu votre Institut pour l’éducation des petites filles, ains pour la perfection des femmes et filles qui, en âge de pouvoir discerner ce qu’elles font, y sont appelées ».
            Malgré quelques regrets, saint François de Sales ne sera pas le fondateur d’un institut voué à l’éducation. Il reste que les efforts déployés par lui en faveur de l’instruction et de l’éducation des garçons et des filles sous toutes ses formes furent nombreux et intenses. Le motif dominant était pour lui d’ordre spirituel, surtout quand il s’agissait de préserver la jeunesse du « venin de l’hérésie », ce en quoi on réussissait plutôt bien, car la réforme catholique gagnait du terrain, mais il n’oubliait pas le bien temporel que représentait la formation de la jeunesse pour la communauté humaine.




Saint François de Sales catéchiste des enfants

            Formé à la doctrine chrétienne dès son enfance dans son milieu familial, puis dans les écoles et au contact des jésuites, François de Sales maîtrisait parfaitement les contenus et les méthodes de la catéchèse de son temps. Son activité de catéchiste débuta sans tarder durant sa mission dans le Chablais et se poursuivit à Annecy, au début de son épiscopat.

Un exemple de catéchèse à Thonon
            Comment catéchiser la jeunesse de Thonon qui avait grandi dans l’imprégnation calviniste, se demandait le missionnaire du Chablais. Fallait-il forcer les parents à envoyer leurs enfants au catéchisme ? Les moyens autoritaires n’étaient pas forcément les plus efficaces. Ne valait-il pas mieux chercher à attirer la jeunesse et à l’intéresser ? C’était la méthode suivie ordinairement par le prévôt de Sales durant tout le temps de la mission du Chablais.
            Le 16 juillet 1596, il tenta une expérience qui mérite d’être rappelée. Profitant de la visite de ses deux jeunes frères, Jean-François, âgé de 18 ans, et Bernard, qui n’avait que 13 ans, il organisa une sorte de récitation publique du catéchisme afin d’attirer la jeunesse de Thonon. Lui-même composa un texte en forme de questions et de réponses sur les vérités rudimentaires de la foi, et il invita son frère Bernard à lui donner la réplique.
            La méthode du catéchiste est intéressante. En lisant ce petit catéchisme dialogué, il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas simplement d’un texte écrit, mais d’un dialogue destiné à être représenté en public sous la forme d’un « petit théâtre ». On y trouve en effet au début quelques indications scéniques :

François, parlant le premier, dira : Mon frère, êtes-vous chrétien ?
Bernard, placé vis-à-vis de François, répondra : Oui, mon frère, je le suis, par la grâce de Dieu.

            Très probablement l’auteur avait prévu l’emploi de gestes pour donner plus de vivacité à la récitation. À la question : « Combien devez-vous savoir de choses pour être sauvé ? » la réponse : « Autant que j’ai de doigts à la main » a dû s’accompagner des gestes de Bernard utilisant ses cinq doigts : le pouce pour la foi, l’index pour l’espérance, le majeur pour la charité, l’annulaire pour les sacrements et le petit doigt pour les bonnes œuvres. De même, s’agissant des trois onctions baptismales, Bernard a dû porter la main d’abord sur sa poitrine, pour signifier que la première onction est « pour nous embraser en l’amour de Dieu » ; ensuite sur ses épaules, parce que la deuxième onction est « pour nous fortifier à porter la charge des commandements et des ordonnances divines » ; enfin sur son front pour signifier que la dernière est faite « afin que publiquement et sans honte ni crainte, nous confessions la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ ».
            Une grande importance est donnée au signe de croix, avec le geste de la main qui parcourt les parties du corps marquées de l’onction baptismale : le front, la poitrine et les deux épaules. Le signe de la croix, devait répondre Bernard, est « le véritable signe du chrétien », en ajoutant que « le chrétien s’en doit servir en toutes ses prières et actions principales ».
            À noter aussi que l’usage systématique des nombres servait de moyen mnémotechnique. C’est ainsi que le catéchisé apprenait qu’il y a trois promesses faites au baptême (renoncer au diable, professer la foi et garder les commandements), douze articles au Credo, dix commandements de Dieu, trois sortes de chrétiens (hérétiques, mauvais chrétiens et vrais chrétiens), quatre parties du corps destinées à l’onction (la poitrine, les deux épaules et la tête), trois onctions, cinq choses nécessaires pour être sauvé (foi, espérance, charité, sacrements et bonnes œuvres), sept sacrements et trois bonnes œuvres (l’oraison, le jeûne et l’aumône).
            Malgré la mise en scène un peu exceptionnelle, avec la participation de son jeune frère, ce type de catéchisme a dû se répéter souvent sous des formes assez semblables. On sait en effet que l’apôtre du Chablais « tenait le catéchisme, en public ou dans les maisons particulières, le plus souvent qu’il pouvait ».

L’évêque catéchiste à Annecy
            Devenu évêque de Genève, mais résidant à Annecy, François de Sales enseignait lui-même le catéchisme aux enfants. Il fallait bien donner l’exemple aux chanoines et aux curés qui hésitaient à s’abaisser à ce genre de ministère. Il est bien connu, dira-t-il un jour, que « prou (beaucoup) de gens veulent prêcher, peu de gens catéchiser ». D’après un témoin, il « prit la peine d’enseigner lui-même le catéchisme environ deux ans en cette ville, sans être assisté de personne ».
            L’évêque catéchiste montait « sur un petit théâtre fait à ce dessein, et, de là, interrogeant, écoutant, instruisant non seulement son petit peuple, mais tout le monde qui y accourait de toutes parts, avec une souplesse et affabilité incroyable ». La relation personnelle à établir avec l’enfant appelait toute son attention. Avant d’interroger les enfants, il « les nommait tous par leur nom ».
Pour se faire comprendre il employait un langage simple, empruntant quelquefois à la vie quotidienne les comparaisons les plus inattendues, comme celle des petits chiens : « Quand nous naissons, comment naissons-nous ? Nous naissons aveugles comme les petits chiens, lesquels étant léchés par leur mère ouvrent leurs yeux. De même, quand nous naissons, notre mère la sainte Église nous rend clairvoyants par le baptême et la doctrine chrétienne qu’elle nous enseigne ».
            Avec l’aide de quelques collaborateurs, il préparait des « billets » sur lesquels étaient écrits les points à apprendre par cœur durant la semaine pour être récités le dimanche suivant. Mais comment faire si les enfants ne savaient pas lire et si leurs familles étaient elles-mêmes composées d’illettrés ? Il fallait compter sur l’aide de bénévoles : curés, vicaires ou maîtres d’école, qui leur servaient de répétiteurs durant la semaine.
            En bon pédagogue, lui-même répétait souvent les mêmes questions avec les mêmes explications. Quand l’enfant se trompait dans la récitation de ses billets ou dans la prononciation des mots difficiles, « il riait si suavement et, corrigeant le défaut, le remettait en train d’une manière si amiable, qu’il semblait que si le répondant n’avait pas manqué, il n’aurait pas si bien dit ; ce qui redoublait le courage aux petits et donnait une singulière satisfaction aux grands ».
            La pédagogie traditionnelle de l’émulation et de la récompense avait sa place chez cet ancien élève des jésuites. Un témoin rapporte que « les petits allaient tressaillant de joie, répondaient à l’envi les uns des autres, et se tenaient plus glorieux lorsqu’ils pouvaient avoir des mains du Bienheureux quelques présents en images, médailles, couronnes et agnus-dei (objets de piété représentant l’Agneau mystique), qu’il leur donnait après qu’ils avaient bien répondu ».
            Or, cette catéchèse pour les enfants attirait les adultes, non seulement les parents, mais aussi les grands personnages : « les docteurs, les présidents de la chambre, les conseillers et maîtres de la chambre, les réguliers et supérieurs de monastères ». D’après un témoin, toutes les conditions sociales étaient représentées, « tant nobles, ecclésiastiques que populace » et la foule était si dense « qu’on ne pouvait s’y retourner ». On y venait de la ville et des environs.
            C’est ainsi qu’un mouvement s’était créé, une sorte de phénomène contagieux : « ce n’était plus le catéchisme des enfants, mais l’instruction publique de tout le peuple ». La comparaison avec le mouvement créé à Rome, un demi-siècle plus tôt, par les assemblées ferventes et joyeuses de saint Philippe Néri, vient spontanément à l’esprit. Selon l’expression du père Lajeunie, « l’Oratorio de saint Philippe semblait renaître en Annecy ».
            L’évêque ne se contentait pas de formules à apprendre par cœur, bien qu’il fût loin de sous-estimer le rôle de la mémoire ; il voulait que les enfants sachent ce qu’ils devaient croire et qu’ils le comprennent. Il voulait surtout que la « théorie » apprise au catéchisme se change en pratique dans la vie de tous les jours. Comme l’écrit un de ses premiers biographes, il « n’enseignait pas seulement ce qu’il fallait croire, mais persuadait de vivre selon qu’on croyait ».
            En faisant le catéchisme, il appelait ses auditeurs de tous âges « à la fréquentation des sacrements de pénitence et communion », et il « enseignait lui-même la manière de s’y préparer convenablement, expliquait les commandements du décalogue et de l’Église, et les péchés capitaux, avec de beaux exemples, similitudes et exhortations si amoureusement pressantes que tous s’en retournaient doucement forcés à bien faire leur devoir et embrasser la vertu qu’il avait enseignée ».
            En tout cas, l’évêque catéchiste était ravi de ce qu’il faisait. Quand il était avec les enfants, il semblait « être en ses délices ». Au sortir d’un de ces catéchismes, à l’époque du carnaval, il prit la plume pour en faire le récit à Jeanne de Chantal :

Je viens tout maintenant de faire le catéchisme, où nous avons fait un peu de débauche (détente) avec nos enfants à faire un peu rire l’assistance, en nous moquant des masques et des bals ; car j’étais en mes belles humeurs, et un grand auditoire me conviait par son applaudissement à continuer à faire l’enfant avec les enfants. On me dit qu’il me sied bien et je le crois !

            Il aimait raconter les bons mots des enfants, d’une profondeur parfois étonnante. Dans la même lettre il rapportait à la baronne la réponse qu’on venait de lui faire à la question : Jésus-Christ est-il nôtre ? « Il n’en faut point douter, Jésus-Christ est nôtre », lui avait répondu une petite fille en ajoutant : « Il est plus mien que je ne suis sienne et plus que je ne suis pas mienne à moi-même ».

Saint François de Sales et son « petit monde »
            Le climat familier, cordial et gai qui régnait au catéchisme était un important facteur de succès, favorisé par l’harmonie naturelle existant entre l’âme aimante et limpide de François et les enfants, qu’il appelait son « petit monde », et dont il avait réussi à gagner le cœur.
            Lorsqu’il passait par les rues, ceux-ci couraient au-devant de lui ; on le voyait parfois tout entouré de ces petits au point qu’il ne pouvait avancer. Loin de s’en fâcher, il les caressait, entrait en conversation avec eux, leur demandant : « À qui êtes-vous et comme avez-vous nom » ?
            Selon son biographe, il aurait dit un jour « qu’il voudrait avoir le loisir de voir et considérer comme l’esprit d’un jeune garçon se va petit à petit épanouissant ».




Saint François de Sales forme ses collaborateurs

            François ne désirait pas devenir évêque. « Je ne suis point né pour commander », aurait-il dit à un confrère qui lui disait pour l’encourager à accepter : « Il n’y a personne qui ne vous désire ». Il accepta quand il reconnut la volonté de Dieu dans celle du duc, de Mgr de Granier, du clergé et du peuple. Il fut consacré le 8 décembre 1602 dans l’église de sa paroisse de Thorens. Ce jour-là, écrira-t-il plus tard, « Dieu m’avait ôté à moi-même pour me prendre à lui et puis me donner au peuple ; c’est-à-dire, qu’il m’avait converti de ce que j’étais pour moi en ce que je fusse pour eux ».
            Pour remplir la mission pastorale qui lui était confiée au service de « ce pauvre et affligé diocèse de Genève », il avait besoin de collaborateurs. Certes, il aimait à l’occasion appeler tous les fidèles « mes frères et mes coopérateurs », mais cette appellation s’appliquait à plus forte raison aux membres de son clergé, ses « confrères ». La réforme du peuple chrétien souhaitée par le concile de Trente devait commencer avant tout en eux et par eux.

La pédagogie de l’exemple
            Avant tout, l’évêque devait commencer par lui-même, car le pasteur devait devenir le modèle du troupeau qui lui était confié, et d’abord de son clergé. Dans ce but il se prescrivit un Règlement épiscopal. Rédigé à la troisième personne, il prévoyait non seulement les devoirs strictement religieux de sa charge pastorale, mais aussi la pratique d’un certain nombre de vertus sociales, comme la simplicité de vie, le souci habituel des pauvres, la civilité et la décence. Dès le début on trouve un article contre la vanité ecclésiastique :

Premièrement, quant à l’extérieur, François de Sales, évêque de Genève, ne portera point d’habits de soie ni qui soient plus précieux que ceux qu’il a portés par ci-devant ; toutefois ils seront nets et bien proprement accommodés autour de son corps.

            Dans sa maison épiscopale il se contentera de deux ecclésiastiques et de quelques serviteurs, souvent très jeunes. Ils seront formés, eux aussi, à la simplicité, à la courtoisie et au sens de l’accueil. La table sera frugale, mais propre et nette. La distribution régulière de l’aumône tiendra une grande place dans ses préoccupations. Sa maison devra être ouverte à tous, car « la maison d’un évêque doit être comme une fontaine publique où les pauvres et les riches ont également droit d’approcher et de puiser de l’eau ».
            En outre, l’évêque devra continuer à se former et à étudier : « Il fera en sorte qu’il puisse apprendre quelque chose tous les jours, utile néanmoins et qui soit convenable à sa profession ». Normalement il consacrera deux heures pour étudier, entre sept et neuf heures du matin, et après souper il pourra lire l’espace d’une heure. L’étude lui plaisait, reconnaissait-il, mais elle était indispensable : il se considérait comme « étudiant toujours en théologie ».

Connaître les personnes et les situations
            Un tel évêque ne pouvait se contenter d’être seulement un bon administrateur. Pour conduire le troupeau, le pasteur devait le connaître, et pour connaître la situation exacte du diocèse et du clergé en particulier, il entreprit une série impressionnante de visites pastorales. En 1605, il visita 76 paroisses situées dans la partie française du diocèse et revint « après avoir battu les champs six semaines durant ». L’année suivante, une grande tournée pastorale de plusieurs mois le conduisit dans 185 paroisses, environnées de « monts épouvantables tout couverts d’une glace épaisse de dix ou douze piques ». En 1607, il se rendit dans 70 paroisses, et en 1608, il termina la visite officielle de son diocèse en se rendant dans 20 paroisses aux environs d’Annecy, mais il fera encore plusieurs visites en 1610 à Annecy et dans les environs.
            Grâce aux visites et aux contacts personnels, il acquit une connaissance précise de la situation réelle et des besoins de la population, en premier lieu du clergé. Il constata l’ignorance et le manque d’esprit sacerdotal de certains prêtres, sans oublier les scandales de certains monastères où la Règle n’était plus respectée. Le manque de « révérence » des ecclésiastiques dans l’exercice de leurs fonctions le heurtait : « Semblables aux rats et aux hirondelles, disait-il en se mettant humblement dans le rang, nous ne pouvons jamais nous apprivoiser avec le maître de la maison où nous vivons ». Le culte intéressé, fonctionnarisé, gâté par la recherche du gain, rappelait trop les mauvais exemples tirés de la Bible : « Nous ressemblons à Nabal et à Absalon, qui ne se réjouissaient qu’à la tonte des brebis ».
            Élargissant son regard sur l’Église, il lui arrivait de dénoncer la vanité des prélats, ces « courtisans d’Église ». La vanité et l’ambition faisaient de certains hommes d’Église des crocodiles et des caméléons : « Le crocodile est un animal à la fois terrestre et aquatique, il pond sur la terre et chasse dans les eaux ; tels sont les courtisans d’Église. Les arbres après le solstice retournent leurs feuilles : l’orme, le tilleul, le peuplier, l’olivier, le saule ; il en va de même des ecclésiastiques ».
            Aux griefs concernant le comportement personnel du clergé il ajoutait le reproche de lâcheté devant les injustices commises par le pouvoir temporel : « Oh ! que je voudrais voir des Ambroise commandant aux Théodose, des Chrysostome réprimandant des Eudoxie, des Hilaire corrigeant des Constance ! » S’il faut en croire une confidence de la mère Angélique Arnauld, il gémissait en outre sur les « désordres de la Cour de Rome », vrais « sujets de larmes », tout en estimant que « d’en parler au monde en l’état où il est, c’est causer du scandale inutilement ».

Sélection et formation des candidats
            Le renouveau de l’Église passait par un effort de discernement et de formation des futurs prêtres, très nombreux en son temps. Lors de sa première visite pastorale en 1605, l’évêque reçut 175 jeunes candidats ; l’année suivant il y en eut 176 ; en moins de deux ans il avait rencontré 570 candidats à la prêtrise ou novices venus des monastères.
            Le mal venait en premier lieu de l’absence de vocation chez un bon nombre. Souvent c’était l’attrait du bénéfice temporel qui en tenait lieu ou le désir des familles de placer leurs cadets. Un discernement s’imposait dans tous les cas pour savoir si la vocation venait « du ciel ou de la terre ».
            L’évêque de Genève prenait très au sérieux les décrets du concile de Trente qui avait prévu la création de séminaires. Dès 1603, il tenta de créer un embryon de petit séminaire à Thonon. Les adolescents étaient très peu nombreux, probablement par manque de moyens et de place. En 1618, il voulut recourir directement à l’autorité du Saint-Siège pour appuyer juridiquement et financièrement son projet. Il écrivit à Rome à l’un de ses amis pour lui dire qu’il désirait une lettre officielle par laquelle il lui soit enjoint d’« ériger un séminaire de ceux qui prétendent à l’état ecclésiastique, où ils puissent se civiliser ès cérémonies, à catéchiser et exhorter, à chanter, et autres telles vertus cléricales ». Ce fut surtout le manque de ressources matérielles qui fit échouer tous ses efforts.
            Comment assurer la formation des futurs prêtres dans ces conditions ? En réalité, les choses continuaient comme par le passé : quelques-uns fréquentaient les collèges ou les universités à l’extérieur, mais la plupart se formaient dans les presbytères, auprès d’un prêtre sage et instruit, ou dans les monastères. L’évêque voulait que dans chaque centre important du diocèse, il y ait un « théologal », c’est-à-dire un membre du chapitre de la cathédrale chargé d’enseigner l’Écriture Sainte et la théologie.
            L’ordination était de toute façon précédée d’un examen, et avant de se voir confier une paroisse – avec le bénéfice qui y était attaché – le candidat devait passer un concours. L’évêque y assistait et interrogeait lui-même le candidat pour s’assurer de ses connaissances et de ses qualités morales.

Formation permanente
            La formation ne devait pas s’arrêter au moment de l’ordination ou de l’attribution d’une paroisse. Pour assurer la formation permanente de ses prêtres, le moyen principal dont disposait l’évêque était la convocation annuelle du synode diocésain. Cette assemblée qui réunissait tout le clergé était solennisée par une messe pontificale le premier jour et une procession à travers la ville. Le deuxième jour, l’évêque laissait la parole à l’un de ses chanoines, faisait relire les statuts des synodes précédents et recueillait les avis des curés présents. Après quoi commençait le travail en commissions pour discuter des questions concernant la discipline ecclésiastique et le service spirituel et matériel des paroisses.
            Si les constitutions synodales contiennent beaucoup de normes disciplinaires et rituelles, le souci de la formation permanente, intellectuelle et spirituelle était visible. Elles se référaient aux canons des anciens conciles, mais surtout aux décrets du « très saint concile de Trente ». D’autre part, on y recommandait la lecture d’ouvrages qui traitaient de pastorale ou de spiritualité, comme ceux de Gerson (probablement son Instruction des curés pour instruire le simple peuple) et ceux du dominicain espagnol Louis de Grenade, auteur d’une Introduction au symbole.
            La science, selon saint François de Sales, « c’est le huitième sacrement de la hiérarchie de l’Église ». Heureusement, les pères jésuites sont venus ! Modèles des prêtres instruits et zélés, ces « grands hommes », qui « dévorent les livres par leurs continuelles études », ont « établi et affermi notre créance (croyance) et tous les sacrés mystères de notre foi ; et encore aujourd’hui, par leurs grandissimes travaux, remplissent le monde d’hommes doctes qui détruisent l’hérésie de toutes parts ».
            La conclusion de l’évêque résumait toute sa pensée : « Puisque la divine Providence, sans avoir égard à mon incapacité, m’a ordonné votre évêque, je vous exhorte à étudier tout de bon, afin qu’étant doctes et de bonne vie, vous soyez irréprochables, et prêts à répondre à tous ceux qui vous interrogeront des choses de la foi ».

Former des prédicateurs
            François de Sales prêcha si souvent et si bien qu’il fut considéré comme l’un des meilleurs prédicateurs de son temps et le modèle des prédicateurs. Il prêcha non seulement dans son propre diocèse, mais il accepta aussi de monter en chaire à Paris, à Chambéry, à Dijon, à Grenoble et à Lyon. Il prêcha en outre en Franche-Comté, à Sion dans le Valais et dans plusieurs villes du Piémont, notamment à Carmagnola, Mondovi, Pignerol, Chieri et Turin.
            Pour connaître sa pensée sur la prédication, il faut se reporter à la lettre qu’il adressa en 1604 à André Frémyot, frère de la baronne de Chantal, jeune archevêque de Bourges de trente et un ans, qui lui avait demandé conseil sur la façon de prêcher. Pour bien prêcher, écrivait-il, il faut deux choses : le savoir et la vertu. Pour obtenir un bon résultat, le prédicateur doit chercher à instruire ses auditeurs et à toucher leur cœur. Pour bien instruire, il faut toujours aller à la source de notre enseignement : la Sainte Écriture. Les œuvres des Pères ne doivent pas être négligées, car « qu’est-ce autre chose la doctrine des Pères de l’Église que l’Évangile expliqué, que l’Écriture Sainte exposée ? » Il est bon de se servir également de la vie des saints, car « il n’y a non plus de différence entre l’Évangile écrit et la vie des saints qu’entre une musique notée et une musique chantée ».
            Quant au grand livre de la nature, création de Dieu, œuvre de sa parole, il constitue une source extraordinaire d’inspiration si l’on sait observer et méditer. « C’est un livre, dit-il, qui contient la parole de Dieu, mais en un langage que chacun n’entend pas. Ceux qui l’entendent par la méditation font fort bien de s’en servir, comme faisait saint Antoine, qui n’avait nulle bibliothèque ».
            En homme de son temps, formé aux humanités classiques, François de Sales n’excluait pas de ses sermons les auteurs païens de l’antiquité, voire même un peu de leur mythologie, mais il fallait s’en servir « comme l’on fait des champignons, fort peu, pour seulement réveiller l’appétit ».
            Mais le vrai secret de l’efficacité de la prédication, c’est la charité et le zèle du prédicateur, qui sait trouver au plus profond de lui-même les paroles qui portent. « Il faut, dit-il, que nos paroles soient enflammées, non pas par des cris et actions démesurées, mais par l’affection intérieure ; il faut qu’elles sortent du cœur plus que de la bouche. On a beau dire, mais le cœur parle au cœur, et la langue ne parle qu’aux oreilles. »

Former des confesseurs
            Une autre tâche que se fixa François de Sales dès le début de son épiscopat fut de rédiger une série d’Avertissements aux confesseurs. Ils renferment non seulement une doctrine sur la grâce de ce sacrement, mais aussi des normes pédagogiques pour ceux qui ont une responsabilité dans la conduite des personnes.
            Avant tout, celui qui est appelé à travailler à la « conversion et à l’avancement spirituel » des autres doit commencer par lui-même pour ne pas mériter le reproche : « Médecin, guéris-toi toi-même ; et le dire de l’apôtre : En ce que tu juges les autres, tu te condamnes toi-même ». Le confesseur est juge : c’est à lui de décider s’il doit absoudre les pécheurs ou non, en tenant compte des dispositions intérieures du pénitent et des normes en vigueur. Il est médecin, parce que « les péchés sont des maladies et blessures spirituelles » et qu’il doit prescrire les remèdes appropriés. Mais François de Sales le décrit surtout comme un père :

Souvenez-vous que les pauvres pénitents au commencement de leurs confessions vous nomment Père, et qu’en effet vous devez avoir un cœur paternel en leur endroit, les recevant avec un extrême amour, supportant patiemment leur rusticité, ignorance, imbécillité (faiblesse), tardiveté (lenteur) et autres imperfections, ne vous lassant jamais de les aider et secourir tandis qu’il y a quelque espérance d’amendement en eux. »

            Un bon confesseur doit être attentif à l’état de vie de chacun et « procéder diversement avec lui », « selon sa vacation (condition) » : « marié ou non, ecclésiastique ou non, religieux ou séculier, avocat ou procureur, artisan ou laboureur ». Mais quant à la qualité de l’accueil, il devait être le même pour tous. Lui-même, au dire de la mère de Chantal, recevait tout le monde « avec égal amour et douceur » : « seigneurs et dames, bourgeois, soldats, chambrières, paysans, mendiants, personnes malades, galeux puants et remplis de grandes abjections ».
            Au plan des dispositions intérieures, chaque pénitent se présente différemment et François de Sales peut faire appel à son expérience quand il dresse une sorte de catalogue de pénitents types. Il y a celui qui est « travaillé de honte et de vergogne », celui qui se montre « effronté et sans appréhension », celui qui est « craintif et en quelque défiance d’obtenir le pardon de ses péchés », et tel autre que l’on voit « en perplexité pour ne savoir pas bien dire ses péchés, ou pour n’avoir su examiner sa conscience ».
            Une bonne façon d’encourager le pénitent timide et de lui donner confiance est de lui avouer « que vous n’êtes pas un ange, non plus que lui ; que vous ne trouvez pas étrange que les hommes pèchent ». Avec l’effronté, il faut se comporter avec sérieux et gravité, lui rappelant « qu’à l’heure de la mort il ne rendra compte d’aucune chose si étroitement que des confessions qu’il aura mal faites ». Mais surtout, recommandait l’évêque de Genève, « soyez charitables et discrets envers tous les pénitents, mais spécialement envers les femmes ». Cette tonalité salésienne se retrouve dans ce fragment de conseils : « Prenez garde de ne pas user de paroles trop rudes à l’endroit des pénitents ; car nous sommes quelquefois si austères en nos corrections que nous nous montrons en effet plus blâmables que ceux que nous reprenons ne sont coupables ». En outre, il tâchera de « n’imposer aux pénitents [des] pénitences confuses, mais spécifiques et tendant à douceur plutôt qu’à rigueur ».

Se former ensemble
            Il faut mentionner enfin une préoccupation de l’évêque de Genève concernant l’aspect communautaire de la formation, car il était persuadé de l’utilité de la rencontre, de l’animation mutuelle et de l’exemple. On ne se forme bien qu’ensemble, d’où le désir de réunir et même de regrouper les prêtres selon les possibilités. Les assemblées synodales qui réunissaient une fois l’an à Annecy les curés autour de leur évêque étaient bonnes, irremplaçables même, mais elles ne suffisaient pas.
            Dans ce but, il renforça le rôle des « surveillants », une sorte d’animateurs de secteurs paroissiaux, ayant « faculté et mission de relever, d’avertir, d’exhorter les autres prêtres et de veiller sur leur conduite ». Ils étaient chargés non seulement de visiter les cures et les églises de leur ressort, mais aussi de réunir leurs confrères deux fois par an pour traiter avec eux des questions pastorales. L’évêque, qui tenait beaucoup à ces réunions, voulait « inculquer les assemblées, et enjoindre aux sieurs surveillants d’envoyer les rôles (registres) des présents et des raisons des absents ». Au dire du père Philibert de Bonneville, il y faisait faire « la prédication des vertus requises à un prêtre et du devoir des pasteurs pour le bien des âmes » ; il y avait aussi « une conférence spirituelle pour traiter ou des difficultés qui pouvaient être arrivées sur l’intelligence des Constitutions synodales, ou des moyens qu’on devait tenir pour faire plus de profit pour le salut des âmes ».
            Le désir de regrouper des prêtres fervents lui fit envisager un projet sur le modèle des Oblats de Saint Ambroise, fondés à Milan par saint Charles Borromée pour l’aider dans la rénovation du clergé. Ne pourrait-on pas tenter quelque chose de semblable en Savoie pour introduire dans les rangs du clergé non seulement la réforme mais aussi la dévotion ? De fait, selon son ami Mgr Camus, François de Sales aurait eu le projet de créer une « congrégation » de prêtres séculiers « libre et sans vœux ». Il y renonça quand il sut que Pierre de Bérulle avait mis sur pied la congrégation de l’Oratoire et s’efforça dès lors d’attirer en Savoie ces « prêtres réformés », et tout particulièrement à Thonon au service de la Sainte-Maison. Il favorisa la naissance de « congrégations » de prêtres à Évian et à Cruseilles, où les curés voisins pratiquaient la vie commune.
            Ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès ; ils témoignent en tout cas de son souci constant de former ses collaborateurs, à l’intérieur d’un projet global de rénovation de la vie ecclésiale.




Corriger les « enfants rebelles » avec saint François de Sales

            En septembre 1594, François de Sales, prévôt de la cathédrale, accompagné de son cousin Louis, arrivait à Thonon, dans le Chablais, province située au sud du lac Léman et proche de Genève, afin d’explorer le terrain en vue de la reconquête par le catholicisme de cette province devenue calviniste depuis soixante ans. Ainsi débutait la phase aiguë d’une confrontation avec les « enfants rebelles » de la sainte Église, qui allait marquer toute sa vie d’homme de l’Église catholique. Jusqu’à sa mort en 1622, il pratiquera toutes les ressources d’un art, qui est aussi celui de l’éducateur face aux « rebelles ».

Gagner le cœur
            À l’époque de François de Sales, les partisans d’une « réduction » des hérétiques par la force étaient nombreux. Son père, M. de Boisy, était d’avis qu’il fallait parler avec ces gens-là « avec la bouche des canons ». Si la force politique et militaire dont disposait le duc de Savoie dans le Chablais lui avait permis de conquérir les « corps », ce qui importait par-dessus tout à François, son objectif principal, c’était de gagner le cœur des rebelles, car « qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme ».
            La première chose à faire était de connaître avec exactitude la position des adversaires. Comment discuter avec les protestants si on n’a pas lu l’Institution de la religion chrétienne de Calvin ? Aussi le jeune prévôt écrivait-il dès 1595 à son ancien directeur, le père Possevin :

Je n’ose reprendre Calvin ni Bèze en façon que ce soit, […] que chacun ne veuille savoir où ce que je dis se trouve ; de quoi j’ai déjà reçu deux affronts que je n’eusse pas eu si [je] ne me fusse pas fié aux citations des livres qui m’ont fait faute. […] Enfin, en ce bailliage chacun manie les « Institutions »; je suis ès lieux où chacun sait ses « Institutions » par cœur.

            Après la science, la mission requérait des qualités morales et spirituelles particulières, à commencer par un désintéressement total. Son ami et disciple Jean-Pierre Camus a bien souligné cette attitude de détachement qui sera celle de toute sa vie : « Bien que ceux de Genève lui retinssent presque tout le revenu de la mense épiscopale, et celui de son chapitre, je ne lui entendis jamais faire aucune plainte de cette détention ». D’ailleurs, selon François de Sales, il ne fallait pas trop s’inquiéter des biens ecclésiastiques, car, disait-il, il en va des biens de l’Église comme de la barbe, « plus on la rase et plus forte et épaisse elle revient ».
            Son objectif était purement pastoral : « Il ne soupirait qu’après la conversion de ces âmes rebelles à la lumière de la vérité, qui ne luit que dans la vraie Église ». Quand il parlait de Genève, « qu’il appelait toujours sa pauvre ou sa chère (termes de compassion et d’amour), nonobstant sa rébellion », il disait quelquefois en soupirant : « Da mihi animas, caetera tolle tibi ». Au sens littéral, qui est celui du livre de la Genèse (chap. 14, v. 21), cette demande adressée à Abraham par le roi de Sodome après la victoire qui lui avait permis de récupérer les prisonniers de guerre et les biens volés par l’ennemi, signifiait simplement : « Donne-moi les personnes et garde pour toi tout le reste », c’est-à-dire tout le butin. Mais sur lèvres de François de Sales, ces mots devenaient la prière du missionnaire qui s’adresse à Dieu pour lui demander les « âmes », en renonçant à toute forme de compensation matérielle et d’intérêt personnel.
            Lui-même, manquant de ressources – son père lui avait coupé les vivres durant la mission du Chablais pour l’inciter à renoncer – aurait voulu gagner sa vie par son travail. Il aurait même dit un jour : « Quand je prêchais la foi au Chablais, j’ai eu plusieurs fois de grandes envies de savoir faire quelque chose, afin d’imiter en cela saint Paul, et de me nourrir du travail de mes mains ; mais je suis un lourd et ne sais rien faire, sinon rapiécer un peu mes habits ; il est vrai pourtant que Dieu m’a fait la grâce que je n’ai rien coûté à personne dans le Chablais ; quand je n’avais plus de quoi me nourrir, ma bonne mère m’envoyait secrètement depuis Sales du linge et de l’argent ».
            La rébellion des protestants ayant été causée en bonne partie par les péchés des clercs, leur conversion exigeait de la part des missionnaires surtout trois choses : la prière, la charité et l’esprit de sacrifice. Il écrivait en novembre 1594 à Antoine Favre : « L’oraison, l’aumône et le jeûne sont les trois parties qui composent le cordon difficilement rompu par l’ennemi ; nous allons, avec la divine grâce, essayer d’en lier cet adversaire ».

La méthode salésienne
            La première chose à faire était de se mettre sur le terrain intellectuel de ses adversaires, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils étaient absolument réfractaires aux arguments philosophiques et théologiques hérités de la scolastique du moyen âge. C’est Pierre Magnin qui a précisé ce point important : « Il évitait de tout son pouvoir de se jeter dans la contention et altercation des arguments de l’École, attendu que cela se fait le plus souvent sans aucun profit, qu’il semble à la compagnie que le plus fort en gorge ait toujours meilleur droit. Mais il s’adonnait principalement à proposer clairement et distinctement les mystères de notre sainte foi et à défendre l’Église catholique de la vaine croyance que ses ennemis lui prêtent, et pour cela il ne s’embarrassait pas de beaucoup de livres, s’étant seulement servi durant environ dix ans de la Sainte Bible, de la Somme de saint Thomas et des Controverses du cardinal Bellarmin ».
            En effet, si saint Thomas lui fournissait sa référence catholique et Bellarmin l’arsenal des preuves contre les protestants, la seule base de discussion possible était la Bible. En cela il était d’accord avec les hérétiques :

La foi chrétienne est fondée sur la Parole de Dieu, c’est cela qui la met au souverain degré d’assurance, comme ayant à garant cette éternelle et infaillible vérité ; la foi qui s’appuie ailleurs n’est pas chrétienne : donc la Parole de Dieu est la vraie règle de bien croire, puisque être fondement et règle en cet endroit n’est qu’une même chose.

            François de Sales se montrait très sévère envers les auteurs et les propagateurs des erreurs, en particulier l’« hérésiarque » Calvin et les ministres protestants, envers lesquels il ne professait aucune tolérance. Au contraire, sa patience était sans limites envers tous ceux qu’il estimait victimes de leurs théories. Pierre Magnin assure qu’ « il écoutait avec patience leurs difficultés sans jamais se mettre en colère, ni proférer aucune parole injurieuse contre eux, nonobstant toute chaleur de dispute et toutes les injures, moqueries ou calomnies dont lesdits hérétiques se servent communément, mais au contraire, il leur témoignait un amour très cordial qui n’était animé d’autre intérêt que de la seule gloire de Dieu et du salut de leurs âmes ».
            Dans une section de son livre, intitulée De l’accommodement, Jean-Pierre Camus a relevé un certain nombre de traits de son modèle, qui le différenciaient des autres missionnaires du Chablais – il s’agissait sans doute des capucins – à la robe longue, à l’abord austère et rude, et qui traitaient les gens « de cœurs incirconcis, de rebelles à la lumière, d’opiniâtres, d’engeance de vipères, de membres pourris, de tisons d’enfer, d’enfants du diable et de ténèbres ». Pour ne pas effaroucher la population, François et les siens avaient décidé de « marcher avec des manteaux courts, et bottés, pour se donner, en cette façon, plus facile accès dans les maisons particulières, et ne blesser point les yeux des compagnies par le port de l’habit long qui leur était nouveau ».
            Toujours selon Camus, il fut dénoncé à l’évêque parce qu’il donnait aux hérétiques le nom de « frères », précisant toutefois qu’il s’agissait de frères « errants », « pour les inviter à la réunion et réconciliation par ce terme d’amour et de bénignité ». À ses yeux, la fraternité avec les protestants se justifiait par trois motifs :

Ils sont en effet nos frères par le baptême, lequel est bon en leur Église ; de plus ils le sont quant à la chair et le sang, car nous sommes eux et nous enfants d’Adam. « Item », nous sommes concitoyens, et étions sujets d’un même prince ; tout cela n’est-il point capable de composer quelque fraternité ? joint que je les regardais comme enfants de l’Église en disposition, puisqu’ils se laissent instruire, et comme mes frères en espérance d’une même vocation à salut ; et c’est ainsi que l’on appelait autrefois les catéchumènes avant qu’ils fussent baptisés.

            Frères égarés, frères rebelles, mais frères quand même. Les missionnaires de choc lui disaient en outre « qu’il gâtait tout en pensant bien faire, qu’il flattait l’orgueil si naturel à l’hérésie, et qu’il endormait ces gens-là dans leur erreur en leur cousant des oreillers sous les coudes ; qu’il était meilleur de les corriger en miséricorde et justice, sans leur graisser la tête de l’huile de la cajolerie ». Quant à lui, il traitait les gens avec respect, voire avec compassion et « si les autres se voulaient faire craindre, lui se désirait faire aimer et entrer dans les esprits par la porte de la complaisance ».
            Même si Camus semble bien forcer les traits en opposant les deux méthodes, il est certain que la méthode salésienne avait ses caractéristiques propres. La tactique employée par François de Sales avec un calviniste comme Jean-Gaspard Deprez le montre bien : lors de leur première rencontre, racontera-t-il, « celui-ci, m’accostant, me demanda comment allait le petit monde, savoir le cœur, et si je croyais d’être sauvé en ma religion, et comment je servais Dieu en elle ». Au cours des colloques secrets qu’il eut à Genève avec Théodore de Bèze, successeur de Calvin, il employa la même méthode, fondée sur le respect de l’interlocuteur et le dialogue courtois. Le seul qui se fâcha fut de Bèze, qui prononça des paroles « indignes d’un philosophe ».
            Au dire de Georges Rolland, qui le vit souvent à l’œuvre avec les protestants, « il ne les conduisait jamais […] aux termes de se fâcher ni de leur donner de la honte et confusion » ; mais « avec sa douceur ordinaire il leur répondait sainement, facilement, sans aigreur et sans mépris et par ce moyen il s’acquérait leurs cœurs et leur bienveillance ». Lui aussi rapporte qu’il était « souvent critiqué par les catholiques qui le suivaient auxdites conférences, parce qu’il traitait trop doucement avec les adversaires. On lui disait qu’il leur fallait faire honte de leurs impertinentes réponses, à quoi il répondait qu’user de paroles injurieuses et de mépris ne ferait que rebuter et empêcher de revenir ces pauvres dévoyés, et qu’il fallait chercher leur salut et non pas leur confusion. Et en chaire, quand il parlait d’eux, il disait : ‘Messieurs nos adversaires’, et évitait tant qu’il pouvait de prononcer le mot d’hérétique ou d’huguenot ».
            À la longue, cette méthode se révéla efficace. L’hostilité initiale de la population du Chablais, que traduisaient bien les termes injurieux de papiste, mage, sorcier, idolâtre et bigle, qu’on lui décochait, fit place peu à peu au respect, à l’admiration et à l’amitié. En comparant sa méthode avec celle des autres missionnaires, Camus a écrit qu’il « prenait plus de mouches avec une cuillerée de ce miel qui lui était si familier, que tous ceux-ci avec des tonneaux de vinaigre ». Au dire de Claude Marin, ce furent les enfants qui osèrent s’approcher les premiers ; « il leur donnait une caresse avec une douce parole ». Un nouveau converti tenté par la défection lui dira : « Vous avez regagné mon âme ».

À la recherche d’une nouvelle forme de communication
            Au début de sa mission dans le Chablais, François de Sales s’était trouvé très rapidement devant un mur, les chefs du parti protestant ayant décidé d’interdire à leurs coreligionnaires toute forme de participation aux prêches du prêtre papiste. Que faire dans ces conditions ? Puisque les Thononais ne voulaient pas ou n’osaient pas venir à lui, il irait à eux. Comment ? La nouvelle forme de communication consistera à rédiger et à distribuer périodiquement des feuilles qu’ils pourront lire à loisir dans leur maison.
            L’entreprise commença en janvier 1595. Il rédigea les premiers articles, copiés à la main en attendant de pouvoir utiliser les services d’une typographie, et il les diffusait au fur et à mesure. S’adressant aux « messieurs de Thonon », François de Sales leur expliquait le pourquoi et le comment de cette initiative :

Ayant continué quelque pièce de temps la prédication de la parole de Dieu en votre ville, sans avoir été ouï des vôtres que rarement, par pièces et à la dérobée, pour ne rien laisser en arrière de mon côté, je me suis mis à réduire en écrit quelques principales raisons, que j’ai choisies pour la plupart des sermons et traités que j’ai faits ci-devant à vive voix pour la défense de la foi de l’Église.

            Distribuées périodiquement à domicile, les feuilles volantes ressemblaient à une sorte de journal hebdomadaire. Quels avantages pensait-il retirer de cette nouvelle forme de communication ? Dans son adresse à « messieurs de Thonon », François de Sales a parfaitement mis en lumière les quatre « commodités » de la communication écrite :
            l. Elle porte l’information à domicile. 2. Elle facilite la confrontation publique et le débat d’opinions avec « l’adversaire ». 3. Il est vrai que « les paroles en bouche sont vives, en papier elles sont mortes », mais l’écrit « se laisse mieux manier, il donne plus de loisir à la considération que la voix, on y peut penser plus creusement ». 4. La communication écrite est un moyen efficace pour lutter contre la désinformation, parce qu’elle fait connaître avec exactitude la pensée de l’auteur et elle permet de vérifier si la pensée d’un particulier correspond ou non à la doctrine qu’il prétend défendre. C’est ce qui lui a faisait dire : « Je ne dis rien à Thonon que je ne veuille bien qu’on sache, si besoin était, à Necy (Annecy) et à Rome ».
            De fait, pensait-il, son premier devoir était de lutter contre les déformations que faisaient subir à la doctrine de l’Église les auteurs protestants. « L’un de leurs plus grands maux, écrira J.-P. Camus, c’est que leurs ministres leur déguisent notre créance (croyance), et la leur représentent toute autre qu’elle n’est :

Par exemple, que nous ne faisons aucun état de l’Écriture sainte ; que nous adorons le Pape, comme Dieu ; que nous tenons les saints comme dieux ; que nous faisons plus d’état de la sainte Vierge que de Jésus-Christ ; que nous adorons les images d’adoration de latrie, et leur attribuons de la divinité ; que les âmes du purgatoire sont en la même rage et au même désespoir que celles de l’enfer ; que nous adorons du pain en l’Eucharistie ; que nous privons le peuple de la participation au sang de Jésus-Christ ; que nous nous moquons des mérites de Jésus-Christ, pour attribuer tout notre salut au mérite de nos bonnes œuvres ; que la confession auriculaire est une bourrellerie d’esprits ; et semblables invectives, qui rendent notre religion odieuse et décriée parmi ces peuples, qui en sont malicieusement informés.

            Deux attitudes caractérisent la démarche personnelle du « journaliste » François de Sales : d’une part, le devoir d’informer ses lecteurs avec exactitude, de leur expliquer les raisons de la position catholique, bref de leur être utile ; d’autre part, un grand désir de leur témoigner son affection. S’adressant à ses lecteurs, il leur déclarait d’emblée : « Vous ne lirez jamais écrit qui vous soit donné par homme plus affectionné à votre service spirituel que je suis ».
            À côté de la communication écrite, il utilisa incidemment d’autres formes de communication, notamment le théâtre. Lors de la grande manifestation catholique à Annemasse en septembre 1597, devant une foule de plusieurs milliers de personnes, on joua un drame biblique intitulé Le sacrifice d’Abraham, dans lequel le prévôt tenait le rôle de Dieu le Père. La composition du texte en vers n’était pas son œuvre, mais c’est lui qui aurait suggéré ce thème à son cousin, le chanoine de Sales, et à son frère Louis, que l’on disait « grandement versé ès lettres humaines ».

Vérité et charité
            L’auteur de L’Esprit du bienheureux François de Sales a bien touché, semble-t-il, le cœur du message salésien sous sa forme définitive quand il a intitulé le début de son œuvre : De la charité véritable, citant cette « précieuse et notable sentence » de son héros : « La vérité qui n’est pas charitable procède d’une charité qui n’est pas véritable ».
            Pour François de Sales, explique Camus, toute correction doit avoir pour but le bien de celui qu’on corrige – ce qui peut provoquer une souffrance momentanée – et elle doit être faite avec douceur et patience. De plus, celui qui corrige doit être prêt à souffrir des injustices et des ingratitudes de la part de celui qui reçoit la correction.
            On retiendra de l’expérience chablaisienne de François de Sales que l’alliance indispensable de la vérité et de la charité n’est pas toujours facile à traduire en pratique, qu’il existe plusieurs manières de la mettre en œuvre, mais qu’elle est indispensable à celui qui porte un vrai souci de correction et d’éducation des « enfants rebelles ».




Le grand tournant dans la vie de saint François de Sales (2/2)

(suite de l’article précédent)

Débuts d’une nouvelle étape
            Dès lors tout ira très vite. François devenait un autre homme : « Lui, perplexe, inquiet, mélancolique, commente A. Ravier, prend aussitôt des décisions, ne traîne plus le long de ses chemins, il redevient un fonceur ».
            Dès le lendemain 10 mai, il revêt l’habit ecclésiastique. Le surlendemain, il se présente au vicaire général du diocèse. Le 12 mai, il prend possession de sa charge dans la cathédrale d’Annecy et rend visite à l’évêque, Mgr Claude de Granier. Le 13 mai, il préside pour la première fois les offices dans la cathédrale. Puis il règle ses affaires temporelles, abandonnant son titre de seigneur de Villaroget et ses droits d’aînesse et renonçant à la magistrature à laquelle son père l’avait destiné. Du 18 mai au 7 juin, il se retire avec son ami et confesseur, Amé Bouvard, au château de Sales pour se préparer aux ordinations. Une dernière fois, il est assailli de doutes et de tentations ; il en sort vainqueur, persuadé que Dieu lui avait fait « beaucoup de miséricordes » pendant cette retraite. Il prépare l’examen canonique pour l’admission aux ordres.
            Invité pour la première fois par l’évêque à prêcher le jour de Pentecôte, qui tombait cette année le 6 juin, il prépara avec grand soin son premier sermon pour ce jour auquel « non seulement les vieux mais aussi les jeunes doivent prêcher », mais l’arrivée imprévue d’un autre prédicateur l’empêcha de le prononcer. Le 9 juin, Mgr de Granier lui conféra les quatre ordres mineurs et deux jours plus tard il fut promu à l’ordre du sous-diaconat.
            Dès lors commençait pour lui une intense activité pastorale. Le 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, il prêcha pour la première fois en public avec un grand courage, non sans avoir connu auparavant le trac, au point qu’il avait dû s’étendre quelques instants sur son lit avant de monter en chaire. À partir de là, les sermons vont se multiplier.
            Une initiative hardie pour un simple sous-diacre fut la fondation à Annecy d’une association, appelée à regrouper non seulement des ecclésiastiques, mais surtout des laïcs, hommes et femmes, sous le titre de « Confrérie des pénitents de la Sainte-Croix ». Lui-même en rédigea les statuts, que l’évêque confirma et approuva. Érigée le 1er septembre, elle débuta le 14 septembre 1593. Les confrères furent tout de suite très nombreux et, parmi les premiers inscrits, François eut la joie de compter son père et, quelques mois plus tard, son frère Louis. Les statuts prévoyaient non seulement des célébrations, des prières et des processions, mais aussi des visites aux malades et aux prisonniers. Au début, les mécontents ne manquèrent pas, notamment dans les communautés religieuses, mais on se rendit vite compte que leur témoignage était convaincant.
            François fut ordonné diacre le 18 septembre et prêtre trois mois plus tard, le 18 décembre 1593. Après trois jours de préparation spirituelle, il célébra sa première messe le 21 décembre et prêcha à Noël. Peu de temps après, il eut la joie de baptiser sa petite sœur Jeanne, la dernière-née de madame de Boisy. Son installation officielle comme prévôt de la cathédrale se fit peu après les fêtes, vers la fin du mois de décembre. Elle se signala par une « harangue » en latin, qui fit une impression d’autant plus profonde sur l’évêque et sur les membres du chapitre de la cathédrale que le sujet était brûlant : recouvrer l’antique siège du diocèse, qui était à Genève. Tous en demeuraient bien d’accord : il fallait reconquérir Genève, la cité de Calvin qui avait mis le catholicisme hors la loi. Oui, mais comment ? Avec quelles armes ? Et tout d’abord quelle était la cause de cette déplorable situation ? La réponse du prévôt n’a pas dû plaire à tout le monde : « Ce sont les exemples des prêtres pervers, les actions, les paroles, en un mot, l’iniquité de tous, mais surtout des ecclésiastiques ». Suivant la manière des prophètes, François de Sales n’analysait pas les causes politiques, sociales ou idéologiques de la réforme protestante ; il ne prêchait pas non plus la guerre contre les hérétiques, mais la conversion de tous. La fin de l’exil ne s’obtiendra que par la pénitence et par la prière, en un mot par la charité :

C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. […] Je ne vous propose ni le fer, ni cette poudre dont l’odeur et la saveur rappellent la fournaise infernale […]. C’est par la faim et la soif, endurées non par nos adversaires mais par nous-mêmes, que nous devons repousser l’ennemi.

            Après ce discours, Charles-Auguste affirme qu’il « descendit de sa forme (stalle) à l’applaudissement de toute l’assistance », mais on peut supposer que certains chanoines furent irrités par les semonces du jeune prévôt.
            Celui-ci, qui aurait pu se contenter de « faire régner dans le chapitre la discipline canoniale et l’exacte observance des statuts », se livra à un travail pastoral de plus en plus intense: confessions, prédications à Annecy et dans les villages, visites des malades et des prisonniers. En cas de besoin, il faisait profiter les autres de ses connaissances juridiques, apaisait les querelles et discutait avec les huguenots. De janvier 1594 jusqu’au début de sa mission dans le Chablais en septembre, son activité de prédicateur a dû connaître un début prometteur. Son père n’était pas habitué à un zèle aussi remuant et à des prédications aussi fréquentes :

Un jour, il me prit à part et me dit : Prévôt, tu prêches trop souvent ; j’entends même en des jours ouvriers sonner la cloche pour prêcher, et toujours on me dit : C’est le prévôt ! le prévôt ! De mon temps il n’en était pas ainsi, les prédications étaient bien plus rares ; mais aussi quelles prédications ! Dieu le sait, elles étaient doctes, bien étudiées ; on disait des merveilles, on alléguait plus de latin et de grec en une que tu ne fais en dix : tout le monde en était ravi et édifié, on y courait à grosses troupes ; vous eussiez dit qu’on allait recueillir la manne. Maintenant tu rends cet exercice si commun, qu’on n’en fait plus d’état, et on n’a plus tant d’estime de toi.

            François n’était pas de cet avis : pour lui, « blâmer un laboureur ou un vigneron de cultiver trop bien sa terre, était lui donner de vraies louanges ».

Les débuts de son amitié avec Antoine Favre
            Les humanistes avaient le goût de l’amitié, occasion d’échanger des lettres où les témoignages d’affection pouvaient s’exprimer en termes choisis, nourris de l’antiquité classique. François de Sales avait certainement lu le De amicitia de Cicéron. Qu’un ami véritable est une douce chose ! dit la maxime dont François a pu apprécier la justesse, au moment où sa vie prenait son orientation définitive, grâce à son amitié avec le sénateur Antoine Favre. Celui-ci avait alors trente-six ans, il était sénateur depuis six ans et François en avait dix de moins. Ils se connaissaient de réputation et François avait déjà cherché à entrer en contact avec lui. Au reçu de cette lettre, le jeune prévôt de Sales exultait :

J’ai reçu votre lettre, très illustre et vertueux sénateur, et ce gage précieux et inattendu de votre bienveillance pour moi m’a tellement rempli de joie et d’admiration que mon esprit demeure impuissant à vous exprimer ces sentiments.

            Au-delà de la rhétorique bien visible, favorisée par l’emploi de la langue latine, ce fut le début d’une amitié qui dura jusqu’à la mort. À la « provocation » du « très illustre et très vertueux sénateur » François répondit par une réponse adaptée : si son ami est descendu le premier dans cette pacifique arène de l’amitié, on verra qui y demeurera le dernier, car il est « un combattant qui par nature est très ardent dans ces sortes de luttes ». Ce premier échange fera naître en eux le désir de se rencontrer, car « que l’admiration excite le désir de connaître, c’est une maxime assurée qui s’apprend avec les rudiments de la philosophie ». Les lettres vont se suivre rapidement.
            Fin octobre, François lui répond pour le remercier de lui avoir procuré une autre amitié, celle de François Girard. Il a lu et relu les lettres de Favre « plus de dix fois ». Le 30 novembre, Favre le presse d’accepter la dignité de sénateur, mais sur ce terrain-là, il ne sera pas suivi. Début décembre, François lui annonce que sa « très chère mère » a donné le jour à son treizième enfant. Vers la mi-décembre 1593, il lui fait part de sa prochaine ordination sacerdotale, « insigne honneur et bien excellent », qui fera de lui un autre homme, malgré les sentiments de crainte qui l’habitent. La veille de Noël 1593, une rencontre eut lieu à Annecy, où Favre assista probablement quelques jours plus tard à l’installation du jeune prévôt. Au début de 1594, François a été malade, mais son ami l’a réconforté au point que sa fièvre est devenue « notre » fièvre. En mars 1594, il commence à lui donner l’appellation de « frère ». Cette amitié se révèle féconde et porte du fruit puisque le 29 mai 1594, Favre érigea à son tour la confrérie de la Sainte-Croix à Chambéry ; et le mardi de Pentecôte les deux amis organisèrent un grand pèlerinage commun à Aix. Au mois de juin, Favre était attendu impatiemment à Annecy avec son épouse, que François appelait « ma très aimable sœur, votre épouse très distinguée et très chère », et avec « vos très nobles enfants ». Antoine Favre avait alors six fils et une fille. En août, François écrira une lettre à ses enfants pour les remercier de la leur, les encourager à suivre les exemples de leur père et à transmettre à leur mère ses propres sentiments de « piété filiale » à son égard. Le 2 septembre 1594, dans un billet écrit à la hâte, Favre lui annonçait une prochaine visite « au plus vite » et terminait par des salutations répétées non seulement à son « frère bien-aimé », mais aussi « à ceux de Sales et à tous les salésiens ».
            On n’a pas manqué de critiquer ces lettres un peu grandiloquentes, avec leurs compliments exagérés et leurs périodes latines trop recherchées. Comme son correspondant, le prévôt de Sales, tout en parsemant son latin de quelques allusions à la Bible et aux Pères de l’Église, s’appliquait à citer surtout les auteurs de l’antiquité classique. Le modèle cicéronien de l’art épistolaire n’est jamais loin, et d’ailleurs son correspondant qualifie ses lettres non seulement de « cicéroniennes », mais même d’« athéniennes ». Il n’est pas étonnant que c’est dans une de ces lettres à Antoine Favre que l’on trouve la célèbre citation de Térence : « Rien de ce qui est humain ne nous est étranger » (nihil a nobis humani alienum), un adage devenu une profession de foi chez les humanistes.
            Quoi qu’il en soit, cette amitié fut considérée par François comme un don du ciel, la décrivant comme une « amitié fraternelle que la divine Bonté, comme maîtresse de la nature, a mise si vive et parfaite entre lui et moi, nonobstant la diversité de nos naissances et vacations, et l’inégalité en tant de dons et grâces que je n’ai ni possède sinon en lui ». Durant les années difficiles à venir, Antoine Favre sera son confident et son meilleur soutien.

Une mission périlleuse
            En 1594, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel Ier (1580-1630), venait de récupérer le Chablais, une région proche de Genève, située au sud du lac Léman, longtemps disputée entre ses voisins. L’histoire politico-religieuse du Chablais était compliquée, comme le montre une lettre italienne de février 1596 destinée au nonce à Turin :

Une partie de ce diocèse de Genève fut envahie par les Bernois, il y a soixante ans, et demeura hérétique ; mais, ces années passées, ce pays, par la force des armes, rentra sous la domination de Son Altesse et fut réuni à son antique patrimoine. Bon nombre des habitants, plus touchés du fracas des arquebuses que des prédications qui leur étaient faites par ordre de Monseigneur l’Évêque, revinrent à la foi et rentrèrent dans le sein de notre sainte mère la sainte Église ; mais ensuite ces contrées ayant été infestées par les incursions des Genevois et des Français, le peuple retomba dans son bourbier.

            Le duc, qui cherchait à ramener au catholicisme toute cette population de vingt-cinq mille âmes environ, s’adressa à l’évêque pour qu’il fasse le nécessaire. En 1589, celui-ci avait envoyé cinquante curés pour reprendre possession des paroisses, mais ils furent bientôt chassés par les calvinistes. Il fallait procéder autrement, envoyer là-bas deux ou trois missionnaires très instruits et capables de tenir tête à la tempête qui ne manquerait pas de s’abattre sur les « papistes ». Au cours d’une assemblée du clergé, l’évêque exposa le projet et sollicita des volontaires. Personne ne souffla mot. Au moment où l’évêque tourna les yeux vers le prévôt de Sales, celui-ci lui dit : « Monseigneur, si vous jugez que je sois capable, et que vous me le commandiez, je suis tout prêt d’obéir, et irai volontiers ».
            Il savait qu’il fallait s’attendre à être reçu là-bas avec « des injures à la bouche ou des pierres à la main ». L’opposition de son père à cette mission – dangereuse pour la vie, et pire encore pour l’honneur de la famille – ne se révélait plus être un obstacle pour François, qui reconnaissait dans l’ordre de l’évêque une volonté supérieure. Aux objections concernant les dangers très réels de la mission il répliqua fièrement :

Mon père, Dieu y pourvoira : c’est lui qui aide aux forts ; il n’y a que d’avoir du courage. […] Et que serait-ce si on nous envoyait aux Indes, ou en Angleterre ? Ne faudrait-il pas y aller ? […] C’est une chose laborieuse, il est vrai, et nul ne saurait le nier ; mais pourquoi portons-nous ces robes, si nous n’en voulons pas la charge ?

            Il se prépara à la mission au château de Sales au début du mois de septembre 1594, dans un climat pesant : « Monsieur son père ne le voulut point voir, parce qu’il répugnait absolument à son emploi apostolique, duquel il l’avait voulu divertir par tous les efforts imaginables, sans avoir pu ébranler sa généreuse résolution. Le soir, il dit adieu à madame sa vertueuse mère fort en secret ».
            Le 14 septembre 1594, il arrivait au Chablais en compagnie de son cousin. Quatre jours plus tard, son père lui envoya un serviteur pour lui dire de revenir, « mais le saint jeune homme renvoya son valet Georges Rolland et son cheval, et même il persuada à son cousin Louis de Sales de s’en retourner pour tenir la famille en repos. Ce bon cousin lui obéit, quoique par après il le revînt trouver, et notre saint a raconté […] qu’il n’avait de sa vie ressenti une plus grande consolation intérieure, ni un plus grand courage au service de Dieu et des âmes que ce jour, 18 septembre 1594, qu’il se trouva sans compagnon, sans valet, sans équipage et dans la nécessité d’aller çà et là, seul, pauvre et à pied, prêcher le Royaume de Dieu ».
            Pour le dissuader de cette mission dangereuse, son père lui coupait les vivres. D’après Pierre Magnin, « monsieur son père, ainsi que je l’ai appris de la bouche même du saint homme, ne voulait pas l’assister si largement qu’il eût été nécessaire, désirant le retirer de cette œuvre qu’il avait entreprise contre son gré et voyant le danger évident auquel il exposait sa vie. Et même une fois il le laissa partir de Sales pour s’en retourner à Thonon avec un seul écu, de sorte qu’[…] il faisait le chemin à pied, bien souvent assez mal chaussé et mal vêtu, parmi la rigueur du froid, des vents, des pluies et des neiges insupportables en ce pays ».
            Après une agression dont il faillit être victime avec Georges Rolland, M. de Boisy tenta une nouvelle fois de le détourner de son entreprise, mais sans succès. François chercha à faire vibrer la corde de l’orgueil paternel en lui écrivant hardiment ces quelques lignes :

Si Rolland était votre fils aussi bien qu’il n’est que votre valet, il n’aurait pas eu la couardise de reculer pour un si petit choc que celui où il s’est trouvé, et n’en ferait pas le bruit d’une grande bataille. Nul ne peut douter de la mauvaise volonté de nos adversaires ; mais aussi vous fait-on tort quand on doute de notre courage. […] Je vous supplie donc, mon Père, de ne point attribuer ma persévérance à la désobéissance, et de me regarder toujours comme votre fils le plus respectueux.

            Ce qui décida finalement son père à cesser son opposition se comprend mieux à la lumière d’une remarque que nous a transmise Albert de Genève. Le grand-père de ce témoin au procès de béatification, ami de M. de Boisy, avait dit un jour au père de François qu’il « était trop heureux d’avoir un fils si chéri de Dieu et qu’il l’estimait trop sage et trop craignant Dieu pour s’opposer à sa sainte volonté dans l’accomplissement d’un dessein où son saint nom serait si hautement glorifié, l’Église exaltée, et dont la maison de Sales tirerait plus de gloire que de tous les autres titres, si illustres soient-ils ».

Le temps des responsabilités
            Prévôt de la cathédrale en 1593 à l’âge de vingt-six ans, chef de la mission du Chablais l’année suivante, François de Sales disposait d’une formation exceptionnellement riche et harmonieuse : éducation familiale soignée, formation morale et religieuse de qualité, études littéraires, philosophiques, théologiques, scientifiques et juridiques de haut niveau. Il est vrai qu’il avait bénéficié de possibilités interdites à la plupart de ses contemporains, mais l’effort personnel, la correspondance aux appels ressentis et la ténacité dont il fit preuve dans la poursuite de sa vocation sortaient chez lui de l’ordinaire, sans parler de la forte spiritualité qui inspirait tout son comportement.
             Désormais, il deviendrait un homme public, chargé de responsabilités de plus en plus étendues, qui lui permettraient de faire profiter les autres des dons de la nature et de la grâce qu’il avait reçus. Pressenti pour être évêque coadjuteur de Genève dès 1596, nommé en 1599, il deviendra évêque de Genève à la mort de son prédécesseur en 1602. Homme d’Église avant tout, mais très mêlé à la vie de la société, nous le verrons soucieux non seulement de l’administration de son diocèse, mais aussi de la formation de tout le peuple confié à sa charge pastorale.




Le grand tournant dans la vie de saint François de Sales (1/2)

             Après dix ans d’études à Paris et trois ans à l’Université de Padoue, François est de retour en Savoie un peu avant le début du printemps 1592. Il confiait à son cousin Louis qu’il était « très résolu d’embrasser l’état ecclésiastique, quelle résistance que messieurs ses parents lui eussent su faire ». Cependant, il accepta d’aller à Chambéry pour s’inscrire au barreau du Sénat de Savoie.
            En fait, toute l’orientation que prendrait sa vie restait en jeu. D’un côté, en effet, il y avait l’autorité de son père qui lui commandait, en tant que fils aîné, d’envisager une carrière dans le monde ; de l’autre, ses inclinations et la conscience de plus en plus forte d’une vocation particulière : « être d’Église ». S’il est vrai que « les pères font tout en vue de leurs enfants », il n’en reste pas moins que les visées des uns et des autres ne coïncident pas toujours. Son père, monsieur de Boisy, rêvait pour lui d’une grande carrière : sénateur du duché, et (pourquoi pas ?) président du souverain Sénat de Savoie. François de Sales écrira un jour que les pères « ne se contentent jamais ni ne se peuvent assouvir de parler avec leurs enfants des moyens de les agrandir ».
            Or, l’obéissance était pour lui un impératif fondamental, et ce qu’il dira plus tard à Philothée était certainement depuis son enfance la règle de sa vie : « Vous devez humblement obéir à vos supérieurs ecclésiastiques, comme au pape et à l’évêque, au curé et à ceux qui sont commis de leur part ; vous devez obéir à vos supérieurs politiques, c’est-à-dire à votre prince et aux magistrats qu’il a établis sur votre pays ; vous devez enfin obéir à vos supérieurs domestiques, c’est-à-dire à votre père, mère, maître, maîtresse ». Le problème venait de l’impossibilité de concilier les diverses obéissances. Entre la volonté de son père et la sienne, qu’il percevait de plus en plus comme étant celle de Dieu, l’opposition deviendrait inévitable. Suivons les étapes de la maturation d’un « doux rebelle ».

Retour en arrière
            Il faut revenir en arrière pour saisir le drame vécu par François durant toute sa jeunesse, jusqu’à la solution en 1593. Depuis l’âge de dix ans environ, François portait en lui son projet de vie. En font foi plusieurs événements vécus ou provoqués par lui. À l’âge de onze ans, avant de partir pour Paris, il avait demandé à son père la permission de recevoir la tonsure. Cette cérémonie, au cours de laquelle l’évêque donnait le premier degré de la cléricature, eut effectivement lieu le 20 septembre 1578 à Clermont-en-Genevois. Son père, qui s’y était d’abord opposé, avait fini par accepter parce qu’il estimait qu’il ne s’agissait que d’un caprice d’enfant. Au cours de l’examen préliminaire, l’évêque, étonné par la qualité de ses réponses et par sa modestie, lui aurait dit : « Mon enfant, prenez courage, vous serez un bon serviteur de Dieu ». Au moment de sacrifier ses cheveux blonds, François confessa qu’il éprouva toutefois un certain déplaisir. Cependant son engagement lui restera bien présent. Il confiera un jour à la mère Angélique Arnauld : « Dès ma douzième année, je m’étais résolu si fortement d’être d’Église que, pour un royaume, je n’eusse pas changé d’avis ».
            Quand son père, qui n’était pas un insensible, décida de l’envoyer à Paris pour faire ses études, il a dû éprouver les sentiments contradictoires de l’âme qui sont décrits dans le Traité de l’amour de Dieu : « Un père, envoyant son fils ou en la cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation ». Qu’on se rappelle aussi le choix du collège des jésuites à Paris de préférence à celui de Navarre, le comportement de François durant sa formation, l’influence de la direction spirituelle du père Possevin à Padoue et tous les autres facteurs qui ont pu jouer dans l’affermissement de sa vocation. Mais devant lui se dressait un formidable obstacle : la volonté de son père, à laquelle il devait non seulement l’humble soumission selon la coutume de l’époque, mais aussi quelque chose de plus et de mieux, car « l’amour et le respect qu’un enfant fidèle porte à son bon père le fait résoudre de vivre non seulement selon les commandements qu’il impose, mais encore selon les désirs et inclinations qu’il manifeste ». À Paris, vers la fin de son séjour, il fut fortement impressionné par la décision du duc de Joyeuse, ancien favori d’Henri III, qui s’était fait capucin après la mort de sa femme. Selon son ami Jean Pasquelet, « sans la crainte de troubler l’esprit de monsieur de Boisy, son père, étant son premier-né, infailliblement il se fût fait capucin ».
            Il étudia par obéissance, mais aussi pour se rendre utile à son prochain. « Et il est encore très vrai, a témoigné le père de Quoex, qu’étant à Paris et à Padoue il m’a dit à moi-même qu’il n’avait point tant d’attention à ce qu’il étudiait comme à penser s’il pourrait un jour bien servir Dieu et aider le prochain par l’étude qu’il faisait ». En 1620, il confia à François de Ronis : « Pendant que j’étais à Padoue, j’étudiais en droit pour plaire à mon père, et pour me plaire à moi-même j’étudiais en théologie ». De même, François Bochut déclara que « lorsqu’il fut envoyé à Padoue pour étudier les lois afin de complaire à ses parents, son inclination le portait à l’état ecclésiastique » et que c’est là qu’« il fit la plus grande partie de sa théologie à laquelle il employait la plupart du temps ». Cette dernière affirmation paraît nettement exagérée : François de Sales a dû consacrer certainement la part la plus importante de son temps et de ses forces aux études de droit qui faisaient partie de son « devoir d’état ». À propos de son père, Jean-Pierre Camus rapporte cette confidence significative : « J’avais, me disait-il, le meilleur père du monde ; mais c’était un bon homme qui avait passé une grande partie de son âge à la cour et à la guerre, dont il savait mieux les maximes que celles de la théologie ».
            Ce fut sans doute le père Possevin qui fut son meilleur soutien dans l’orientation de sa vie. D’après son neveu Charles-Auguste, celui-ci lui aurait dit : « Continuez de penser aux choses divines et d’étudier en théologie », ajoutant avec finesse : « Croyez-moi, votre esprit n’est pas au tracas du barreau et vos yeux ne sont pas faits à sa poussière ; la voie du siècle est trop glissante, il est dangereux de s’y perdre. N’est-ce pas une chose plus glorieuse d’annoncer la parole de notre bon Dieu à plusieurs milliers d’hommes, dans les hautes chaires des églises, que de s’échauffer les mains à battre les bancs parmi les controverses des procureurs » ? Ce fut sans doute l’attrait de ce grand idéal qui lui permit de résister à certaines manœuvres et mauvaises farces de ses compagnons qui n’étaient pas tous des modèles de vertu.

Un discernement et un choix très difficiles
            En revenant de Padoue, selon François Favre, il portait dans sa poche une lettre de son ancien professeur Panciroli pour son père, lui conseillant d’envoyer son fils au Sénat. M. de Boisy ne voulait pas autre chose, et c’est dans ce but qu’il avait constitué pour lui une riche bibliothèque de droit. Il lui procura en outre une terre et un titre, faisant de son aîné le seigneur de Villaroget. Enfin, il lui demanda de rencontrer Françoise Suchet, une adolescente de quatorze ans, « fille unique et très belle », précise Charles-Auguste, pour entamer un « pourparler de mariage ». Il avait vingt-cinq ans, ce qui était considéré comme l’âge de la majorité, et l’âge du mariage pour un jeune homme. Son choix personnel était fait depuis longtemps, mais il ne voulut rien brusquer, ménager son père en attendant l’heure favorable.
            Il rencontrera à plusieurs reprises la jeune fille, à laquelle il faisait comprendre qu’il avait d’autres vues. « Pour complaire à son père, dit François Favre au procès de béatification, il rendit visite à ladite demoiselle dont il admira les vertus », mais « il ne put être persuadé de consentir à ce mariage quelque effort que fît monsieur son père ». Il dit pareillement à Amé Bouvard, son confident : « Pour obéir à mon père j’ai vu la demoiselle qu’il avait la bonté de me destiner, j’ai admiré sa vertu », ajoutant avec sincérité et conviction : « Croyez-moi au sujet de cette vérité : je n’ai jamais eu de volonté que pour la vie ecclésiastique ». Claude de Blonay avait entendu lui aussi de sa bouche « qu’il avait refusé cette belle alliance, non par mépris du mariage, qu’il honorait parfaitement comme sacrement, mais par une certaine ardeur intérieure et spirituelle qui le pressait de se dédier totalement au service de l’Église et d’être tout à Dieu sans avoir le cœur partagé ».
            Entre-temps, il avait été reçu avocat au barreau de Chambéry le 24 novembre 1592, au cours d’une séance où il donna de grandes preuves de ses capacités. Au retour de Chambéry, il vit un signe du ciel dans un incident que rapporte Michel Favre : « Son cheval s’abattit sous lui et son épée sortant du fourreau se trouva la pointe tournée contre lui, [ce] dont il prit argument de tant mieux croire que Dieu le voulait à son service et espérer qu’il lui en donnerait les moyens ». Selon Charles-Auguste, l’épée « étant sortie de sa gaine, fit avec icelle la figure de la croix ». Ce qui semble sûr, c’est que la perspective d’une profession d’avocat ne devait pas l’enthousiasmer, si l’on en croit ce qu’il en écrira plus tard :

Quand le caméléon s’enfle, il change de couleur ; c’est de crainte et d’appréhension, disent les autres. Démocrite dit que sa langue arrachée, lui vivant, fait gagner les procès à qui la porte sur soi ; cela s’entend de la langue des avocats, qui sont de vrais caméléons.

            Quelques semaines plus tard, on lui apportait de Turin ses lettres patentes de sénateur. C’était là un honneur exceptionnel à son âge, car « les avocats au barreau disputent avec beaucoup de discours sur les faits et droits des parties », mais « le Parlement ou Sénat résout d’en haut toutes les difficultés par un arrêt ». François ne voulut pas accepter cette haute charge, qui pouvait changer de nouveau toutes les données du problème. Malgré la stupeur scandalisée de son père et les pressions de ses meilleurs amis, il maintint rigoureusement son refus. Même quand on lui démontra que le cumul des charges civiles et ecclésiastiques était admis, il répondit qu’« il ne fallait pas mêler les choses sacrées avec les profanes ».
            Vint enfin le jour où un heureux concours de circonstances permit le dénouement d’une situation compliquée, qui aurait pu dégénérer en une douloureuse rupture avec la famille. Depuis quelques mois, plus précisément depuis la mort du prévôt de la cathédrale en octobre 1592, quelques confidents avaient présenté à Rome, à son insu, une demande pour lui obtenir cette charge, qui faisait de son titulaire le premier personnage du diocèse après l’évêque. Le 7 mai 1593 arriva la nomination romaine. Deux jours plus tard eut lieu l’entrevue qui allait marquer le tournant de sa vie. Avec le soutien discret de sa mère, François adressa à son vieux père la demande qu’il n’avait encore jamais osé formuler : « Qu’il vous plaise, mon père, […] de me permettre que je sois d’Église ».
            Le coup fut très dur pour M. de Boisy, qui voyait ainsi s’effondrer tous ses plans. Il fut « étonné », car il ne s’attendait pas à cette demande. Charles-Auguste ajoute même que « la dame sa femme ne le fut pas moins », car elle était présente à la scène. Pour son père, le désir d’être prêtre était une « humeur » que quelqu’un lui avait « mise en tête », ou qui le lui avait conseillé.

« J’espérais, lui dit-il, que vous seriez le bâton de ma vieillesse, et vous vous retirez de si bonne heure d’auprès de moi. Prenez garde à ce que vous ferez. Peut-être avez-vous besoin d’une délibération plus mûre. Vous avez la tête pour une toque plus auguste. Vous avez employé tant d’années à l’étude des lois : la jurisprudence vous sera inutile sous une robe de prêtre. Vous avez des frères auxquels vous devez servir de père quand je viendrai à leur manquer ».

            Pour François, c’était une exigence intérieure, une « vocation » qui engageait toute sa personne, toute son existence. Le père respectait la prêtrise, mais il la voyait encore comme une fonction, un métier. Or la réforme catholique tendait à donner du sacerdoce une idée nouvelle, plus haute et plus exigeante, un appel de Dieu sanctionné par l’Église. Au devoir de répondre à cet appel correspondait peut-être aussi un nouveau droit de la personne humaine, que François défendit face à la décision unilatérale de son père. Après avoir objecté toutes ses bonnes raisons contre un tel projet de vie, sachant que son fils occuperait un poste très honorable, il finit par céder : « Faites donc, de par Dieu, ce que vous voudrez ».
            Dans un ouvrage paru en 1669 sur la Maison naturelle de François de Sales, Nicolas de Hauteville commentera cet épisode en comparant le drame de M. de Boisy à celui d’Abraham, à qui Dieu demanda de sacrifier son fils. Mais il y avait cette différence que c’était François qui imposait à son père le sacrifice. En effet, écrivait l’ancien chroniqueur, « toute son adolescence et sa jeunesse fut un temps de joie, d’espérance et de consolation très suave à son bon père, mais enfin il faut confesser que cet Isaac lui fut un enfant de larmes, d’amertumes et de douleur ». Il ajoutait même que « le combat qu’il en eut contre soi-même le fit tomber grièvement malade, lui étant dur de consentir que ce cher fils épousât un bréviaire au lieu de la belle et riche héritière d’une très noble et très ancienne maison de la Savoie ».

(suite)




François de Sales étudiant à l’université de Padoue (2/2)

(suite de l’article précédent)

Médecine
            À côté des facultés de droit et de théologie, les études de médecine jouissaient à Padoue d’un prestige extraordinaire, surtout depuis que le médecin flamand André Vésale, père de l’anatomie moderne, avait ruiné les antiques théories d’Hippocrate et de Galien grâce à la pratique des dissections du corps humain, qui scandalisaient les autorités établies. En 1543, Vésale avait publié son De humani corporis fabrica, qui révolutionna les connaissances de l’anatomie humaine. Pour se procurer des cadavres, on recherchait les corps des suppliciés ou on déterrait les morts, ce qui n’allait pas sans provoquer des querelles parfois mortelles autour des tombes.
            C’est aussi à Padoue qu’au début du XVIIe siècle, un médecin anglais, William Harvey, découvrira les règles de la circulation du sang. Alors que pour la médecine traditionnelle, c’était le foie que l’on mettait en relation avec le sang et que le cœur avait pour fonction de propulser l’air dans le corps, Harvey expliquera dans son livre De motu cordis et sanguinis que le cœur propulsait le sang à travers les artères et qu’il revenait vers le cœur à travers les veines selon un mouvement circulaire d’aller et retour. Comme il l’affirmait dans la dédicace de cet ouvrage, le cœur devenait véritablement l’auteur de la vie, le centre de tout, le soleil, comme le prince dans ses États. Même si le médecin anglais ne publiera ses découvertes qu’en 1628, on peut supposer qu’au temps où François était étudiant, ces recherches étaient déjà en cours. Lui-même écrira par exemple que « le cœur a en lui un mouvement qui lui est propre et qui fait mouvoir tout le reste ». Citant Aristote, il affirmera que « le cœur est le premier membre qui vit en nous et le dernier qui meurt ».
            Il est difficile de dire jusqu’à quel point François de Sales a pu être influencé par les idées nouvelles en médecine. Cependant, il est possible de faire plusieurs constatations. D’abord, on sait que durant la grave maladie qui le terrassa à Padoue à la fin de l’année 1590, il était décidé à donner son corps à la science au cas où il mourrait, et ce, dans le but d’éviter les querelles des étudiants en médecine à la recherche de cadavres.
            Ensuite, on remarque chez lui un intérêt constant pour les problèmes de santé, pour les médecins et pour les chirurgiens. Il y a une grande différence, écrira-t-il par exemple, entre le brigand et le chirurgien : « Le brigand et le chirurgien coupent les membres et tirent du sang, l’un pour tuer, l’autre pour guérir ». La méthode des chirurgiens n’est pas forcément la sienne, précisera-t-il toutefois en parlant du traitement des maladies spirituelles de certaines religieuses de son temps :

            Les chirurgiens sont quelquefois contraints d’agrandir la plaie pour amoindrir le mal, lorsque sous une petite plaie il y a beaucoup de meurtrissures et concassures ; ç’a été peut-être cela qui leur a fait porter le rasoir un petit bien avant dans le vif. Je loue leur méthode, bien que ce ne soit pas la mienne, surtout à l’endroit des esprits nobles et bien nourris comme sont les vôtres ; je crois qu’il est mieux de leur montrer simplement le mal, et leur mettre le fer en main afin qu’ils fassent eux-mêmes l’incision.

            Enfin, on ne peut être que frappé par la place centrale que tient le cœur dans la pensée, dans l’imagination et dans les écrits de François de Sales, au point qu’il voulut en faire l’emblème de la Visitation.

Botanique
            C’est probablement durant son séjour à Padoue qu’il s’intéressa également aux sciences naturelles. Il ne pouvait ignorer l’existence dans cette ville du premier jardin botanique, créé en 1545 pour cultiver, observer, étudier et expérimenter les plantes indigènes et exotiques. Les plantes entraient alors comme ingrédients dans la plupart des médicaments et leur usage à des fins thérapeutiques se basait principalement sur les textes des auteurs anciens, pas toujours fiables. Nous possédons de lui huit recueils de Similitudes, rédigés probablement entre 1594 et 1614, mais dont l’origine peut remonter à Padoue. Si le titre de ces petits recueils d’images et de comparaisons prises dans la nature démontre leur caractère utilitaire, leur contenu témoigne dans tous les cas d’un intérêt quasi encyclopédique non seulement pour le monde végétal, mais aussi pour le monde minéral et animal.
            François de Sales a consulté les auteurs anciens qui faisaient alors autorité en la matière : Pline l’Ancien surtout, auteur d’une vaste Histoire naturelle, traduite en français par Antoine Du Pinet en 1562, véritable encyclopédie de son temps, mais aussi Aristote (celui de l’Histoire des animaux et de La génération des animaux), Plutarque (dont les Œuvres morales avaient été traduites par Amyot, Théophraste, auteur d’une Histoire des plantes), voire saint Augustin et saint Albert le Grand. Il connaît aussi les auteurs contemporains, en particulier les Commentaires aux six livres de Dioscoride du naturaliste italien Pietro Andrea Mattioli, ainsi que la Maison rustique du Français Charles Estienne.
            Ce qui fascinait François de Sales, c’était le rapport mystérieux entre l’histoire naturelle et la vie spirituelle de l’homme. Pour lui, toute découverte est porteuse d’un secret de la création. Étonnantes sont les vertus particulières de certaines plantes : « Pline et Mathiole nous décrivent une herbe propre contre la peste, la colique, la gravelle, nous voilà à la cultiver précieusement en nos jardins ». Sur les nombreux chemins qu’il a parcourus durant sa vie, on le voit attentif à la nature, au monde qui l’entoure, à la succession des saisons et à leur signification mystérieuse. Le livre de la nature lui semblait une immense Bible, qu’il fallait apprendre à interpréter, et il appelait les anciens Pères des « herboristes spirituels ». Quand lui-même exercera la direction spirituelle au profit de personnes très diverses, il se souviendra que « chaque herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin ».

Programme de vie personnelle
            Durant son séjour à Padoue, ville peuplée pourtant de plus de quarante monastères ou couvents, François s’adressa de nouveau aux jésuites pour sa direction. Ils ne furent pourtant pas les seuls. Une grande admiration et amitié le liait au père Filippo Gesualdi, prédicateur franciscain du célèbre couvent Saint-Antoine de Padoue. Il fréquentait le couvent des Théatins, où le père Lorenzo Scupoli venait prêcher de temps en temps ; c’est là qu’il découvrit son fameux Combat spirituel, qui l’accompagnera pendant des années. Durant son séjour à Padoue, il semble qu’il se soit adonné en outre à une activité éducative dans un orphelinat.
            C’est sans doute sous l’influence de ses maîtres, en particulier du père Possevin, que François se prescrivit divers règlements de vie, dont il nous reste des fragments significatifs. Le premier, intitulé Exercice de la préparation, était un exercice mental à faire le matin qui consistait à se représenter par l’imagination tout ce qui pouvait arriver le long de la journée et à s’y préparer :

            Je considérerai diligemment et rechercherai les meilleurs moyens pour éviter les mauvais pas ; je disposerai aussi et ordonnerai à part moi de ce qu’il me conviendra faire, de l’ordre et de la façon qu’il faudra observer en tels et tels négoces (affaires), de ce que je dirai en compagnie, de la contenance que je tiendrai, de ce que je fuirai ou rechercherai.

            Dans la Conduite particulière pour bien passer la journée, l’étudiant envisageait les principaux exercices de piété qu’il voulait pratiquer : prière du matin, messe quotidienne, temps de « repos spirituel », prière et invocations durant la nuit. Dans l’Exercice du sommeil ou repos spirituel, il précisait les sujets sur lesquels devaient porter ses méditations : vanité de ce monde, détestation du péché, excellence de la vertu qui « rend l’homme intérieurement, et encore extérieurement beau », beauté de la raison humaine, « divin flambeau » qui dispense une « merveilleuse splendeur », « sagesse infinie, toute-puissance et incompréhensible bonté » de Dieu.
            Un autre exercice de piété était consacré à la communion fréquente, à la préparation et à l’action de grâces qui devait la suivre. On y remarque un progrès dans la fréquence des communions par rapport à la période parisienne.
            Dans les Règles pour les conversations et rencontres il y a six points que l’étudiant se proposait d’observer. Avant toute chose il fallait bien faire la différence entre la simple rencontre, où « la compagnie n’est pas de durée », et la « conversation », où l’affection est engagée. En ce qui concerne les rencontres, on y lit cette règle générale :

            Je ne mépriserai jamais ni montrerai signe de fuir totalement le rencontre de quelque personne que ce soit, d’autant que cela donne bruit d’être superbe, hautain, sévère, arrogant, syndiqueur (prompt à critiquer), ambitieux et contrôleur. […] Je ne me donnerai licence de dire ou faire chose qui ne soit bien réglée, parce qu’on pourrait dire que je suis un insolent, me laissant transporter trop tôt de familiarité. Surtout je serai soigneux de ne mordre, piquer ou me moquer d’aucun […]. J’honorerai particulièrement chacun, j’observerai la modestie, je parlerai peu et bon, afin que la compagnie s’en retourne plutôt avec appétit de notre rencontre qu’avec ennui.

            Pour ce qui est des conversations, terme qui avait alors le sens large de fréquentation habituelle ou de compagnie, la plus grande prudence s’imposait. François se voulait « ami de tous et familier à peu », toujours fidèle à la seule règle qui ne souffrît aucune exception: « Rien contre Dieu ».
            Pour le reste, écrivait-il, « je serai modeste sans insolence, libre sans austérité, doux sans affectation, souple sans contradiction, si ce n’est que la raison le requît ; cordial sans dissimulation ». La règle générale était de « s’accommoder à la diversité des compagnies ». L’étudiant avait réparti les personnes en trois catégories : les insolentes, les libres et les mélancoliques : il se fermera totalement aux insolentes, se découvrira aux libres (c’est-à-dire simples, accueillantes), et se montrera très prudent avec les personnes mélancoliques, souvent pleines de curiosité et de soupçons. Avec les grands enfin, il lui faudra se tenir soigneusement sur ses gardes, être avec eux « comme avec le feu » et ne pas s’approcher trop près. Certes, on pourrait leur témoigner de l’amour, car l’amour « engendre la liberté », mais ce qui devrait dominer c’est le respect, qui « engendre la modestie ».
            On voit bien à quel degré de maturité humaine et spirituelle l’étudiant en droit était alors parvenu. Prudence, sagesse, modestie, discernement et charité sont les qualités qui sautent aux yeux dans son programme de vie, mais on y trouve aussi une « honnête liberté », un a priori de bienveillance envers tous, et une ferveur spirituelle hors du commun. Cela n’empêcha pas qu’à Padoue il connut des moments difficiles, dont on trouve peut-être quelques réminiscences dans un passage de l’Introduction, où il affirme qu’« un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s’abandonne pas au dérèglement d’une troupe débauchée, à parler, jouer, danser, boire, vêtir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommée ou bigoterie ou afféterie ».

Retour en Savoie
            Le 5 septembre 1591, il couronna l’ensemble de ses études par un brillant doctorat in utroque jure. Avant de quitter l’Italie, il convenait de visiter ce pays si riche d’histoire, de culture et de religion. Avec l’abbé Déage, son frère Gallois et quelques amis savoyards, ils partirent fin octobre en direction de Venise, puis de là en bateau jusqu’à Ancône et au sanctuaire de Lorette. Leur but était d’aller jusqu’à Rome. Malheureusement les brigands et le manque d’argent ne le leur permirent pas.
            Ils prirent le chemin du retour en direction de Venise. De retour à Padoue, il reprit encore quelque temps son étude du Code, en y insérant le récit du voyage. Mais à la fin de l’année 1591, il s’arrêta fatigué. Il était temps de penser au retour en Savoie.




François de Sales étudiant à l’université de Padoue (1/2)

            Après dix ans d’études à Paris, François de Sales se rend à Padoue en octobre 1588 pour faire des études de droit à l’université. Il a 21 ans. Il est accompagné de son frère cadet Gallois, un garçon de douze ans qui étudiera chez les jésuites, et de leur fidèle précepteur, l’abbé Déage.
            À la fin du XVIe siècle, la faculté de droit de Padoue jouissait d’une renommée exceptionnelle. Quand il prononcera sa Harangue de remerciement après sa promotion au doctorat, François de Sales en fera l’éloge en termes dithyrambiques :

            Jusqu’alors, je n’avais consacré aucun travail à la sainte et sacrée science du Droit : mais lorsque, ensuite, j’eus résolu de m’y employer, je n’eus aucunement besoin de chercher où je devais me tourner, où je devais me porter ; ce collège de Padoue m’attira aussitôt par sa célébrité, et sous les plus favorables augures, car, en ce temps, il y avait des docteurs et des lecteurs tels qu’il n’en eut et n’en aura jamais de plus grands.

            En réalité, François n’avait pas décidé lui-même de s’adonner à ce genre d’étude. Il n’avait fait qu’obéir à son père qui souhaitait pour lui une grande carrière dans le monde.

Dans la patrie de l’humanisme
            En franchissant pour la première fois les Alpes, François de Sales mettait pied dans la patrie de l’humanisme et des arts. À Padoue, il a pu admirer non seulement l’architecture des palais et des églises, notamment de la basilique Sant’Antonio, mais aussi les fresques de Giotto, considéré comme le fondateur de la peinture italienne, les bronzes de Donatello, le plus grand sculpteur italien du Quattrocento, les peintures de Mantegna, qui inaugura le nouveau style de la Renaissance en Italie du Nord, ou encore les fresques de Titien. Son séjour dans la péninsule italienne lui permettra en outre de connaître plusieurs villes d’art et de culture, notamment Venise, Milan et Turin. Il se familiarisa avec la langue italienne, qui lui servira plus tard dans ses rapports avec ses supérieurs ecclésiastiques et avec ses amis d’Outre-Alpes.
            À Padoue François eut la chance de rencontrer un jésuite remarquable en la personne du père Antonio Possevino, que les Français appelaient Possevin au temps où il était recteur du collège d’Avignon et de celui de Lyon. Cet « humaniste errant à la vie épique », qui avait été chargé par le pape de missions diplomatiques en Suède, au Danemark, en Russie, en Pologne et en France, venait de se fixer à Padoue peu de temps avant l’arrivée de François. Il devint son directeur spirituel et son guide dans les études et dans la connaissance du monde.

L’université de Padoue
            Fondée en 1222, l’université de Padoue était la plus ancienne d’Italie après celle de Bologne. On y enseignait avec succès non seulement le droit, considéré comme la science des sciences, mais aussi la théologie, la philosophie et la médecine. Les étudiants provenaient de toute l’Europe et tous n’étaient pas catholiques, ce qui engendrait parfois des préoccupations et des désordres.
            Les rixes étaient fréquentes, parfois sanglantes. François de Sales racontera un jour à son ami Jean-Pierre Camus qu’un étudiant, après avoir tiré l’épée contre un inconnu, se réfugia chez une femme qui se trouvait être la mère du jeune homme qu’il venait d’assassiner. Lui-même, qui ne circulait pas sans son épée, fut pris à partie un jour par des compagnons qui prenaient sa douceur pour une forme de lâcheté. Les condisciples les plus proches de François n’étaient pas des modèles de vertu. La veuve de l’un d’eux racontera plus tard dans son langage pittoresque comment son futur mari avait monté avec quelques complices une farce de mauvais goût, destinée à le jeter dans les bras d’une « misérable putain ».

Les études de droit
            Pour obéir à son père, François s’adonna courageusement à l’étude du droit civil, auquel il voulut ajouter celle du droit ecclésiastique. L’étude des lois comportait aussi celle de la jurisprudence, qui est « la science par laquelle le droit s’administre ».
            L’étude se concentrait sur les sources du droit, à savoir l’antique droit romain, recueilli et réinterprété au VIe siècle par les juristes de l’empereur Justinien. François de Sales se familiarisa avec les grands juristes du passé et du présent.  Toute sa vie, il se souviendra de la définition de la justice : « une perpétuelle, forte et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient ».
            En examinant les cahiers de notes de François, nous pouvons deviner quelques-unes de ses réactions personnelles en face de certaines lois. On le voit manifester son plein accord avec le titre du Code : De la Souveraine Trinité et de la Foi catholique, et avec la défense qui suit immédiatement : Que personne ne doit se permettre d’en discuter en public. « Ce titre, commentait-il, est précieux et tout à fait auguste, et digne d’être lu souvent contre les novateurs, les demi-savants et les politiques ». Le titre VIII, traitant des hérétiques, lui paraissait « précieux comme de l’or ».
            La formation juridique de François de Sales reposait sur des bases qui paraissaient alors indiscutables. Pour les catholiques de son époque, tolérer le protestantisme ne pouvait avoir d’autre signification que de se rendre complices de l’erreur ; d’où la nécessité de la combattre, y compris par tous les moyens fournis par le droit en vigueur. Dans la fougue de ses vingt ans, François de Sales partageait cette façon de voir.
            Cependant, cette même fougue se donnait libre cours également à l’encontre des auteurs d’injustices et de persécutions, puisqu’il écrivait à propos du titre XXVI du livre III : « Est précieuse comme de l’or et digne de lettres majuscules la IXe Loi, où l’on trouve ceci : Que soient punis du feu les familiers du prince, s’ils persécutent les habitants des provinces ».
            En droit ecclésiastique, il étudia les recueils de lois qu’il utilisera plus tard, entre autres pour prouver que l’évêque de Rome est « vrai successeur de saint Pierre et chef de l’Église militante » et que les religieux et religieuses devaient se ranger « sous l’obéissance des évêques ». En consultant les notes manuscrites prises durant son séjour à Padoue, on reste frappé par son écriture extrêmement soignée ; il est passé de l’écriture gothique, encore utilisée à Paris, à l’écriture moderne des humanistes.
            En fin de compte, les études de droit l’auront passablement ennuyé. La froideur des lois et leur éloignement dans le temps lui inspirèrent ce commentaire désabusé un jour d’été : « Attendu que ces questions ont vieilli, il ne paraît pas utile de consacrer à les examiner ce temps de la canicule, trop chaud pour s’accommoder à des discussions froides et qui refroidissent ». Le 10 juillet 1591, jour marqué par un terrible tremblement de terre, il écrivit dans son cahier : « J’ai achevé, par la volonté de Dieu et avec la protection de la très sainte Mère de Dieu et de mes saints Patrons, ces petites notes sur les Pandectes, très légères par elles-mêmes, mais assez pénibles et laborieuses pour moi, novice ». Et à la fin du manuscrit autographe, il confessait sa lassitude : « Fatigué de mes efforts et de l’étude de chaque titre, j’ai renoncé à continuer la course commencée, et je l’interromps, jusqu’à ce que Dieu me fasse de nouveaux loisirs ».

Études de théologie et crise intellectuelle
            Pendant qu’il s’adonnait à l’étude du droit, François continua de s’intéresser de près à la théologie. D’après son neveu, à peine arrivé à Padoue, il ouvrit sur son pupitre la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Il se plaisait fort à la lecture des livres de saint Bonaventure. Il feuilletait les saintes Écritures avec un grand respect. Parmi les Pères de l’Église il aimait particulièrement saint Augustin, saint Jérôme, saint Bernard et saint Jean Chrysostome ; mais surtout il se plaisait avec saint Cyprien, parce que, disait-il, « le bienheureux Cyprien coule doux et paisible, comme une très pure fontaine ». Chez les Grecs, il admirait saint Jean Chrysostome, la « Bouche d’or », et il citera fréquemment saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Grégoire de Nysse, saint Athanase et Origène.
            Sa réflexion se concentrait à nouveau sur le problème de la prédestination et de la grâce, au point qu’il en remplit six cahiers de notes. En réalité, François se trouvait placé face à un dilemme : ou rester fidèle aux convictions qui furent toujours les siennes, ou s’en tenir aux sentences classiques de saint Augustin et de saint Thomas. Or il ne réussissait pas à « sympathiser » avec la doctrine assez désespérante de ces deux maîtres, ou du moins avec l’interprétation qu’on en donnait, d’après laquelle les hommes n’ont aucun droit au salut, qui dépend totalement d’une libre décision de la part de Dieu.
            Depuis son adolescence, François avait acquis une idée plus optimiste du dessein de Dieu. Ses convictions personnelles furent renforcées après la parution du livre du jésuite espagnol Luis Molina, qui défendait l’accord du libre arbitre avec le don de la grâce. Dans cet ouvrage, la prédestination stricte était remplacée par une prédestination qui tenait compte des mérites de l’homme, c’est-à-dire de ses actions bonnes ou mauvaises. En d’autres termes, Molina affirmait aussi bien l’action souveraine de Dieu que le rôle déterminant de la liberté qu’il a voulu donner à l’homme.
            Comme on le voit, à Padoue François a fait son choix et ce choix sera d’une importance capitale dans sa vision de l’homme et dans sa conception de Dieu. Sur le problème de la prédestination il se sépara non seulement de Luther et de Calvin, mais aussi de saint Augustin et de saint Thomas, qui pour tout le reste, restaient ses « deux grands luminaires ». La controverse entre thomistes et molinistes durera encore quelques années.
            Le Traité de l’amour de Dieu, qui paraîtra en 1616, contient la pensée de François de Sales résumée en quatorze lignes, qui, selon son ami Jean-Pierre Camus, lui avaient coûté la lecture de douze cents pages d’un grand volume. Avec un remarquable souci de concision et d’exactitude, il affirmait aussi bien la libéralité et la générosité divines que la liberté et la responsabilité humaines quand il rédigeait cette phrase bien pesée : « Il est en nous d’être siens : car bien que ce soit un don de Dieu d’être à Dieu, c’est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais à personne, ains (mais) l’offre à tous, pour le donner à ceux qui de bon cœur consentiront de le recevoir ».
            En adoptant les idées des jésuites, François de Sales ancrait sa théologie dans le courant de l’humanisme chrétien et optait pour le « Dieu du cœur humain ». La théologie salésienne, qui repose sur la bonté de Dieu qui veut le salut de tous, se présentera également comme une invitation adressée à l’homme pour qu’il réponde de tout son cœur aux appels de la grâce.

(suite)




Saint François de Sales jeune étudiant à Paris

            En 1578, François de Sales avait 11 ans. Son père, très désireux de faire de son fils aîné un personnage de premier plan en Savoie, l’envoya à Paris pour continuer ses études dans la capitale intellectuelle de l’époque. Le collège auquel il le destinait était celui des nobles, mais François préférait celui des jésuites. Avec la complicité de sa mère, il obtint gain de cause. 

L’école de Paris
            Faisant l’éloge de l’« école de Paris », « mère illustre des lettres », « très florissante alors et très fréquentée », François de Sales dira un jour que « ses toits, pour ainsi dire, et ses murailles semblent philosopher, tant elle est adonnée à la philosophie et à la théologie. »
            Les jésuites avaient ouvert leur collège quatorze ans avant son arrivée. En tant qu’élève externe, il habitait avec son précepteur, l’abbé Déage, et ses trois cousins, Amé, Louis et Gaspard de Sales, à l’hôtel de la Rose Blanche, puis dans un logis près de Sainte-Geneviève. Dans une page de son Traité de l’amour de Dieu, il racontera un souvenir du Paris de l’époque qui restitue le climat de la jeunesse étudiante de la capitale, tiraillée entre les plaisirs défendus, l’« hérésie » à la mode et la dévotion monastique :

            Lorsque j’étais jeune, à Paris, deux écoliers, dont l’un était hérétique, passant la nuit au faubourg Saint-Jacques, en une débauche déshonnête, ouïrent sonner les Matines des Chartreux ; et l’hérétique demandant à l’autre à quelle occasion on sonnait, il lui fit entendre avec quelle dévotion on célébrait les offices sacrés en ce saint monastère : Ô Dieu ! dit-il, que l’exercice de ces religieux est différent du nôtre ! ils font celui des Anges, et nous celui des bêtes brutes. Et voulant voir par expérience, le jour suivant, ce qu’il avait appris par le récit de son compagnon, il trouva ces Pères dans leurs formes, rangés comme des statues de marbre en une suite de niches, immobiles à toute autre action qu’à celle de la psalmodie, qu’ils faisaient avec une attention et dévotion vraiment angélique, selon la coutume de ce saint Ordre : si [bien] que ce pauvre jeune homme, tout ravi d’admiration, demeura pris en la consolation extrême qu’il eut de voir Dieu si bien adoré parmi les Catholiques, et se résolut, comme il fit par après, de se ranger dans le giron de l’Église, vraie et unique Épouse de Celui qui l’avait visité de son inspiration, dans l’infâme litière de l’abomination en laquelle il était.

            Une autre anecdote montre que François de Sales n’ignorait rien de l’esprit frondeur des Parisiens et de leur amour de la liberté, qui leur faisaient prendre « en horreur les actions commandées » :

             [Il] s’est trouvé tel homme, ce dit-on, qui ayant doucement vécu dans la grande ville de Paris l’espace de quatre-vingts ans sans en sortir, soudain qu’on lui eut enjoint de par le roi d’y demeurer encore le reste de ses jours, il alla dehors voir les champs, [ce] que de sa vie il n’avait désiré.

Les études humanistes
            Les jésuites étaient alors dans l’élan de leur origine. Leur collège, situé au cœur du Quartier latin, était un foyer rayonnant de culture humaniste. La méthode des jésuites comprenait avant tout la leçon magistrale, suivie de nombreux exercices de la part des élèves tels que la composition de vers et de discours, les répétitions des leçons, les conversations en latin, les déclamations, les thèmes, les disputes. Pour motiver leurs élèves, les professeurs faisaient appel à deux sentiments : le plaisir fondé sur « l’appétit concupiscible » (imitation des anciens, sens du beau et recherche de la perfection), et l’émulation caractéristique de « l’appétit irascible » (sens de l’honneur, récompenses aux vainqueurs). Le collège méritait de ce fait les appellations antiques de ludus (jeu) et de palaestra (gymnase). Quant aux motivations religieuses, elles s’exprimaient dans la recherche de la plus grande gloire de Dieu (ad majorem Dei gloriam) et du salut des âmes.
            Sous la conduite de grands humanistes chrétiens, François apprenait à fond le latin, et suffisamment de grec, devenant lui-même littérairement parlant un véritable humaniste. Curieusement pour nous, le français ne faisait pas encore l’objet d’un enseignement spécifique dans les classes chez les jésuites, pour qui la langue « classique » ne pouvait être que le latin, avec son complément indispensable, le grec, deux langues illustrées par les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Mais cela ne veut pas dire que le français était négligé. Les jésuites ne partageaient pas le mépris de certains humanistes pour les langues « vulgaires », même s’ils ne les toléraient que dans la cour de récréation. On ne peut que constater que François possédait son français à fond, ce qui suppose qu’il a dû se familiariser avec les auteurs de l’époque.

Philosophie et « arts libéraux »
            À la fin des humanités et de la rhétorique, le collège offrait à ses élèves la possibilité d’apprendre les « arts libéraux », qui comprenaient non seulement la philosophie, mais aussi les mathématiques, la cosmographie, l’histoire naturelle, la musique, la physique, l’astronomie, la chimie, le tout enrobé de considérations métaphysiques. Les mathématiques suscitaient alors un grand intérêt. Quand il fera plus tard l’éloge du duc de Mercœur, François de Sales dira que parmi les sciences « non seulement bienséantes, mais presque nécessaires à la perfection d’un prince chrétien », il y avait en premier lieu « la connaissance et pratique des mathématiques ». 
            L’étude de la cosmographie, qui correspondait à notre géographie, était favorisée par les voyages et les découvertes de l’époque. Tout en ignorant la cause du phénomène du nord magnétique, il savait que « l’étoile du pôle » est celle « vers laquelle tend toujours l’aiguille marine ; c’est par elle que les nochers sont conduits sur mer et qu’ils peuvent connaître où tendent leurs navigations ».
            Pour ce qui est de la musique, lui-même nous apprend que, sans être connaisseur en musique, il la goûtait « extrêmement ». Ayant le sens inné de l’harmonie en toute chose, il admettait pourtant et connaissait l’importance de la discordance :

            Afin qu’une musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soient nettes, claires et bien distinguées, mais qu’elles soient alliées en telle sorte les unes aux autres, qu’il s’en fasse une juste consonance et harmonie, par le moyen de l’union qui est en la distinction et la distinction qui est en l’union des voix, que non sans cause on appelle un accord discordant, ou plutôt une discorde accordante.

            Le luth apparaît souvent dans ses écrits, ce qui ne saurait étonner si l’on sait que le XVIe siècle fut l’âge d’or de cet instrument : « Ce sont deux cordes également discordantes et nécessaires d’être accordées que la chanterelle et la basse, afin de bien jouer du luth ; il n’y a rien de plus discordant que le haut avec le bas ; néanmoins, sans l’accord de ces deux cordes, l’harmonie du luth ne peut être agréable. »

Activités extrascolaires
            L’école n’absorbait pas entièrement la vie du jeune homme, qui avait aussi besoin de détente. Anciennement, les établissements d’enseignement ne possédaient pas de cour de récréation, mais parfois seulement une « salle ». Les premiers à s’en inquiéter furent les jésuites. C’est à partir de 1560 que se manifestèrent chez eux de nouvelles orientations : réduction de l’horaire journalier, insertion d’une récréation entre les classes et les études, détente après le repas, création d’une cour spacieuse pour la récréation, promenade une fois par semaine, excursions.
            L’auteur de l’Introduction à la vie dévote semble s’être souvenu des jeux qu’il a dû pratiquer dans sa jeunesse quand il évoque « les jeux de la paume, ballon, paille-maille, les courses à la bague, les échecs, les tables ». Est-il entré dans ce que l’on appelait alors un « tripot » pour y jouer à la paume ?  L’on sait qu’à la fin du XVIe siècle, ce jeu était devenu en France un véritable jeu national et qu’il existait deux cent cinquante jeux de paume à Paris.
            Quant à la pratique du jeu du ballon, elle lui servira un jour à illustrer le mépris des honneurs : « Qui est-ce qui reçoit le mieux le ballon en jouant ? celui, sans doute, qui le rejette plus loin ». Il connaît aussi le tir à la cible, qui lui fournira l’occasion d’un joli développement sur la précision du tir, qui ne peut pas toujours être parfaite : « C’est une chose fort difficile que de rencontrer toujours le blanc auquel on tire et auquel on vise ».
            Le jeune François a-t-il assisté et même participé à des représentations théâtrales au collège de Clermont ? C’est plus que probable car les jésuites se firent les promoteurs de récitations, dialogues et représentations. Le répertoire s’inspirait en général de la Bible, de la vie des saints, en particulier des actes des martyrs, ou de l’histoire de l’Église, sans exclure des allégories (combats des vertus et des vices, dialogues entre la foi et l’Église, entre l’hérésie et la raison). On considérait généralement qu’un spectacle de ce genre valait souvent bien mieux qu’un sermon.

Équitation, escrime et danse
            La preuve que son père veillait à sa formation complète de parfait gentilhomme est qu’il lui imposa de se former aussi à l’apprentissage des « arts de noblesse », où lui-même avait excellé. Pendant au moins deux ans, François dut s’exercer à la pratique de l’équitation, de l’escrime et de la danse. Les connaissances qu’il y acquit au temps de sa jeunesse ont laissé maintes traces dans ses écrits. C’est ainsi qu’à propos de l’entraînement à cheval des « novices et apprentis », il montre comment l’exercice fait dépasser la peur initiale :

            Les jeunes garçons qui commencent à monter à cheval, quand ils sentent leur cheval porter un peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains (mais) se prennent à belles mains à la selle, mais quand ils sont un peu plus exercés ils se tiennent seulement en leurs serres.

            Savoir tenir les rênes est une nécessité aussi bien en équitation que dans le contrôle de nos passions, surtout de la colère, mais cela est difficile car « notre cheval n’est pas si bien dressé que nous le puissions pousser et faire parer à notre guise ».
            De même, la pratique de l’escrime distinguait le gentilhomme accompli, comme d’ailleurs le port de l’épée qui faisait partie des privilèges de la noblesse. François de Sales se souviendra de cet art, appris durant sa jeunesse, quand il évoquera les règles du combat spirituel. Dans tous les cas il faut endosser une armure pour se protéger des coups et recourir « au plastron, aux cuissards et au casquet ». Il existe des cuirasses infaillibles : si vous attaquez à l’épée « un homme revêtu d’une cuirasse d’impénétrable acier ou dure comme du diamant, le coup porte à faux, ne pénètre pas, mais tourne la poitrine, il coule, il glisse ». Le combat doit être loyal, sinon « il est malaisé de tenir posture avec celui qui escrime de seule rage, sans règle ni mesure ».
            Quant à la danse, qui avait acquis ses titres de noblesse dans les cours italiennes, elle aurait été introduite à la cour de France par Catherine de Médicis, femme d’Henri II. François de Sales a-t-il participé à quelque balletto, danse figurative, accompagnée de musique, venue d’Italie et acclimatée en France à cette époque ? Ce n’est pas impossible car il avait ses entrées dans quelques grandes familles. Ajoutons à tous ces exercices celui de la politesse et des bonnes manières, spécialement cultivées chez les jésuites qui faisaient grand cas de la « civilité ».

La formation morale et religieuse
            L’enseignement de la doctrine chrétienne et du catéchisme avait une grande importance dans les collèges des jésuites. Le catéchisme était enseigné dans toutes les classes, récité par cœur dans les classes inférieures et avec des récompenses pour les meilleurs. Au plan de la méthode, les jésuites adaptèrent à l’enseignement religieux les techniques en usage pour les sciences profanes. Parfois avaient lieu des concours publics avec une mise en scène à caractère religieux. On cultivait le chant religieux, que les luthériens et les calvinistes avaient beaucoup développé. On tenait aussi grand compte de l’année liturgique et des fêtes et l’on utilisait les histoires tirées de la Sainte Écriture.
            Soucieux de restaurer l’usage des sacrements, les jésuites incitaient leurs élèves non seulement à l’assistance quotidienne à la messe, usage qui n’avait rien d’exceptionnel au XVIe siècle, mais aussi à la réception fréquente de l’Eucharistie, à la confession fréquente, à la dévotion à la Vierge et aux saints. François répondait avec ferveur aux invitations de ses maîtres spirituels.
            Avec la Renaissance la virtus des anciens, dûment christianisée, revint au premier plan. Les jésuites s’en faisaient les champions et les éducateurs, incitant les jeunes à l’effort, à la discipline personnelle, à la réforme de soi-même. François adhéra sans nul doute à l’idéal des vertus les plus prisées par eux, telles que l’obéissance, l’humilité, la piété, le devoir d’état, le travail, la civilité et la chasteté. Il recevait le plus souvent possible la sainte communion, et en cas d’empêchement le jeune étudiant s’imposait « quelque extraordinaire bonne œuvre, comme « quelque effort de prières, de miséricorde tant spirituelle que corporelle, d’austérité, d’humilité et abjection ». En somme, il pratiquait consciemment et le plus qu’il pouvait l’« exercice et mouvement en la vertu ».

Étude de la Bible et de la théologie
            Le dimanche de carnaval de 1584, pendant que tout Paris allait se divertir, son précepteur, l’abbé Déage, trouva que François avait l’air soucieux. Ne sachant pas s’il était malade ou mélancolique, il lui proposa d’assister aux spectacles du carnaval. Devant cette proposition, le jeune homme s’exclama tout d’un coup : « Détournez mes yeux de voir la vanité », et ajouta: « Faites que je voie ! » Voir quoi donc? « La sainte théologie ; c’est elle qui m’enseignera ce que Dieu veut qu’apprenne mon âme ». L’abbé Déage, qui préparait son doctorat en théologie à la Sorbonne, eut la sagesse de ne pas s’opposer à son désir. François s’enflamma tellement pour les sciences sacrées qu’il lui arrivait de sauter les repas.
            Mais plus que les cours de théologie à la Sorbonne, ce furent les leçons d’exégèse au Collège royal qui le passionnèrent. Gilbert Génébrard, un bénédictin de Cluny, y commentait le Cantique des Cantiques. Saint François de Sales trouva dans ce livre sacré l’inspiration de sa vie, le thème de son chef-d’œuvre et la meilleure source de son optimisme.
            Les effets de cette découverte ne se firent pas attendre. Le jeune étudiant connut un temps de ferveur exceptionnelle. Il entra dans la Congrégation de Marie, association promue par les jésuites qui rassemblait l’élite spirituelle parmi les étudiants de leurs collèges. Son cœur s’enflamma pour son Dieu, qui lui « fit goûter si suavement ses douceurs », qui se montra à lui « si aimable », au point de s’écrier : « Ô amour ! ô charité ! ô beauté à laquelle j’ai voué toutes mes affections! » Citant le psalmiste, il se dira « enivré de l’abondance » de la maison de Dieu, abreuvé du torrent de la « volupté » divine. Son affection idéale était réservée pour la Vierge Marie, « belle comme la lune et élue comme le soleil ».

La dévotion en crise
            Cette ferveur sensible dura quelque temps. Puis survint une nouvelle crise, beaucoup plus grave que la précédente, un étrange tourment, avec « crainte de la mort soudaine et des jugements de Dieu ». Il entrait dans sa vingtième année. Au témoignage de Jeanne de Chantal, « il perdit quasi tout le manger et le dormir et devint tout maigre et jaune comme de cire ». Deux explications ont retenu principalement l’attention des commentateurs : les tentations contre la chasteté et la question de la prédestination.
            Il n’est pas nécessaire de s’arrêter longuement sur les tentations contre la chasteté. Les modes de penser et d’agir de ceux qui l’environnaient, l’habitude des compagnons qui fréquentaient les « femmes déshonnêtes », lui présentaient des exemples et des invitations qui pouvaient attirer n’importe quel jeune homme pareil à lui.
            Un autre grand motif de crise venait de la question de la prédestination, un sujet qui était alors à l’ordre du jour dans le domaine de la théologie. Luther et Calvin en avaient fait un de leurs chevaux de bataille dans la querelle autour de la justification par la foi seule, indépendamment des mérites procurés par nos bonnes œuvres. Même à la Sorbonne, où François suivait des cours, on enseignait sous l’autorité de saint Augustin et de saint Thomas, que Dieu n’avait pas décrété le salut de tous les hommes.
            C’est ainsi que s’expliquerait la grande crise qui frappa l’étudiant à la fin de 1586. Lui-même se crut réprouvé par Dieu, destiné à la damnation, à l’enfer. Parvenu au comble de l’angoisse, il fit un acte héroïque d’amour désintéressé et d’abandon à la miséricorde de Dieu :

            Je vous aimerai, Seigneur au moins en cette vie, s’il ne m’est pas donné de vous aimer dans la vie éternelle ; au moins je vous aimerai ici, ô mon Dieu, et j’espérerai toujours en votre miséricorde, et toujours je répéterai votre louange, malgré tout ce que l’ange de Satan ne cesse de m’inspirer là-contre.

            Il en arriva même à cette résolution logiquement impensable d’accepter de bon cœur d’aller en enfer pourvu de ne pas y maudire le Souverain Bien. La solution de son « étrange tourment » est connue, en particulier par les confidences qu’il fit à Jeanne de Chantal. Un jour du mois de janvier 1587, il entra dans une église voisine et après avoir prié dans la chapelle de la Vierge, « il lui sembla que son mal était tombé sur ses pieds « comme des écailles de lèpre ».
En vérité, cette crise a eu des effets réellement positifs dans l’évolution spirituelle de François. D’une part, elle l’a aidé à passer d’une dévotion sensible, peut-être égoïste, voire narcissique, à l’amour pur, sans gratification intéressée et infantile. Et de l’autre, elle a ouvert son esprit à une nouvelle compréhension de l’amour de Dieu, qui veut sauver tous les hommes par amour. Certes, il défendra toujours la doctrine catholique de la nécessité des œuvres pour être sauvé, fidèle en cela aux définitions du concile de Trente, mais il n’aimera pas beaucoup le terme de « mérite ». La vraie récompense de l’amour ne peut être que l’amour. Nous sommes ici à la racine de l’optimisme salésien.

Bilan
            On ne saurait exagérer l’importance des dix années de formation du jeune François de Sales à Paris. Il conclut ses études en 1588 par la licence et la « maîtrise ès arts », qui ouvraient la voie aux études spécialisées de théologie, de droit et de médecine. Qu’allait-il choisir, ou plutôt quelles études lui imposera son père ?
            Connaissant l’ambition que celui-ci nourrissait pour son aîné, l’étude du droit paraissait la voie normale. La seule question concernait le lieu : l’Université de Paris ou une autre ? Or, Paris devenait dangereux après la « journée des barricades » en 1588, où le peuple de Paris prit les armes et dressa des barricades dans sa capitale. La situation devenant trop dangereuse pour les Savoyards, il était temps de partir. Les études de droit se feraient à l’Université de Padoue, dans la République de Venise.
            De onze ans à vingt et un ans, François a été à Paris l’élève des jésuites. Cela marque une vie, si l’on pense que ces dix années furent celles de l’adolescence et de la jeunesse. La formation intellectuelle, morale et religieuse qu’il reçut des Pères de la Compagnie lui donnera une empreinte qu’il gardera toute sa vie. Cependant François de Sales gardera son originalité. Il ne fut pas tenté de se faire jésuite, mais peut-être capucin, au dire d’un de ses amis. La « salésianité » aura toujours des traits trop particuliers pour être assimilée à une autre manière d’être et d’agir.