4 Déc 2025, jeu

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Dans le discours rapporté ci-dessous, prononcé par Don Bosco entre le 30 avril et le 1er mai 1868, le saint décide de partager avec ses jeunes un rêve aussi troublant que révélateur. À travers l’apparition d’un crapaud monstrueux et la vision d’une vigne représentant la communauté de l’Oratoire, il dévoile le combat spirituel qui se livre dans chaque conscience, dénonce les vices qui menacent la vie chrétienne – l’orgueil et l’immodestie surtout – et indique les remèdes : obéissance, prière, sacrements, travail et étude. L’intention n’est pas d’effrayer, mais de secouer : Don Bosco parle en père attentionné, désireux de guider ses « fils » vers la conversion et la joie d’une existence féconde et durable dans la liberté des enfants de Dieu.

Le 29 avril, Don Bosco avait annoncé aux jeunes :
— Demain soir, vendredi et dimanche, j’ai quelque chose à vous dire, car si je ne vous le disais pas, je croirais devoir aller dans la tombe avant l’heure. J’ai quelque chose de grave à vous révéler. Et je désire que les apprentis soient également présents.
Le soir du 30 avril, jeudi, après les prières, les apprentis laissèrent le lieu où Don Rua ou Don Francesia avait l’habitude de leur parler pour venir se joindre à leurs camarades étudiants, et Don Bosco commença à dire :
– Mes chers jeunes ! Hier soir, je vous ai dit que j’avais quelque chose de grave à vous raconter. J’ai fait un rêve, et j’étais décidé à ne pas vous en parler, d’une part parce que je pensais que c’était un rêve comme tous ceux qui se présentent à l’imagination pendant le sommeil ; d’autre part parce qu’à chaque fois que j’en ai raconté un, il y a toujours eu des observations et des plaintes. Mais un autre rêve m’oblige à vous parler du premier, d’autant plus que depuis quelques jours, j’ai recommencé à être tourmenté par des fantômes, surtout il y a trois nuits. Vous savez que je suis allé à Lanzo pour avoir un peu de tranquillité. Eh bien, la dernière nuit que j’ai dormi dans ce collège, m’étant couché, alors que je commençais à m’endormir, mon imagination fut occupée par ce que je vais vous dire.
Il me sembla voir entrer dans ma chambre un grand monstre, qui s’avançait et se plaçait juste au pied du lit. Il avait une forme répugnante de crapaud et sa grosseur était celle d’un bœuf.
Je le regardais fixement sans respirer. Le monstre grossissait peu à peu ; il grandissait dans ses jambes, il grandissait dans son corps, il grandissait dans sa tête, et plus son volume augmentait, plus il devenait horrible. Il était de couleur verte avec une ligne rouge autour de la bouche et du cou qui le rendait encore plus terriblement effrayant. Ses yeux étaient de feu et ses oreilles osseuses et très petites. Je disais en moi-même en l’observant : – Mais le crapaud n’a pas d’oreilles ! – Et sur son nez se dressaient deux cornes, des flancs lui poussaient deux pattes verdâtres. Ses jambes étaient faites comme celles du lion et derrière se déroulait une longue queue qui se terminait par deux pointes.
À ce moment, il me semblait n’avoir absolument pas peur, mais ce monstre commença à s’approcher de moi et ouvrait sa large bouche garnie de grosses dents. Je fus alors pris d’une grande terreur. J’ai cru que c’était un démon de l’enfer, car il avait toutes les caractéristiques d’un démon. Je fis le signe de la croix, mais cela ne servit à rien ; je sonnai la cloche, mais à cette heure-là, personne ne vint, personne n’entendit ; je criai, mais en vain ; le monstre ne fuyait pas.
– Que veux-tu ici de moi, dis-je alors, vilain démon ? – Mais il s’approchait de plus en plus, redressait et élargissait ses oreilles. Puis il posa ses pattes antérieures sur le bord du lit, et lentement se tira vers le haut, s’agrippant aussi à la literie avec ses pattes arrière, et resta immobile un moment en me fixant. Puis, en s’avançant il allongea son museau face à face contre moi. Je fus pris d’un tel dégoût que j’ai fait un bond dans mon lit, je me suis assis et j’étais sur le point de me jeter à terre quand le monstre ouvrit sa gueule. J’aurais voulu me défendre, le repousser, mais il était si répugnant que je n’osais même pas le toucher. Je me mis à crier, avec la main j’ai cherché derrière moi l’eau bénite et, ne la trouvant pas, j’ai frappé des deux mains contre le mur. Puis le crapaud me saisit la tête un instant de telle sorte que la moitié de ma personne était dans ces horribles mâchoires. Alors j’ai crié :
– Au nom de Dieu ! Pourquoi me fais-tu cela ? – Le crapaud, à ma voix, se retira un peu, laissant libre ma tête. Je fis alors de nouveau le signe de la sainte croix et ayant réussi à mettre mes doigts dans l’eau bénite, j’ai jeté un peu d’eau bénite sur le monstre. Alors ce démon recula en poussant un cri terrible et disparut, mais en disparaissant, je pus entendre une voix d’en haut qui prononça distinctement ces paroles :
– Pourquoi ne parles-tu pas ?
Le directeur de Lanzo, Don Lemoyne, fut réveilla pendant cette nuit par mes cris prolongés. Il entendit que je frappais des mains contre le mur et le matin il me demanda :
– Est-ce que Don Bosco a rêvé cette nuit ?
– Pourquoi me poses-tu cette question ?
– Parce que j’ai entendu vos cris.
Il avait compris que c’était la volonté de Dieu que je vous dise ce que j’ai vu. J’ai donc décidé de vous raconter tout le rêve, parce que je suis obligé en conscience de vous le dire, et aussi pour me libérer de ces spectres. Remercions le Seigneur pour ses miséricordes et en attendant, quelle que soit la manière dont Dieu veut nous faire connaître sa volonté, tâchons de mettre en pratique les avis qui nous ont été donnés et de profiter des moyens qui nous ont été offerts pour le salut de nos âmes. J’ai pu connaître dans ces circonstances l’état de la conscience de chacun d’entre vous.
Je désire cependant que ce que je vais dire reste entre nous. Je vous prie de ne pas vouloir l’écrire, ni d’en parler en dehors de la maison, car ce ne sont pas des choses à prendre à la légère, comme certains pourraient le faire, et pour éviter qu’il en résulte des conséquences désagréables pour Don Bosco. Je vous les dis en toute confiance comme à mes chers fils et vous les écouterez comme venant de votre père. Voici donc les rêves que je voulais laisser dans le secret et que je suis contraint de vous raconter.
Dès les premiers jours de la semaine sainte (5 avril), j’ai commencé à avoir des rêves qui m’occupèrent et me tourmentèrent par la suite pendant plusieurs nuits. Ces rêves me fatiguaient tellement que le matin suivant, j’étais beaucoup plus fatigué que si j’avais travaillé toute la nuit, car mon sommeil était très troublé et agité. La première nuit, je rêvai que j’étais mort. La deuxième, que j’étais au jugement de Dieu où je devais régler mes comptes avec le Seigneur, mais je me suis réveillé en voyant que j’étais vivant dans mon lit et que j’avais encore du temps pour me préparer un peu mieux à une sainte mort. La troisième nuit, j’ai rêvé que j’étais au paradis et là, il me semblait que j’étais très bien et que j’étais très heureux. Après la nuit, le matin au réveil, je vis disparaître cette belle illusion, mais je me sentais résolu à gagner à tout prix ce royaume éternel que j’avais entrevu. Jusqu’ici, ce n’étaient que des choses qui n’ont pas d’importance ni de signification pour vous. On va se coucher avec une pensée dans l’imagination et puis, dans le sommeil, les choses qu’on a pensées se reproduisent.
J’ai ensuite rêvé une quatrième fois et c’est ce rêve que je dois vous exposer. La nuit du jeudi saint (9 avril), à peine pris d’un léger sommeil, j’ai eu l’impression d’être ici sous ces portiques, entouré de nos prêtres, abbés, assistants et jeunes. Puis vous êtes tous disparus et j’ai marché un peu plus loin dans la cour. Il y avait avec moi Don Rua, Don Cagliero, Don Francesia, Don Savio et le jeune Preti, et un peu plus loin Giuseppe Buzzetti et Don Stefano Rumi, du Séminaire de Gênes, notre grand ami. Tout à coup, l’Oratoire actuel changea d’aspect et prit l’aspect de notre maison telle qu’elle était à ses débuts, quand il n’y avait presque que les personnes que je viens de citer. À noter que la cour était contiguë à de vastes champs incultes, inhabités, qui s’étendaient jusqu’aux prés de la citadelle, où les premiers jeunes couraient souvent en jouant. J’étais près de l’endroit où maintenant, sous les fenêtres de ma chambre, se trouve l’atelier des menuisiers, un espace autrefois cultivé en jardin.
Pendant que nous étions assis en train de discuter des affaires de la maison et de l’évolution des jeunes, voici que devant ce pilier (où était appuyée l’estrade d’où il parlait) qui soutient la pompe, près de la porte de la maison Pinardi, nous avons vu sortir de terre une magnifique vigne, celle qui était autrefois à cet endroit. Nous avons été étonnés en voyant réapparaître la vigne après tant d’années, et l’un demandait à l’autre ce que cela pouvait bien être. La vigne poussait à vue d’œil et s’élevait de terre à la hauteur d’un homme. Tout à coup, elle commença à étendre ses rameaux en nombre considérable de ci de là, de toute part, et à sortir ses pampres. En peu de temps, elle s’élargit au point d’occuper toute notre cour en s’étendant même au-delà. Curieusement, les sarments ne s’élevaient pas en hauteur, mais s’étendaient parallèlement au sol comme une immense pergola suspendue en l’air sans un soutien visible. C’est alors qu’apparut un beau feuillage vert. Ses longs sarments étaient d’une prospérité et d’une vigueur surprenantes, et bientôt sortirent les belles grappes, les baies grossissaient et le raisin prit sa couleur.
Don Bosco et ceux qui étaient avec lui regardaient stupéfaits et disaient :
– Comment cette vigne a-t-elle pu croître si vite ? Qu’est-ce que cela ?
Et Don Bosco dit aux autres :
– Là, voyons ce qui se passe.
J’observais le phénomène les yeux grands ouverts, sans cligner des yeux, quand tout à coup tous les grains tombèrent par terre et devinrent comme autant de jeunes vifs et joyeux, qui en un instant remplirent toute la cour de l’Oratoire et chaque espace ombragé par la vigne. Les jeunes sautaient, jouaient, criaient, couraient sous cette singulière pergola, si bien que j’avais grand plaisir en les voyant. Il y avait ici tous les jeunes qui ont été, qui sont et qui seront à l’Oratoire et dans les autres collèges, car il y en avait beaucoup que je ne connaissais pas.
Alors un personnage, que je ne reconnus pas tout de suite – et vous savez que Don Bosco a toujours un guide dans ses rêves – apparut à mes côtés et observait aussi les jeunes. Mais tout à coup un voile mystérieux s’étendit devant nous et cacha ce spectacle joyeux.
Ce long voile, pas plus haut que la vigne, semblait comme attaché aux sarments de la vigne sur toute sa longueur et descendait au sol comme un rideau. On ne voyait plus autre chose que la partie supérieure de la vigne qui semblait un vaste tapis de verdure. Toute la joie des jeunes cessa en un instant et un silence mélancolique s’installa.
– Regarde, me dit la guide, en me montrant la vigne.
Je m’approchai et vis cette belle vigne, qui semblait chargée de raisins et qui n’avait plus que les feuilles, sur lesquelles étaient écrites les paroles de l’Évangile : Nihil invenit in ea ! (Il ne trouva rien, Mt 21,19). Ne sachant pas ce que cela pouvait signifier, je dis à ce personnage :
– Qui es-tu ? … Que signifie cette vigne ?
Celui-ci enleva le voile de la vigne comme auparavant et en-dessous je vis seulement un certain nombre parmi les nombreux jeunes que j’avais vus auparavant, en grande partie inconnus de moi.
– Ceux que tu vois, ajouta-t-il, ce sont ceux qui ont beaucoup de facilité pour faire le bien mais n’ont pas comme but de plaire au Seigneur. Ce sont ceux qui font seulement semblant d’agir pour le bien afin de ne pas disparaître devant leurs camarades qui sont bons. Ils observent avec exactitude les règles de la maison, mais c’est par calcul, pour éviter les reproches et ne pas perdre l’estime des supérieurs ; ils se montrent déférents envers eux, mais ne retirent aucun fruit des instructions, encouragements et soins qu’ils ont eus ou auront dans cette maison. Leur idéal est de se procurer une position honorifique et lucrative dans le monde. Ils ne se soucient pas d’étudier leur vocation, repoussent l’invitation du Seigneur s’il les appelle, et en même temps dissimulent leurs intentions pour ne pas avoir d’ennuis. Ce sont ceux qui font les choses par force et donc sans aucun profit pour l’éternité.
Voilà ce qu’il a dit. Oh ! combien cela m’a fait de peine de voir dans ce nombre certains d’entre eux que je croyais très bons, affectueux et sincères !
Et l’ami ajouta :
– Le mal n’est pas seulement ici. – Alors il laissa tomber le voile, ce qui fit réappaître toute la partie supérieure de cette vigne.
– Maintenant regarde de nouveau ! – me dit-il.
Je regardai ces sarments. Parmi les feuilles, on voyait beaucoup de grappes de raisins qui au début me semblaient promettre une riche vendange. Déjà je me réjouissais, mais en m’approchant, je vis que ces grappes étaient défectueuses, gâtées ; d’autres moisies, d’autres pleines de vers et d’insectes qui les rongeaient ; d’autres mangées par les oiseaux et les guêpes ; d’autres pourries et desséchées. En regardant bien, je me suis persuadé que rien de bon ne pouvait être tiré de ces grappes qui ne faisaient que polluer l’air environnant avec la puanteur qui en émanait.
Alors ce personnage leva de nouveau le voile. Regarde, s’exclama-t-il. Et dessous apparut non l’immense nombre de jeunes que j’avais vus au début du rêve, mais vraiment beaucoup d’entre eux. Leurs physionomies, auparavant si belles, étaient devenues laides, sombres, et pleines de plaies répugnantes. Ils marchaient courbés, pliés en deux, mélancoliques. Personne ne parlait. Parmi eux, il y en avait qui avaient déjà habité ici dans la maison et dans les collèges, d’autres qui y sont actuellement, et beaucoup que je ne connaissais pas encore. Tous étaient abattus et n’osaient pas lever les yeux.
Moi, les prêtres, et quelques-uns de ceux qui l’entouraient, étions effrayés et sans voix. Enfin, je demandai à mon guide :
– Comment cela se fait-il ? Pourquoi ces jeunes étaient-ils auparavant si joyeux et si beaux, et maintenant si tristes et si laids ?
Le guide répondit :
– Conséquences du péché !
Les jeunes, entre-temps, passaient devant moi et le guide me dit :
– Observe-les un peu bien !
Je les fixais attentivement et vis que tous portaient leur péché écrit sur le front et sur la main. Parmi eux, j’en reconnus certains qui me laissèrent stupéfait. J’avais toujours cru qu’ils étaient des fleurs de vertu et ici, au contraire, je découvrais qu’ils avaient de graves défauts dans l’âme.
Pendant que les jeunes défilaient, je lisais sur leur front : – Immodestie – scandale – malignité – orgueil – paresse – gourmandise – envie – colère – esprit de vengeance – blasphème – irréligion – désobéissance – sacrilège – vol.
            Mon guide me fit observer :
– Tous ne sont pas aujourd’hui comme tu les vois, mais un jour ils le seront s’ils ne changent pas de conduite. Beaucoup de ces péchés ne sont pas graves en eux-mêmes, mais ils sont la cause et le début de terribles chutes et de la perdition éternelle. Qui spernit modica, paulatim decidet (Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu, Sir 19,1). La gourmandise produit l’impureté ; le mépris envers les Supérieurs entraîne le mépris envers les prêtres et l’Église, et ainsi de suite.
Désolé par ce spectacle, je pris mon carnet et le crayon pour écrire les noms des jeunes que je connaissais et noter leurs péchés ou du moins le vice dominant de chacun. Je voulais les avertir et les corriger, mais le guide me saisit le bras en me demandant :
– Que fais-tu ?
– J’écris ce que je vois écrit sur leur front, afin de pouvoir les avertir pour qu’ils se corrigent.
– Cela ne t’est pas permis, répondit l’ami.
– Pourquoi ?
– Ils ne manquent pas de moyens pour vivre sans ces maladies. Ils ont des règles, qu’ils les observent ; ils ont des Supérieurs, qu’ils leur obéissent ; ils ont les Sacrements, qu’ils les fréquentent. Ils ont la Confession, qu’ils ne la profanent pas en cachant leurs péchés. Ils ont la Sainte Communion, qu’ils ne la reçoivent pas dans une âme souillée par un péché grave. Qu’ils gardent leurs yeux, fuient les mauvais compagnons, s’abstiennent des mauvaises lectures et des mauvais discours, etc., etc. Ils sont dans cette maison et son règlement les sauvera. Quand la cloche sonne, qu’ils soient prêts à obéir. Qu’ils ne cherchent pas de subterfuges pour tromper leurs maîtres et rester oisifs. Qu’ils ne secouent pas le joug des supérieurs, les considérant comme des surveillants importuns, des conseillers intéressés, comme des ennemis, en chantant victoire quand ils réussissent à couvrir leurs méfaits ou à voir leurs manquements impunis. Qu’ils restent respectueux et prient volontiers à l’église et aux moments destinés à la prière sans déranger ni bavarder. Qu’ils étudient en étude, travaillent dans l’atelier et gardent une conduite décente. Étude, travail et prière : voilà ce qui les maintiendra dans le bon chemin, etc.
Malgré sa réponse négative, j’ai continué à prier instamment mon guide pour qu’il me laisse écrire ces noms. Mais il m’arracha le carnet des mains et le jeta par terre, en disant :
– Je te dis qu’il n’est pas nécessaire que tu écrives ces noms. Avec la grâce de Dieu et en écoutant la voix de la conscience, tes jeunes sauront ce qu’ils doivent faire ou fuir.
– Alors, dis-je, ne pourrai-je rien manifester à mes chers jeunes ? Dis-moi au moins ce que je pourrai leur annoncer, quel avis leur donner !
– Tu pourras dire ce dont tu te souviens, à ta guise.
Et il laissa tomber le voile et de nouveau la vigne se découvrit devant nos yeux. Les sarments, presque sans feuilles, portaient de belles grappes de raisin rubicond et mûr. Je m’approchai, observai attentivement les grappes et les trouvai telles qu’elles semblaient de loin. C’était un plaisir de les voir et cela donnait du goût rien qu’à les regarder. Tout autour, elles répandaient un parfum suave.
L’ami leva aussitôt le voile. Sous ce vaste treillis se trouvaient beaucoup de nos jeunes qui sont, ont été et seront avec nous. Ils étaient magnifiques et rayonnants de joie.
– Ceux que tu vois, dit-il, ce sont et ce seront ceux qui, grâce à tes soins, portent et porteront de bons fruits, ceux qui pratiquent la vertu et te donneront beaucoup de consolations.
Je me suis réjoui, mais je restais en même temps affligé, car ils n’étaient pas le nombre immense que j’espérais. Pendant que les contemplais, la cloche des repas sonna et les jeunes s’en allèrent. Les abbés se rendirent eux aussi à leur destination. Je regardai autour de moi et ne vis plus personne. Même la vigne avec ses sarments et ses grappes avait disparu. Je cherchai mon homme et ne le vis plus. Alors je me suis réveillé et j’ai pu me reposer un peu.

Le vendredi 1er mai, Don Bosco poursuivit son récit.
– Comme je vous l’ai dit hier soir, je m’étais réveillé en croyant avoir entendu le son de la cloche, mais je me suis rendormi et je reposais d’un sommeil tranquille, quand je fus secoué pour la deuxième fois et il me sembla que j’étais dans ma chambre, en train de m’occuper de ma correspondance. Je sortis sur le balcon, contemplai un instant la coupole de l’église nouvelle qui s’élevait gigantesque, et descendis sous les portiques. Peu à peu, nos prêtres et les clercs arrivaient de leurs occupations et faisaient cercle autour de moi. Parmi eux se trouvaient Don Rua, Don Cagliero, Don Francesia et Don Savio. Je m’entretenais avec mes amis de choses diverses quand soudain la scène changea. L’église de Marie Auxiliatrice disparut, tous les bâtiments actuels de l’Oratoire disparurent, et nous nous trouvâmes devant la vieille maison Pinardi. Et voilà qu’une vigne réapparut du sol à l’endroit même où je l’avais vue la première fois, comme si elle sortait des mêmes racines. Elle s’éleva à la même hauteur, puis produisit de nombreux sarments horizontaux très étendus dans un vaste espace, qui se couvrirent de feuilles, puis de grappes et enfin je vis les raisins mûrir. Mais les foules de jeunes ne sont plus réapparus. Les grappes étaient énormes comme celles de la terre promise. Il aurait fallu la force d’un homme pour en porter une seule. Les grains étaient extraordinairement gros et de forme allongée, d’une belle couleur jaune d’or et ils semblaient très mûrs. Un seul aurait suffi à remplir la bouche. Ils avaient un si bel aspect qu’ils vous mettaient l’eau à la bouche et il semblait que chacun disait : – Mange-moi !
Don Cagliero observait également avec émerveillement ce spectacle avec Don Bosco et les autres prêtres. Don Bosco s’exclama : Quelle vigne magnifique !
Et sans se faire prier, Don Cagliero s’approcha de la vigne, en détacha quelques grains, en mit un dans sa bouche, le pressa avec ses dents, mais il resta là, dégoûté, la bouche ouverte. Il cracha le raisin d’un coup, comme s’il le rejetait. Le raisin avait un goût détestable, comme celui d’un œuf pourri.
– Quelle horreur ! s’exclama Don Cagliero, après avoir craché plusieurs fois ; c’est du poison, il y a de quoi faire mourir un chrétien !
Tous regardaient et personne ne parlait, quand sortit de la porte de la sacristie de l’ancienne chapelle un homme sérieux et résolu, qui s’approcha de nous et se mit à côté de Don Bosco. Don Bosco l’interrogea :
– Comment se fait-il qu’un raisin si beau ait un goût si mauvais ?
Cet homme ne répondit pas, mais toujours sérieux, il alla prendre un paquet de bâtons, en choisit un noueux et se présentant à Don Savio, il le lui offrit, en disant :
– Prends et frappe sur ces sarments ! – Don Savio refusa et recula d’un pas.
Alors cet homme se tourna vers Don Francesia, lui offrit le bâton et lui dit :
– Prends et frappe ! – et comme à Don Savio, il indiqua l’endroit où il devait frapper. Don Francesia, haussant les épaules et avançant le menton, secoua un peu la tête pour dire non.
Cet homme se présenta alors devant Don Cagliero et le prenant par un bras, lui présenta le bâton en disant :
– Prends et frappe, frappe et abats ! – en lui indiquant où il devait frapper. Don Cagliero, effrayé, fit un bond en arrière et frappant le dessus d’une main contre l’autre, s’exclama :
– Il ne manque plus que cela ! – Le guide le lui présenta une deuxième fois en répétant :
– Prends et frappe ! – Et Don Cagliero fit claquer les lèvres en disant :
Non, non ! Moi non ! moi non ! – Il se mit à courir, pris de peur, pour se cacher derrière moi.
En voyant cela, le personnage, imperturbable, se présenta de la même manière à Don Rua :
– Prends et frappe ! – et Don Rua, comme Don Cagliero, vint se réfugier derrière moi.
Alors je me trouvai face à cet homme singulier qui s’était arrêté devant moi pour me dire :
– Prends et frappe ces sarments. – Je fis un grand effort pour voir si je rêvais ou si j’étais en pleine conscience et il me sembla que toutes ces choses étaient vraies, et je dis à cet homme :
– Qui es-tu pour me parler de cette manière ? Dis-moi pourquoi je dois frapper sur ces sarments ? Pourquoi dois-je les abattre ? Est-ce un rêve, est-ce une illusion ? Qu’est-ce que c’est ? Au nom de qui parles-tu ? Me parles-tu peut-être au nom du Seigneur ?
– Approche de la vigne, me répondit-il, et lis sur ces feuilles !
Je me suis approché, j’ai examiné attentivement les feuilles sur lesquelles j’ai lu ces mots : – Ut quid terram occupat ? (Pourquoi doit-elle occuper le terrain, Lc 13,7)
– C’est écrit dans l’Évangile ! s’exclama mon guide.
J’avais bien compris, mais je voulus lui faire observer ceci :
– Avant de frapper, souviens-toi qu’il est aussi écrit dans l’Évangile que le Seigneur, à la prière du cultivateur, a attendu qu’on mette du fumier à la racine du figuier improductif, et qu’on le cultive, se réservant de l’arracher seulement après avoir fait tout ce qu’il fallait pour qu’il porte du bon fruit. – Eh bien, on pourra lui accorder un délai avant le châtiment, mais en attendant regarde, et ensuite tu verras. – Et il me montra la vigne. Je regardais mais je ne comprenais pas.
– Viens et observe, me répliqua-t-il, lis ce qui est écrit sur les grains.
Don Bosco s’approcha et vit que les grains avaient tous une inscription, le nom d’un élève et le titre de sa faute. Je lisais et parmi toutes les accusations, je fus terrifié par celles-ci : Orgueilleux infidèle à ses promesses – Impudeur – Hypocrite négligeant tous ses devoirs – Calomniateur – Vindicatif – Sans cœur – Sacrilège – Méprise l’autorité des supérieurs – Pierre d’achoppement – Suiveur de fausses doctrines. – Je vis le nom de ceux quorum Deus venter est (le ventre est leur dieu, Phil 3,19) ; de ceux que la scientia inflat (la connaissance remplit d’orgueil, 1 Cor 8,1) ; de ceux qui quaerunt quae sua sunt, non quae Iesu Christi (cherchent leurs propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ, Phil 2,21) ; de ceux qui trament contre les supérieurs et le règlement. C’étaient les noms de certains malheureux qui ont été ou sont actuellement parmi nous, et un grand nombre de noms nouveaux pour moi, c’est-à-dire de ceux qui viendront chez nous dans les temps futurs.
– Voici les fruits que donne cette vigne, dit cet homme toujours avec sérieux : fruits amers, mauvais, nuisibles pour le salut éternel.
Sans tarder, je sortis mon carnet et pris le crayon. Je voulais écrire les noms de certains d’entre eux, mais le guide me saisit le bras comme la première fois et me dit :
– Que fais-tu ?
– Laisse-moi prendre le nom de ceux que je connais, afin que je puisse les avertir en privé et les corriger.
Ce fut en vain, le guide ne me le permit pas. J’ajoutai :
– Mais si je leur dis les choses telles qu’elles sont, dans quel mauvais état ils se trouvent, ils se repentiront.
Il me répondit :
– S’ils ne croient pas à l’Évangile, ils ne te croiront pas non plus.
J’insistai, car je désirais prendre note et avoir des normes aussi pour l’avenir, mais cet homme ne répondit plus rien et s’avança vers Don Rua avec le paquet de bâtons, l’invitant à en prendre un :
– Prends et frappe ! – Don Rua croisa les bras, baissa la tête et murmura :
– Patience ! – Puis il jeta un coup d’œil vers Don Bosco. Don Bosco fit un signe d’approbation. Alors Don Rua prit le bâton dans ses mains, s’approcha de la vigne et commença à frapper à l’endroit indiqué. Mais à peine avait-il donné les premiers coups que le guide lui fit signe d’arrêter et cria à tous :
– Retirez-vous !
Nous nous éloignâmes tous. Nous observions et voyions les grains gonfler, devenir plus gros, répugnants. Ils ressemblaient à des limaces sans coquille, toujours de couleur jaune mais sans perdre la forme de raisin. Le guide cria encore :
– Observez ! Laissez le Seigneur décharger ses vengeances !
Et voilà qu’un brouillard épais couvrit le ciel, au point qu’on ne voyait plus rien même à peu de distance, et recouvrit toute la vigne. Tout devient obscur. Des éclairs jaillissent, le tonnerre gronde, la foudre s’abat sur la cour sans arrêt, provoquant la terreur. Les sarments ployaient, agités par des vents furieux, et les feuilles volaient. Pour finir, une tempête violente commença à s’abattre sur la vigne. Je voulais fuir mais mon guide me retint en me disant :
– Regarde cette grêle !
Je regardai et vis que les grêlons étaient gros comme un œuf ; une partie était noire, une partie rouge ; chaque grain était pointu d’un côté et plat en forme de masse de l’autre. La grêle noire frappait le sol près de moi et plus loin on voyait tomber la grêle rouge.
– Que se passe-t-il ? disais-je ; je n’ai jamais vu de grêle semblable.
– Approche, me répondit l’ami inconnu, et tu verras.
Je m’approchai un peu de la grêle noire, mais de celle-ci émanait une telle puanteur que j’en fus dégoûté. L’autre insistait de plus en plus pour que je m’approche. Alors je pris un grain de cette grêle noire pour l’examiner, mais je dus immédiatement le jeter par terre, tant cette odeur pestilentielle me répugnait, et je dis :
– Je ne peux rien voir !
Et l’autre :
– Regarde bien et tu verras !
Alors, me faisant violence encore plus, je vis écrit sur chacun de ces morceaux noirs de glace : Immodestie. Je suis allé aussi vers la grêle rouge : elle était froide et pourtant elle brûlait partout où elle tombait. J’en pris un grain qui sentait mauvais pareillement, mais je pus avec un peu plus de facilité y lire ce mot : Orgueil. À cette vue, plein de honte moi aussi, je me suis exclamé :
– Est-ce que ce sont les deux vices principaux qui menacent cette maison ?
– Ce sont les deux vices capitaux qui ruinent le plus grand nombre d’âmes non seulement dans ta maison, mais qui en ruinent le plus dans le monde entier. En temps voulu, tu verras combien seront précipités en enfer à cause de ces deux vices.
– Que devrai-je donc dire à mes fils pour qu’ils les détestent ?
– Ce que tu devras leur dire, tu le sauras dans peu de temps. – Ce disant, il s’éloigna de moi. Pendant ce temps, la grêle continuait à s’abattre furieusement sur la vigne au milieu des éclairs et des coups de tonnerre. Les grappes étaient foulées, écrasées comme si elles avaient été dans le pressoir sous les pieds des vignerons et laissaient échapper leur jus. Une odeur horrible se répandit dans l’air et semblait étouffer la respiration. De chaque grain sortait une puanteur variée, mais l’une était plus écœurante que l’autre, selon les différentes espèces et le nombre de péchés. Ne pouvant plus résister, je mis le mouchoir sur mon nez. Je me hâtai de retourner dans ma chambre, mais je ne vis plus aucun de mes compagnons, ni Don Francesia, ni Don Rua, ni Don Cagliero. Ils m’avaient laissé seul et avaient fui. Tout était désert et silencieux. Moi aussi, je fus pris alors d’une telle peur que je me mis à prendre la fuite, et en fuyant, je me suis réveillé.
Comme vous le voyez, ce rêve n’est pas très beau, mais ce qui se passa le soir et la nuit après l’apparition du crapaud, nous le dirons après-demain, dimanche 3 mai, et ce sera encore moins beau. Maintenant, vous ne pouvez pas connaître les conséquences de tout cela, mais comme il n’y a plus le temps, pour ne pas vous priver de repos, je vous laisse aller dormir, me réservant de vous les révéler une autre fois.
Il convient de réfléchir au fait que les graves manquements révélés à Don Bosco ne se rapportaient pas tous aux temps actuels, mais concernaient une série d’années futures. En effet, il vit non seulement tous les élèves qui avaient été et étaient alors à l’Oratoire, mais une infinité d’autres élèves à la physionomie inconnue qui appartiendront à ses Institutions dispersées dans le monde entier. La parabole de la vigne stérile, qui se lit dans le livre d’Isaïe, embrasse plusieurs siècles d’histoire.
De plus, il convient et il ne faut absolument pas oublier ce que dit le guide au Vénérable : Les jeunes ne sont pas tous maintenant comme je les ai vus, mais un jour ils seront tels s’ils ne changent pas de conduite. Par le chemin du mal, on va au précipice.
Notons aussi comment, à la vue de la vigne, était apparu un personnage que Don Bosco disait ne pas avoir immédiatement reconnu, et qui ensuite fut son guide et son interprète. En racontant ce rêve et d’autres, Don Bosco avait l’habitude de lui donner parfois le nom d’inconnu pour cacher la partie la plus grandiose de ce qu’il avait contemplé et aussi, dirons-nous, de ce qui indiquait trop manifestement l’intervention du surnaturel.
Nous l’avons interrogé plusieurs fois au sujet de cet inconnu, en profitant de cette intime confiance dont il nous honorait. Bien que ses réponses ne fussent pas explicites, nous avons dû nous persuader, à la suite d’autres indices, que le guide n’était pas toujours le même, que c’était peut-être un ange du Seigneur, ou un élève défunt, ou Saint François de Sales, ou Saint Joseph, ou d’autres saints. En d’autres occasions, il a dit explicitement avoir été accompagné par Luigi Comollo, ou Domenico Savio, ou Louis Colle. Parfois, autour de ces personnages, la scène se dilatait et il voyait simultanément d’autres personnages qui leur faisaient cortège ou leur tenait compagnie.
(MB IX, 154-165)