26 Sep 2025, ven

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            En 1849, l’imprimeur G. B. Paravia publia « Il sistema metrico decimale ridotto a semplicità précédé de quattro operazioni dell’aritmetica ad uso degli artigiani e della gente di campagna » édité par le prêtre Jean Bosco. Le manuel comprenait un appendice sur les monnaies les plus utilisées au Piémont et les principales monnaies étrangères.
            Pourtant, quelques années auparavant, Don Bosco connaissait si peu les monnaies nobles en usage dans le royaume de Sardaigne qu’il avait confondu un double de Savoie avec un marengo. Il était au début de son activité d’orateur et n’avait dû voir que très peu de pièces d’or jusqu’alors. En recevant un jour une pièce d’or, il courut la dépenser pour ses espiègleries, commandant diverses marchandises pour la valeur d’un marengo. Le commerçant, pratique et honnête, lui remit les marchandises qu’il avait commandées et lui rendit la monnaie, soit environ neuf lires.
– Mais comment, demanda Don Bosco, ne vous ai-je pas donné un marengo ?
            – Non, répondit le commerçant, votre pièce est de 28 et demi ! (MB II, 93)
            Dès le début, il n’y a pas d’avidité pour l’argent chez Don Bosco, mais seulement une avidité pour le bien !

Doubles de Savoie et marenghi
            Lorsqu’en mai 1814 le roi Victor Emmanuel Ier rentra en possession de ses Etats, il voulut rétablir l’ancien système monétaire basé sur la lire piémontaise de vingt sous de douze deniers chacun, système qui avait été remplacé par le système décimal lors de l’occupation française. Auparavant, six lires faisaient un écu d’argent et 24 un doublon savoyard d’or. Les sous-multiples ne manquaient évidemment pas, y compris la pièce de cuivre connue sous le nom de 5 sous mauriciens, ainsi appelée parce qu’elle portait l’image de saint Maurice au revers.
            Mais l’usage de compter en francs s’était alors tellement répandu que le roi décida en 1816 d’adopter également le système monétaire décimal, créant la nouvelle lire du Piémont d’une valeur égale au franc, avec ses multiples et sous-multiples relatifs, de la pièce d’or de 100 lires à la pièce de cuivre de 1 centime.
            Le doublon savoyard, quant à lui, poursuivit son chemin pendant de nombreuses années. Créé en 1755 par un édit de Charles Emmanuel III, il fut appelé, après la création de la nouvelle lire, pièce de vingt-neuf ou vingt-huit et demi-lires, précisément parce qu’il correspondait à 28,45 nouvelles lires. Elle était plus communément appelée Galin-a (poule) parce que, alors que la face portait l’image du souverain avec une natte, le revers montrait un oiseau aux ailes déployées, que l’artiste avait voulu représenter comme un aigle, mais qui, ventru, ressemblait plutôt à une poule.
            La pièce de vingt francs, appelée marengo parce qu’elle a été frappée par Napoléon à Turin en 1800 après la victoire de Marengo, est également restée en circulation pendant un certain temps avec les pièces d’or savoyardes. Elle portait sur la face le buste de Minerve et au revers la devise : Libertà – Egalité – Eridania. Elle correspondait à la pièce française appelée Napoléon d’or. Le terme « Eridania » désignait la terre où coule le Pô, le légendaire Eridano.
            Le nom « marengo » était également utilisé indifféremment pour la nouvelle pièce d’or de 20 lires de Victor Emmanuel Ier, tandis que le « marenghino » était la pièce d’or de 10 lires, ayant donc la moitié de la valeur du marengo, frappée plus tard par Charles Albert. Marengo et marenghino étaient des termes souvent utilisés l’un pour l’autre, comme franc et lire. Don Bosco les utilisait également de cette manière. La préface du « Galantuomo » de 1860 (l’almanach-étrenne destiné aux abonnés des « Letture Cattoliche ») en donne un exemple. Don Bosco joue le rôle d’un vendeur de boissons rafraîchissantes qui suit l’armée sarde dans la guerre de 59. Lors de la bataille de Magenta, raconte-t-il, il perd son sac d’argent et le capitaine de la compagnie le dédommage avec une poignée de « quinze marenghini étincelants ».
            Le 22 mai 1866, il écrit au capitaine Federico Oreglia, qu’il a envoyé à Rome pour recueillir des offrandes pour la nouvelle église de Marie Auxiliatrice :
            « Pour ce qui est de votre séjour à Rome, restez sans limite de temps, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous ayez dix mille francs à rapporter pour l’église et pour payer le boulanger […].
            Que Dieu vous bénisse, Monsieur le Chevalier, qu’il bénisse vos travaux et que chacune de vos paroles sauve une âme et gagne un marengo. Amen » (E 459).
            Un vœu significatif de Don Bosco à un généreux collaborateur !

Napoléon avec et sans chapeau
            À partir du 1er mai 1866, outre la pièce d’or correspondant au Napoléon d’or portant sur la face l’image de Napoléon au chapeau, une monnaie de papier de la même valeur nominale, mais d’une valeur réelle bien inférieure, fut émise de force dans le Royaume d’Italie désormais constitué. Le peuple l’appela immédiatement Napoléon tête nue parce qu’elle portait l’effigie de Victor Emmanuel II sans chapeau.
            Don Bosco le savait aussi lorsqu’il dut rembourser au comte Federico Calieri un prêt de 1 000 francs qu’il lui avait consenti en 50 napoléons d’or. Il ne manque pas l’occasion de faire d’une pierre deux coups, profitant de la confiance qui lui est accordée. La comtesse Carlotta lui avait en effet déjà promis une offrande pour la nouvelle église. Il écrit donc à la comtesse le 29 juin 1866 : « Je lui dirai qu’après demain ma dette envers le comte expire et que je dois m’occuper de payer la dette pour acquérir le crédit. Lorsque vous étiez à la Casa Collegno, vous m’avez dit qu’à cette époque vous feriez une oblation pour l’église et pour l’autel de S. Joseph, mais vous n’avez pas fixé la somme avec précision. Ayez donc la bonté de me dire
1) si votre charité consiste à faire des oblations en ce moment pour nous et lesquelles ;
2) où dois-je diriger l’argent pour Mr. le Comte ?
3) si Mr le Comte a des paiements qu’il peut faire avec des billets, ou, comme il est raisonnable, qu’il change les billets en napoléons selon ce que j’ai reçu » (E 477).
            Comme on le comprend aisément, Don Bosco s’appuie sur l’offre de la comtesse et propose de régler sa dette au comte, si cela ne nuit à personne, en napoléons de papier. La réponse arrive et est consolante. L’argent devait être envoyé à Cesare, le fils du comte Callori, et pouvait être en papier-monnaie. Don Bosco écrit d’ailleurs à César le 23 juillet :
            « Avant la fin de ce mois, j’apporterai chez vous les mille francs que vous comme vous me l’avez écrit et je veillerai à apporter autant de napoléons, mais tous à tête découverte. Car si j’apportais cinquante napoléons avec le chapeau, peut-être brûleraient-ils Jupiter, Saturne et Mars » (E 489).
            Et peu après, il effectuera le très commode règlement, tandis que la comtesse lui donnera en même temps 1.000 francs pour la chaire de la nouvelle église (E 495). S’il y a une dette à payer, il y a une Providence qui est à l’oeuvre!

Argent et hypothèques
            Mais Don Bosco ne manipule pas que des marenghi et des napoléons. Dans ses poches, il trouvait plus souvent de la petite monnaie, des pièces de cuivre, qu’il utilisait pour les dépenses ordinaires comme prendre la voiture quand il quittait Turin, faire de petits achats et des aumônes et peut-être faire un geste que nous appellerions aujourd’hui charismatique, comme lorsqu’il versa dans les mains du maître d’œuvre Bozzetti les huit premiers sous pour la construction de la nouvelle église de Marie-Auxiliatrice.
            Huit sous, équivalant à 4 pièces de 10 centimes ou 8 pièces de 5, correspondaient à une « mutta » de l’ancien système, une pièce frappée en cuivre avec un peu d’argent, d’une valeur initiale de 20 sous piémontais, bientôt ramenée à huit sous. C’est l’ancienne lire piémontaise qui a été introduite dans le monde par Victor Amadeus III en 1794 et qui n’a été abolie qu’en 1865. Le mot « mutta » – in piémontaise mota (lire : muta) – signifie en soi « motte » ou « tuile ». Mote » était le nom donné aux tuiles fabriquées à partir d’écorce de chêne, utilisées pour le tannage du cuir et, après usage, encore utilisées pour brûler ou maintenir un feu allumé. Ces tuiles, autrefois grandes comme un pain, avaient été réduites par l’avarice des fabricants à des proportions si infimes que la population finit par appeler « mote » la lirette de Vittorio Amedeo.
            Selon les « Mémoires biographiques », certains zélateurs protestants, pour éloigner les garçons de l’Oratoire de Don Bosco, les attiraient en leur disant : « Qu’allez-vous faire à l’Oratoire ? Venez avec nous, vous vous amuserez autant que vous voudrez et vous aurez en cadeau deux mutte et un bon livre » (MB III, 402) Deux mutte suffisent pour faire un bon goûter.
            Mais Don Bosco séduit aussi avec ses mutte. Un jour, il se retrouva assis dans la loge à côté du cocher qui jurait fort pour faire courir les chevaux, et il lui promit une mutta s’il s’abstenait de jurer jusqu’à Turin, et il réussit dans son intention (MB VII, 189). En effet, avec une mutta, le pauvre cocher pouvait s’acheter au moins un litre de vin à boire avec ses collègues, tout en gardant précieusement les paroles qu’il avait entendues contre le vice du blasphème.

Le saint des millions
            Don Bosco a géré dans sa vie de grandes sommes d’argent, recueillies au prix d’énormes sacrifices, de quêtes humiliantes, de loteries laborieuses, d’incessantes pérégrinations. Avec cet argent, il donna du pain, des vêtements, un logement et du travail à de nombreux garçons pauvres, acheta des maisons, ouvrit des hospices et des collèges, construisit des églises, lança des initiatives non négligeables dans le domaine de l’imprimerie et de l’édition, lança les missions salésiennes en Amérique et, enfin, déjà affaibli par les maux et les douleurs de la vieillesse, il érigea la basilique du Sacré-Cœur à Rome, en obéissance au pape, une œuvre qui ne fut pas la moindre des causes de sa mort prématurée.
            Tout le monde ne comprenait pas l’esprit qui l’animait, tout le monde n’appréciait pas ses multiples activités et la presse anticléricale se livrait à des insinuations ridicules.
            Le 4 avril 1872, le périodique satirique turinois « Il Fischietto », qui surnomme Don Bosco « Dominus Lignus », affirme qu’il est doté de « fonds fabuleux ». Le 31 octobre 1886, le journal romain « La Riforma », organe politique crispin, publie un article sur ses expéditions missionnaires, présentant ironiquement le curé du Valdocco comme « un véritable industriel », comme l’homme qui a compris « que le bon marché est la clé du succès de toutes les plus grandes entreprises modernes », et poursuit : « Don Bosco a en lui quelque chose de cette industrie que l’on veut maintenant appeler, par antonomase, les frères Bocconi ». Il s’agit des frères Ferdinando et Luigi Bocconi, créateurs des grands magasins de détail ouverts à Milan dans ces années-là et appelés plus tard « La Rinascente ». Luigi Pietracqua, romancier et dramaturge dialectal, signa quelques jours après la mort de Don Bosco un sonnet satirique dans le journal turinois « ‘L Birichin », qui commençait comme suit :
            « Don Bòsch l’é mòrt – L’era na testa fin-a, Capace ‘d gavé ‘d sangh d’ant un-a rava, Perché a palà ij milion chiel a contava, E… sensa guadagneje con la schin-a ! ».
            (Don Bosco est mort – C’était un homme astucieux, Capable de tirer du sang d’un navet, parce qu’il comptait les millions par poignées, Et… sans les gagner à la sueur de son front).
            Et il continuait à vanter à sa manière le miracle de Don Bosco qui prenait l’argent de tout le monde en remplissant son sac devenu aussi grand qu’une cuve (E as fasìa 7 borsòt gròss com na tina). Ainsi enrichi, il n’avait plus besoin de travailler, il se contentait d’appâter les mouettes avec des prières, des croix et des saintes messes. Le sonneur blasphémateur conclut en appelant Don Bosco : « Saint Million ».
            Ceux qui connaissent le style de pauvreté dans lequel le saint a vécu et est mort peuvent facilement comprendre l’humour de bas étage de Pietracqua. Don Bosco était en effet un gestionnaire très habile de l’argent que la charité des bons lui apportait, mais il ne gardait jamais rien pour lui. Le mobilier de sa petite chambre au Valdocco se composait d’un lit en fer, d’une petite table, d’une chaise et, plus tard, d’un canapé, sans rideaux à la fenêtre, sans tapis, sans même une table de nuit. Dans sa dernière maladie, tourmenté par la soif, lorsqu’on lui offrit de l’eau de Seltz pour le soulager, il ne voulut pas la boire, croyant qu’il s’agissait d’une boisson onéreuse. Il fallut l’assurer qu’elle ne coûtait que sept cents la bouteille. « Il dit encore à Don Viglietti : – Laissez-moi aussi le plaisir de regarder dans les poches de mes vêtements ; il y a mon portefeuille et mon porte-monnaie. Je crois qu’il n’y a plus rien ; mais s’il y a de l’argent, donnez-le à don Rua. Je veux mourir pour que l’on dise : Don Bosco est mort sans un sou en poche » (MB XVIII, 493).
            Ainsi mourut le Saint des millions !

By P. Natale CERRATO

Salésien de Don Bosco, missionnaire en Chine de 1948 à 1975, érudit de Don Bosco et de de la salésianité, il a écrit des ouvrages et des articles, réalisant un travail précieux de diffusion de la vie et des œuvres du Saint des Jeunes. Il est entré dans l'éternité en 2019.