11 Nov 2025, mar

Don Bosco et les processions eucharistiques

⏱️ Temps de lecture : 7 min.

Un aspect peu connu mais important du charisme de saint Jean Bosco est celui des processions eucharistiques. Pour le saint des jeunes, l’Eucharistie n’était pas seulement une dévotion personnelle, mais un instrument pédagogique et un témoignage public. Dans un Turin en pleine transformation, Don Bosco a vu dans les processions une occasion de renforcer la foi des jeunes et d’annoncer le Christ dans les rues. L’expérience salésienne, poursuivie dans le monde entier, montre comment la foi peut s’incarner dans la culture et répondre aux défis sociaux. Aujourd’hui encore, vécues dans un climat d’authenticité et d’ouverture, ces processions peuvent devenir des signes prophétiques de foi.


Quand on parle de saint Jean Bosco (1815-1888), on pense immédiatement à ses oratoires populaires, à sa passion éducative pour les jeunes et à la famille salésienne née de son charisme. Moins connu, mais non moins décisif, est le rôle que la dévotion eucharistique — et en particulier les processions eucharistiques — a joué dans son œuvre. Pour Don Bosco, l’Eucharistie n’était pas seulement le cœur de la vie intérieure ; elle constituait aussi un puissant instrument pédagogique et un signe public de renouveau social dans un Turin en rapide transformation industrielle. Retracer le lien entre le saint des jeunes et les processions du Saint-Sacrement, c’est entrer dans un laboratoire pastoral où liturgie, catéchèse, éducation civique et promotion humaine s’entremêlent de manière originale et, parfois, surprenante.

Les processions eucharistiques dans le contexte du XIXe siècle
Pour comprendre Don Bosco, il faut se rappeler que le XIXe siècle italien a connu un intense débat sur le rôle public de la religion. Après l’époque napoléonienne et le mouvement du Risorgimento, les manifestations religieuses dans les rues des villes n’étaient plus une évidence : dans de nombreuses régions se profilait un État libéral, qui regardait avec suspicion toute expression publique du catholicisme, craignant les rassemblements de masse ou les résurgences « réactionnaires ». Les processions eucharistiques, cependant, conservaient une force symbolique très puissante : elles rappelaient la seigneurie du Christ sur toute la réalité et, en même temps, faisaient émerger une Église populaire, visible et incarnée dans les quartiers. C’est sur ce fond que se détache l’obstination de Don Bosco, qui n’a jamais renoncé à accompagner ses jeunes pour témoigner de la foi en dehors des murs de l’oratoire, que ce soit dans les rues de Valdocco ou dans les campagnes environnantes.

Dès ses années de formation au séminaire de Chieri, Giovanni Bosco a développé une sensibilité eucharistique à saveur « missionnaire ». Les chroniques racontent qu’il s’arrêtait souvent à la chapelle, après les cours, pour une longue prière devant le tabernacle. Dans les « Mémoires de l’Oratoire », il reconnaît lui-même avoir appris de son directeur spirituel, Don Cafasso, la valeur de « se faire pain » pour les autres. Contempler Jésus qui se donne dans l’Hostie signifiait, pour lui, apprendre la logique de l’amour gratuit. Cette ligne traverse toute son existence. « Restez amis de Jésus au Saint-Sacrement et de Marie Auxiliatrice », répétera-t-il aux jeunes, indiquant la communion fréquente et l’adoration silencieuse comme les piliers d’un chemin de sainteté laïque et quotidienne.

L’oratoire de Valdocco et les premières processions internes
Dans les premières années 1840 du XIXe siècle, l’oratoire de Turin ne possédait pas encore de véritable église. Les célébrations avaient lieu dans des baraques en bois ou dans des cours aménagées. Don Bosco, cependant, ne renonçait pas à organiser de petites processions internes, presque des « répétitions générales » de ce qui allait devenir une pratique stable. Les jeunes portaient des cierges et des étendards, chantaient des louanges mariales et, à la fin, s’arrêtaient autour d’un autel improvisé pour la bénédiction eucharistique. Ces premières tentatives avaient une fonction éminemment pédagogique : habituer les jeunes à une participation dévote mais joyeuse, unissant discipline et spontanéité. Dans le Turin ouvrier, où la misère débouchait souvent sur la violence, défiler en ordre avec le foulard rouge au cou était déjà un signal à contre-courant : c’était montrer que la foi pouvait éduquer au respect de soi et des autres.

Don Bosco savait bien qu’une procession ne s’improvise pas : il faut des signes, des chants, des gestes qui parlent au cœur avant même de parler à l’esprit. C’est pourquoi il s’occupait personnellement de l’explication des symboles. Le dais devenait l’image de la tente de la rencontre, signe de la présence divine qui accompagne le peuple en chemin. Les fleurs éparpillées le long du parcours rappelaient la beauté des vertus chrétiennes qui doivent orner l’âme. Les lampions, indispensables lors des sorties nocturnes, faisaient allusion à la lumière de la foi qui éclaire les ténèbres du péché. Chaque élément faisait l’objet d’un petit « sermon » convivial au réfectoire ou pendant la récréation, de sorte que la préparation logistique se mêlait à la catéchèse systématique. Le résultat ? Pour les jeunes, la procession n’était pas une obligation rituelle mais une occasion de fête pleine de sens.

L’un des aspects les plus caractéristiques des processions salésiennes était la présence de la fanfare formée par les élèves eux-mêmes. Don Bosco considérait la musique comme un antidote contre l’oisiveté et, en même temps, un puissant instrument d’évangélisation. « Une marche joyeuse bien exécutée, écrivait-il, attire les gens comme l’aimant attire le fer ». La fanfare précédait le Saint-Sacrement, alternant des morceaux sacrés et des airs populaires adaptés avec des textes religieux. Ce « dialogue » entre foi et culture populaire réduisait les distances avec les passants et créait autour de la procession une aura de fête partagée. Nombreux sont les chroniqueurs laïcs qui témoigneront avoir été « intrigués » par ce groupe de très jeunes musiciens disciplinés, si différent des fanfares militaires ou philharmoniques de l’époque.

Les processions comme réponse aux crises sociales
Le Turin du XIXe siècle a connu des épidémies de choléra (1854 et 1865), des grèves, des famines et des tensions anticléricales. Don Bosco a souvent réagi en proposant des processions extraordinaires de réparation ou de supplication. Pendant le choléra de 1854, il emmena les jeunes dans les rues les plus touchées, récitant à haute voix les litanies pour les malades et distribuant du pain et des médicaments. C’est à ce moment-là qu’est née la promesse — qui sera maintenue par la suite — de construire l’église de Marie Auxiliatrice : « Si la Madone sauve mes jeunes, je lui élèverai un sanctuaire ». Les autorités civiles, initialement opposées aux cortèges religieux par crainte de contagion, ont dû reconnaître l’efficacité du réseau d’assistance salésien, alimenté spirituellement précisément par les processions. L’Eucharistie, portée auprès des malades, devenait ainsi un signe tangible de la compassion chrétienne.

Contrairement à certains modèles dévotionnels confinés dans les sacristies, les processions de Don Bosco revendiquaient pour la foi un droit de citoyenneté dans l’espace public. Il ne s’agissait pas d’« occuper » les rues, mais de les restituer à leur vocation communautaire. Passer sous les balcons, traverser les places et les arcades, c’était rappeler que la ville n’est pas seulement un lieu d’échanges économiques ou de conflits politiques, mais aussi de rencontre fraternelle. C’est pourquoi Don Bosco insistait sur un ordre impeccable : manteaux brossés, chaussures propres, rangs réguliers. Il voulait que l’image de la procession communique beauté et dignité, persuadant même les observateurs les plus sceptiques que la proposition chrétienne élevait la personne.

L’héritage salésien des processions
Après la mort de Don Bosco, ses fils spirituels ont diffusé la pratique des processions eucharistiques dans le monde entier, depuis les écoles agricoles de l’Émilie jusqu’aux missions de Patagonie, des collèges asiatiques aux quartiers ouvriers de Bruxelles. Ce qui importait n’était pas de répéter servilement un rite piémontais, mais de transmettre son noyau pédagogique : le protagonisme des jeunes, la catéchèse symbolique, l’ouverture à la société environnante. C’est ainsi qu’en Amérique latine, les salésiens ont inséré des danses traditionnelles au début du cortège ; en Inde, ils ont adopté des tapis de fleurs selon l’art local ; en Afrique subsaharienne, ils ont alterné des chants grégoriens et les rythmes polyphoniques des tribus. L’Eucharistie devenait un pont entre les cultures, réalisant le rêve de Don Bosco de « faire de tous les peuples une seule famille ».

Sur le plan théologique, les processions de Don Bosco incarnent une forte vision de la présence réelle du Christ. Porter le Saint-Sacrement « dehors » signifie proclamer que le Verbe ne s’est pas fait chair pour rester enfermé, mais pour « planter sa tente parmi nous » (cf. Jn 1,14). Cette présence demande à être annoncée sous des formes compréhensibles, sans se réduire à un geste intimiste. Chez Don Bosco, la dynamique centripète de l’adoration (rassembler les cœurs autour de l’Hostie) génère une dynamique centrifuge : les jeunes, nourris à l’autel, se sentent envoyés pour servir. De la procession découlent des micro-engagements : assister un camarade malade, pacifier une dispute, étudier avec plus de diligence. L’Eucharistie se prolonge dans les « processions invisibles » de la charité quotidienne.

Aujourd’hui, dans des contextes sécularisés ou multireligieux, les processions eucharistiques peuvent soulever des questions : sont-elles encore communicatives ? Ne risquent-elles pas d’apparaître comme un folklore nostalgique ? L’expérience de Don Bosco suggère que la clé réside dans la qualité relationnelle plus que dans la quantité d’encens ou de parements. Une procession qui implique les familles, explique les symboles, intègre des langages artistiques contemporains, et surtout comporte des gestes concrets de solidarité, conserve une force prophétique surprenante. Le récent Synode sur les jeunes (2018) a rappelé à plusieurs reprises l’importance de « sortir » et de « montrer la foi dans la chair ». La tradition salésienne, avec sa liturgie itinérante, offre un paradigme déjà éprouvé d’une « Église en sortie ».

Les processions eucharistiques n’étaient pas pour Don Bosco de simples traditions liturgiques, mais de véritables actes éducatifs, spirituels et sociaux. Elles représentaient une synthèse entre foi vécue, communauté éducatrice et témoignage public. À travers elles, Don Bosco formait des jeunes capables d’adorer, de respecter, de servir et de témoigner.
Aujourd’hui, dans un monde fragmenté et distrait, reproposer la valeur des processions eucharistiques à la lumière du charisme salésien peut être un moyen efficace de retrouver le sens de l’essentiel : le Christ présent au milieu de son peuple, qui marche avec lui, l’adore, le sert et l’annonce.
À une époque qui recherche l’authenticité, la visibilité et les relations, la procession eucharistique – si elle est vécue selon l’esprit de Don Bosco – peut être un signe puissant d’espérance et de renouveau.


Photo : Shutterstock

Editor BSOL

Éditeur du site Web.