L’éducation de la conscience avec saint François de Sales

Il semble bien que ce soit l’avènement de la réforme protestante qui ait mis à l’ordre du jour le problème de la conscience, et plus précisément de la « liberté de conscience ». Dans une lettre de 1597 à Clément VIII, le prévôt de Sales se plaignait au pape de la « tyrannie » que la « république de Genève » faisait peser « sur les consciences catholiques ». Il demandait au Saint-Siège d’intervenir auprès du roi de France pour qu’il obtienne que les Genevois accordent « ce qu’ils appellent liberté de conscience ». Hostile aux solutions militaires de la crise protestante, il laissait entrevoir dans la libertas conscientiae une issue possible à la confrontation violente, à condition que la réciprocité soit respectée. Revendiquée par Genève en faveur de la Réforme et revendiquée par François de Sales en faveur du catholicisme, la liberté de conscience allait devenir un des piliers de la mentalité moderne.

Dignité de la personne humaine
La dignité de l’individu réside dans sa conscience et la conscience signifie en premier lieu sincérité, honnêteté, franchise, conviction. Le prévôt de Sales avouait par exemple « pour la décharge de [sa] conscience » que le projet des Controverses lui avait été en quelque sorte imposé par autrui. Quand il apportait ses raisons en faveur de la doctrine et de la pratique catholiques, il prenait soin de dire qu’il le faisait « en conscience ». « Dites-moi en conscience », demandait-il avec insistance à ses contradicteurs. Quant à la « bonne conscience », c’est elle qui fait que l’on évite certains actes qui nous mettent en contradiction avec nous-mêmes.
Cependant la conscience subjective individuelle ne peut pas toujours être tenue comme garante de la vérité objective. On n’est pas toujours obligé de croire ce que quelqu’un vous dit en conscience. « Montrez-moi clairement, dit le prévôt aux messieurs de Thonon, que lorsque vous me dites que telle et telle inspiration se passe en votre conscience, vous ne mentez point, vous ne me trompez point ». La conscience peut être victime de l’illusion, de façon volontaire ou même involontaire. « Les plus avares, non seulement ne confessent pas de l’être, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l’être ».
La formation de la conscience est une tâche essentielle, parce que la liberté comporte le risque de « faire le bien et le mal », mais « choisir le mal, ce n’est pas user mais abuser de notre liberté ». Tâche rude, parce que la conscience nous apparaît parfois comme un adversaire, mais c’est un bon adversaire qui « combat toujours contre nous et pour nous » : « il résiste toujours à nos mauvaises inclinations », mais il le fait pour notre bien. Quand l’homme pèche, « le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l’épée au poing », mais c’est « pour l’outrepercer d’une sainte crainte ».
Un des moyens pour exercer une liberté responsable est de pratiquer « l’examen de conscience ». C’est faire comme les colombes qui « se mirent » « auprès des eaux très pures », et qui « se nettoient, purifient et ornent au mieux qu’elles peuvent ». Philothée est invitée à faire cet examen tous les soirs, en se demandant « comme on s’est comporté en toutes les heures du jour ; et pour faire cela aisément, on considérera où, avec qui, et en quelle occupation on a été ».
Une fois l’an, nous devrions faire un examen approfondi de « l’état de notre âme » envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes, sans oublier un « examen sur les affections de notre âme ». L’examen, dit-il aux visitandines, vous conduira à chercher « bien au fond de votre conscience ».
Comment décharger sa conscience quand on sent peser sur elle une erreur ou une faute ? Certains le font d’une mauvaise manière en jugeant et en accusant les autres « du vice auquel ils se sont voués », pensant ainsi « adoucir les remords de leurs consciences ». C’est ainsi qu’on multiplie le risque des jugements téméraires. Au contraire, « ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont guère sujets au jugement téméraire ». Il faut mettre à part le cas des parents, des éducateurs et des responsables du bien public car « une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres ».

Le respect de soi
La conscience exige le respect de soi et des autres. De l’affirmation de la dignité et de la responsabilité de chacun devra naître le respect de soi. Déjà Socrate et toute l’antiquité païenne et chrétienne avaient montré le chemin :

C’est une parole des philosophes, mais qui a été approuvée pour bonne par les docteurs chrétiens : « Connais-toi toi-même », c’est-à-dire, connais l’excellence de ton âme afin de ne la point avilir ni mépriser.

Certains de nos actes constituent non seulement une offense à Dieu, mais aussi une offense à la dignité de l’homme, à sa raison. Leurs conséquences sont déplorables : « La ressemblance et image de Dieu que nous avons est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée », nous sommes rendus « semblables aux bêtes insensées, nous rendant esclaves de nos passions et renversant l’ordre de la raison ».
Il y a des extases et des ravissements qui nous élèvent au-dessus de notre condition naturelle, et d’autres qui nous rabaissent : « Ô hommes, s’écrie l’auteur du Traité de l’amour de Dieu, jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir ravaler votre dignité naturelle, descendant volontairement et vous précipitant en la condition des bêtes brutes » ?
Le respect de soi permettra d’éviter ces deux périls opposés que sont l’orgueil et la dépréciation des dons qui sont en nous. En un siècle où le sens de l’honneur était exalté au maximum, François de Sales a dû intervenir pour dénoncer ses méfaits, notamment dans la question du duel, qui faisait « hérisser les cheveux en tête » à l’évêque de Genève, et plus encore l’orgueil insensé qui en était la cause. « Je suis scandalisé, écrit-il à l’épouse d’un mari duelliste ; en vérité, je ne puis penser comme l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». En se battant en duel, c’est comme « s’ils s’étaient entreservis de bourreau l’un à l’autre ».
D’autres, à l’inverse, n’osent pas reconnaître les dons qu’ils ont reçus et manquent ainsi au devoir de reconnaissance. François de Sales dénonce « certaine fausse et niaise humilité qui leur empêche de regarder rien en eux qui soit bon ». Ils ont tort car « les biens que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement honorés ».
Le premier prochain que je dois respecter et aimer, semble vouloir dire François de Sales, c’est moi-même. Le véritable amour envers moi-même et le respect que je me dois veulent que je tende à la perfection et que je me corrige, s’il en est besoin, mais avec douceur, raisonnablement et plutôt « par voie de compassion » que par colère et avec emportement.
Il existe en effet un amour de soi qui est non seulement légitime, mais bienfaisant et commandé : « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dit le proverbe, et c’est bien la pensée de François de Sales, à condition de ne pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est bon en lui-même. Philothée est invitée à s’interroger sur la façon dont elle s’aime elle-même :

Tenez-vous bon ordre en l’amour de vous-même ? car il n’y a que l’amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l’amour ordonné veut que nous aimions plus l’âme que le corps, que nous ayons plus de soin d’acquérir les vertus que toute autre chose.

Au contraire, l’amour-propre est un amour égoïste, narcissique, replié sur lui-même, jaloux de sa propre beauté et uniquement préoccupé de son intérêt : « Narcisse, disent les profanes, était un enfant si dédaigneux qu’il ne voulut jamais donner son amour à personne ; mais enfin en se regardant dans une claire fontaine, il fut extrêmement épris de sa beauté. »

Le « respect que l’on doit aux personnes »
Si l’on se respecte soi-même on sera plus porté à respecter les autres. Le fait que nous sommes l’image de Dieu a pour corollaire l’affirmation que « tous les hommes ont cette même dignité ». Tout en vivant lui-même dans une société d’ancien régime, fortement inégalitaire, François de Sales a promu une pensée et une pratique du « respect que l’on doit aux personnes ».
Il faut commencer par l’enfant. La mère de saint Bernard, dit l’auteur de l’Introduction, aimait ses enfants à peine nés « avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ». Un reproche très grave adressé par François de Sales aux païens était leur mépris de la vie des êtres sans défense. Le respect de l’enfant à naître s’exprime dans ce passage d’une lettre à une femme enceinte écrite selon la rhétorique baroque de l’époque. Il l’encourage en lui expliquant que l’« enfant qui se forme au milieu de [ses] entrailles est non seulement « une image vivante de la divine Majesté », mais aussi l’image de sa mère. Il recommandait à une autre :

Offrez souvent à la gloire éternelle de notre Créateur la petite créature à la formation de laquelle il vous a voulu prendre pour coopératrice.

Un autre aspect du respect d’autrui concerne le respect de sa liberté. La découverte de nouvelles terres avait eu pour conséquence néfaste la résurgence de l’esclavage, qui ne rappelait que trop les pratiques des anciens Romains au temps du paganisme. La vente d’êtres humains ravalait ceux-ci au rang des bêtes :

Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que lui présenta un certain maquignon ; car en ce temps-là, comme il se fait encore en quelques contrées, l’on vendait les enfants : il y avait des hommes qui en faisaient provision et usaient de ce trafic comme l’on fait des chevaux en nos pays.

De manière plus subtile, le respect d’autrui est continuellement menacé par la médisance et la calomnie. François de Sales insiste beaucoup sur les « péchés de langue ». Un chapitre de l’Introduction traite explicitement « de l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes ». Ruiner la réputation de quelqu’un, c’est commettre un « homicide spirituel » ; c’est ôter « la vie civile » à celui duquel on médit. Aussi, « en blâmant le vice », on s’efforcera d’épargner le plus possible « la personne en laquelle il est ».
Certaines catégories de personnes sont facilement dénigrées ou méprisées. François de Sales défend la dignité des hommes du peuple en s’appuyant sur l’Évangile : « Saint Pierre, commente-t-il, était un homme rude, grossier, un viel pêcheur, métier mécanique, et d’une basse condition ; saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable, savant ; saint Pierre ignorant. » Or, c’est saint Pierre qui fut choisi pour conduire les autres et être le « supérieur universel ».
Il proclame la dignité des malades, disant que « les âmes qui sont en croix sont déclarées reines ». Dénonçant la « cruauté envers les pauvres » et exaltant la « dignité des pauvres », il justifie et précise l’attitude qu’il faut avoir envers eux en expliquant « combien nous devons les honorer, et partant les visiter comme représentant Notre-Seigneur ». Personne n’est inutile, personne n’est insignifiant : « Il n’y a nulle si mauvaise pièce au monde qui ne soit utile a quelque chose ; mais il faut lui trouver son usage et son lieu ».

L’« unidivers » salésien
Le problème qui a toujours tourmenté les sociétés humaines a été celui de concilier la dignité et la liberté de chaque individu avec celles des autres. Il reçoit chez François de Sales un éclairage original grâce à l’invention d’un mot nouveau. En effet, étant donné que l’univers est formé de « toutes choses créées tant visibles qu’invisibles » et que « toute leur diversité se réduit en unité », il propose de l’appeler « unidivers », c’est-à-dire « unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité ».
Pour lui, chaque être est unique. Les personnes sont comme les perles dont parle Pline : « elles sont tellement uniques une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ». Il est significatif que ses deux ouvrages principaux, l’Introduction et le Traité, s’adressent à une personne individuelle, Philothée et Théotime. Que de variété et de diversité entre les êtres ! « Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes semblables ès dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels ». La variété l’enchantait même d’un point de vue purement esthétique, mais il craignait une curiosité indiscrète sur les causes :

Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes, pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’œillet n’est pas un souci, pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce et le citron aigrelet, on se moquerait de ses demandes et on lui dirait : Pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre ; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. […] Toutes ont leur prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leurs variétés, font une très agréable perfection de beauté.

La diversité n’empêche pas l’unité, bien plus elle l’enrichit et l’embellit. Chaque fleur a ses caractéristiques propres qui la distinguent de toutes les autres : « Ce n’est pas le propre des roses d’être blanches, ce me semble, car les vermeilles sont plus belles et de meilleure odeur ; c’est néanmoins le propre du lys ». Certes, François de Sales ne supporte pas la confusion et le désordre, mais il est également ennemi de l’uniformité. La diversité des êtres peut conduire à la dispersion et à la rupture de la communion, mais s’il y l’amour, « lien de la perfection », rien n’est perdu, au contraire la diversité est magnifiée dans la communion.
S’il y bien chez François de Sales une réelle culture de l’individu, celle-ci ne vise pas toutefois une fermeture au groupe, à la communauté ou à la société. Il voit spontanément l’individu inséré dans un milieu ou « état » de vie, qui marque fortement l’identité et l’appartenance de chacun. On ne pourra pas fixer un programme ou un projet de vie égal pour tous, tout simplement parce qu’il sera appliqué et mis en œuvre différemment « par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée » ; il faut en outre l’adapter « aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». François de Sales voit la société répartie en milieux de vie fortement marqués par l’appartenance sociale et les solidarités de groupe, comme lorsqu’il traite « de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés ».
L’amour personnalise, et donc individualise. L’affection qui lie une personne à une autre est unique, comme l’éprouva François de Sales au contact de madame de Chantal :

Chaque affection a sa particulière différence d’avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m’est extrêmement profitable.

Le soleil luit pour tous et pour chacun : « éclairant un endroit de la terre [il] ne l’éclaire pas moins que s’il n’éclairait point ailleurs et qu’il éclairât cela seul ».

L’être humain est en devenir
Humaniste chrétien, François de Sales croit enfin à la nécessité et à la possibilité du perfectionnement de la personne humaine. Érasme avait forgé la formule : Homines non nascuntur sed finguntur. Alors que l’animal est un être prédéterminé, guidé par l’instinct, l’homme au contraire est en perpétuelle évolution. Non seulement il change, mais il peut se changer lui-même, soit en mieux soit en pire.
Toute la préoccupation de François de Sales fut de se perfectionner lui-même, et d’aider les autres à se perfectionner, non seulement dans le domaine religieux, mais en toute chose. De la naissance à la tombe, l’homme est en apprentissage. Faisons comme le crocodile qui « ne cesse jamais de croître tandis qu’il est en vie ». En effet, « de demeurer en un état de consistance longuement, il est impossible : qui ne gagne, perd en ce trafic ; qui ne monte, descend en cette échelle ; qui n’est vainqueur, est vaincu en ce combat ». Il cite saint Bernard qui disait : « Il est écrit très spécialement de l’homme, que jamais il n’est en un même état : il faut ou qu’il avance, ou qu’il retourne en arrière ». Il faut avancer :

Ne connais-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n’est pas fait pour s’asseoir mais pour marcher ? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s’appelle cheminer.

Cela signifie aussi que la personne est éducable, capable d’apprendre, de se corriger et de s’améliorer. Cela est vrai à tous les niveaux. L’âge parfois n’y fait rien. Voyez ces petits chanteurs de la cathédrale, qui dépassent déjà de loin les capacités de l’évêque dans leur domaine :
J’admire ces petits enfants, qui à peine savent parler et qui chantent déjà leur partie, entendant toutes ces notes et ces règles de musique où je ne pense pas que je puisse rien comprendre, moi qui suis homme fait et qu’on voudrait bien faire passer pour quelque grand personnage.

Personne dans ce bas monde n’est parfait :

Il y en a qui de leurs naturels sont légers, les autres rébarbatifs, les autres durs à recevoir les opinions d’autrui, les autres sont inclinés à l’indignation, les autres à la colère, les autres à l’amour ; et en somme, il se trouve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles imperfections.

Faut-il donc désespérer de pouvoir améliorer son tempérament en corrigeant quelques-unes de nos inclinations naturelles ? Nullement :

Quoiqu’elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et modérer, et même on peut s’en délivrer et purger : et je vous dis, Philothée, qu’il le faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc ; pourquoi est-ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ?

D’où la conclusion optimiste mais exigeante : « Il n’y a point de si bon naturel qui ne puisse être rendu mauvais par les habitudes vicieuses ; il n’y a point aussi de naturel si revêche qui, par la grâce de Dieu premièrement, puis par l’industrie et diligence, ne puisse être dompté et surmonté ». Si l’homme est éducable, il ne faut désespérer de personne et se garder des jugements tout faits sur les personnes :

Ne dites pas : un tel est un ivrogne, encore que vous l’ayez vu ivre ; ni, il est adultère, pour l’avoir vu en ce péché ; ni, il est inceste, pour l’avoir trouvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. […] Encore qu’un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux.

L’homme n’a jamais fini de cultiver sa conscience, qui est son jardin secret. C’est la leçon que le fondateur des visitandines leur inculquait quand il les appelait « à cultiver la terre et le jardin » de leurs cœurs et de leurs esprits, car il n’existe pas d’« homme si parfait qui n’ait besoin de travailler, tant pour accroître la perfection que pour la conserver ».




L’éducation au féminin avec saint François de Sales

La pensée éducative de saint François de Sales dévoile une vision profonde et novatrice du rôle des femmes dans l’Église et la société de son époque. Persuadé que l’éducation des femmes était essentielle à la croissance morale et spirituelle de toute la communauté, le saint évêque de Genève a promu une éducation équilibrée, respectueuse de la dignité féminine tout en étant attentive aux fragilités. Avec un regard paternel et réaliste, il a su percevoir et mettre en valeur les qualités des femmes, les encourageant à cultiver la vertu, la culture et la dévotion. Fondateur de la Visitation avec Jeanne de Chantal, il a défendu avec vigueur la vocation féminine, même face aux critiques et aux préjugés. Son enseignement continue d’offrir des pistes de réflexion actuelles sur l’éducation, l’amour et la liberté dans le choix de sa propre vie.

            Lors de son voyage à Paris en 1619, François de Sales rencontra Adrien Bourdoise, un prêtre réformateur du clergé, qui lui reprocha vivement de trop s’occuper des femmes. L’évêque lui aurait répondu calmement que les femmes étaient au moins la moitié du genre humain, qu’en formant de bonnes chrétiennes on aurait de bons enfants et qu’avec de bons enfants on aurait de bons prêtres. D’ailleurs, saint Jérôme ne leur a-t-il pas consacré beaucoup de temps et d’écrits ? La lecture de ses lettres est recommandée par François de Sales à madame de Chantal, qui y trouvera entre autres beaucoup de choses pour l’éducation de ses filles. On en conclura que le rôle de la femme dans l’éducation justifiait amplement à ses yeux le temps et la sollicitude qu’il leur accordait.

Saint François de Sales et la femme
            « Il faut aider le sexe féminin, lequel on méprise », avait dit un jour l’évêque de Genève à Jean-François de Blonay. Pour comprendre ses préoccupations et sa pensée, il convient de les situer dans son époque. Il faut dire qu’un certain nombre de ses affirmations semblent encore très liées à la mentalité courante. Chez la femme de son temps il déplorait « cette féminine tendreté sur elle-même », la facilité « à se plaindre ou à désirer d’être plainte », une propension plus grande que chez les hommes à la croyance aux songes, à la crainte des esprits et à la crédulité des superstitions, et surtout les « entortillements dans ces pensées de vanité ». Parmi les conseils à madame de Chantal pour l’éducation de ses filles, il n’hésitait pas à écrire : « Ôtez-leur la vanité de l’âme : elle naît presque avec le sexe ».
            Cependant la femme est dotée de grandes qualités. Il écrivait à propos de madame de La Fléchère, qui venait de perdre son mari : « Quand je n’aurais que cette parfaite brebis en mon bercail, je ne me saurais fâcher d’être pasteur de cet affligé diocèse. Après notre madame de Chantal, je ne sais si j’ai fait rencontre d’une âme plus forte en un corps féminin, d’un esprit plus raisonnable et d’une humilité plus sincère ». Les femmes ne sont pas les dernières dans l’exercice des vertus. Comparées aux grands théologiens qui ont dit des merveilles sur les vertus, mais non pas pour les exercer, « il y a eu tant de saintes femmes qui ne savaient pas parler des vertus, lesquelles néanmoins en savaient très bien l’exercice ».
            Les plus dignes d’admiration sont les femmes mariées : « Ah ! mon Dieu, que les vertus d’une femme mariée sont agréables à Dieu car il faut qu’elles soient fortes et excellentes pour durer en cette vocation ! » Dans le combat de la chasteté, il estimait que « les femmes ont souvent combattu plus vaillamment que les hommes ».
            Fondateur d’une congrégation de femmes avec Jeanne de Chantal, il fut en relation constante avec les premières religieuses. À côté des louanges, les critiques commencèrent à pleuvoir. Le fondateur, poussé dans ses retranchements, dut se défendre et les défendre, non seulement en tant que religieuses, mais aussi en tant que femmes. Dans un document qui devait servir de préface aux Constitutions de la Visitation, on retrouve toute la verve polémique dont il savait faire preuve, dirigée non plus cette fois contre les « hérésiarques », mais contre les « censeurs » malveillants et ignorants de cet institut féminin :

La présomption et importune arrogance de plusieurs enfants de ce siècle, qui font profession de blâmer tout ce qui n’est pas selon leur esprit, me donne occasion, voire me force de faire cette préface, mes très chères sœurs, pour armer et mettre en défense votre sainte vocation contre la pointe de leurs langues empestées, afin que les bonnes et pieuses âmes, qui sans doute affectionnent votre tant aimable et honorable institut, trouvent ici de quoi repousser ces traits et flèches de la témérité de ces bizarres et insolents censeurs.

            Estimant peut-être qu’un tel préambule risquait de desservir la cause, François de Sales écrivit une seconde version édulcorée, afin de mettre en lumière l’égalité foncière des sexes. Après avoir cité la Genèse, il concluait : « La femme donc, non moins que l’homme, a la faveur d’avoir été faite à l’image de Dieu ; honneur pareil en l’un et en l’autre sexe ; leurs vertus sont égales ».

L’éducation des filles
             L’ennemi du véritable amour est la « vanité ». Comme chez les moralistes et les pédagogues de son temps, c’était le défaut que François de Sales craignait le plus dans l’éducation des filles. Il en a décrit avec une pointe d’ironie plusieurs manifestations. Voyez « ces demoiselles du monde, lesquelles pour être bien accommodées, s’en vont enflées d’orgueil et de vanité, la tête levée, les yeux ouverts, désirant être remarquées des mondains ».
            L’évêque de Genève s’amuse un peu en se moquant de ces « filles du monde » qui « portent leurs cheveux éparpillés et poudrés », dont la tête est « ferrée comme l’on ferre les pieds des chevaux », et qui « portent quantité d’affiquets ». Il y en a qui « portent des robes qui les serrent et les gênent extrêmement, et cela pour faire voir qu’elles ont la taille belle ». Voilà bien une « folie qui les rend d’ordinaire incapables de rien faire ».
            Que penser alors de certaines beautés artificielles changées en « boutiques de vanité » ? François de Sales préfère une « face nette et décrassée », il veut qu’il n’y ait rien d’affecté, car tout ce qui est fardé déplaît. Il vaut mieux s’en tenir en toute chose à la simplicité et au naturel. Faut-il pour autant condamner tout « artifice » ? Il admet fort bien que « s’il y a quelque défaut en la nature, il faut le corriger par le soin, en sorte que l’on voie l’amendement, mais pur et sans artifice ».
            Que dire des parfums, des affiquets et des habits ? À propos du parfum il dit dans un sermon en parlant de Marie-Madeleine : « C’est une chose excellente ; aussi celui qui est parfumé ressent quelque chose d’excellent », en ajoutant en connaisseur que « le musc d’Espagne est de grande estime parmi le monde ». Dans son chapitre sur « la bienséance des habits », il permet aux filles des affiquets, « parce qu’elles peuvent bien désirer d’agréer à plusieurs, quoique ce ne soit qu’afin d’en gagner un par un saint mariage ». Que voulez-vous ? disait-il avec un brin d’indulgence, « il faut bien que les filles soient un petit peu jolies ».
            C’était sans doute la lecture de la Bible qui l’avait préparé à ne pas bouder la beauté féminine. Chez la bien-aimée du Cantique des Cantiques, il admirait « la remarquable beauté de son visage qui semble un bouquet de fleurs ». Il décrit Jacob, rencontrant Rachel près du puits, qui « pleurait d’attendrissement en voyant une vierge qui lui plaisait et qui le charmait par les grâces de son visage ». Il aimait aussi conter l’histoire de sainte Brigide, née en Écosse, un pays où l’on trouve « les plus belles créatures qu’on puisse voir » ; elle-même était « une fille extrêmement belle », précisant qu’elle était « naturellement » belle.
            L’idéal salésien de la beauté s’appelle la « bonne grâce », qui désigne non seulement la beauté extérieure, mais aussi les mouvements, les gestes et les actions qui sont « comme l’âme et la vie de la beauté ». La grâce veut « la simplicité et la modestie », elle est une perfection qui vient de l’intérieur de la personne. La beauté unie à la grâce fait de Rébecca l’idéal féminin de la Bible. Elle était « si belle et si gracieuse auprès du puits où elle tirait de l’eau pour abreuver ses brebis », et sa générosité lui inspira de donner à boire non seulement au serviteur d’Abraham, mais aussi à ses chameaux.

Instruction et préparation à la vie
            Au temps de François de Sales, la femme avait peu de chances d’accéder à de fortes études. Les filles apprenaient ce qu’elles pouvaient chez elles avec leurs frères, ou quand la famille en avait la possibilité, dans un monastère. La lecture était certainement plus fréquente que l’écriture. Les collèges n’existaient que pour les garçons, ce qui veut dire que l’apprentissage du latin, langue de la culture, leur était pratiquement interdit.
            François de Sales n’était pas contraire aux femmes qui se rendaient savantes, à condition qu’elles ne tombent pas dans la pédanterie et la vanité. Il admirait sainte Catherine qui « fut fort savante, mais sa science était humble ». Parmi les correspondantes de l’évêque de Genève, une femme comme madame de La Fléchère avait étudié le latin, l’italien, l’espagnol et les beaux-arts, mais c’était une exception.
            Pour trouver leur place dans la vie, que ce soit dans la société civile ou dans la vie religieuse, les filles avaient souvent besoin à un certain moment d’une aide particulière. Georges Rolland rapporte que l’évêque s’occupa personnellement de plusieurs cas difficiles. Une femme de Genève, avec trois de ses filles, fut grandement assistée par l’évêque « et d’argent et de crédit ». Il mit une de ses filles en apprentissage chez une femme de la ville, et il lui paya sa pension pendant six années « en blé et en argent ». Il donna aussi cinq cents florins pour le mariage de la fille d’un imprimeur de Genève.
            L’intolérance religieuse du temps provoquait des drames parfois rocambolesques, auxquels l’évêque tentait de remédier. Élevée à Paris par ses parents dans « les erreurs de Calvin », Marie Judith Gilbert découvrit à dix-neuf ans le livre de l’Introduction à la vie dévote, qu’elle n’osait lire qu’en secret. Elle sympathisa avec son auteur dont elle entendit parler. Étroitement surveillée par son père et sa mère, elle réussit à se faire enlever en carrosse, se fit instruire dans la religion catholique et entra chez les sœurs de la Visitation.
            Le rôle social de la femme restait encore très limité. François de Sales n’était pas opposé par principe à l’intervention des femmes dans la vie publique. Parfois cependant il devait tempérer le zèle intempestif d’une correspondante toujours prête à redresser les torts en lui écrivant ces quelques lignes :

Votre sexe et votre vocation ne vous permettent d’empêcher le mal hors de chez vous que par l’inspiration et proposition du bien, et des remontrances simples, humbles et charitables à l’endroit des défaillants, et par avertissement aux supérieurs quand cela se peut.

            Il est significatif qu’une contemporaine de François de Sales, mademoiselle de Gournay, une des premières féministes avant la lettre, femme de lettres et auteur de textes polémiques comme son traité de L’égalité des hommes et des femmes et Le grief des dames, lui voua une grande admiration. Elle s’acharna toute sa vie à démontrer cette égalité en rassemblant tous les témoignages possibles, sans oublier celui du « bon et saint évêque de Genève ».

Éducation à l’amour
            François de Sales n’a pu tant parler de l’amour divin que parce qu’il a été très attentif aux manifestations de l’amour humain sous toutes ses formes. Tout amour a une histoire. Comme pour l’amour divin on peut décrire « l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences » de l’amour humain.
            L’amour naît de la contemplation du beau et le beau se laisse percevoir par les sens, surtout par les yeux. Il se produit un phénomène d’interaction entre le regard et la beauté, « le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l’amour nous la faisant regarder ». L’odorat intervient également, car « les parfums n’ont point d’autre pouvoir pour attirer à leur suite que leur suavité ».
            Après les sens extérieurs interviennent les sens intérieurs, la fantaisie et l’imagination, qui magnifient et transfigurent le réel. « L’amour, par une imperceptible faculté, fait paraître la beauté que l’on aime, plus belle, et la vue pareillement affine l’amour pour lui faire trouver la beauté plus aimable ». On comprend alors pourquoi ceux qui ont peint Cupidon, le dieu de l’amour, lui ont bandé les yeux, disant que « l’amour est aveugle ». À ce stade on arrive à l’amour-passion, qui fait rechercher la rencontre et la conversation, qui désire le secret, et qui fait proférer des paroles qui seraient ridicules si elles ne sortaient d’un cœur passionné.
            Or, cet amour-passion, qui n’est peut-être qu’une « amourette », une « muguetterie », est sujet à bien des péripéties, si bien que l’auteur de l’Introduction présente plusieurs séries de considérations et de mises en garde à propos des « amitiés folâtres », qui ne sont souvent que des « avortons ou plutôt fantômes d’amitié ».
            François de Sales s’est exprimé aussi à propos du baiser, se demandant par exemple avec les commentateurs anciens comment Rachel avait permis à Jacob de l’embrasser. Il explique qu’il y a plusieurs sortes de baisers. Les baisers qui s’échangent fréquemment entre jeunes gens et qui ne sont pas mauvais au départ, peuvent le devenir à cause de la fragilité humaine. Mais le baiser peut aussi être bon. En certains pays la coutume le veut. Il est bon aussi quand c’est un témoignage d’amitié ou de respect. « Notre Jacob embrasse donc très innocemment sa Rachel ; Rachel accepte ce baiser de courtoisie et d’amitié de la part de cet homme au caractère bon et au franc visage ».
            Sur le plan affectif, l’éducation vise à promouvoir la maturité et l’autonomie du sujet, mais il faut du temps pour cela. Il n’est pas toujours facile de concilier la prudence des parents avec le désir de liberté des filles. C’est ainsi qu’une fille à qui on a défendu de sortir dans la rue dès qu’il fait nuit ne manquera pas de dire : « Mon Dieu, j’ai la plus terrible mère qui se peut dire ! Elle ne veut pas même que je sorte de la maison ». On ne lui a défendu de sortir que la nuit, et elle dit que c’est toujours.
            Dans la question de la danse et du bal, qui était également à l’ordre du jour, François de Sales évita les condamnations absolues, comme faisaient les rigoristes du temps, tant catholiques que protestants, tout en se montrant très prudent. Comme pour certains jeux, il y a danger quand on s’y affectionne et qu’on ne peut plus s’en passer : « Il faut que ce soit par récréation et non par affection, pour peu de temps et non jusqu’à se lasser ou s’étourdir ». Il est recommandé par ailleurs d’éviter les passe-temps qui favorisent « les folles amours ».

Le moment du choix
            Quand la jeune fille a grandi, arrive le jour où « il faudra lui parler, cela veut dire de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier ». Homme de son temps, François de Sales partageait dans une large mesure les idées qui accordaient aux parents un rôle important dans la détermination de la vocation de leurs enfants, que ce soit le mariage ou la vie religieuse. « On ne choisit pas pour l’ordinaire son prince et son évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari », constatait l’auteur de l’Introduction. Cependant il dit clairement que « les filles ne peuvent être mariées quand elles disent non ».
            La pratique courante est bien décrite dans ce passage de l’Introduction à la vie dévote parlant de la demoiselle qu’on veut marier : « Premièrement on lui propose le parti ; deuxièmement elle agrée la proposition, et en troisième lieu elle consent ». Comme les filles se mariaient souvent très jeunes, il ne faut pas s’étonner de leur immaturité affective. Elles aiment non seulement leur époux, constatait François de Sales, mais aussi « les bagues et bagatelles, et leurs compagnes avec lesquelles elles s’amusent éperdument à jouer, danser et folâtrer ».
            Le problème de la liberté du choix se posait également pour les enfants que l’on destinait à la vie religieuse. La fille de la baronne de Chantal, Françoise, devait être placée dans un monastère par sa mère qui désirait pour elle une vocation religieuse, mais l’évêque intervint : « Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement je n’approuve pas qu’on devance sa volonté par des résolutions ». Il conseille d’« user de modération » et de procéder plutôt par « inspirations suaves ».
            Certaines jeunes filles hésitaient entre la vie religieuse et le mariage, n’arrivant pas à se décider. Il encouragea la future madame de Longecombe à faire le pas du mariage qu’il voulut célébrer lui-même. Il fit cette bonne œuvre, dira plus tard son mari, à la demande de sa femme « qui avait en affection d’être épousée de sa main et qui peut-être, sans cela, n’aurait jamais pu franchir ce passage à cause de la grande aversion qu’elle avait au mariage ».

La femme et la dévotion
            Étranger à tout féminisme avant la lettre, François de Sales était conscient de l’exceptionnel apport de la femme au plan spirituel. D’autre part, on a fait remarquer qu’en favorisant la dévotion chez les femmes, l’auteur de l’Introduction a favorisé du même coup la possibilité pour elles d’une plus grande autonomie, et d’une forme de « vie privée au féminin ».
            La qualité principale de la femme réside dans sa « puissance d’aimer ». Jeanne de Chantal en était la démonstration vivante : « Je vous vois, ce me semble, ma chère fille, avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment ». Après avoir énuméré un certain nombre de docteurs et de savants, il pouvait écrire dans la préface du Traité de l’amour de Dieu : « Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de l’amour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte Angèle de Foligno, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde ? » À la suite d’une prédication à Grenoble il fit ce constat avec une pointe d’ironie : « Je ne vis jamais un peuple plus docile que celui-ci, ni plus porté à la piété. Surtout les dames y sont très dévotes, car ici, comme partout ailleurs, les hommes laissent aux femmes le soin du ménage et de la dévotion ».
            Les femmes pouvaient-elles se mêler des problèmes de la religion ? « Voici donc cette femme qui fait la théologienne », s’exclame François de Sales en parlant de la Samaritaine de l’Évangile. Faut-il nécessairement y voir une dépréciation des théologiennes ? Ce n’est pas sûr. D’autant qu’il affirme avec force : « Je vous dis qu’une pauvre femme peut autant aimer Dieu qu’un docteur en théologie ». La supériorité n’est pas toujours là où on pense.
            Il y a des femmes supérieures aux hommes, à commencer par la Sainte Vierge comparée à saint Joseph. Certes, François de Sales respecte toujours les principes de l’ordre établi par les lois religieuses et civiles de son temps, envers lesquelles il prêche l’obéissance, mais sa pratique témoigne d’une grande liberté d’esprit. C’est ainsi que pour le gouvernement des monastères de femmes, il estimait qu’il valait mieux qu’elles soient sous la juridiction de l’évêque que de leurs frères en religion, qui risqueraient de les contraindre de façon excessive.
            Les visitandines, quant à elles, ne dépendront d’aucun ordre masculin et n’auront aucun gouvernement central, chaque monastère étant placé directement sous la juridiction de l’évêque du diocèse. Aux sœurs de la Visitation en partance pour une nouvelle fondation il osa même décerner le titre inattendu d’« apôtresses », « non en la dignité, mais en l’office et au mérite ». C’est le témoignage silencieux des visitandines qui sera leur prédication.
            Si l’on entend bien la pensée de l’évêque de Genève, la mission ecclésiale de la femme est d’annoncer non pas la parole de Dieu, mais « la gloire de Dieu » par la beauté de leur témoignage. Les cieux, dit le psalmiste, racontent la gloire de Dieu sans paroles, par leur seule splendeur. Et « n’est-ce pas une plus grande merveille de voir une âme décorée de plusieurs grandes vertus que non pas le ciel décoré d’étoiles ? »




Joseph-Auguste Arribat : un Juste parmi les Nations

1. Profil biographique
            Le vénérable Joseph Auguste Arribat est né le 17 décembre 1879 à Trédou (Rouergue – France). La pauvreté de sa famille oblige le jeune Auguste à ne commencer ses études secondaires à l’oratoire salésien de Marseille qu’à l’âge de 18 ans. En raison de la situation politique du début du siècle, il commence la vie salésienne en Italie et reçoit la soutane des mains du bienheureux Michel Rua. De retour en France, il commence, comme tous ses confrères, la vie salésienne dans une semi-clandestinité, d’abord à Marseille puis à La Navarre, les deux maisons salésiennes fondées par Don Bosco en 1878.
            Ordonné prêtre en 1912, il est appelé sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale et travaille comme infirmier brancardier. Après la guerre, le père Arribat a continué à travailler intensivement à La Navarre jusqu’en 1926, après quoi il est parti comme catéchiste à Nice où il est resté jusqu’en 1931. Il retourne à La Navarre en tant que directeur et en même temps responsable de la paroisse Saint-Isidore dans la vallée de Sauvebonne. Ses paroissiens l’appellent « le saint de la vallée ».
            À la fin de sa troisième année, il est envoyé à Morges, dans le canton de Vaud, en Suisse. Il reçoit ensuite trois mandats successifs de six ans chacun, d’abord à Millau, puis à Villemur et enfin à Thonon dans le diocèse d’Annecy. Sa période la plus dangereuse et la plus riche en grâces est sans doute son affectation à Villemur pendant la Seconde Guerre mondiale. De retour à La Navarre en 1953, le père Arribat y reste jusqu’à sa mort, le 19 mars 1963.

2. Profondément homme de Dieu
            Homme du devoir quotidien, rien n’était secondaire pour lui, et tout le monde savait qu’il se levait très tôt pour nettoyer les toilettes des élèves et la cour. Devenu directeur de la maison salésienne, et voulant faire son devoir jusqu’au bout et à la perfection, par respect et amour des autres, il finissait souvent ses journées très tard, écourtant ses heures de repos. Par contre, il était toujours disponible, accueillant pour tous, sachant s’adapter à chacun, qu’il s’agisse des bienfaiteurs et des grands propriétaires, ou des employés de la maison, gardant un souci permanent pour les novices et les confrères, et surtout pour les jeunes qui lui étaient confiés.
            Ce don total de soi s’est manifesté jusqu’à l’héroïsme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’a pas hésité à accueillir des familles et des jeunes juifs, s’exposant ainsi au grave risque d’indiscrétion ou de dénonciation. Trente-trois ans après sa mort, ceux qui ont été directement témoins de son héroïsme ont reconnu la valeur de son courage et le sacrifice de sa vie. Son nom est inscrit à Jérusalem, où il a été officiellement reconnu comme un « Juste parmi les nations ».
            Il a été reconnu par tous comme un véritable homme de Dieu, qui a fait « tout par amour, et rien par force », comme le disait saint François de Sales. Voilà le secret d’un rayonnement dont il n’a peut-être pas lui-même mesuré toute l’ampleur.
            Tous les témoins ont noté la foi vivante de ce serviteur de Dieu, homme de prière, sans ostentation. Sa foi était la foi rayonnante d’un homme toujours uni à Dieu, d’un véritable homme de Dieu, et en particulier d’un homme de l’Eucharistie.
            Lorsqu’il célébrait la messe ou lorsqu’il priait, il émanait de sa personne une sorte de ferveur qui ne pouvait pas passer inaperçue. Un confrère a déclaré : « En le voyant faire son grand signe de croix, tout le monde ressentait un rappel opportun de la présence de Dieu. Son recueillement à l’autel était impressionnant ». Un autre salésien se souvient qu’ »il faisait ses génuflexions à la perfection avec un courage, une expression d’adoration qui conduisait à la dévotion ». Le même ajoutait : « Il a renforcé ma foi ».
            Sa vision de la foi transparaissait dans le confessionnal et dans les conversations spirituelles. Il communiquait sa foi. Homme d’espérance, il s’en remettait toujours à Dieu et à sa Providence, gardant le calme dans la tempête et répandant partout un sentiment de paix.
            Cette foi profonde s’est encore affinée en lui au cours des dix dernières années de sa vie. Il n’avait plus de responsabilités et ne pouvait plus lire facilement. Il ne vivait que de l’essentiel et en témoignait avec simplicité en accueillant tous ceux qui savaient bien que sa demi-cécité ne l’empêchait pas de voir clair dans leur cœur. Au fond de la chapelle, son confessionnal était un lieu assiégé par les jeunes et les voisins de la vallée.

3. « Je ne suis pas venu pour être servi… »
            L’image que les témoins ont conservée du Père Auguste est celle du serviteur de l’Évangile, mais au sens le plus humble. Balayer la cour, nettoyer les toilettes des élèves, faire la vaisselle, soigner et veiller les malades, bêcher le jardin, ratisser le parc, décorer la chapelle, attacher les chaussures des enfants, les coiffer, rien ne lui répugnait et il était impossible de le détourner de ces humbles exercices de charité. Le « bon père » Arribat, était plus généreux en actes concrets qu’en paroles : il donnait volontiers sa chambre au visiteur occasionnel, qui risquait d’être moins bien logé que lui. Sa disponibilité était permanente, de tous les instants. Son souci de propreté et de pauvreté digne ne le laissait pas tranquille, car la maison devait être accueillante. Homme de contact facile, il profitait de ses longues marches pour saluer tout le monde et dialoguer, même avec les « mangeurs de curés ».
            Le père Arribat a vécu plus de trente ans à Navarre, dans la maison que Don Bosco lui-même a voulu placer sous la protection de saint Joseph, chef et serviteur de la Sainte Famille, modèle de foi dans le silence et la discrétion. Par sa sollicitude pour les besoins matériels de la maison et par sa proximité avec toutes les personnes vouées au travail manuel, paysans, jardiniers, ouvriers, bricoleurs, gens de cuisine ou de buanderie, ce prêtre faisait penser à saint Joseph, dont il portait aussi le nom. Et n’est-il pas mort le 19 mars, jour de la fête de saint Joseph ?

4. Un authentique éducateur salésien
            « La Providence m’a confié de façon particulière le soin des enfants », disait-il pour résumer sa vocation spécifique de salésien, disciple de Don Bosco, au service des jeunes, notamment les plus démunis.
            Extérieurement, le père Arribat n’avait aucune des qualités particulières qui en imposent facilement aux jeunes. Ce n’était pas un grand sportif, ni un intellectuel brillant, ni un beau parleur qui attirait les foules, ni un musicien, ni un homme de théâtre ou de cinéma, rien de tout cela ! Comment expliquer l’influence qu’il exerçait sur les jeunes ? Son secret n’était autre que ce qu’il avait appris de Don Bosco, qui avait conquis son petit monde avec trois choses considérées comme fondamentales dans l’éducation de la jeunesse : la raison, la religion et l’amour bienveillant. En tant que « père et maître de la jeunesse », il savait parler le langage de la raison avec les jeunes, motiver, expliquer, persuader, convaincre ses élèves, en évitant les impulsions de la passion et de la colère. Il plaçait la religion au centre de sa vie et de son action, non pas dans le sens d’une imposition forcée, mais dans le témoignage lumineux de sa relation avec Dieu, Jésus et Marie. Quant à l’amour bienveillant avec lequel il a conquis le cœur des jeunes, il convient de rappeler à propos du serviteur de Dieu ce que saint François de Sales a dit : « On attrape plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre ».
            Le témoignage de Don Pietro Ricaldone, futur successeur de Don Bosco, qui écrivait après sa visite canonique en 1923-1924, fait particulièrement autorité : « Le père Arribat Augusto est catéchiste, confesseur et lit les notes de conduite ! C’est un saint confrère. Seule sa bonté peut rendre ses différents devoirs moins incompatibles ». Puis il répète son éloge : « C’est un excellent confrère, un peu fragile de santé. Grâce à ses bonnes manières, il jouit de la confiance des jeunes gens plus âgés qui vont presque tous vers lui ».
            Une chose frappante était le respect presque cérémonieux qu’il témoignait à tout le monde, mais surtout aux enfants. À un petit bonhomme de huit ans, il donnait le nom de « Monsieur ». Une dame témoigne : « Il respectait tellement l’autre que celui-ci était presque obligé de s’élever à la dignité qui lui était accordée en tant qu’enfant de Dieu, et tout cela sans même parler de religion ».
            Visage ouvert et souriant, ce fils de saint François de Sales et de Don Bosco ne gênait personne. Si la minceur de sa personne et son ascétisme rappelaient le saint curé d’Ars et Don Rua, son sourire et sa douceur étaient typiquement salésiens. Comme l’a dit un témoin : « C’était l’homme le plus naturel du monde, plein d’humour, spontané dans ses réactions, jeune de cœur ».
            Ses paroles, qui n’étaient pas celles d’un grand orateur, étaient efficaces parce qu’elles émanaient de la simplicité et de la ferveur de son âme.
            Un de ses anciens élèves témoigne : « Dans nos têtes d’enfants, dans nos conversations d’enfants, après avoir entendu les récits de la vie de Jean-Marie Vianney, nous nous représentions le Père Arribat comme s’il était pour nous le Saint Curé d’Ars. Les heures de catéchisme, présenté dans un langage simple mais vrai, étaient suivies avec beaucoup d’attention. Pendant la messe, les bancs du fond de la chapelle étaient toujours pleins. Nous avions l’impression de rencontrer Dieu dans sa bonté et cela a marqué notre jeunesse ».

5. Le père Arribat, un écologiste ?
            Voici un trait original qui vient compléter le portrait de ce personnage apparemment ordinaire. Il était considéré presque comme un écologiste avant la lettre. Petit agriculteur, il avait appris à aimer et à respecter profondément la nature. Ses compositions de jeunesse sont pleines de fraîcheur et d’observations très fines, avec une touche de poésie. Il partageait spontanément les travaux de ce monde rural, où il vécut une grande partie de sa longue vie.
            Parlant de son amour pour les animaux, combien de fois a-t-on vu « le bon père, une boîte sous le bras, pleine de mie de pain, faire laborieusement le chemin du réfectoire à ses colombes à petits pas très pénibles ». Fait incroyable pour ceux qui n’ont pas vu, raconte la personne qui a assisté à la scène, les colombes, dès qu’elles l’apercevaient, s’avançaient vers la grille comme pour lui souhaiter la bienvenue. Il ouvrait la cage et immédiatement elles venaient à lui, certaines se tenant sur ses épaules. « Il leur parlait avec des expressions dont je ne me souviens pas, c’était comme s’il les connaissait toutes. Lorsqu’un jeune garçon lui apporta un bébé moineau qu’il avait pris dans le nid, il lui dit : « Tu dois lui donner la liberté ». On raconte aussi l’histoire d’un chien-loup assez féroce, qu’il était le seul à pouvoir apprivoiser, et qui est venu se coucher à côté de son cercueil après sa mort.
            Ce rapide profil spirituel du Père Arribat nous a rappelé quelques traits des visages de saints dont il se sentait proche : la bonté aimante de Don Bosco, l’ascétisme de Don Rua, la douceur de saint François de Sales, la piété sacerdotale du saint curé d’Ars, l’amour de la nature de saint François d’Assise et le travail constant et fidèle de saint Joseph.




Éduquer le cœur humain avec saint François de Sales

Saint François de Sales place au centre de la formation humaine le cœur, siège de la volonté, de l’amour et de la liberté. S’appuyant sur la tradition biblique et dialoguant avec la philosophie et la science de son époque, l’évêque de Genève identifie dans la volonté la « faculté maîtresse » capable de gouverner les passions et les sens, tandis que les affections – surtout l’amour – nourrissent son dynamisme intérieur. L’éducation salésienne vise donc à transformer les désirs, les choix et les résolutions en un chemin de maîtrise de soi, où douceur et fermeté convergent pour orienter la personne tout entière vers le bien.

Au centre et au sommet de la personne humaine François de Sales place le cœur, au point qu’il a pu dire : « Qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme ». Dans l’anthropologie salésienne, on ne peut que constater l’usage surabondant du terme et de la notion de cœur. Cela est d’autant plus surprenant que chez les humanistes de son temps, tout imprégnés des conceptions et de la terminologie de l’antiquité, il ne semble pas qu’on puisse discerner une insistance particulière sur ce symbole.
Pour une part, cette prépondérance du cœur peut s’expliquer par l’usage commun et universel de ce terme pour désigner l’intériorité de la personne, spécialement sous l’aspect affectif. Par ailleurs, François de Sales dépend certainement de la tradition biblique, où le cœur est considéré comme le siège des facultés typiquement humaines telles que la pensée, l’amour et la volonté.
À ces considérations on pourrait peut-être ajouter les recherches anatomiques contemporaines sur le fonctionnement du cœur et la circulation du sang. L’important pour nous est de chercher la signification que François de Sales attribuait au cœur à partir de sa vision de l’homme, qui culmine dans la volonté, l’amour et la liberté.

La volonté est la faculté maîtresse
            En parlant de l’entendement et de la mémoire, nous restions dans le domaine de la connaissance. Il s’agit maintenant d’entrer dans celui de l’agir, qui dépend avant tout de la volonté. Comme l’avaient fait saint Augustin et certains philosophes tels que Duns Scot, sans doute aussi sous l’influence de ses maîtres jésuites, François de Sales donna la première place à la volonté. C’est elle qui doit gouverner toutes les « puissances » de l’âme.
Il est significatif que le Traité de l’amour de Dieu s’ouvre sur le chapitre qui proclame que « pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l’âme à la volonté ». Citant saint Thomas d’Aquin, François de Sales affirme que l’homme a « plein pouvoir sur toutes sortes d’accidents et événements » et que « l’homme sage, c’est-à-dire l’homme qui se conduit par la raison, se rendra maître absolu des astres ». Avec l’entendement et la mémoire, la volonté est « le troisième soldat de notre esprit et le plus fort de tous », car « nul ne peut surmonter la liberté de la volonté de l’homme ; Dieu même qui l’a créé ne veut en façon quelconque la forcer ni violenter ».
Mais l’autorité de la volonté s’exerce de manière très diverse, et l’obéissance qu’elle reçoit est très variable. Les membres de notre corps obéissent à la volonté sans problème. Nous ouvrons et fermons la bouche, nous remuons la langue, les mains, les pieds, les yeux comme nous voulons et quand nous voulons. La volonté a aussi pouvoir sur le fonctionnement de nos cinq sens, mais il s’agit d’un pouvoir indirect. Pour ne pas voir de mes yeux, je dois les détourner ou les fermer ; pour pratiquer le jeûne, je dois commander à mes mains de ne pas porter de nourriture à ma bouche.
La volonté peut et doit dominer l’appétit sensuel avec ses douze passions, bien que celui-ci ait tendance à se comporter comme « un sujet rebelle, séditieux et remuant ». La volonté a pouvoir même sur les facultés supérieures de l’esprit, l’entendement et la mémoire, car c’est elle qui décide d’appliquer ou non l’esprit à tel ou tel objet ou à tel ou tel souvenir, mais elle ne peut les manier et les réduire à l’obéissance sans difficulté. La difficulté est encore plus grande lorsque l’imagination, qui intervient presque en toute occasion, a comme particularité d’être extrêmement « variante et volage ».
Mais comment « fonctionne » la volonté ? Si l’on se réfère au modèle salésien de la méditation tel que l’auteur l’a exposé dans l’Introduction à la vie dévote, la réponse à cette question tient en peu de mots. Au point de départ, l’entendement et la mémoire produisent les « considérations », qui consistent à réfléchir et à méditer sur un bien, une valeur ou une vérité. Cette réflexion produit normalement des « affections », c’est-à-dire de grands désirs d’acquérir et de posséder ce bien ou cette valeur, et ces affections sont en mesure d’« émouvoir » la volonté. Et la volonté, une fois « émue », produit des « résolutions ».

Les « affections » qui meuvent la volonté
            La volonté étant définie par François de Sales comme un « appétit », il s’ensuit qu’on peut la considérer comme une « faculté affective ». Mais c’est un appétit raisonnable, et non pas sensible ou sensuel. Les mouvements de l’appétit sensible sont les passions, tandis que les mouvements de la volonté sont appelés « affections », en tant qu’ils affectent ou meuvent la volonté. François de Sales appelle parfois les premiers « passions du corps » et les seconds « affections du cœur ». Les douze affections sont les mêmes que les douze passions, mais elles interviennent à un niveau supérieur.
Dans les méditations qu’il propose dans la première partie de l’Introduction, l’auteur fait appel à toute une série d’expressions fortes et significatives pour susciter les douze affections du cœur qu’il veut inculquer à Philothée : l’amour du bien (« tourner son cœur vers », « s’affectionner à », « embrasser », « s’attacher à », se joindre à », s’unir à ») ; la haine du mal (« détester », « rompre la liaison », « fouler au pied ») ; le désir (« aspirer », « implorer », « invoquer », « supplier ») ; la fuite du mal (« mépriser », « se séparer », « s’éloigner », « renoncer », « abjurer ») ; l’espoir (« sus donc ! ô mon cœur ») ; le désespoir (« oh ! que mon indignité est grande ! ») ; la joie (« jouir », « se complaire ») ; la tristesse (« s’affliger », « se confondre », « s’abaisser », « s’humilier ») ; la colère (« reprocher », « pousser dehors », « déraciner ») ; la crainte (« trembler », « épouvanter son âme ») ; le courage (« encourager », « fortifier ») ; et enfin le triomphe (« exalter », « glorifier »).
Dans le processus décisionnel, la reconnaissance du rôle des affections paraît indispensable. Il est significatif que les méditations proposées dans l’Introduction leur accordent une place centrale. Dans certains cas, explique l’auteur, on pourra presque se passer de considérations ou les abréger, mais les affections ne pourront jamais manquer, parce que ce sont elles qui motivent les résolutions. Dès que survient une affection bonne, conseillait-il, il faut lui « lâcher la bride, sans suivre la méthode que je vous ai donnée », parce que la considération ne se fait que pour déclencher l’affection.

L’amour est la première « affection » de la volonté
            Pour François de Sales, l’amour arrive toujours en tête, que ce soit dans la liste des passions ou que ce soit dans celle des affections. Qu’est-ce que l’amour ? lui demandait un jour son disciple et ami Jean-Pierre Camus. Il répondit : « L’amour est la première passion de notre appétit sensitif, et la première affection de notre appétit raisonnable, qui est notre volonté, si bien que notre volonté n’est autre chose que l’amour du bien, et l’amour c’est vouloir le bien ».
L’amour gouverne les autres affections et les attire dans notre cœur : « La tristesse, la crainte, l’espérance, la haine et les autres affections de l’âme n’entrent point dans le cœur que l’amour ne les y tire après soi ». Dans le sillage de saint Augustin, pour qui vivre c’est aimer, François de Sales explique que toutes les affections qui font vibrer le cœur humain dépendent de l’amour. « L’amour est la vie de notre cœur », dit-il encore, et c’est en dépendance de l’amour que « nous désirons, nous nous délectons, nous espérons et désespérons, nous craignons, nous nous encourageons, nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons en colère, nous triomphons ».
Pour François de Sales, la volonté a d’abord une dimension passive, alors que l’amour est la puissance active qui émeut et qui meut. La volonté ne parvient à se décider et à décider que mue par ce mobile prédominant : l’amour. Si l’on prend l’exemple du fer attiré par l’aimant, il faudra dire que la volonté est le fer, mais que l’amour est l’aimant qui l’attire vers lui.
Pour illustrer le dynamisme de l’amour, l’auteur du Traité utilise également l’image de l’arbre. Avec une précision de botaniste, il analyse les cinq parties de l’arbre de l’amour : sa racine est la « convenance » de la volonté avec le bien, le pied de l’arbre est le plaisir qui est le moteur de l’amour, le tronc est le mouvement qui le parcourt, les branches représentent les recherches et les efforts qu’il fait, le fruit est la jouissance qu’il procure, c’est-à-dire l’union avec l’objet désiré. Car « l’amour tend à l’union ».
L’amour s’impose à la volonté elle-même. Telle est sa force qu’« à celui qui aime rien n’est difficile ». Mieux encore, « à l’amour rien n’est impossible ». L’amour est fort comme la mort, répète François de Sales avec le Cantique des Cantiques, ou plutôt l’amour est plus fort que la mort. À tout bien considérer, l’homme ne vaut que par l’amour et toutes les puissances et facultés humaines tendent vers lui, spécialement la volonté : « Dieu ne veut l’homme que pour l’âme, ni l’âme que pour la volonté, ni la volonté que pour l’amour ». Mais qui, en fin de compte, aura le dessus, la volonté ou l’amour ?
Pour expliquer sa pensée, l’auteur du Traité utilise l’image des relations entre l’homme et la femme telles qu’elles étaient vécues et codifiées à son époque. La volonté, comme la femme, est maîtresse de son choix entre les divers amants qui la recherchent, mais une fois qu’elle a fait son choix, elle devient sujette de l’amour.

Le combat de la volonté pour la liberté intérieure
            Vouloir, c’est choisir. La volonté, éclairée par la raison et guidée par l’amour, doit continuellement faire des choix. Quand l’homme est encore un petit enfant, il est entièrement dépendant et incapable de choisir, mais bientôt les choix s’imposent. Les enfants ne sont ni bons ni mauvais, car ils ne sont pas plus capables de choisir le bien que le mal. Ils marchent pendant leur enfance comme ceux qui sortant d’une ville vont tout droit quelque temps. Mais au bout de quelque temps ils trouvent que le chemin fourche et se partage en deux. Il est en leur pouvoir de prendre à droite ou à gauche, selon que bon leur semble, pour aller où ils désirent.
Le choix est difficile parce qu’il suppose qu’on renonce à un bien pour un autre. Très souvent, nous devons choisir entre ce que nous sentons et ce que nous voulons. Sentir est généralement indépendant de notre volonté, et donc moralement neutre, alors que consentir relève d’un acte libre de notre volonté. Le jeune homme tenté par une « impudique femme », dont parlait saint Jérôme, avait l’imagination extrêmement occupée par la présence des « objets voluptueux », mais il surmonta l’épreuve par un pur acte de la volonté supérieure. La volonté, assiégée de toute part et sommée de donner son consentement, a résisté à la passion sensuelle.
Le choix s’impose très souvent dans les relations que nous avons avec autrui, notamment à cause des aversions et des antipathies que nous éprouvons en face de certaines personnes. « Foulez aux pieds vos sentiments, vos défiances, vos craintes, vos aversions », conseillait François de Sales à une de ses correspondantes, lui demandant de prendre « le parti de l’inspiration et de la raison contre celui de la nature et de l’aversion ».
Pour gouverner notre moi inférieur, l’amour a besoin de toutes ses forces. Ce sera donc un « amour armé » qui asservira nos passions. La « volonté libre » réside en effet « en la suprême et plus spirituelle partie de l’âme ». Elle ne dépend que de Dieu et d’elle-même et « quand toutes les autres facultés de l’âme sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse d’elle-même pour ne point consentir ».
Le combat se situe en particulier au niveau de l’intention que nous mettons dans nos actions. C’est un aspect auquel François de Sales est très sensible parce qu’il touche la qualité de notre agir. En effet, la fin que l’on poursuit donne son sens à tout ce que nous faisons. On peut décider une action pour une quantité de motifs. À la différence des animaux, « l’homme est tellement maître de ses actions humaines et raisonnables qu’il les fait toutes pour quelque fin ». Il peut même changer la fin naturelle d’une action ou lui ajouter une fin secondaire, qui n’est pas toujours bonne. Chez les païens, les intentions étaient rarement désintéressées. Nos actions peuvent être contaminées par l’orgueil, la vanité ou par quelque intérêt personnel plus ou moins caché. Parfois nous faisons croire que nous voulons être les derniers en nous asseyant « au bas bout de la table », mais c’est afin de passer plus avantageusement « au haut bout ».
« Purifions donc, Théotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions », demande l’auteur du Traité. L’intention bonne doit animer les plus petites actions et les simples gestes du quotidien. En effet, ce n’est pas par la multiplicité de nos actions que nous parvenons à la perfection, mais c’est par la « pureté d’intention » avec laquelle nous les faisons. Il ne faut pas perdre courage, car on peut toujours redresser son intention et la « bonifier ».

Les fruits de la volonté sont les résolutions
            Avec le thème du combat pour la liberté intérieure, il est apparu que la volonté n’a pas seulement un caractère passif, mais un aspect actif très fort, surtout quand il est question des résolutions comme fruit de la faculté maîtresse de notre esprit. Saint François de Sales attache une grande importance à la distinction entre volonté affective et volonté effective, comme entre l’amour affectif et l’amour effectif. L’amour affectif ressemble à l’amour d’un père pour le cadet, « un petit mignon encore tout enfant, de bonne grâce », tandis que l’amour qu’il témoigne à l’aîné, « homme fait, brave et généreux soldat », est d’une autre sorte : « Celui-ci donc est aimé de l’amour effectif, et le petit de l’amour affectif ».
De même, en parlant de « la constance de la volonté », François de Sales affirme qu’on ne peut se contenter d’une « constance sensible » ; il faut une constance « qui soit en la partie supérieure de l’esprit, et qu’elle soit effective ». La volonté, en effet, doit produire des « résolutions », sous peine d’être vide et inefficace. Il arrive un moment où il ne faut plus « spéculer avec l’entendement », mais « raidir la volonté », indépendamment de nos états d’âme qui peuvent varier comme les saisons de l’année. « Que le soleil la brûle ou que la rosée la rafraîchisse », une volonté forte ne se laisse pas facilement détourner de ses résolutions. « Soyons inviolables en nos résolutions », demande l’auteur de l’Introduction.
C’est la faculté maîtresse qui donne sa valeur à la personne car, affirme-t-il, « tout le monde ensemble ne vaut pas une âme, et une âme ne vaut rien sans nos résolutions ». Ce mot de « résolution » indique une décision qui intervient à la fin d’un processus qui a mis en jeu l’entendement avec sa capacité de discernement et le cœur au sens d’une affectivité qui se laisse mouvoir par un bien qui l’attire.
Dans la dernière partie de chacune des dix méditations proposées dans la première partie de l’Introduction, après les considérations et les affections c’est le moment des résolutions. On y trouve des expressions fréquentes comme : « je veux », « je ne veux plus », « oui je pratiquerai les inspirations et conseils », « je ferai tout ce que je pourrai », « je veux faire ceci ou cela », « je ferai tel et tel effort », « je choisis », « je veux prendre parti »… Ailleurs il dit encore : il faut se résoudre et se déterminer, il ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir, et « bien que les difficultés, tentations et diversités d’événements qui se rencontrent au progrès de l’exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d’avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer ferme et ne point regarder tout cela ».
La volonté chez saint François de Sales, si elle a souvent un aspect passif, se montre ici dans tout son dynamisme extrêmement actif. Ce n’est donc pas sans raison qu’on peut parler de volontarisme salésien.

Motiver et fortifier le cœur
            François de Sales a été reconnu comme un authentique éducateur de la volonté. Dire qu’il fut un éducateur du cœur humain signifie à peu près la même chose, si l’on y ajoute la nuance affective qui s’attache à la conception salésienne du cœur. Pour être efficace, l’éducation, comme d’ailleurs toute forme d’intervention à l’égard de soi et d’autrui, doit toucher le grand ressort de la personne : il faut « émouvoir la volonté », en l’attirant au bien, à la vérité et à la beauté, en somme lui proposer des valeurs et les faire désirer.
Un bon pédagogue sait que pour amener son élève au but qu’il lui propose, que ce soit le savoir ou la vertu, il est indispensable de lui présenter un projet qui mobilise ses énergies. François de Sales se révèle ici un maître dans l’art de la motivation, par exemple quand il enseigne à sa fille spirituelle, Jeanne de Chantal, une de ses maximes favorites : « Il faut tout faire par amour et rien par force ». Dans le Trité il affirme que « la délectation ouvre le cœur », alors que « la tristesse le resserre ». Car l’amour est la vie du cœur.
Cependant, la force ne doit pas manquer. Car une fois que le cœur s’est laissé attirer par un bien, il doit mettre en œuvre toute son énergie pour le conquérir. Quand Philothée sera tentée par la vanité, l’avarice ou les plaisirs, elle devra « fortifier son cœur » contre toutes ces tentations. Les deux dimensions de la volonté, affective et effective, se trouvent souvent mélangées l’une avec l’autre chaque fois qu’il parle du cœur humain, c’est-à-dire très souvent.
Saint François de Sales veut un cœur « doux et paisible », mais il n’aime pas la « tendreté de cœur » qui est recherche de soi et demande la « fermeté de cœur » dans l’action. « À cœur vaillant, rien d’impossible », écrit-il à une correspondante pour l’encourager dans ses résolutions. Il veut un « cœur d’homme », en même temps qu’un cœur « souple, maniable et soumis, aisé à condescendre en toutes choses permises », un « cœur doux à l’endroit du prochain et humble à l’endroit de son Dieu », et en même temps « généreusement relevé ». Au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde » l’évêque de Genève souhaitait « un cœur généreux » et « un cœur vigoureux » qui sache gouverner ses désirs.
Il s’agit, en somme, de parvenir à la maîtrise de soi, en vue de se posséder soi-même. Parlant de la vertu de patience, il écrit : « C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes ».
Le chemin indiqué par saint François de Sales est un chemin vers l’autonomie du moi, garantie par la prédominance de la volonté libre et raisonnable, mais une autonomie gouvernée par l’amour souverain.

Photo : Portrait de Saint François de Sales dans la Basilique du Sacré-Cœur de Jésus à Rome. Œuvre sur toile réalisée par le peintre romain Attilio Palombi et offerte par le cardinal Lucido Maria Parocchi.




Éduquer les facultés de l’esprit avec saint François de Sales

Saint François de Sales présente l’esprit comme la partie la plus élevée de l’âme, dirigée par l’intellect, la mémoire et la volonté. Le cœur de sa pédagogie est l’autorité de la raison, une « torche divine » qui rend l’homme véritablement humain et doit guider, éclairer et discipliner les passions, l’imagination et les sens. Éduquer l’esprit signifie donc cultiver l’intellect par l’étude, la méditation et la contemplation, exercer la mémoire comme réservoir des grâces reçues, et renforcer la volonté afin qu’elle choisisse constamment le bien. De cette harmonie jaillissent les vertus cardinales – prudence, justice, force et tempérance – qui forment des personnes libres, équilibrées et capables d’une véritable charité.

            L’esprit est considéré par François de Sales comme la partie supérieure de l’âme. Ses facultés sont l’entendement, la mémoire et la volonté. L’imagination pourrait en faire partie, dans la mesure où la raison et la volonté interviennent dans son fonctionnement. La volonté, quant à elle, est la faculté maîtresse, à laquelle il convient de réserver un traitement particulier. C’est par l’esprit que l’homme devient, selon la définition classique, un « animal raisonnable ». « Nous ne sommes hommes que par la raison », écrit François de Sales. Après « les grâces corporelles », ce sont « les dons de l’esprit » qui devront faire l’objet de nos réflexions et de notre reconnaissance, et parmi ceux-ci l’auteur de l’Introduction distingue les dons reçus de la nature et ceux acquis par l’éducation :

Considérez les dons de l’esprit : combien y a-t-il au monde de gens hébétés, enragés, insensés ; et pourquoi n’êtes-vous pas du nombre ? Dieu vous a favorisée. Combien y en a-t-il qui ont été nourris rustiquement et en extrême ignorance ; et la Providence divine vous a fait élever civilement et honorablement.

            Parmi les hommes qui ont été comblés sous ce rapport, il faut nommer le « glorieux saint Augustin », riche de « tous les dons de nature et de grâce que le Seigneur lui avait libéralement départis », et doué entre autres « d’un grand esprit, d’un bon jugement accompagné d’une heureuse mémoire ».

La raison, « divin flambeau »
            Dans son Exercice du sommeil ou repos spirituel, composé à Padoue quand il avait vingt-trois ans, François se proposait un sujet de méditation surprenant :

Je m’arrêterai en l’admiration de la beauté de la raison que Dieu a donnée à l’homme, afin qu’éclairé et enseigné par sa merveilleuse splendeur, il haïsse le vice et aime la vertu. Hé ! que ne suivons-nous la lumière brillante de ce divin flambeau, puisque l’usage nous en est donné pour voir où nous devons mettre le pied !

            « La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous, les fruits qui en proviennent ne peuvent être que bons », affirme l’auteur du Traité ; il est vrai qu’elle est « grandement blessée et comme à moitié morte par le péché », mais son exercice n’est pas fondamentalement entravé.
            Dans le royaume intérieur de l’homme, « la raison doit être la reine, à laquelle toutes les facultés de notre esprit, tous nos sens et notre corps même doivent demeurer absolument assujettis ». C’est la raison qui distingue l’homme de l’animal et il faut se garder d’imiter « guenons et marmots, lesquels sont toujours mornes, tristes et fâcheux au défaut de la lune, comme au contraire, au renouvellement d’icelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries ». Il faut faire régner, dit saint François de Sales, « l’autorité de la raison ».
            Entre la partie supérieure de l’esprit, qui doit régner, et la partie inférieure de notre être, que François de Sales désigne parfois sous le nom biblique de « chair », la bataille parfois devient âpre. Chaque camp a ses alliés. L’esprit, qui est le « donjon de l’âme », est accompagné « de ses trois soldats : l’entendement, la mémoire et la volonté ». Attention donc à la chair qui complote et se cherche des alliés dans la place :

Cette chair pratique ores l’entendement, ores la volonté, ores l’imagination, lesquels se bandant contre la raison, livrent bien souvent la place, et font division et mauvais offices à la raison. […] Cette chair allèche la volonté, ores par des plaisirs, ores par des richesses ; ores elle nous met des imaginations de prétentions, ores en l’entendement une grande curiosité, tout sous espèces et prétexte de bien.

            Dans cette bataille, rien n’est perdu tant que l’esprit résiste, alors même que toutes les passions de l’âme semblent en révolte : « Si ces soldats étaient fidèles, l’esprit n’aurait aucune crainte, ains (mais) il se moquerait de ses ennemis, comme font ceux qui, ayant des munitions suffisantes, se trouvent au donjon d’une forteresse imprenable ; et ce, bien que les ennemis soient aux faubourgs, voire que la ville fût prise. » La cause de tous ces déchirements intérieurs est l’amour-propre. En effet, « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».
            En éducation, il est important de faire sentir la supériorité de l’esprit. « Le principe d’une éducation humaine est là, dit le père Lajeunie : montrer à l’enfant, dès que sa petite raison s’éveille, ce qui est beau et bien, et par l’amour du beau, le détourner du laid ; créer ainsi dans son cœur l’habitude du contrôle de ses réflexes instinctifs au lieu de les suivre servilement ; car c’est ainsi que se forme ce processus de sensualisation qui le rend esclave de ses désirs spontanés. À l’heure des choix décisifs cette habitude de céder toujours sans contrôle aux pulsions instinctives peut s’avérer catastrophique. »

L’entendement, « œil de l’âme »
            L’entendement, qui est cette faculté typiquement humaine et rationnelle de connaître et de comprendre, a souvent été comparé à la vue. On dit par exemple : « Je vois », pour dire : « J’ai compris ». Pour François de Sales, l’entendement est « l’œil de notre âme ». L’activité incroyable dont il est capable le rend semblable à « un ouvrier, lequel avec cent milliers d’yeux et de mains, comme un autre Argus, fait plus d’ouvrage que tous les ouvriers du monde, puisqu’il n’y a rien au monde qu’il ne représente ».
            Comment fonctionne l’entendement humain ? François de Sales a analysé avec précision les quatre actions dont il est capable : la simple pensée, l’étude, la méditation et la contemplation. La simple pensée s’exerce sur une grande diversité de choses, sans aucune fin, « comme font les mouches qui se vont posant sur les fleurs sans en prétendre tirer aucun suc ». L’étude au contraire se fait lorsque nous considérons les choses « pour les savoir, pour les bien entendre et pour en pouvoir bien parler », afin d’en « remplir notre mémoire », comme font les hannetons qui « se vont posant sur les roses, non pour autre fin que pour se saouler et se remplir le ventre ».
            François de Sales pourrait s’arrêter là, mais il connaît et recommande deux autres formes plus élevées. Alors que l’étude a pour but d’accroître les connaissances, la méditation se fait « pour émouvoir les affections », et particulièrement celle de l’amour. Mais l’activité suprême de l’entendement est la contemplation, qui consiste à nous réjouir du bien que nous avons connu au moyen de la méditation et que nous avons aimé par le moyen de cette connaissance ; nous ressemblons cette fois aux petits oiseaux de la volière qui prennent plaisir à « donner du plaisir à leur maître ». Avec la contemplation l’esprit humain parvient à son sommet ; l’auteur du Traité de l’amour de Dieu dira que la raison « vivifie enfin l’entendement même par la contemplation ».
            Revenons à l’étude, cette activité de l’entendement qui nous intéresse plus particulièrement. « C’est un vieil axiome entre les philosophes, dit François de Sales, que tout homme désire de savoir ». Reprenant à son compte cette affirmation d’Aristote ainsi que l’exemple de Platon, il veut montrer que c’est là un grand privilège. Ce qu’il veut savoir, c’est la vérité. La vérité est plus belle que « cette fameuse Hélène, pour la beauté de laquelle moururent tant de Grecs et de Troyens ». L’esprit est fait pour la recherche de la vérité : « La vérité est l’objet de notre entendement, qui a, par conséquent, tout son contentement à découvrir et connaître la vérité des choses ». Quand l’esprit trouve quelque chose de nouveau, il en ressent une joie intense, et quand on a commencé à trouver quelque chose de beau, on est porté à poursuivre la recherche, « comme ceux qui ont trouvé une minière d’or fouillent toujours plus avant pour trouver davantage de ce tant désiré métal ». La vérité suprême étant Dieu, c’est la connaissance de Dieu qui est la science suprême qui remplit notre esprit. C’est lui qui nous « a donné l’entendement pour le connaître » ; hors de lui, que de « pensées vaines et cogitations inutiles » !

Cultiver son intelligence
            L’homme se caractérise par un grand désir de savoir. C’est ce désir « qui fit sortir d’Athènes et tant courir ce grand Platon », et qui « fit renoncer ces anciens philosophes à leurs commodités corporelles ». Certains vont même jusqu’à jeûner « pour mieux étudier ». C’est que l’étude nous procure un plaisir intellectuel, supérieur aux plaisirs sensuels et difficile à arrêter : « L’amour intellectuel trouvant en l’union qu’il fait à son objet plus de contentement qu’il n’avait espéré, y perfectionnant sa connaissance, il la continue en s’unissant et s’unit toujours plus en la continuant ».
            Il s’agit de « bien éclairer l’entendement » en s’efforçant de le « purger » des ténèbres de l’ignorance. François de Sales insiste sur la valeur de l’étude et de l’apprentissage : « Étudiez toujours de plus en plus, en esprit de diligence et d’humilité », écrivait-il à un étudiant. Mais il ne suffit pas de purger l’entendement de ses ignorances, il faut aussi le « parer et orner », le « tapisser de considérations ». Pour savoir parfaitement une chose, il faut bien apprendre, prendre du temps, en « assujettissant » l’entendement, c’est-à-dire en l’obligeant à se fixer sur une chose, avant de passer à une autre.
            Le jeune François appliquait son esprit non seulement aux études et aux connaissances intellectuelles, mais aussi à certains sujets essentiels à la vie de l’homme sur la terre, notamment à la « considération de la vanité des grandeurs, des richesses, des honneurs, des commodités et des voluptés de ce monde » ; à la « considération de la laideur, de l’abjection et de la déplorable misère qui se retrouve au vice et au péché » et à la « connaissance de l’excellence de la vertu ».
            L’esprit humain est souvent distrait, il oublie, il est superficiel, se contentant d’une connaissance vague ou vaine. Par la méditation, non seulement des vérités éternelles, mais aussi des phénomènes et des actions de ce monde, il devient capable d’une vision plus réaliste et plus profonde de la réalité. C’est pourquoi les méditations que l’auteur propose à Philothée comportent une première partie intitulée « considérations ». Considérer veut dire appliquer son esprit à un objet bien précis, l’examiner avec attention sous ses divers aspects. François de Sales invite Philothée à « penser », à « voir », à examiner les différents « points », dont certains méritent d’être considérées « à part ». Il exhorte à voir les choses en général et à descendre dans les cas particuliers. Il veut que l’on examine les principes, les causes et les conséquences de telle vérité ou de telle situation, ainsi que les circonstances qui les accompagnent. Il faut aussi savoir « peser » certaines paroles ou sentences dont l’importance risque de nous échapper, les considérer une à une, les comparer l’une à l’autre.
            Comme en toute chose, il peut y avoir des excès ou des déformations dans le désir de savoir. Attention à la vanité du faux savant : il en est en effet qui, « pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l’école chez eux et les tenir pour maîtres : c’est pourquoi on les appelle pédants ». Or, « la science nous déshonore quand elle nous enfle et qu’elle dégénère en pédanterie ». Quel ridicule de vouloir instruire Minerve, la déesse de la sagesse ! « La peste de la science est la présomption, laquelle rend les esprits enflés et hydropiques, ainsi que sont d’ordinaire les savants du monde ».
            Quand notre esprit se pose sur des questions qui nous dépassent et qui sont du domaine des mystères de la foi, il faut le « purger de toute curiosité », il faut le « tenir clos et couvert à telles vaines et sottes questions et curiosités ». C’est la « pureté d’entendement », « seconde modestie » ou « intérieure modestie ». Enfin il faut savoir que l’entendement peut se tromper et qu’il existe des « péchés de l’entendement », comme celui que François de Sales reproche à madame de Chantal qui s’était trompée dans la trop grande estime qu’elle avait de son directeur.

La mémoire et ses « magasins »
            Comme l’entendement, la mémoire est une faculté de l’esprit qui suscite l’admiration. François de Sales la compare à un magasin « qui vaut plus que tous ceux d’Anvers ou de Venise ». Ne dit-on pas « emmagasiner » dans sa mémoire ? La mémoire est un soldat dont la fidélité nous est bien utile. Elle est un don de Dieu, déclare l’auteur de l’Introduction : Dieu vous l’a donnée, dit-il à Philothée, « pour vous souvenir de lui », l’invitant à fuir les « souvenirs détestables et frivoles ».
            Cette faculté de l’esprit humain a besoin d’entraînement. Quand il était étudiant à Padoue, le jeune François exerçait sa mémoire non seulement dans les études, mais aussi dans sa vie spirituelle, où le souvenir des bienfaits reçus est un élément primordial. C’est par elle qu’il faut commencer :

Avant toute autre chose, je tâcherai à rafraîchir ma mémoire de tous les bons mouvements, désirs, affections, résolutions, projets, sentiments et douceurs qu’autrefois la divine Majesté m’a inspirés et fait expérimenter en la considération de ses saints mystères, de la beauté de la vertu, de la noblesse de son service et d’une infinité de bénéfices qu’elle m’a très libéralement départis ; je mettrai ordre aussi à me ramentevoir (souvenir) de l’obligation que je lui ai de ce que, par sa sainte grâce, elle a quelquefois débilité mes sens en m’envoyant certaines maladies et infirmités lesquelles m’ont grandement profité.

            Dans les difficultés et les craintes, il est indispensable de se servir de la mémoire pour « nous ressouvenir des promesses » et « demeurer fermes en cette confiance que tout périra plutôt que ces promesses viennent à manquer ». Cependant, la mémoire du passé n’est pas toujours bonne. En certaines circonstances exceptionnelles de la vie spirituelle, il « la faut purger de la souvenance des choses caduques et affaires mondaines », oublier pour un temps les choses matérielles et temporelles, quoique bonnes et utiles. Dans le domaine moral, et pour exercer les vertus, la personne qui s’est sentie offensée prendra une mesure radicale : « J’ai trop de mémoire des piques et injures, je la perdrai dorénavant ».

« Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable »
            Les capacités de l’esprit humain, notamment de l’entendement et de la mémoire, ne sont pas destinées seulement aux prouesses intellectuelles, mais aussi et avant toute chose à la conduite de la vie. Chercher à comprendre l’homme, à comprendre la vie et à définir les normes de comportement selon la raison, telle devrait être une des tâches fondamentales de l’esprit humain et de son éducation. La partie centrale de l’Introduction, qui traite de « l’exercice des vertus », contient vers la fin un chapitre qui résume en quelque sorte l’enseignement de François de Sales sur les vertus : « Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable ».
            Avec finesse et un brin d’humour, l’auteur dénonce nombre de conduites bizarres, folles ou simplement injustes : « Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup » ; « nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché » ; « ce que nous faisons pour autrui nous semble toujours beaucoup, ce qu’il fait pour nous n’est rien » ; « nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit, et une cœur dur, sévère, rigoureux envers le prochain » ; « nous avons bien deux poids : l’un pour peser nos commodités avec le plus d’avantage que nous pouvons, l’autre pour peser celles du prochain avec le plus de désavantage qu’il se peut ». Pour bien juger, conseille-t-il à Philothée, il faut se mettre toujours à la place du prochain : « Rendez-vous vendeuse en achetant et acheteuse en vendant ». On ne perd rien à vivre « généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur royal, égal et raisonnable ».
            C’est la raison qui est à la base de l’édifice de l’éducation. Certains parents n’ont pas l’esprit juste car « il y a des enfants vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque pas voir, pour quelque imperfection corporelle ; il y a des vicieux qui sont les favoris, pour quelque grâce corporelle ». Il y a des éducateurs et des responsables qui se laissent aller à des préférences. « Tenez bien la balance droite entre les filles », recommandait-il à une supérieure de la Visitation, afin que « les dons naturels ne vous fassent point distribuer iniquement vos affections et bons offices ». Il ajoutait même : « La beauté, la bonne grâce, le bien parler donnent souvent de grands attraits aux personnes qui vivent encore selon leurs inclinations; la charité regarde la vraie vertu et la beauté cordiale, et se répand sans particularité ».
            Mais c’est la jeunesse surtout qui court les risques les plus grands, car si « l’amour-propre nous détraque ordinairement de la raison », cela se vérifie peut-être davantage encore chez les jeunes tentés par la vanité et l’ambition. François de Sales explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde », la nature exacte de ces deux écueils qu’il va rencontrer :

Comme la vanité est un manquement de courage, qui, n’ayant pas la force d’entreprendre l’acquisition de la vraie et solide louange, en veut et se contente d’en avoir de la fausse et vide, aussi l’ambition est un excès de courage qui nous porte à pourchasser des gloires et honneurs sans et contre la règle de la raison. Ainsi, la vanité fait qu’on s’amuse à ces folâtres galanteries qui sont à louange devant les femmes et autres esprits minces, et qui sont à mépris devant les grands courages et esprits relevés ; et l’ambition fait que l’on veut avoir des honneurs avant que les avoir mérités. C’est elle qui nous fait mettre en compte pour nous, et à trop haut prix, le bien de nos prédécesseurs, et voudrions volontiers tirer notre estime de la leur.

            La raison d’un jeune homme risque de se perdre surtout quand celui-ci se laisse « embarrasser parmi les amourettes ». Attention donc, écrit l’évêque au jeune homme, à ne « point permettre à vos affections de prévenir votre jugement et raison au choix des sujets aimables: car quand une fois l’affection a pris course, elle traîne le jugement comme un esclave, à des choix fort impertinents et dignes du repentir qui les suit par après bientôt ». Il expliquait de même aux religieuses de la Visitation que « nos entendements sont ordinairement si pleins de raisons, d’opinions et de considérations suggérées par l’amour-propre que cela cause de grandes guerres en l’âme ».

La raison, source des quatre vertus cardinales
            La raison ressemble au fleuve du paradis, « que Dieu fait sourdre pour arroser tout l’homme en toutes ses facultés et exercices » ; il se divise en quatre bras, qui correspondent aux quatre vertus que la tradition philosophique appelle les quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance. « Toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu’elles ont à la raison ; et une action ne peut être dite vertueuse si elle ne procède de l’affection que le cœur porte à l’honnêteté et beauté de la raison ». Et le chemin du bonheur passe par une vie vertueuse guidée par la raison et caractérisée par ces quatre vertus.
            La prudence « incline notre entendement à véritablement discerner le mal qui doit être évité, d’avec le bien qui doit être fait ». Attention aux passions qui risquent de déformer notre jugement en ruinant la prudence ! La prudence ne s’oppose pas à la simplicité : nous serons à la fois « prudents comme le serpent, pour n’être pas déçus (trompés) ; simples comme la colombe, pour ne point tromper personne ».
            La justice consiste à « rendre à Dieu, au prochain et à soi-même ce qu’il est obligé ». À Dieu nous rendons « la révérence, hommage et soumission que nous lui devons comme à notre souverain Seigneur et principe ». La justice envers les parents comporte le devoir de la piété, laquelle « s’étend à tous les offices qui se peuvent légitimement rendre, soit en honneur, soit en service ».
            La vertu de force sert à « vaincre les difficultés qu’on sent à faire le bien et repousser le mal ». C’est elle qui gouverne « l’appétit irascible ». Elle est bien nécessaire, parce que l’appétit sensuel est « un sujet rebelle, séditieux, remuant ». Quand la raison domine sur les passions, la colère fait place à la douceur, sa grande alliée. Souvent, la force s’accompagne de la magnanimité, « une vertu qui nous porte et incline aux actions grandes et relevées ».
            Enfin la tempérance est indispensable « pour réprimer les inclinations insolentes de la sensualité », elle gouverne « l’appétit de convoitise » et modère les passions. Si l’âme se passionne trop pour la jouissance des cinq sens corporels, elle s’abaisse et se rend incapable de jouissances plus hautes. La vigilance sur nos sens est donc de rigueur, principalement sur les deux sens du toucher et du goût, qui sont « plus grossiers, brutaux et impétueux ».
            En conclusion, ces quatre vertus sont comme des manifestations de cette lumière naturelle que nous fournit la raison. En pratiquant ces vertus, la raison fera « l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».




Éduquer nos émotions avec saint François de Sales

La psychologie moderne a montré l’importance et l’influence de nos émotions dans la vie de notre psychisme. Mais on ne parle plus guère des « passions de l’âme », que l’anthropologie classique analysait soigneusement, comme en témoigne l’œuvre de François de Sales, notamment quand il écrit que « l’âme en tant qu’âme est la source des passions et affections ». Dans le vocabulaire de François de Sales, le terme « émotion » n’apparaît pas encore avec les connotations que nous lui connaissons. Par contre, il dira que nos passions sont « émues » dans certaines circonstances. En éducation la question qui se pose est l’attitude qu’il convient d’avoir devant ces manifestations involontaires de notre sensibilité et qui ont presque toujours des répercussions physiologiques. L’humanisme de saint François de Sales s’accommode-t-il de ces phénomènes « remuants » ?

« Je suis tant homme que rien plus »
            Tous eux qui ont connu François de Sales ont noté sa grande sensibilité et émotivité. Parfois on lui voyait monter le sang au visage et il devenait tout rouge. Comme un bon Savoyard, c’était « un volcan sous la neige ». On l’a vu pleurer sur la mort des êtres chers, mais aussi sur les péchés des autres. Lors de la mort de sa petite sœur Jeanne, qu’il avait « baptisée de ses propres mains », il écrivait à Jeanne de Chantal, elle-même consternée :

Hélas, ma Fille, je suis tant homme que rien plus. Mon cœur s’est attendri plus que je n’eusse pensé ; mais la vérité est que le déplaisir de ma mère et le vôtre y ont beaucoup contribué, car j’ai eu peur de votre cœur et de celui de ma mère.

            Comme on le voit, il ne refoulait pas systématiquement les manifestations extérieures de ses sentiments, son humanisme s’en accommodait. Il a pleuré à la mort de sa mère, de sa petite sœur, de son évêque. Un témoignage précieux de Jeanne de Chantal nous apprend que « notre saint n’était pas exempt de sentiments et émotions des passions, et ne voulait pas qu’on désirât d’en être affranchi ».
            Comme ils sont nombreux et divers les états successifs de notre âme ! Tantôt elle est « triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en tendreté ». François de Sales remarque sans tarder que les passions de l’âme réagissent sur le corps, provoquant des manifestations extérieures des mouvements intérieurs : « Quand on craint on devient pâle ; quand l’on nous avertit de quelque chose qui nous fâche, la couleur monte au visage et l’on devient rouge, ou bien la fâcherie nous tire la larme de l’œil. » Quand Mme de Chantal rencontrera l’assassin de son mari, que se passera-t-il ?

Je sais que sans doute, [votre cœur] se remuera et renversera, que votre sang bouillonnera ; mais qu’est cela ? Ainsi fit bien celui de notre cher Sauveur à la vue de son Lazare mort et de sa passion représentée. […] C’est cela, ma Fille : Dieu nous fait voir en ces émotions, combien nous sommes de chair, d’os et d’esprit.

            François de Sales n’était pas de l’avis des « apathistes » qui affirmaient que « les saints et les justes étaient exempts de toute perturbation » ; même le Christ a été troublé, et s’il n’a pas eu des passions proprement dites, on lui attribue cependant des « propassions ». C’est une erreur de penser que « l’homme, par une soigneuse et fréquente mortification, pouvait arriver jusques là que d’être sans passions et émotions de colère ; qu’il pouvait recevoir un soufflet sans rougir, être injurié, moqué, battu sans le ressentir ». C’est faux, parce que « tant que l’homme vivra, rampera et traînera sur cette terre il aura des passions, sentira des trémoussements de colère, des soulèvements de cœur, des affections, inclinations, répugnances, aversions et telles autres choses auxquelles nous sommes tous sujets ».

Les douze passions de l’âme
            Le nombre des passions a varié. L’Introduction à la vie dévote en compte sept, semblables aux sept cordes d’un luth qu’il faut accorder au cours de l’exercice annuel de renouvellement spirituel : l’amour, la haine, le désir, la crainte, l’espérance, la tristesse et la joie. Plus tard, au chapitre III du premier livre du Traité de l’amour de Dieu, on en compte pas moins de douze, comme autant de tribus formant tout un peuple : « l’amour, le désir, l’espérance, le désespoir, la joie, la haine, la fuite du mal, la crainte, le courage, la colère, la tristesse et la satisfaction ou assouvissement ».

L’amour, première et principale passion
            La cause est entendue : « L’amour tient le premier rang entre les passions de l’âme : c’est le roi de tous les mouvements du cœur, il convertit tout le reste à soi et nous rend tels que ce qu’il aime. »
            Pour parler de l’amour, l’évêque de Genève prend l’image de l’horloge : « L’amour est la vie de notre cœur ; et comme le contrepoids donne le mouvement à toutes les pièces d’un horloge, aussi l’amour donne à l’âme tous les mouvements qu’elle a ».
            En tant que passion ou émotion, l’amour naît spontanément du plaisir que suscitent les qualités extérieures de la personne ou des choses, alors que la haine ou antipathie provient de la vue des défauts ou laideurs. Cette attirance ou antipathie naturelle que nous éprouvons pour certaines personnes ou certaines choses peut être très utile. Cependant, elle doit se soumettre aux deux facultés supérieures que sont la raison et la volonté.
            La haine, écrit François de Sales citant saint Jean Chrysostome, « est un démon volontaire, une manie voulue, un jouet du diable ». Mais il s’agit ici de la haine entretenue entre les personnes. Il y a des haines instinctives, irrationnelles, inconscientes : entre les mulets et les chevaux, entre le chou et la brebis… Mais la haine peut devenir très bonne et utile quand on déteste le péché, ainsi que « toutes les affections, dépendances et acheminements du péché ».

Le désir et la fuite
            Le désir consiste en « l’espérance d’un bien futur ». « Le désir qui précède la jouissance aiguise et affine le ressentiment d’icelle, et plus le désir a été pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée est agréable et délicieuse ».
            Les désirs les plus communs sont les désirs touchant les biens, les plaisirs et les honneurs. L’auteur de l’Introduction propose une éducation du désir : il faut se garder du désir des choses vicieuses, des choses dangereuses, des choses fort éloignées, ou de rêver d’une autre vie impossible, même pour des motifs élevés ou religieux. François de Sales enseigne le réalisme. Il faut prendre les personnes, les choses, les événements tels qu’ils sont, à commencer par soi-même. À quoi sert-il de désirer même d’avoir un esprit ou un jugement meilleurs que celui que l’on a ? « Chacun doit avoir [le désir] de cultiver le sien tel qu’il est ».

L’espoir et le désespoir
            L’espoir concerne un bien que l’on pense pouvoir obtenir. Philothée est invitée à examiner comment elle s’est comportée « en l’espérance, trop mise peut-être au monde et en la créature, et trop peu mise en Dieu et ès choses éternelles ».
            Le désespoir fait partie de ces passions dont il est extrêmement difficile de faire un usage positif, à moins qu’on le réduise à « la juste défiance de nous-mêmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde ». Voyez le désespoir des « jeunes apprentis de la perfection » :
            Dès qu’ils rencontrent de la difficulté en leur chemin, voilà quant et quant (en même temps) le chagrin qui les pousse à faire tant de plaintes qu’il semble qu’il y ait grand pitié en eux. L’orgueil ou la vanité ne leur peut permettre un petit défaut que tout incontinent [aussitôt] ils n’entrent en de grands troubles qui les portent par après au désespoir : Ô Dieu, il ne faut plus rien attendre de moi, je ne ferai jamais rien qui vaille ! C’est bien dit ; hé, pensiez-vous être si brave que de ne point faillir ? En toutes sortes d’arts il faut être apprenti, premier que d’être maître.

La joie et la tristesse
            La joie est « l’allégresse pour le bien obtenu ». Lorsque nous rencontrons ceux que nous aimons, « il ne se peut pas faire que nous ne soyons émus de joie et de contentement ». Mais la joie peut être « excessive et pour choses indignes ». La joie va parfois jusqu’au rire. La possession d’un bien provoque infailliblement une complaisance ou jouissance, comme la loi de la gravité « émeut » la pierre :

Le poids des choses les ébranle, les meut et les arrête : c’est le poids de la pierre qui lui donne l’émotion et le branle à la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés ; c’est le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas ; et c’est enfin le même poids encore qui la fait arrêter et accoiser (reposer) quand elle est arrivée en son lieu.

            La tristesse est presque toujours mauvaise, à part celle qui consiste à s’affliger d’un mal réel chez autrui et chez soi-même, mais même dans ce cas il faut ne pas se laisser abattre par l’excès. La tristesse est presque toujours inutile, voire contraire au service du saint amour. Méfions-nous de la mauvaise tristesse qui « trouble l’âme, donne des craintes déréglées, dégoûte de l’oraison, assoupit et accable le cerveau, prive l’âme de conseil, de résolution, de jugement et de courage ».
            Il faut donc la chasser le plus possible. François de Sales donne pour cela un certain nombre de conseils. À côté des remèdes proprement spirituels, il conseille de « s’employer aux œuvres extérieures », de « les diversifier le plus que l’on peut, pour divertir l’âme de l’objet triste, purifier et échauffer l’âme les esprits ». Un autre remède très utile consistera à découvrir tous les sentiments de son âme à une personne de confiance. La tristesse est « la douleur pour le mal présent ». Elle peut aller dans certains cas jusqu’aux pleurs :

Un père, envoyant son fils en cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon l’inférieure il a de la répugnance à la séparation ; et quoiqu’une fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est-ce que prenant leur bénédiction elle excite les larmes, en sorte que la volonté supérieure acquiesçant à son départ, l’inférieure montre de la résistance.

            Elle aussi peut être excessive et pour des choses vaines, comme pour ce pauvre Alexandre le Grand, qui se laissa aller à une passion déraisonnable quand il apprend qu’il y avait d’autres terres qu’il ne pourra jamais conquérir : « Comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu’on lui refuse, cet Alexandre que les mondains appellent le Grand, plus fol néanmoins qu’un petit enfant, se prend à pleurer à chaudes larmes de quoi il n’y avait pas apparence qu’il pût conquérir les autres mondes ».
            La tristesse est une passion de l’âme qu’il est très difficile de faire servir au bien. Certes, il y a une « tristesse selon Dieu » qui est bonne parce qu’elle conduit à la pénitence et qu’il faudrait nommer plutôt déplaisir, ou sentiment et détestation du mal ; elle n’engourdit pas l’esprit, mais le rend actif, prompt et diligent, ce qui la rend fort utile. Il y a une tristesse qui procède de la condition naturelle de ceux qui ont l’humeur mélancolique et qu’il est difficile de changer, mais dont il faut néanmoins combattre le plus possible les manifestations. Quant à la tristesse qui procède de la variété des accidents humains de cette vie, elle peut servir grandement à progresser dans l’espérance chrétienne. Aussi, « parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l’autorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour ».
            Certes, quelqu’un qui est d’humeur mélancolique pourra difficilement changer son tempérament, mais il pourra dire des paroles « gracieuses, bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison les choses convenables, en paroles et en œuvres de charité, douceur et condescendance ». « On est excusable de n’être pas toujours gai, car on n’est pas maître de la gaieté pour l’avoir quand on veut ; mais on n’est pas excusable de n’être pas toujours bonteux, maniable et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté. »

Le courage et la crainte
            L’homme est un être perpétuellement agité de mouvements divers « qui tantôt l’élèvent aux espérances, tantôt l’abaissent par la crainte ». La crainte se rapporte à un « mal à venir ». Avant d’être une vertu, le courage est un sentiment qui nous envahit parfois devant les difficultés qui devraient normalement nous abattre. François de Sales l’a éprouvé au moment d’entreprendre une longue visite de son diocèse de montagnes :

Tout maintenant je monte à cheval pour la visite qui durera environ cinq mois. […] Je m’y en vais de grand courage, et dès ce matin, j’ai senti une particulière consolation à l’entreprendre, quoiqu’auparavant, durant plusieurs jours, j’en eusse eu mille vaines appréhensions et tristesses, lesquelles néanmoins ne touchaient que la peau de mon cœur et non point l’intérieur : c’était comme ces frissonnements qui arrivent au premier sentiment de quelque froidure.

            Mais il y a aussi certains courages qui ne méritent pas ce nom, comme celui de se battre en duel : l’évêque de Genève se demande comment « l’on peut avoir un courage si déréglé, même pour des bagatelles et choses de rien ». Le vrai courage est celui qui est réglé par la raison. Et quant au courage chrétien, c’est tout simplement un don de Dieu.
            Au contraire, il n’est pas en notre pouvoir de ne pas ressentir la crainte en certaines occasions : « C’est comme qui dirait à une personne à la rencontre d’un lion ou d’un ours : n’ayez point peur ». Les enfants « voient un chien qui aboie, soudain ils se prennent à crier, et ne cessent point qu’ils ne soient auprès de leur maman ». Il en est de même face aux éléments déchaînés de la nature :

Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations, tremble-terre et autres tels accidents inopinés excitent même les plus indévots à craindre Dieu ; et la nature, prévenant le discours en telles occurrences, pousse le cœur, les yeux et les mains mêmes devers le ciel pour réclamer le secours de la très sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la méprisent sont affligés.

            Certains, voulant faire les courageux, vont de nuit quelque part, mais « dès qu’ils entendent tomber une petite pierre du plancher, ou qu’ils oyent (entendent) seulement courir une petite souris se prennent à crier : Ô mon Dieu ! – Qu’est-ce, leur dit-on, qu’avez-vous trouvé ? – J’ai ouï. – Et quoi ? – Je ne sais ». Cette crainte naturelle, que nous n’avons pas choisie, n’est ni louable ni blâmable, mais elle est peut être utile. Il y a des craintes salutaires et d’autres exagérées : « crainte des dangers de pécher et des pertes des biens de ce monde : on craint trop l’un, et trop peu l’autre ».

La colère et son assouvissement
            François de Sales reconnaissait que « de son naturel, il était fort prompt et sujet à se mettre en colère ». On ne peut s’empêcher de ressentir de la colère en certaines circonstances : « Si l’on me vient rapporter que quelqu’un a médit de moi, ou que l’on me fasse quelque autre contradiction, incontinent (aussitôt) la colère s’émeut et je n’ai pas une veine qui ne se torde, parce que le sang bouillonne ».
            La colère, de soi, n’est pas mauvaise : elle est « un serviteur qui, étant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d’abord beaucoup de besogne ». Dans certains cas elle est « un secours donné à la raison ». Mais c’est un serviteur qui peut devenir dangereux et peu désirable. C’est surtout au sujet de la colère que François de Sales multiplie les conseils et les mises en garde, parce que cette passion est difficile à maîtriser. Elle peut parfois être légitime et les grands saints ont su la lancer et la retirer comme bon leur semblait ; « mais nous autres, qui avons des passions indomptées, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lâcher notre ire qu’avec péril de beaucoup de désordre, parce qu’étant une fois en campagne on ne la peut plus retenir ni ranger comme il serait requis ».

Un idéal difficile à atteindre : l’égalité d’humeur
            Les émotions et les passions font de l’homme un être extrêmement sujet aux variations de la « température » psychologique, à l’image des variations climatiques : « sa vie s’écoule sur cette terre comme les eaux, flottant et ondoyant en une perpétuelle diversité de mouvements ».
            Malgré certaines expressions où il est question de « suffoquer et étouffer les passions », pour François de Sales il ne s’agit pas d’éliminer les émotions, passions et sentiments, chose impossible, mais de les contrôler autant que faire se peut, c’est-à-dire de les modérer et de les orienter vers une fin qui soit bonne. La tradition philosophique, préoccupée de la « constance », et la tradition spirituelle orientée vers la recherche de la paix de l’âme et la lutte contre l’inquiétude, en tant qu’elle est le fruit de l’amour-propre, se rejoignent ici :

Il nous faut tâcher d’avoir une continuelle et inviolable égalité de cœur en une si grande inégalité d’accidents, et quoique toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment immobiles à toujours regarder, tendre et prétendre à notre Dieu.

            Les médecins que connaissait François de Sales disaient que « quand les quatre humeurs sont en bon ordre tout va bien, et l’on jouit d’une pleine santé ; comme au contraire, quand l’une prédomine sur l’autre on est malade, et à mesure que la prédomination est grande, la maladie l’est aussi. Par exemple, quand le flegme vient à surabonder, il réduit l’homme à de graves infirmités ».
            En réalité, il y en a toujours l’une ou l’autre qui prédomine, ce qui fait que la santé n’est presque jamais pleine et entière, mais elle penche toujours de quelque côté. Il en va de même pour les passions et les émotions. Quand l’une d’elles prédomine sur l’autre, elle cause des maladies et des bizarreries :

Aujourd’hui on sera joyeux à l’excès, et tôt après on sera démesurément triste. En temps de carnaval, on verra des joies et liesses qui se montrent par des actions badines et folâtres, et bientôt après vous verrez des tristesses et ennuis si extrêmes que c’est chose horrible et, ce semble, irrémédiable. Tel aura à cette heure trop d’espérance et ne pourra craindre chose quelconque, lequel peu après sera saisi d’une crainte qui l’enfoncera jusques aux enfers.

            Quand les passions nous rendent malades, deux méthodes sont possibles, correspondant à l’allopathie et à l’homéopathie : « Nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus grandes affections de leur sorte. »
            Il ne s’agit donc pas de feindre d’ignorer ces passions et émotions, comme si elles n’existaient pas – ce qui est impossible – mais de « veiller continuellement sur son cœur et sur son esprit pour tenir les passions en règle et sous l’empire de la raison ; autrement on ne verra que bizarreries et inégalités ». La raison, dit-il encore, « s’empare tantôt d’une passion, tantôt de l’autre, pour la modérer et gouverner ». Philothée sera heureuse quand elle aura pacifié beaucoup de passions qui l’inquiétaient.
            Le but à atteindre est exprimé par une formule typique : « posséder son âme », ce qui exige avant tout la patience : « C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes. » Malgré les difficultés, il faut tâcher d’acquérir « ce bien non pareil de l’égalité ». L’égalité de l’esprit est « un des plus illustres ornements de la vie chrétienne et un des plus aimables moyens pour acquérir et conserver la grâce de Dieu, et même de bien édifier le prochain. Ce sera le rôle des facultés supérieures, la raison et surtout la volonté, de « régler » les passions.




Éduquer le corps et ses 5 sens avec saint François de Sales

            Chez beaucoup d’anciens ascètes chrétiens, influencés par les idées néoplatoniciennes, le corps a souvent été considéré comme un ennemi dont il fallait combattre la corruption, voire comme un objet de mépris dont il ne fallait tenir aucun compte. Beaucoup de spirituels du moyen âge ne se préoccupaient du corps que pour lui infliger des pénitences. Certains collèges du temps perpétuaient les vieilles méthodes. Montaigne lui-même avait dénoncé le traitement subi au collège de Guyenne à Bordeaux. Dans la plupart des écoles du temps, rien n’était prévu pour délasser « frère âne ». Pour Calvin, la nature humaine, totalement corrompue par le péché originel, ne pouvait être qu’une « ordure ».
            À l’inverse, beaucoup d’écrivains et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part. Quant à « l’infâme Rabelais », il agrandissait démesurément le corps de ses géants et se complaisait dans l’étalage des réalités physiques les plus basses. À l’inverse, beaucoup d’auteurs et d’artistes de la Renaissance exaltaient le corps au point de lui vouer un culte où la sensualité avait une grande part.

Reconnaissance et réalisme salésiens
            Fidèle à sa formation et à ses principes, François de Sales propose une vision humaniste du corps, selon une conception chrétienne qui recommande l’amour et la maîtrise du corps. Dans la méditation sur la création, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote rappelle à Philothée que Dieu lui a donné non seulement l’entendement, la mémoire la volonté et l’imagination, mais aussi « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer ». Il ajoute : « Considérez l’être que Dieu vous a donné ; car c’est le premier être du monde visible ».  Il conclut : « Je veux […] m’honorer de la condition de l’être qu’il m’a donné ».
            Entre la divinisation du corps et son mépris, François de Sales offre une vision réaliste de la nature humaine. En tant que corps animé, l’homme possède la triple « faculté de nourrir, croître et produire ». En cela il ressemble aux plantes et aux animaux qui se nourrissent, croissent et se reproduisent. Manger et boire entretiennent la vie du corps et favorisent sa croissance.
            Certes, le corps est voué à la mort, mais ce n’est pas une raison pour le négliger et le dénigrer injustement tant qu’il est vivant. Les maux physiques ne doivent pas porter à la haine du corps ; le mal moral est bien pire. On ne trouve pas non plus chez François de Sales un oubli ou une occultation des réalités corporelles, comme il adviendra un peu plus tard à l’âge classique, et cela malgré les traits de préciosité qui ne manquent pas dans son œuvre.
            Cette attitude de François de Sales envers le corps a suscité déjà de son temps quelques réactions scandalisées. Aurait-il manqué parfois de retenue et de pudeur dans certaines de ses expressions ? Dans un chapitre du Traité de l’amour de Dieu, que de bonnes âmes lui avaient conseillé de supprimer sous prétexte qu’il pouvait donner de mauvaises pensées, l’auteur a écrit qu’« on applique une bouche à l’autre quand on se baise, pour témoigner qu’on voudrait verser les âmes l’une dedans l’autre réciproquement, pour les unir d’une union parfaite ». Ailleurs il dira de lui-même : « Ce bon Père dit que je suis une fleur et un vase de fleurs, et un phœnix ; mais en vérité, je ne suis qu’un puant homme, un corbeau, un fumier ».
            Ennemi de la pudibonderie, François de Sales ne connaissait pas encore la réserve et les peurs que l’on constatera quelque temps plus tard. Est-ce chez lui une survivance des habitudes du moyen âge ou tout simplement une manifestation de son goût « biblique » ? On n’y trouve en tout cas rien de comparable avec les trivialités rabelaisiennes.
            Les dons naturels les plus estimés sont la beauté, la force et la santé. Pour ce qui est de la beauté, François de Sales disait à propos de sainte Brigide, née en Écosse, que « c’était une fille extrêmement belle, car les Écossais sont naturellement beaux et on trouve en ce pays les plus belles créatures qui se puissent voir ». Qu’on songe par ailleurs au répertoire d’images évoquant les perfections physiques de l’époux et de l’épouse empruntées au Cantique des Cantiques. Même si les représentations en sont sublimées et transposées dans le registre spirituel, elles restent significatives d’une atmosphère où l’on exalte la beauté naturelle de l’homme et de la femme. Cependant la beauté extérieure n’est pas la plus importante : « La beauté de la fille de Sion est au-dedans ».

Lien étroit entre le corps et l’âme
            Bien loin du dualisme platonicien, François de Sales affirme que nos corps sont « une partie de notre personne ». L’âme personnifiée pourra même dire avec un accent de tendresse : « Cette chair est ma chère moitié, c’est ma sœur, c’est ma chère compagne, née avec moi, nourrie avec moi ».
            François de Sales a été très attentif au lien qui unit le corps et l’âme, la santé du corps et celle de l’âme. Chacun peut constater que les infirmités corporelles « ne laissent pas d’incommoder l’esprit, pour l’étroite liaison qui est entre eux ». Inversement, l’esprit agit sur le corps et il peut arriver « que le corps se ressente des affections du cœur et qu’il en devienne las », comme il arriva à Jésus, qui s’assit au bord du puits de Jacob, fatigué par l’intensité de son engagement au service du royaume de Dieu.
            Cependant, comme « le corps et l’esprit vont souvent en contraire mouvement, et à mesure que l’un s’affaiblit, l’autre se fortifie », et comme « l’esprit doit régner », « il le faut tellement secourir et établir qu’il demeure toujours le plus fort ». Et si je prends soin du corps, c’est « afin qu’il serve à l’esprit ».
            Chez François de Sales la polarité corps-âme est souvent remplacée par celle d’intérieur-extérieur. Un changement à l’intérieur se manifeste à l’extérieur. Si vous réformez votre intérieur, dit François à Philothée, cela se verra dans votre maintien, dans vos yeux, dans votre bouche, dans vos mains, « voire même en vos cheveux ». La pratique de la vertu « rend l’homme intérieurement, et encore extérieurement beau ». Inversement, un changement extérieur, une posture du corps peuvent favoriser un changement intérieur. C’est ainsi que pour la vie spirituelle, il donnera des conseils très pratiques à la personne qui n’a pas de goût à la méditation : « Piquez quelquefois votre cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure ».

Amour et maîtrise du corps
            S’agissant de l’attitude à avoir à l’égard du corps et des réalités corporelles, on ne s’étonne pas de voir François de Sales recommander à Philothée avant toute chose la gratitude pour ce don fait à la nature humaine : « Considérez les grâces corporelles que Dieu vous a données : quel corps, quelles commodités de l’entretenir, quelle santé, quelles consolations loisibles pour icelui, quels amis, quelles assistances ».
            La vérité, c’est que nous devons aimer notre corps, parce que le corps est requis aux bonnes œuvres, parce qu’il est une partie de notre personne et qu’il est destiné lui aussi à la félicité éternelle. Le chrétien doit aimer son corps comme une image vivante de celui du Sauveur incarné. L’amour de notre corps fait partie de cet amour que nous nous devons à nous-mêmes.
            Si l’amour du corps est recommandé, celui-ci doit rester soumis à l’esprit, comme le serviteur à son maître. C’est ce qu’il explique au jeune homme qui va « prendre la haute mer du monde » : « Je vous souhaite encore un cœur vigoureux, lui écrit-il, pour ne point trop flatter votre corps en délicatesse au manger, au dormir et telles autres mollesses ; car enfin, un cœur généreux a toujours un peu de mépris des mignardises et délices corporelles ».
            Pour que le corps reste « soumis à la loi de l’esprit », il convient d’éviter les excès, ni le maltraiter, ni le flatter. Il écrit : « Si le travail que vous ferez vous est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne ». Ce qu’il faut éviter, c’est l’excès de « tendreté » envers soi-même. Avec une ironie subtile mais impitoyable, il s’en prend à cette imperfection non seulement « propre aux enfants, et, si je l’ose dire, aux femmes », mais aussi aux hommes « peu courageux », qui « sont grandement tendres d’eux-mêmes, et ne font jamais autre chose que de se dorloter, mignarder et conserver ».

Prendre soin de sa santé
            L’évêque de Genève prenait soin de son corps selon son devoir, il obéissait à son médecin et à ses « infirmières ». Il s’occupait aussi de la santé des autres, conseillant les mesures appropriées. Il écrira par exemple à la mère d’un jeune élève au collège d’Annecy, « qu’il faut faire traiter Charles par les médecins, afin que l’enflure de son ventre ne prenne pas suite ».
            L’hygiène est au service de la santé. François de Sales désirait « la netteté et du cœur et du corps ». Il recommandait la propreté, bien différent en cela de saint Hilarion qui disait « qu’il ne fallait point rechercher de la netteté en nos corps, qui ne sont que charognes puantes et toutes pleines d’infection ». Il était de l’avis de saint Augustin et des anciens qui prenaient des bains « pour tenir leurs corps nets des crasses que le hâle et les sueurs sales et adustes produisaient, et les autres pour la santé, qui certes est grandement aidée de la netteté ».
            Pour pouvoir travailler et remplir les devoirs de sa charge, chacun devrait prendre ce qui est nécessaire au corps en fait de nourriture et de repos : « Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d’esprit et refuser le dormir au corps, c’est vouloir tirer beaucoup de service d’un cheval qui est efflanqué et sans le faire repaître ». Le corps a besoin aussi de repos, c’est une évidence. Il estimait que « les veillées du soir sont dangereuses pour la tête et l’estomac », alors que « le lever matin sert à la santé et à la sainteté ».

Éduquer nos sens, surtout les yeux et les oreilles
            Les sens sont des dons merveilleux du Créateur. Ils nous mettent en contact avec le monde et nous ouvrent à toutes les réalités sensibles, à la nature, au cosmos. Les sens sont la porte de l’esprit, auquel ils fournissent pour ainsi dire la matière première, car, comme dit la tradition scolastique, rien n’est dans l’intelligence qui n’ait auparavant passé par les sens.
            Mais quand François de Sales parle des sens, son intérêt le porte surtout sur le plan éducatif et moral et son enseignement à ce sujet rejoint ce qu’il a dit à propos du corps en général : admiration et vigilance. D’une part, il dira que Dieu nous a donné « les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer, et ainsi des autres facultés », mais sans omettre la recommandation de « mettre sentinelles aux yeux, bouche, oreilles, mains, odorat ».
            Il faut commencer par la vue, car « entre toutes les parties extérieures du corps humain, il n’y en a point de plus noble. L’œil est fait pour la lumière ; la preuve en est que « plus les choses sont belles, agréables à la vue et dûment éclairées, plus l’œil les regarde avidement et vivement ». On sait bien qu’entre amants, « les yeux parlent mieux que la langue ».
            Il faut aussi prendre garde aux yeux, par lesquels peut entrer la tentation et le péché, comme il advint à Ève, qui se plut à « voir la beauté du fruit défendu », ou à David, qui « arrêta son regard » sur la femme d’Urie. Dans certains cas il faut faire comme on fait avec l’oiseau de chasse, épervier ou faucon : « Qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre, qui le veut accoiser, il lui faut mettre le chaperon » ; c’est ainsi que pour éviter les mauvais regards, « il faut divertir les yeux ou les couvrir de leur chaperon naturel ».
            On remarque également l’importance qu’il attachait à l’ouïe, aussi bien pour des raisons esthétiques que morales. « Une excellente mélodie écoutée avec grande attention » a cet effet remarquable qu’elle « tient attachées les oreilles ». Mais attention à ne pas dépasser nos capacités auditives : « Pour belle que soit une musique, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offense nos oreilles ». D’autre part, il faut savoir que « le cœur et les oreilles s’entretiennent l’un à l’autre », car c’est par l’oreille qu’il « reçoit les pensées des autres ». C’est par l’oreille aussi qu’entrent au plus profond de l’âme les paroles suspectes, enjôleuses, mensongères ou médisantes, dont il faut se garder car « on empoisonne les âmes par l’oreille, comme le corps par la bouche ».

Les autres sens
            Que dire de l’omniprésence des images olfactives ? Une citation parmi tant d’autres : « Le basilic, le romarin, la marjolaine, l’hysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc, mis ensemble et demeurant en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par mélange de leur bonne senteur ; mais non pas à beaucoup près de ce que fait l’eau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se mêlent beaucoup plus excellemment, s’unissant en une très parfaite odeur qui pénètre bien plus l’odorat qu’elles ne feraient pas, si avec elle et son eau les corps des ingrédients se trouvaient conjoints et unis.
            Ne confondons pas cependant le baume sacré avec les parfums du monde corrompu qui nous entoure. Il existe en effet un odorat spirituel, que nous aurions intérêt à cultiver. C’est lui qui nous permet de sentir la présence spirituelle de l’être aimé, mais c’est lui aussi qui fait que nous nous laissons pas arrêter par les mauvaises odeurs de notre prochain. Le modèle, c’est le père qui reçoit « à bras ouverts » l’enfant prodigue qui revient vers lui, « à demi-nu, tout crasseux, souillé et puant des ordures qu’il avait contractées parmi ces vilains animaux ».
            À propos du goût, certaines observations de François de Sales pourraient faire penser qu’il était un gourmand-né, voire un éducateur du goût : « Qui ne sait que la douceur du miel s’unit de plus en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement, lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que l’avalant tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de notre goût ». Malgré la douceur du miel, il fallait grandement apprécier le sel, qui est d’un usage plus commun.
            Au nom de la sobriété et de la tempérance, il recommandait de savoir renoncer à notre goût personnel en mangeant ce qui est « mis devant » nous, et de se rappeler que « comme il y a une tempérance pour le goût corporel, aussi en faut-il une pour le goût de l’esprit », « une sobriété pour l’esprit comme il y en a une pour le corps ».
            Enfin, s’agissant du sens du toucher, c’est surtout dans le sens spirituel et mystique qu’il en parle. C’est ainsi qu’il recommande de « toucher Notre-Seigneur crucifié » : « son chef », « ses mains sacrées », « son précieux corps », « son cœur ». Au jeune homme, qui « va prendre la haute mer du monde », il demande de se gouverner énergiquement et de mépriser les « mollesses », les « mignardises et délices corporelles » : « Je veux donc dire que je voudrais que parfois vous gourmandassiez votre corps à lui faire sentir quelques âpretés et duretés, par le mépris des délicatesses et le renoncement fréquent des choses agréables aux sens ; car encore faut-il quelquefois que la raison fasse l’exercice de sa supériorité et de l’autorité qu’elle a de ranger les appétits sensuels ».

Le corps et la vie spirituelle
            Le corps lui-même est appelé à participer à la vie spirituelle qui s’exprime en premier lieu au cours de l’oraison :

Pour vrai, l’essence de la prière est en l’âme, mais la voix, les actions et les autres signes extérieurs, par lesquels on explique l’intérieur, sont des nobles appartenances et très utiles propriétés de l’oraison ; ce sont ses effets et opérations. L’âme ne se contente pas de prier si tout son homme ne prie ; elle fait prier quant et elle les yeux, les mains, les genoux. […] L’âme prosternée devant Dieu tire aisément à son pli tout le corps ; elle lève les yeux ou elle lève le cœur, et les mains, là d’où elle attend le secours.

            Il expliquera aussi que « prier en esprit et vérité, c’est prier de bon cœur et affectionnément, sans feinte ni hypocrisie, et au reste y employer tout l’homme, l’âme et le corps, afin que ce que Dieu a conjoint ne soit séparé ».
            « Il faut que tout l’homme prie », répétera-t-il aux filles de la Visitation. Mais la meilleure prière est celle de Philothée, quand elle décide d’offrir et de consacrer à Dieu non seulement son âme, son esprit et son cœur, mais aussi son « corps avec tous ses sens » ; c’est ainsi qu’elle l’aimera et le servira véritablement avec tout son être.




L’éducation selon saint François de Sales

L’éducation selon saint François de Sales est un parcours d’amour et de soin envers les jeunes, basé sur des règles indispensables : douceur, compréhension et correction équilibrée. De la famille à la société, saint François demande aux responsables de montrer un affection sincère, conscients que les jeunes ont besoin d’être guidés avec patience et inspiration. L’éducation est un don qui aide à former des âmes libres, capables de penser et d’agir en harmonie. Comme un maître de montagne, l’évêque savoyard nous rappelle que corriger signifie accompagner, en préservant la spontanéité des cœurs en croissance, et en visant toujours la transformation intérieure. Ainsi naît une éducation intégrale.

Un devoir à faire avec amour
            L’éducation est un phénomène universel, fondé sur les lois de la nature et la raison. Elle est le meilleur cadeau que les parents puissent offrir à leurs enfants, chez qui elle suscitera la reconnaissance et la piété filiale. Parlant de ceux qui ont la charge des autres, que ce soit dans la famille ou dans la société, François de Sales leur recommande une sollicitude affectueuse : « Qu’ils fassent donc leur devoir avec amour ».
            La jeunesse a besoin en effet d’être guidée. S’il est vrai que « celui qui se gouverne soi-même est gouverné par un grand sot », cela doit se vérifier encore plus chez ceux qui manquent encore d’expérience. Le médecin qui tombe malade appelle un autre médecin, l’avocat ne plaide pas sa propre cause, de même Celse-Bénigne, le fils aîné de madame de Chantal, qui donnait du souci à sa mère, avait besoin d’un guide qui lui fasse « goûter le bien de la vraie sagesse par des remontrances et recommandations ».
            À un jeune homme qui allait « prendre la haute mer du monde » il suggérait de se trouver « quelque esprit courtois » qu’il ira voir quelquefois pour « se recréer et prendre haleine spirituelle ». Il faut faire comme le jeune Tobie dans la Bible : envoyé par son père dans un pays lointain dont il ne connaissait pas le chemin, il reçut ce conseil : « Va donc, et cherche quelque homme qui te conduise ».
            Spécialiste de la montagne, l’évêque savoyard se plaisait à rappeler que ceux qui marchent sur des chemins scabreux et glissants ont besoin de se mettre en cordée, liés l’un à l’autre pour avancer avec plus de sécurité. Lui-même, quand il le pouvait, apportait son aide et ses conseils aux jeunes en danger. À un jeune collégien pris par le jeu et le libertinage, il écrivit « une lettre toute pleine de bons, aimables et amicaux avertissements » pour l’inviter à mieux employer son temps.
            Un bon guide doit savoir s’adapter aux nécessités et aux possibilités de chacun. François de Sales admirait les mères qui savent donner à chacun de leurs enfants ce qu’il leur fallait et s’adapter à chacun « selon la portée de son esprit ». C’est ainsi que Dieu accompagne les hommes. Sa pédagogie ressemble à celle d’un père attentif aux capacités de chacun : « Comme un bon père qui tient son enfant par la main, écrivait-il à Jeanne de Chantal, il accommodera ses pas aux vôtres et se contentera de n’aller pas plus vite que vous ».

Éléments de psychologie de la jeunesse
            Pour avoir quelque chance de succès, l’éducateur doit posséder quelques notions sur la jeunesse en général, et sur chaque jeune en particulier. Qu’est-ce qu’être jeune ? Commentant la célèbre vision de l’échelle de Jacob, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote observe que les anges qui montaient et descendaient le long de cette échelle avaient tous les attraits de la jeunesse : ils sont pleins de vigueur et d’agilité ; ils ont des ailes pour voler et des pieds pour cheminer avec leurs compagnons ; leurs visages sont beaux et gais ; « leurs jambes, leurs bras et leurs têtes sont tout à découvert» et « le reste de leur corps est couvert, mais d’une belle et légère robe ».
            Mais n’idéalisons pas trop cet âge de la vie. Pour François de Sales, la jeunesse est par nature téméraire et hardie ; les jeunes gens dévorent toutes les difficultés de loin et fuient les difficultés de près. « Jeune et ardent » sont deux qualificatifs qui vont souvent de pair, surtout quand ils servent à désigner un esprit « foisonnant de conceptions et fort porté aux extrémités ». Et parmi les risques de cet âge, il y a « les fougues d’un jeune sang qui commence à bouillir et d’un courage qui n’a pas encore la prudence pour guide ».
            Les jeunes sont versatiles, ils bougent et changent facilement. Comme les jeunes chiens qui aiment le changement, les jeunes gens, inconstants et volages, agités de divers « désirs de nouveautés et changements », sont susceptibles de donner de « grands et fâcheux scandales ». C’est un âge où les passions sont vives et difficiles à dominer. Comme les papillons ils tournent autour du feu au risque de se brûler les ailes.
            Ils manquent souvent de sagesse et d’expérience, parce que l’amour-propre aveugle la raison. Il faut craindre chez eux ces deux attitudes opposées : la vanité, qui est en fait un manque de courage, et l’ambition, qui est un excès de courage qui les pousse à rechercher des gloires et des honneurs d’une manière irraisonnable.
            Quelle merveille, par contre, quand jeunesse et vertu se rencontrent ! François de Sales admire une jeune femme qui avait tout pour plaire au printemps de sa vie et qui aimait et estimait « les saintes vertus ». Il loue tous ceux qui, durant leur jeunesse, ont conservé leur âme « toujours pure parmi tant d’infections ».
            Surtout, la jeunesse est sensible à l’affection qu’on lui porte. « Il ne se peut dire combien nous sommes grands amis », écrivait-il à un père en parlant de ses relations avec son fils turbulent, voire insupportable à l’école. Il écrivait de même à la mère d’une petite dont il était le parrain : « La petite chère filleule, comme je pense, a quelque sentiment secret de l’amour que je lui ai, puisqu’elle me chérit si fort ».
            Enfin et surtout, « cet âge est propre à recevoir les impressions », ce qui est une excellente chose parce que cela veut dire aussi que le jeune âge se laisse éduquer et qu’il est capable de grandes choses. L’avenir est aux jeunes, comme on l’a vu à l’abbaye de Montmartre, où ce sont les jeunes, avec leur abbesse encore plus jeune, qui ont fait la « réformation ».

Le sens des finalités en éducation
            Si le réalisme commande aux éducateurs de bien connaître ceux à qui ils s’adressent, ils ne doivent jamais perdre de vue le sens des finalités de leur action. Rien ne vaut une conscience claire des buts qu’on se propose, car « tout agent agit et pour la fin et selon la fin ».
            Qu’est-ce donc que l’éducation et quel en est le but ? L’éducation, dit François de Sales, est « une multitude de sollicitudes, aides, secours et autres offices nécessaires à un enfant, exercés et continués envers celui-ci jusqu’à l’âge auquel il n’en a plus besoin ». Deux choses frappent dans cette définition : d’une part, l’insistance sur la multitude des soins que requiert l’éducation, et d’autre part sa finalité, qui coïncide avec le moment où le sujet a atteint son autonomie. On éduque un enfant pour qu’il parvienne à la liberté et à la pleine maîtrise de son existence.
            Concrètement, l’idéal de François de Sales en éducation semble tourner autour de la notion d’harmonie, ou d’intégration harmonieuse de toutes les diverses composantes qui existent dans l’être humain : « actions, mouvements, sentiments, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances ». L’harmonie suppose l’unité, mais aussi la distinction. L’union exige un commandement unique, mais le commandement unique doit non seulement respecter les différences, mais promouvoir les distinctions dans la recherche de l’harmonie. Dans la personne humaine, le gouvernement appartient à la volonté, c’est à elle que se réfèrent toutes les autres composantes, chacune à sa place, et en interdépendance les unes avec les autres.
            François de Sales utilise deux comparaisons pour illustrer son idéal. Elles ne sont pas sans analogie avec les deux pulsions fondamentales de l’être humain mises à jour par la psychanalyse : l’agressivité et le plaisir. Une armée est belle, explique-t-il, quand elle est composée de parties distinctes rangées de telle sorte qu’elles ne font ensemble qu’une seule armée. Une musique est belle, quand les voix sont unies « en la distinction », et quand elles sont distinctes en s’unissant entre elles.

Commencer par le « cœur »
            « Qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme », a écrit l’auteur de l’Introduction. Cette règle générale doit pouvoir s’appliquer au domaine de l’éducation. L’expression « gagner le cœur » peut être interprétée de deux façons. Elle peut vouloir dire que l’éducateur doit viser le cœur, c’est-à-dire le centre intérieur de la personne, avant de se préoccuper de son comportement extérieur. D’autre part, elle signifie gagner l’adhésion de la personne par l’affection.
            L’homme se construit à partir de l’intérieur, telle semble être une des grandes leçons de François de Sales, formateur et réformateur de la personne et des communautés. Il savait fort bien que sa méthode n’était pas partagée par tous puisqu’il écrit : « Je n’ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui pour réformer l’homme commencent par l’extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux ». Il faut donc commencer par l’intérieur, c’est-à-dire par le cœur, siège de la volonté et source de toutes nos actions.
            Le deuxième point consiste à chercher à gagner l’affection de l’autre, de façon à établir avec lui une bonne relation éducative. Dans une lettre adressée à une abbesse pour la conseiller dans la réforme de son monastère composé en grande majorité de jeunes, nous trouvons des indications précieuses sur la manière dont l’évêque savoyard concevait sa méthode d’éducation, de formation et, plus précisément dans ce cas, de « réformation ». Avant toute chose, il ne faut pas les alarmer en leur donnant l’impression qu’on veut les réformer. Le but est qu’elles se réforment d’elles-mêmes. Après ces préliminaires, il faut employer trois ou quatre « artifices ». Rien d’étonnant, puisqu’on sait que l’éducation est aussi un art, voire même l’art des arts. Le premier, c’est de leur commander souvent, mais des choses très faciles, et sans en avoir l’air. Ensuite, il faut parler souvent et de manière générale de ce qu’il faudrait changer, comme si on pensait à quelqu’un d’autre. Troisièmement, on s’efforcera de rendre l’obéissance aimable, sans oublier encore une fois d’en montrer les bienfaits et les avantages. D’après François de Sales, la douceur doit être préférée parce qu’elle est généralement plus efficace. Enfin, il faut que les responsables montrent qu’ils n’agissent pas par caprice, mais en vertu de leur responsabilité et en vue du bien de tous et de chacun.

Commander, conseiller, inspirer
            Il semble que les interventions proposées par François de Sales en éducation soient calquées sur les trois manières que Dieu emploie avec les hommes pour leur signifier sa volonté : les commandements (Ancien Testament), les conseils (Nouveau Testament) et les inspirations Saaint-Esprit).
            Il va de soi que les parents et les maîtres ont le droit et le devoir de commander à leurs enfants ou à leurs élèves pour leur bien, et que ceux-ci doivent obéir. Lui-même, dans sa responsabilité d’évêque, n’hésitait pas à le faire quand il le fallait. Cependant, d’après Camus, il avait en horreur les esprits absolus, qui veulent se faire obéir bon gré mal gré, et que tout cède à leur empire. Il disait que ceux « qui aiment se faire craindre, craignent de se faire aimer ».
            Il peut arriver que l’on soit obligé de contraindre dans certains cas à l’obéissance. À propos du fils d’un de ses amis, il écrit au père : « S’il persévère, nous aurons occasion de nous en contenter ; s’il ne le fait pas, il faudra user de l’un de ces deux remèdes : ou bien le retirer dans un collège un peu plus fermé que celui-ci, ou bien lui donner un maître particulier, qui soit homme et auquel il rende obéissance ». Peut-on exclure tout à fait l’emploi de la manière forte ?
            D’ordinaire cependant, François de Sales utilise les conseils, les avis et les recommandations. L’auteur de l’Introduction à la vie dévote se présente comme un conseiller, un assistant, celui qui donne des « avis ». Bien qu’il emploie souvent l’impératif, ce sont des conseils qu’il donne, d’autant qu’ils sont souvent assortis d’une conditionnelle : « Si vous pouvez faire cela, faites-le ». Parfois la recommandation est déguisée sous la forme d’une affirmation de valeur : il est bon de, il est mieux de…
            Mais chaque fois qu’il le peut et que son autorité n’est pas en cause, il préfère agir par inspiration, suggestion ou insinuation. C’est la méthode salésienne par excellence, qui respecte la liberté humaine. Elle lui paraît particulièrement adaptée dans le choix d’un état de vie. C’est elle qu’il conseillait à madame de Chantal d’employer dans l’affaire de la vocation qu’elle désirait pour ses enfants, « leur inspirant suavement des pensées conformes à cela ».
            Mais l’inspiration ne se communique pas seulement par des paroles. Les cieux ne parlent pas, dit la Bible, mais ils annoncent la gloire de Dieu par leur témoignage silencieux. De même, « le bon exemple est une prédication muette », comme celle de saint François, qui sans dire une seule parole, attirait un grand nombre de jeunes gens par son exemple. En effet, l’exemple provoque à l’imitation. Les petits rossignols apprennent à chanter avec les grands, rappelait-il, et « l’exemple de ceux que nous aimons a un doux et imperceptible empire et une autorité insensible sur nous », au point qu’on est obligé de les quitter ou de les imiter.

Comment corriger ?
            « Résister au mal et réprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement », tel est l’esprit de la correction. Cependant il faut corriger les défauts sans tarder, tant qu’ils sont petits, « car si vous attendez qu’ils croissent, vous ne pourrez pas les guérir aisément ».
            La sévérité est parfois nécessaire. Les deux jeunes religieux qui donnaient du scandale devaient être remis dans le droit chemin, si l’on voulait éviter un grand nombre de conséquences déplorables. Si leur jeunesse a pu leur servir d’excuse, « la continuation les rend désormais inexcusables ». Il y a même des cas où il faut « tenir en quelque crainte les méchants par la résistance qu’ils verront leur être faite ». L’évêque de Genève cite une lettre de saint Bernard aux frères de Rome qui avaient besoin d’une correction, dans laquelle « il leur parle comme il faut et avec du savon assez chaud ». Faisons comme le chirurgien, car « c’est une amitié ou faible ou mauvaise de voir périr l’ami et de ne point le secourir, de le voir mourir d’un apostème et de ne pas oser lui donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver ».
            Cependant, la correction doit être administrée sans passion, car « un juge châtie bien mieux les méchants faisant ses sentences par raison et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impétuosité et passion, d’autant que jugeant avec passion, il ne châtie pas les fautes selon ce qu’elles sont, mais selon ce qu’il est lui-même ». De même, « les remontrances d’un père faites doucement et cordialement ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non pas les colères et courroux ». C’est pourquoi il importe de se prémunir contre la colère. Il faut « qu’au premier sentiment que vous en aurez, dit-il à Philothée, vous ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement, mais doucement et néanmoins sérieusement ». Dans une lettre à une religieuse, qui s’était plainte « d’une petite fille maussade et écervelée » dont elle avait la charge, l’évêque donnait ce conseil : « Ne la corrigez pas, si vous pouvez, en colère ; prenez la peine qu’elle vous donne à gré ». Ne faisons pas comme le roi Hérode ou ces hommes qui disent qu’ils règnent quand ils se font craindre, alors que régner c’est « être aimé ».
            Il y a bien des manières de corriger. Une des meilleures consiste non pas tant à reprendre ce qui est négatif, mais à encourager tout ce qu’il y a de positif dans une personne. Cela s’appelle « corriger par manière d’inspiration », car « c’est merveille combien la suavité et aimable proposition de quelque bonne chose est une puissante amorce pour attirer les cœurs ».
            Son disciple, Jean-Pierre Camus, a raconté l’histoire d’une mère qui avait maudit son fils qui l’avait insultée. On pensait que l’évêque devait faire de même, mais celui-ci répliqua : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Je craignais d’épancher en un quart d’heure ce peu de liqueur de mansuétude que je tâche de recueillir depuis vingt-deux ans ». C’est encore Camus qui a rapporté ce mot : « On attire plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec cent barils de vinaigre ».
            L’emploi de la douceur est préférable avec autrui, mais aussi avec soi-même. Chacun devrait être prêt à reconnaître ses erreurs avec calme et à se corriger soi-même sans colère. Voici un bon conseil destiné à une « pauvre fille » fâchée contre elle-même : « Dites-lui que, pour bronchade qu’elle pourrait être, jamais elle ne s’étonne, ni ne se dépite contre soi-même ».

Éducation progressive
            « Les grands desseins ne se font qu’à force de patience et de longueur de temps », écrivait François de Sales, qui avait le sens du réel et du possible, en même temps que celui de la mesure et du tact indispensables. La perfection n’est jamais au point de départ, et même on ne l’atteindra sans doute jamais, mais il est toujours possible de faire des progrès. La croissance a ses lois qu’il faut respecter : les abeilles ont d’abord été des larves, puis elles deviennent des nymphes et enfin des abeilles « formées, faites et parfaites ».
            Faire les choses avec ordre, l’une après l’autre, sans agitation, voire avec une certaine lenteur, mais sans jamais s’arrêter, tel semble être l’idéal de l’évêque de Genève. « Allons toujours, dit-il ; pour lentement que nous avancions, nous ferons beaucoup de chemin ». Il recommandait de même à une abbesse à qui incombait la lourde tâche de la réforme de son monastère : « Il faut que vous ayez un cœur grand et qui dure ». La loi de la progression est universelle et elle s’applique dans tous les domaines.
            Innombrables sont les comparaisons et les images pour inculquer le sens du temps et la nécessité de la persévérance. Certains sont portés à voler avant d’avoir des ailes, ou à vouloir d’un coup être des anges, alors qu’ils ne sont pas seulement de bons hommes et de bonnes femmes. Quand les enfants sont petits, on leur donne du lait, et quand ils deviennent grands et commencent à avoir des dents, on leur donne du pain et du beurre.
            Un point important est de ne pas craindre de répéter souvent la même chose. Il faut imiter les peintres et les sculpteurs qui font leurs ouvrages à force de réitérer leurs coups de pinceau et de ciseau. L’éducation est un long voyage. En cours de route il faut se purger de beaucoup de mauvaises « humeurs » et cette purgation est lente. Mais il ne faut pas perdre courage. Lenteur ne veut pas dire démission, attente nonchalante. Au contraire, nous devons apprendre à tirer profit de tout, à ne pas perdre de temps et en sachant utiliser « nos ans, nos mois, nos semaines, nos jours, nos heures, voire nos moments ».
            La patience, souvent enseignée par l’évêque de Genève, est une patience active, qui fait aller de l’avant, même si c’est à petits pas. « Il faut que, petit à petit et pied à pied, nous nous acquérions cette domination », écrivait-il à une Philothée impatiente. On apprend « premièrement à marcher le petit pas, puis à se hâter, puis à cheminer à demi-course, puis enfin à courir ». La croissance vers l’âge adulte commence lentement et s’accélère de plus en plus, et donc aussi la formation et l’éducation. La patience enfin est alimentée par l’espérance : « Il n’est point de terre si ingrate que l’amour du laboureur ne féconde ».

Éducation intégrale
            Dans ce qui vient d’être dit jusqu’ici, il est évident que pour François de Sales, l’éducation ne saurait être confondue avec une seule dimension de la personne, comme par exemple l’instruction, ou les bonnes manières, ou même une éducation religieuse privée de soubassements humains. Il n’est pas question évidemment de nier l’importance de chacun de ses domaines particuliers. S’agissant notamment de l’instruction et de la formation de l’esprit, il suffit de rappeler le temps et les efforts que lui-même a consacrés durant tout le temps de sa jeunesse à l’acquisition d’une haute culture intellectuelle et « professionnelle », ainsi que les soins qu’il a apportés à la formation dans son diocèse.
            Cependant son souci principal va à la formation intégrale de la personne humaine, comprise dans toutes dimensions et dans tous ses dynamismes. Pour le montrer nous nous arrêterons sur chacune des dimensions constitutives de la personne humaine dans sa totalité symbolique : le corps avec tous ses sens, l’âme avec toutes ses passions, l’esprit avec toutes ses facultés et le cœur, siège de la volonté, de l’amour et de la liberté.




Saint François de Sales fondateur d’une nouvelle école de perfection

            Pour François de Sales, la vie religieuse est « une école de la perfection », où l’on est plus totalement et plus facilement à Notre-Seigneur. La vie religieuse, disait encore le fondateur de la Visitation, est « une école où l’on apprend sa leçon : le maître ne requiert pas toujours que l’écolier sache sa leçon sans faillir, il suffit qu’il ait attention de faire son possible pour l’apprendre ». Parlant un jour de la congrégation de la Visitation qu’il avait fondée, il emploiera le même langage : « La congrégation est une école » ; on y entre « pour y vaquer à la perfection du divin amour ».
            Il revenait au fondateur de former ses filles spirituelles, faisant office d’« instituteur » et de maître des novices. Il y a excellé. On a pu dire que dans l’histoire de la vie religieuse féminine, saint François de Sales occupe la place que saint Ignace tient dans l’histoire de la vie religieuse pour hommes.

Jeanne de Chantal aux origines de la Visitation
            En 1604, François de Sales rencontra à Dijon, où il prêchait le carême, celle qui allait devenir la « pierre fondamentale » d’un nouvel institut. À cette date, Jeanne-Françoise Frémyot était une jeune veuve de trente-deux ans. À vingt ans elle avait épousé Christophe Rabutin, baron de Chantal et devint la mère de quatre enfants, à commencer par l’aîné Celse Bénigne, suivi de trois filles : Marie Aimée, Françoise et Charlotte. Quinze jours après la naissance de la dernière, son mari fut blessé mortellement au cours d’une partie de chasse. Restée veuve, madame de Chantal continua courageusement à s’occuper de l’éducation de ses enfants et à aider les pauvres.
            À partir de sa rencontre avec l’évêque de Genève naquit une véritable amitié spirituelle qui débouchera sur une nouvelle forme de vie religieuse : une « petite congrégation », sans clôture stricte, pour veuves et jeunes filles que leur âge ou leur condition empêchaient d’entrer dans un ordre réformé plus austère. Six années seront nécessaires pour atteindre ce but.
            Tout d’abord François de Sales l’encourage dans ses épreuves et ses tentations contre la foi et contre l’Église. En 1605, la baronne vint à Sales pour revoir son directeur et traiter à fond avec lui les sujets qui la préoccupaient. Celui-ci répondit évasivement à son désir d’être religieuse, mais il ajouta : « Un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi, et je vous mettrai dans un total dépouillement et nudité de tout pour Dieu ». Pour la préparer à cet objectif lointain, il lui recommande « ces trois petites vertus : la douceur de cœur, la pauvreté d’esprit et la simplicité de vie ; et ces exercices grossiers : visiter les malades, servir aux pauvres, consoler les affligés et semblables ».
            Au début de 1606, alors que le père de la baronne la pressait de se remarier, la question de la vie religieuse devenait urgente. Que faire, se demandait l’évêque de Genève ? Une chose était claire mais l’autre restait en suspens :

J’ai appris que je vous dois un jour conseiller de tout quitter. Je dis tout ; mais que ce soit pour entrer en religion, c’est grand cas, il ne m’est encore point arrivé d’en être d’avis ; j’en suis encore en doute, et ne vois rien devant mes yeux qui me convie à le désirer. Entendez bien, pour l’amour de Dieu ; je ne dis pas que non, mais je dis que mon esprit n’a encore su trouver de quoi dire oui.

            La prudence et la lenteur de François de Sales s’expliquent facilement, car la baronne songeait peut-être à se faire carmélite et lui-même, d’autre part, n’avait pas encore mûri son projet de fondation. Mais l’obstacle principal était que les enfants de madame de Chantal étaient encore en bas âge.

La fondation de la Visitation
            Au cours d’une nouvelle entrevue qui eut lieu à Annecy en 1607 au lendemain de la Pentecôte, il lui déclara cette fois : « Eh bien ! ma fille, je suis résolu de ce que je veux faire de vous », lui dévoilant son projet de fonder avec elle et par elle un nouvel institut. Restaient deux obstacles majeurs à la réalisation : les obligations familiales et maternelles de madame de Chantal et sa « retraite » à Annecy car, disait-il, « il faut planter dans notre petit Annecy le germe de notre congrégation ». Et alors qu’elle rêvait probablement d’une vie purement contemplative, il lui citait en exemple sainte Marthe, mais une Marthe « corrigée » par l’exemple de sa sœur Marie, qui partagerait les heures de ses journées en deux, « donnant une bonne partie aux œuvres extérieures de charité, et la meilleure partie à l’intérieur de la contemplation ».
            Au cours des trois années qui suivirent, les principaux obstacles tombèrent l’un après l’autre : son père et sa parenté se laissèrent peu à peu convaincre de la laisser suivre sa voie ; son père accepta de parfaire l’éducation de Celse-Bénigne ; l’aînée des filles, Marie-Aimée, allait épouser Bernard de Sales, le frère de François, qu’elle rejoindrait en Savoie ; la deuxième fille, Françoise, viendrait avec sa mère à Annecy ; quant à la dernière, Charlotte, elle mourait fin janvier 1610 à l’âge de neuf ans.
            Le 6 juin 1610, Jeanne de Chantal s’installa dans une maison particulière avec Charlotte de Bréchard, une amie de Bourgogne, Jacqueline Favre, fille du président Antoine Favre, et une servante d’auberge, Jacqueline Coste. L’évêque leur donna à cette occasion une esquisse de règlement. Leur but était de « consacrer tous les moments de leur vie à l’amour et service de Dieu », sans oublier le service des pauvres et des malades. La Visitation serait une petite congrégation, unissant la vie intérieure et une forme de vie active. Les trois premières visitandines firent profession exactement un an plus tard, le 6 juin 1611. Le 1er janvier 1612, elles commencèrent la visite des pauvres et des malades. Le 30 octobre de la même année, la communauté quitta la maison devenue trop exiguë et se transporta dans une nouvelle maison, avant d’ériger le premier monastère de la Visitation à Annecy.
            Durant les premières années on ne songea à aucune autre fondation, jusqu’à ce que vînt une demande insistante de quelques personnes de Lyon en 1615. L’archevêque de cette ville ne voulait pas que les sœurs sortent de leur monastère pour les visites aux malades ; d’après lui, il fallait transformer la congrégation en un véritable ordre religieux, avec les vœux solennels et la clôture. Le fondateur dut accepter la majeure partie de ces conditions : la visite des malades fut supprimée et la Visitation devint un ordre quasi monastique, sous la règle de saint Augustin, tout en gardant la possibilité d’accueillir des personnes du dehors. Son développement fut rapide : on comptera treize monastères à la mort du fondateur en 1622 et quatre-vingt-sept à la mort de la mère de Chantal en 1641.

La formation sous forme d’entretiens
            Georges Rolland a bien décrit la tâche de formation des « filles » de la Visitation à laquelle François de Sales s’est astreint au début du nouvel institut : « Il les assistait à leur commencement avec beaucoup de peine et il employait beaucoup de temps pour les éduquer et les styler au chemin de la perfection, toutes en général, et puis chacune en particulier. Pour cela, il y allait souvent deux ou trois fois le jour, et toutes les fois qu’elles lui donnaient avis de quelques affaires qui leur survenaient, soit pour le spirituel, soit pour le temporel. […] Il était leur confesseur, aumônier, père spirituel et directeur ».
            Ce rôle du fondateur était encouragé par la mère de Chantal. En 1615 elle écrivait de Lyon, où elle travaillait à la fondation du second monastère de la Visitation, pour demander à son assistante d’Annecy de le faire parler à toutes les sœurs réunies après qu’il les aura rencontrées une par une en particulier : « Je vous prie, quand il vous viendra voir avec un peu de loisir, que vous le fassiez parler en commun, si toutefois il l’a agréable ». En réalité, ses filles avaient un grand désir d’entendre le fondateur, dont le rôle était en quelque sorte celui d’un maître des novices.
            Le ton de ces « entretiens » était fort simple et familier. Un entretien est une agréable conversation, un dialogue ou colloque familier, non un sermon mais une « simple conférence en laquelle chacun dit son opinion ». Nous possédons une relation qui ne manque pas de pittoresque sur une de ces rencontres : « Le jour de Saint Laurent de l’année 1612, notre bienheureux Père vint voir notre vénérable fondatrice, toujours accompagné de M. Michel Favre son aumônier, car jamais il n’entrait sans lui. Toutes les sœurs descendirent au verger de la fontaine, on lui apporta une chaire, les sœurs se mirent à terre autour de lui ». Au bout d’un moment « il fut interrompu du tonnerre et de la pluie qui le contraignit de monter en une galerie, où les sœurs le suivirent ». À une des sœurs qui lui dit : Monseigneur, j’ai grand peur, il répondit : Ma fille, ne craignez point, le tonnerre ne tue que les saints et les pécheurs, vous n’êtes ni sainte, ni pécheresse ». Avec l’augmentation du nombre des sœurs, on passera du jardin ou de la chambre de la fondatrice au parloir.
            Normalement, les questions étaient posées par les sœurs elles-mêmes, comme cela se voit clairement dans le troisième Entretien traitant De la confiance et abandonnement. La première question était celle de savoir « si une âme peut, ayant le sentiment de sa misère, aller à Dieu avec une grande confiance ». Un peu plus loin, le fondateur semble reprendre au bond une nouvelle question : « Mais vous dites que vous ne sentez point cette confiance ». Un peu plus loin il dit : « Maintenant passons à l’autre question, qui est de l’abandonnement de soi-même ». Plus loin encore on trouve des enchaînements de questions tels que : « Or maintenant vous demandez en quoi s’occupe intérieurement cette âme qui est tout abandonnée entre les mains de Dieu » ; « vous me dites à cette heure » ; « vous dites maintenant » ; « pour répondre à ce que vous demandez » ; « vous voulez encore savoir ». Il est très possible, voire probable, que les secrétaires ont supprimé les questions des interlocutrices pour les mettre dans la bouche de l’évêque. Les questions pouvaient aussi être formulées par écrit puisqu’on lit au début du onzième Entretien : « Je commence notre discours par la réponse à la question qui m’a été donnée en ce billet ».

Instructions et exhortations
            L’autre méthode de formation excluait les questions et le dialogue : c’étaient les sermons que le fondateur faisait dans la chapelle du monastère. Le ton familier qui les caractérise ne permet pas de les ranger parmi les grands sermons pour le peuple, tels qu’on les entendait à l’époque ; c’étaient plutôt des exhortations. « Le discours que je m’en vais vous faire », disait-il au moment de commencer. Il lui arrivait de parler de son « petit discours », ce qui ne s’appliquait guère à la durée qui était ordinairement d’une heure. Une fois il dira : « Si j’ai du temps, je traiterai de… »
            Même à la chapelle, le ton restait familier, comme pour une causerie. « Il nous faut passer outre, car je n’ai pas le temps de m’arrêter beaucoup sur ce sujet », disait-il ; ou encore : « avant de finir, disons encore ce mot ». « Mais je passe ce premier point sans en dire davantage, disait-il une autre fois, parce que ce n’est pas là où je me veux arrêter ». Quand il parle du mystère de la Visitation, il a besoin d’un temps supplémentaire : « Je finirai par deux exemples, et bien que le temps soit déjà passé, néanmoins un petit quart d’heure en fera la raison ». Parfois il parle de ses sentiments, disant qu’il a trouvé du « plaisir » à traiter de l’amour mutuel. Il ne craint pas de faire quelques digressions : « Je vous raconterai deux petites histoires que je ne dirais pas si j’étais en une autre chaire ; mais en ce lieu il n’y a point de danger ». Pour soutenir l’attention, il interpelle l’auditoire par un « dites-moi », ou par un « remarquez donc, je vous prie ». Il y avait souvent un lien avec le sujet qu’il avait développé précédemment puisqu’il dit : « J’ai désir d’ajouter encore un mot au discours que je fis l’autre jour ». « Mais je vois que l’heure s’en va passer, s’exclame-t-il, ce qui me fera finir et parachever le peu de temps qui reste sur l’histoire de cet évangile ». Au moment de conclure, il dit : « J’achève ».
            Il faut croire que le prédicateur était désiré et écouté avec attention, ce qui l’autorisait à raconter parfois la même histoire : « Encore que l’aie jà dite, je ne laisserai pas de la répéter, parce que je ne suis pas devant des personnes si dégoûtées qu’elles ne puissent entendre deux fois une même chose ; car ceux qui ont bon appétit mangent bien d’une même viande deux fois ».
            Les Sermons se présentent comme une instruction plus structurée que les Entretiens, où les sujets se suivent parfois rapidement au hasard des questions. Ici l’enchaînement est plus logique, les diverses articulations du discours sont mieux indiquées. Le prédicateur explique l’Écriture ; il la commente avec les Pères et les théologiens, mais c’est plutôt une explication méditée qui pourra alimenter l’oraison mentale des religieuses. Comme toute méditation, elle comporte des considérations, des « affections » et des résolutions. Tout son discours aboutissait en fait à une question essentielle : « Voulez-vous devenir une bonne fille de la Visitation ? »

L’accompagnement personnel
            Il y avait enfin le contact personnel du fondateur avec chacune des sœurs. Lui-même avait une longue expérience de confesseur et de directeur spirituel individuel. De toute évidence, il fallait tenir compte de la « variété des esprits », des tempéraments, des situations particulières et des progrès dans la perfection.
            Dans les souvenirs de Marie-Adrienne Fichet on trouve un épisode qui montre sa manière de faire. Un jour la mère de Chantal lui demanda : « Monseigneur, Votre Grandeur voudrait-elle bien nous donner à chacune une vertu pour notre application particulière » ? Peut-être s’agissait-il là d’un pieux stratagème inventé par la supérieure. Il répondit : « Ma Mère, je le veux bien, il faut commencer par vous ». Les sœurs se retirèrent et l’évêque les appela l’une après l’autre, et en se promenant il donna à chacune un « défi » en secret. Au cours de la récréation qui suivit, tout le monde sut ce qu’il avait dit à chacune en particulier. À la mère de Chantal il avait recommandé l’indifférence et l’amour de la volonté de Dieu ; à Jacqueline Favre, la présence de Dieu ; à Charlotte de Bréchard, la résignation à la volonté de Dieu. Les « défis » destinés aux autres religieuses à tour de rôle concernaient la modestie et tranquillité, l’amour de l’abjection, la mortification des sens, l’affabilité, l’humilité intérieure, l’humilité extérieure, l’oubli des parents et du monde, la mortification des passions. Avant de partir, l’évêque leur adressa des paroles d’encouragement à toutes ensemble.
            La formation devait forcément s’adapter à la diversité des personnes sans pour autant cacher le fait que la vie religieuse est un combat dans lequel la victoire sur les passions et les inclinations exige un dur entraînement. Aux sœurs de la Visitation tentées de considérer la perfection comme un vêtement à enfiler, il rappelait avec une pointe d’humour leur responsabilité personnelle :

Vous voudriez que je vous enseignasse une voie de perfection toute faite, ou une méthode de perfection tellement faite qu’il n’y eût que la mettre sur votre tête comme vous jetteriez votre robe, et que par ce moyen vous vous trouvassiez toute parfaite sans peine, c’est-à-dire que je vous donnasse la perfection toute faite […]. Oh certes ! s’il était à mon pouvoir, je serais le plus parfait homme du monde, si je la pouvais donner aux autres sans qu’il fallût rien faire, car je la prendrais premièrement pour moi.

            L’accompagnement était destiné surtout à soutenir les responsables. Jacqueline Favre, supérieure de la Visitation de Lyon, était préoccupée et accablée par plusieurs sœurs malades de sa communauté. Il la console dans une de ses lettres :

Je vous vois, ma très chère fille, toute malade et dolente sur les maladies et douleurs de vos filles. On ne peut être mère sans peine. Qui est celui qui est malade, dit l’Apôtre, que je ne le sois avec lui ? Et nos anciens Pères ont dit là-dessus, que les poules sont toujours affligées de travail* tandis qu’elles conduisent leurs poussins et que c’est ce qui les fait glousser continuellement, et que l’Apôtre était comme cela.

            La mère de Blonay avait le zèle « un peu amer, un peu pressant, un peu inquiet, un peu pointilleux » ; il fallait lui inspirer un zèle « doux, bénin, gracieux, paisible, supportant ».
            Comment concilier dans une communauté la nécessaire unité, voire uniformité, avec la diversité des personnes et des tempéraments qui la composent ? Il écrivait à ce propos à la supérieure de la Visitation de Lyon : « S’il se trouve quelque âme, voire même au noviciat, qui craigne trop d’assujettir son esprit aux exercices marqués, pourvu que cette crainte ne procède pas de caprice, outrecuidance, dédain ou chagrin, c’est à la prudente maîtresse de les conduire par une autre voie, bien que pour l’ordinaire celle-ci soit utile, ainsi que l’expérience le fait voir ». Comme toujours, obéissance et liberté ne doivent pas être opposées l’une à l’autre.
            Force et douceur doivent en outre caractériser la manière dont les supérieures de la Visitation devaient façonner les âmes « ou par le marteau, ou par le ciseau, ou par le pinceau, pour les former toutes selon son bon plaisir ». C’est pour cela qu’il faut leur donner « des cœurs de pères, solides, fermes et constants, sans omettre les tendresses de mères qui font désirer les douceurs aux enfants, suivant l’ordre divin qui gouverne tout avec une force toute suave et une suavité toute forte ».
            Les directrices des novices avaient droit à des attentions spéciales de sa part car « la conservation et le bonheur de la congrégation » dépend de la bonne formation des nouvelles recrues. Comment former les futures visitandines, alors que l’on est loin des fondateurs ? se demandait la maîtresse des novices de Lyon. Il lui répond : « Dites ce que vous avez vu, enseignez ce que vous avez ouï à Annecy. Hélas ! cette racine est petite, basse et profonde ; mais la branche qui s’en séparera périra sans doute, séchera et ne sera bonne que pour être coupée et jetée au feu ».

Un manuel de la perfection
            En publiant en 1616 le Traité de l’amour de Dieu, un livre « fait pour aider l’âme déjà dévote à ce qu’elle se puisse avancer en son dessein », François de Sales reconnaissait tout ce qu’il devait à cette « bénite assemblée » de la Visitation et en particulier à la mère qui « y préside » et qui « n’a pas eu peu de pouvoir pour animer [mon âme] en cette occasion ».
            Comme on le devine, le Traité propose une doctrine sublime de l’amour de Dieu, qui valut à son auteur le titre de « docteur de la charité ». L’auteur se propose, sur l’exemple de Marie et de Joseph, d’accompagner sur le chemin du plus haut amour une personne appelée Théotime, nom symbolique qui désigne « l’esprit humain, qui désire faire progrès en la dilection sainte ». Le but de l’auteur est de montrer « l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l’amour divin ».
            Le Traité de l’amour de Dieu se révèle comme le manuel de l’école de la perfection que François de Sales a voulu créer. On y trouve même l’idée implicite de la nécessité d’une formation continue, qu’il illustrera au moyen de cette image végétale :

Ne voyons-nous pas par expérience que les plantes et fruits n’ont pas leur juste croissance et maturité que quand elles portent leurs graines et pépins, qui leur servent de géniture pour la production de plantes et d’arbres de pareille sorte ? Jamais nos vertus n’ont leur juste stature et suffisance qu’elles ne produisent en nous des désirs de faire progrès.

            Il faut en somme imiter ce curieux animal qu’est le crocodile, « qui étant extrêmement petit en son commencement ne cesse jamais de croître tandis qu’il est en vie ». Face à la décadence et parfois à la conduite scandaleuse de nombreux monastères et abbayes de son temps, saint François de Sales traçait un chemin exigeant mais aimable. Par rapport aux ordres réformés, où régnaient une sévérité et une austérité telles qu’elles éloignaient un bon nombre de personnes de la vie religieuse, l’intuition profonde du fondateur de la Visitation fut de concentrer l’essence de la vie religieuse simplement dans la recherche de la perfection de la charité. Avec les adaptations nécessaires, cette « pédagogie des sommets » débordera largement les murs de son premier monastère et tentera d’autres « apprentis » de la perfection.




Saint François de Sales, accompagnateur personnel

             « Mon esprit accompagne fort le vôtre », écrivait un jour François de Sales à Jeanne de Chantal, à un moment où celle-ci se voyait assaillie de ténèbres et de tentations. Il ajoutait : « Cheminez donc, ma chère fille, et avancez chemin parmi ces mauvais temps et de nuit. Soyez courageuse, ma chère fille ; nous ferons prou (beaucoup), Dieu aidant ».
            Accompagnement, direction spirituelle, conduite des âmes, direction de conscience, assistance spirituelle, ce sont là des expressions et des termes à peu près synonymes qui désignent cette forme particulière de formation qui s’exerce dans le domaine spirituel de la conscience individuelle. Mais est-il possible, est-il permis ou souhaitable de guider les autres dans le domaine secret de la conscience ? Jean Calvin était catégorique : « Dieu se réserve à lui seul et à sa Parole le gouvernement spirituel des âmes, afin qu’étant hors de la sujétion des hommes, elles ne regardent qu’à sa volonté ». Chez les catholiques, fidèles à une tradition qui remontait aux premiers temps du monachisme, on ne pensait pas de la même manière.

La formation d’un futur accompagnateur
            La formation de saint François de Sales l’avait préparé à devenir à son tour un directeur spirituel renommé. Étudiant chez les jésuites à Paris, il eut très probablement un père spirituel dont nous ignorons le nom. À Padoue son directeur fut le fameux jésuite Antoine Possevin, dont il se félicitera plus tard d’avoir été l’un des fils spirituels. Lors de son difficile passage à l’état clérical, c’est Amé Bouvard, un prêtre ami de sa famille, qui fut son confident et son soutien et qui le prépara aux ordinations.
            Au début de son épiscopat, il confia le soin de sa vie spirituelle au père Fourier, recteur des jésuites de Chambéry, « grand, docte et dévot religieux », avec qui il entretint « des rapports de très particulière amitié » et qui l’« assista grandement de ses conseils et de ses avis ».
            Le séjour qu’il fit à Paris en 1602 eut une influence profonde sur le développement de ses dons de directeur d’âmes. Envoyé par son évêque pour traiter à la cour des affaires du diocèse, il eut peu de chance sur le plan diplomatique, mais son séjour dans la capitale française lui permit d’entrer en contact avec l’élite spirituelle qui se réunissait chez madame Acarie, une femme exceptionnelle, à la fois mystique et maîtresse de maison. Devenu son confesseur, il observait ses extases et l’écoutait sans poser de questions. « Oh ! quelle faute je commis, dira-t-il plus tard, quand je ne profitai pas assez de sa très sainte conversation ! Car elle m’eût librement découvert toute son âme ; mais le très grand respect que je lui portais faisait que je n’osais pas m’enquérir de la moindre chose ».

Une activité absorbante « qui délasse et avive le cœur »
            Aider chaque personne en particulier, l’accompagner personnellement, la conseiller, corriger éventuellement ses erreurs, l’encourager, tout cela demande du temps, de la patience, et un effort constant de discernement. L’auteur de l’Introduction à la vie dévote parle d’expérience quand il affirme dans la Préface :

C’est une peine, je le confesse, mais une peine qui soulage, pareille à celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contents que d’être fort embesognés et chargés ; c’est un travail qui délasse et avive le cœur par la suavité qui en revient à ceux qui l’entreprennent.

            C’est surtout par sa correspondance que nous connaissons cette part importante de son action de formation, tout en sachant que la direction spirituelle ne se fait pas seulement par l’écrit. Les entretiens personnels et surtout la confession individuelle en font partie, même s’il y a des distinctions à faire. Or nous savons que depuis son ordination en 1593, il confessait beaucoup de personnes, de toutes conditions, y compris celles de sa propre famille. Un jour qu’il se trouvait au château de Sales, il fut très édifié par les siens : « Hier, universellement, confiait-il à madame de Chantal, toute cette aimable famille vint à confesse à moi en notre petite chapelle ». Sa mère elle-même le considérait comme son directeur spirituel, au point que sur son lit de mort, elle dira en parlant de lui : « C’est mon fils et mon père celui-ci ».
            La correspondance qui débuta en 1593 entre François de Sales et Antoine Favre, si elle révèle une grande amitié humaine et une entente spirituelle qui dureront pendant toute la vie, ne relève pas de la direction spirituelle en tant que telle, mais plutôt du partage fraternel où bien souvent, c’était l’aîné Antoine qui soutenait François, notamment durant la dangereuse mission du Chablais. Il n’empêche que François exerça un ascendant spirituel sur Antoine et sur sa nombreuse famille, en particulier sur sa fille Jacqueline, sa « grande fille bien-aimée », qui se fera visitandine. Pendant la mission du Chablais, le prévôt de Sales devint le père spirituel d’un grand nombre de convertis, qui trouvèrent en lui la lumière et la force nécessaires pour faire leur entrée dans l’Église catholique.
            En 1603 il rencontra le duc de Bellegarde, grand personnage du royaume et grand pécheur, qui lui demandera, quelques années plus tard, de le guider sur les chemins de la conversion. Le carême qu’il prêcha à Dijon l’année suivante constitua un tournant dans sa « carrière » de directeur spirituel, puisqu’il y rencontra Jeanne Frémyot, veuve du baron de Chantal. À partir de 1605, la visite systématique de son vaste diocèse le mettra en contact avec un nombre infini de personnes de toutes conditions, des paysans surtout et des montagnards, illettrés pour la plupart, qui n’ont pas laissé de correspondance. En marge des rencontres et des célébrations publiques, il y avait place pour des rencontres plus personnelles car, d’après Georges Rolland, « il apportait les remèdes convenables par exhortations, colloques doux et familiers, réconciliations des inimitiés et pacification des différends et procès qu’il avait pu connaître ».
            Prêchant le carême à Annecy en 1607, il trouva dans ses « sacrés filets » une «dame» de vingt et un an, « mais toute d’or ». Née en Normandie en 1586, Louise du Chastel avait épousé le cousin de l’évêque, Henri de Charmoisy. Les lettres de direction qu’il enverra à madame de Charmoisy serviront de matériaux de base à la rédaction de la future Introduction à la vie dévote.
            Les prédications de Grenoble en 1616, en 1617 et en 1618 lui amenèrent un grand contingent de filles et de fils spirituels qui, après l’avoir entendu en chaire, cherchèrent à entrer en contact avec lui. Les femmes étaient les plus nombreuses, car, écrivait-il avec humour, « ici, comme partout ailleurs, les hommes laissent aux femmes le soin du ménage et de la dévotion ».
            De nouvelles Philothées s’attacheront à ses pas durant son dernier voyage à Paris en 1618-1619, où il faisait partie de la délégation de Savoie qui allait négocier le mariage du prince de Piémont avec Christine de France, sœur de Louis XIII. Quand le mariage princier sera conclu, celle-ci le choisira comme confesseur et grand aumônier. À Paris, il rencontra également le jeune Vincent de Paul, qui subira son ascendant ; il lui confiera la direction spirituelle des visitandines de la capitale, auxquelles il disait simplement en parlant de lui : « Monsieur Vincent vous conseille fort bien ». Il devint le conseiller de la célèbre mère Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, qu’il assistera de son amitié pendant les dernières années de sa vie, tant au plan personnel que pour le gouvernement des religieuses. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera en correspondance avec de nombreuses personnes qui l’avaient choisi comme guide.

Le directeur est père, frère, ami
            En tant que père spirituel, le directeur est celui qui dans certains cas, dit : je veux. François de Sales sait user de ce langage, mais en des circonstances très spéciales, comme lorsqu’il ordonne à la baronne de ne pas fuir la rencontre de l’assassin de son mari. Une fois il écrira à une angoissée : « Je vous l’ordonne comme cela au nom de Dieu », mais c’est pour lui enlever ses scrupules. Son autorité reste humble, bonne, tendre même. L’intimité qui s’établira entre lui et le duc de Bellegarde sera telle qu’à la demande du duc, François de Sales consentira non sans hésitation à l’appeler « mon fils » ou « monsieur mon fils », bien que celui-ci fût plus âgé que lui. L’aspect pédagogique de la direction spirituelle est souligné par une autre image significative ; après avoir évoqué la course rapide de la tigresse qui sauve son petit par la force de l’amour naturel, il continue :

Combien plus un cœur un cœur paternel prendra-t-il volontiers en charge une âme qu’il aura rencontrée au désir de la sainte perfection, la portant en son sein, comme une mère fait [pour] son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien-aimé.

            Il écrivait en effet à une « très chère fille » : « Vraiment, j’ai un certain cœur de père, mais qui tient un peu du cœur de mère ». Parfois, son langage prenait des accents mâles. Il disait : « Cette vie est une guerre continuelle » ; ou encore : « il faut fourrer notre cervelle entre les épines des difficultés et laisser transpercer notre cœur de la lance de la contradiction ; boire le fiel et avaler le vinaigre ». D’ordinaire cependant, c’est la paix et la tendresse qui débordent de son cœur. « Il me semble que quand vous avez du mal, je l’ai avec vous », écrit-il à une femme accablée de dettes à payer.
            François de Sales se comporte aussi à l’égard de ses dirigés, hommes et femmes, comme un frère et c’est en cette qualité qu’il se présente souvent aux personnes qui recourent à lui. Antoine Favre est constamment appelé « mon frère ». Après avoir donné à la baronne de Chantal le titre de Madame, il lui donne celui de sœur, « ce nom par lequel les apôtres et premiers chrétiens exprimaient l’intime amour qu’ils s’entreportaient ». Il en use de même avec l’épouse du président du parlement de Bourgogne, et c’est après avoir bien des fois assuré cette « très chère sœur » de son dévouement cordial qu’il peut se permettre « en esprit de liberté » de lui faire quelques remontrances. Un frère ne commande pas, il donne des conseils et pratique la correction fraternelle.
            Mais ce qui caractérise le mieux le style salésien, c’est le climat d’amitié et de réciprocité qui unit le directeur et le dirigé. Comme le dit justement André Ravier, « il n’y a, pour lui, de véritable direction spirituelle que s’il y a amitié, c’est-à-dire échange, communication, influence réciproque ». Il est étonnant de voir non pas que François de Sales aime ses correspondants, d’un amour qu’il leur témoigne de mille manières, mais qu’il désire également d’être aimé par eux. Au père de Jeanne de Chantal il écrit : « J’abuse de votre bonté à vous déployer si grossièrement mes affections ; mais, Monsieur, quiconque me provoque en la contention d’amitié, il faut qu’il soit bien ferme, car je ne l’épargne point ».
            À Jeanne de Chantal qui désirait qu’il lui parle un peu de lui-même il répond : « Je vous dirai quelque chose de moi, puisque vous le désirez tant et que vous me dites que cela vous sert ». Et même il lui obéit : « J’ai fait en partie ce que vous désiriez de moi ». Avec elle, la réciprocité devint si intense que les deux « moi » devenaient parfois un « nous ».
            L’amitié n’exclut pas la franchise, elle la rend possible et même désirable. À l’un de ses amis, qui avait publié un livre aux tendances gallicanes, il se permet de dire franchement son désaccord : « La matière me déplaît ; s’il faut dire le mot que j’ai dans le cœur, je dis : la matière me déplaît extrêmement » ; mais l’amitié restera sauve.

Climat de confiance et de liberté
            L’obéissance au directeur spirituel est une garantie contre les excès, les illusions et les faux pas suggérés la plupart du temps par l’amour-propre ; elle maintient dans la prudence et la sagesse. L’auteur de l’Introduction à la vie dévote la considère comme nécessaire et bienfaisante, sans s’y attarder ; c’est une tradition que cette « humble obéissance, tant recommandée et pratiquée par tous les anciens dévots ». François de Sales la recommande à la baronne de Chantal envers son premier directeur, mais en y mettant la forme :

Je loue infiniment le respect religieux que vous portez à votre directeur et vous exhorte de soigneusement y persévérer ; mais si faut-il que je vous dise encore ce mot. Ce respect vous doit sans doute contenir en la sainte conduite à laquelle vous vous êtes rangée, mais il ne vous doit gêner, ni étouffer la juste liberté que l’Esprit de Dieu donne à ceux qu’il possède.

            Cependant, il faut que le directeur possède trois qualités indispensables : « Il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l’une de ces trois parties lui manque, il y a du danger ». Ce ne semblait guère être le cas du premier directeur de madame de Chantal. Au dire de sa biographe, la mère de Chaugy, celui-ci « l’attacha à sa direction » en lui défendant de ne jamais en changer ; c’étaient des « filets importuns qui tenaient son âme comme en piège, contrainte et sans liberté ». Quand elle voulut changer de directeur après sa rencontre avec François de Sales, elle tomba dans de grands scrupules. Celui-ci, pour la rassurer, lui indiqua une autre voie :

Voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres : IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE ; IL FAUT PLUS AIMER L’OBEISSANCE QUE CRAINDRE LA DESOBEISSANCE. Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui forclôt (exclut) l’obéissance, car c’est la liberté de la chair ; mais celui qui forclôt la contrainte et le scrupule ou empressement.

            La manière salésienne est fondée sur le respect et l’obéissance dus au directeur, sans aucun doute, mais surtout sur la confiance : « Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sacrée révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n’empêche point la révérence; confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son père, respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère ».
            Comment faut-il écrire à l’évêque de Genève ? « Écrivez-moi librement, sincèrement et naïvement, disait-il à une de ses correspondantes. Je n’ai pas autre chose à dire pour cela, sinon que vous ne devez pas mettre sur la lettre Monseigneur tout court, ni autrement ; il suffit d’y mettre Monsieur, et pour cause. Je suis homme sans cérémonie, et vous chéris et honore de tout mon cœur ». Souvent ce refrain revient au début d’une nouvelle relation épistolaire.
            L’affection, quand elle est sincère et surtout quand elle a la chance de jouir de la réciprocité, autorise la liberté et la plus grande franchise. « Écrivez-moi toujours quand il vous plaira, disait-il à une autre, avec entière confiance et sans cérémonie ; car en cette sorte d’amitié, il faut cheminer comme cela ». À un de ses correspondants il demandait : « Ne me faites point d’excuses à m’écrire bien ou mal, car il ne me faut nulle sorte d’autre cérémonie que de m’aimer ». L’amour pour Dieu comme l’amour pour le prochain nous fait aller « à la bonne foi et sans art » car, dit-il, « le vrai amour n’a guère de méthode ».
            Que de personnes ont besoin de pouvoir s’ouvrir à quelqu’un en toute confiance ! François de Sales raconte l’histoire d’un jeune homme de vingt ans, « brave comme le jour, vaillant comme l’épée » qui vint vers lui pour lui dire ses secrets ; la joie fut telle qu’il dira : « Il me mit hors de moi-même ; que de baisers de paix que je lui donnai » ! La confiance que saint François de Sales inspirait ne venait pas de lui : c’est Dieu, pensait-il, « qui incline tant de personnes à me remettre la clef de leurs cœurs, voire à en lever la serrure devant moi afin que je voie mieux tout ce qui est dedans ».

« Chaque fleur requiert son particulier soin »
            Si le but de la direction spirituelle est le même pour tous, à savoir la perfection de la vie chrétienne, les personnes ne se ressemblent pas et tout l’art du directeur consistera à leur indiquer le chemin particulier qui y conduit. En homme de son temps, pour qui les stratifications sociales étaient une réalité, François de Sales savait bien quelle différence il y avait entre le gentilhomme, l’artisan, le valet, le prince, la veuve, la fille et la mariée. Chacun, en effet, doit porter du fruit « selon sa qualité et vacation ». Mais le sens du groupe social se conjuguait chez lui avec le sens de l’individu : il faut « accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». Il estimait d’ailleurs que « les moyens de parvenir à la perfection sont divers selon la diversité des vocations ».
            La diversité des tempéraments est une donnée de fait, dont il faut tenir compte. On dénote chez lui un flair psychologique antérieur aux découvertes modernes. Le sens du caractère unique de chaque personne est très fort chez lui et c’est la raison pour laquelle chaque personne mérite une attention spéciale de la part du père spirituel : « Chaque herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin ». Comme un père ou une mère avec ses enfants, il s’adapte à l’individualité, au tempérament, aux situations particulières de chacune des personnes.
            À telle personne, impatiente avec elle-même, déçue de ne pas avancer assez vite, il recommande de s’aimer elle-même ; à telle autre, attirée par la vie religieuse mais dotée d’une individualité exceptionnelle, il conseille un mode de vie qui tienne compte de ces deux tendances ; à une troisième, qui oscillait entre l’exaltation et la dépression, il prêche la confiance et la paix du cœur au moyen de la lutte contre les imaginations angoissantes. À une femme révoltée par le caractère « dissipateur et léger » de son mari le directeur doit enseigner la « sainte médiocrité (juste milieu) et modération » et les moyens pour surmonter son aversion. Une autre, femme de tête, au caractère entier, pleine de tracas et de procès, avait besoin de la « sainte douceur et tranquillité ». Une autre encore est angoissée par la mort et souvent déprimée : son directeur lui inspire courage. Il y a des âmes qui ont mille désirs de perfection : il faut calmer leur impatience, fruit de l’amour-propre. La fameuse Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, veut réformer son monastère par la rigidité : il faut lui recommander la souplesse et l’humilité.
            Quant au duc de Bellegarde, qui fut mêlé à toutes les intrigues politiques et amoureuses de la cour, il est appelé à « une dévotion mâle, courageuse, vaillante, invariable, pour servir de miroir à plusieurs en faveur de la vérité de l’amour céleste, digne réparation des fautes passées ». En 1613, il rédigea à son intention un Mémorial pour bien faire la confession, contenant huit avis généraux, puis les différentes sortes de péchés, un moyen pour discerner le péché mortel du péché véniel, et enfin « les moyens pour divertir les grands du péché de la chair ».
            Pour pouvoir exercer avec un certain profit la direction spirituelle, il faut la connaissance de la personne, ce qui requiert du temps. Le directeur n’est pas toujours certain de bien saisir la situation réelle de la personne, ce qui lui faisait faire par exemple cette demande : « Une autre fois, si vous m’écrivez sur quelque semblable sujet, donnez-moi exemple de l’action de laquelle vous me demandez l’avis ».

Méthode « régressive »
            L’art de la direction de conscience consiste bien souvent de la part du directeur à savoir se retirer, à laisser l’initiative au destinataire, ou à Dieu, surtout dans les décisions qui exigent une grande « résolution ». « Ne prenez point mes paroles ric à ric, écrit-il à la baronne de Chantal, car je ne veux point qu’elles vous serrent, mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croirez être meilleur ».
            Le directeur n’est pas un despote, mais quelqu’un qui « guide nos actions par ses avis et conseils ». Il se défend de vouloir commander quand il écrit à madame de Chantal : « Ce sont avis bons et propres pour vous, non point commandements ». Celle-ci d’ailleurs dira au procès de canonisation qu’elle regrettait parfois qu’il ne commandait pas assez. En fait, le rôle du directeur est défini par cette réponse de Socrate à l’un de ses disciples : « J’aurai donc soin de te restituer à toi-même meilleur que tu n’es ». Comme il le déclarait à madame de Chantal, il s’était « voué », mis au service de « la très sainte liberté chrétienne ». Il combat pour la liberté : « Vous verrez que je dis vrai, et que je combats pour une bonne cause, quand je défends la sainte et charitable liberté d’esprit, laquelle, comme vous savez, j’honore singulièrement ».