Un taureau furieux ; humilité, travail et tempérance (1876)

Ce récit onirique plein de vie, raconté par Don Bosco à la fin des exercices spirituels de 1876, propose une puissante allégorie de la vie spirituelle et de la mission salésienne. Un taureau furieux, incarnation du démon et des sept péchés capitaux, sème la terreur mais est vaincu par ceux qui s’abaissent dans l’humilité, restent unis dans l’obéissance et adorent le Saint-Sacrement. Deux vérités fondamentales émergent de cette scène : « Travail et tempérance » comme enseigne et garantie de fécondité apostolique, et l’avertissement d’éviter quatre clous mortels : la gourmandise, l’intérêt personnel, la médisance et l’oisiveté, en y ajoutant le serpent caché de l’ambiguïté. Le rêve se termine sur la vision triomphante de la Congrégation qui, fidèle à ces principes, diffusera l’Évangile aux quatre points cardinaux, conduisant des foules de jeunes vers le Christ.

À la clôture et comme souvenir de la retraite, Don Bosco raconta un rêve symbolique, qui est l’un des plus instructifs parmi ceux qu’il avait eus jusqu’alors. Don Lemoyne prit des notes pendant qu’il parlait, puis il mit tout par écrit et fit ensuite lire son texte à Don Bosco, qui y apporta quelques légères modifications. Pour plus de clarté, nous divisons le récit en quatre parties.

Ie Partie [Un taureau furieux ; humilité, travail et tempérance]

On dit qu’il ne faut pas prêter attention aux rêves et je vous dis en vérité que dans la plupart des cas, je suis également de cet avis. Cependant, parfois, bien qu’ils ne nous révèlent pas des choses futures, ils servent à nous faire connaître comment résoudre des affaires très compliquées et à nous faire agir avec une véritable prudence dans toutes sortes de situations. Alors, on peut les prendre en considération, quand ils nous offrent quelque chose de bon.
Je veux justement vous raconter un rêve qui m’a occupé, on peut dire, tout le temps de cette retraite et qui m’a particulièrement tourmenté la nuit dernière. Je vous le raconte tel que je l’ai eu, en le raccourcissant seulement un peu ici et là pour ne pas être trop long, car il me semble riche de beaucoup d’enseignements très sérieux.
Il m’a semblé que nous étions tous ensemble et que nous allions de Lanzo à Turin. Nous étions tous sur un véhicule, mais je ne saurais dire si nous étions en chemin de fer ou dans des omnibus, mais nous n’étions pas à pied. Arrivés à un certain point de la route, je ne me souviens plus où, le véhicule s’arrêta. Je descendis pour voir ce qui se passait, et un personnage se présenta que je ne saurais définir. Il me semblait à la fois grand et petit, gros et mince, blanc, mais aussi rouge. Il marchait sur terre et dans les airs. Stupéfait et ne sachant raison de cela, je pris courage et lui demandai :
– Qui es-tu ?
Sans rien dire d’autre, il répondit :
– Viens !
Je voulais d’abord savoir qui il était, ce qu’il voulait, mais il reprit :
– Viens vite, faisons tourner les véhicules dans ce champ. – Ce qui était remarquable, c’est qu’il parlait à la fois doucement et fortement et avec plusieurs voix, ce dont je ne cessais de m’étonner.
Le champ était très vaste ; il s’étendait à perte de vue, toujours bien plat. Le sol n’était pas avec des sillons, mais en terre battue comme une aire. Ne sachant que dire, et voyant ce personnage tellement résolu, nous fîmes faire demi-tour aux véhicules, qui entrèrent dans ce vaste champ, et puis nous criâmes à tous ceux qui étaient à l’intérieur de descendre. Tous descendirent en un temps très court, et voici qu’à peine descendus, noua vîmes les véhicules disparaitre, sans savoir où ils étaient allés.
– Maintenant que nous sommes descendus, tu me diras… vous me direz… il me dira…, murmurai-je, ne sachant comment me comporter avec ce personnage, et pourquoi il nous avait fait arrêter à cet endroit.
Il répondit :
– La raison est sérieuse : c’est pour vous éviter un très grand danger !
– Et lequel ?
– Le danger d’un taureau furieux, qui ne laisse personne vivant sur son passage. Taurus rugiens quaerens quem devoret (Un taureau rugissant qui cherche qui dévorer).
– Doucement, mon cher, tu attribues au taureau ce que dans la Sainte Écriture Saint Pierre dit du lion : leo rugiens (lion rugissant) !
– Peu importe, là c’était leo rugiens, et ici c’est taurus rugiens. Le fait est que vous devez rester bien en alerte. Appelle tous ceux qui sont autour de toi. Annonce-leur solennellement et avec une grande préoccupation qu’ils doivent faire attention, très attention : dès qu’ils entendront le mugissement du taureau, un mugissement extraordinaire et immense, qu’ils se jettent subitement à terre, et qu’ils restent prostrés, le visage tourné vers le sol, jusqu’à ce que le taureau ait passé. Malheur à celui qui n’écoutera pas ta voix ! Quiconque ne se prosternera pas de la manière que je t’ai dite, est bel et bien perdu, car il est écrit dans les saintes Écritures que celui qui s’abaisse sera élevé, et que celui qui s’élève sera abaissé : qui se humiliat exaltabitur, et qui se exaltat humiliabitur (quiconque s’élève sera humilié, et quiconque s’humilie sera élevé, Lc 14,11).
Puis il me dit à nouveau :
– Vite, vite, le taureau va venir. Crie, crie fort qu’ils s’abaissent.
Je criais, et lui :
– Allons, allons ! Crie encore plus fort, crie, crie !
J’ai crié si fort que je crois même avoir effrayé Don Lemoyne, qui dort dans la chambre adjacente. Mais je ne pouvais pas faire plus.
Et voici que tout à coup on entend le mugissement du taureau :
– Attention, attention ! Fais-les mettre en ligne droite, tous proches les uns des autres d’un côté et de l’autre avec un passage au milieu, pour que le taureau puisse passer. – C’est ce que me crie ce personnage. Je crie et donne ces ordres. En un clin d’œil, tous sont prostrés à terre et nous commençons à voir le taureau au loin qui arrivait furieux. Mais alors que la grande majorité était couchée par terre, quelques-uns voulaient voir ce qu’était ce taureau et ne s’allongeaient pas sur le sol. Ils étaient peu nombreux.
L’individu me dit :
– Maintenant tu vas voir ce qui va leur arriver ; tu verras ce qu’ils recevront, parce qu’ils ne veulent pas s’abaisser.
Je voulais encore les avertir, crier, courir vers eux, mais l’autre me l’interdit. J’insistai pour qu’il me laisse aller vers eux, mais il me répondit d’un ton tranchant :
– L’obéissance est aussi pour toi : abaisse-toi.
Je n’étais pas encore prostré qu’on entendit un mugissement immense, terrible, effrayant. Le taureau était déjà proche de nous. Tous tremblaient et demandaient :
– Qui sait ?… qui sait ?…
– N’ayez pas peur| ! À terre, criai-je.
Et l’autre continuait à crier : Qui se humiliat, exaltabitur, et qui se exaltat, humiliabitur… qui se humiliat qui se humiliat
Une chose étrange m’étonna. Tout en ayant la tête sur le sol, tout entier prostré avec les yeux dans la poussière, je voyais néanmoins très bien les choses qui se passaient autour de moi. Le taureau avait sept cornes en forme de cercle : deux étaient sous le nez, deux à la place des yeux, deux à l’endroit ordinaire des cornes et une au-dessus. Mais, chose étonnante, ces cornes étaient très fortes, mobiles ; il les tournait dans la direction qu’il voulait, de sorte que pour abattre et renverser quelqu’un, il n’avait pas à courir en se tournant de-ci de-là ; il lui suffisait d’aller de l’avant sans se retourner pour abattre celui qu’il rencontrait. Plus longues étaient les cornes du nez, et avec elles il faisait des ravages vraiment surprenants.
Déjà le taureau était tout proche de nous. Alors l’autre crie :
– On va voir l’effet de l’humilité. – Et en un instant, oh merveille ! nous nous vîmes tous soulevés en l’air, à une hauteur considérable, de sorte qu’il était impossible que le taureau puisse nous atteindre. Ceux qui ne s’étaient pas abaissés ne furent pas soulevés. Le taureau arrive et les dévore en un instant. Aucun ne fut sauvé. Nous, pendant ce temps, soulevés dans les airs, avions peur et disions :
– Si nous tombons, nous sommes bel et bien perdus. Pauvres de nous, que va-t-il nous arriver ? – Pendant ce temps, nous voyions le taureau furieux qui essayait de nous atteindre. Il faisait des sauts terribles pour pouvoir nous donner des coups de cornes, mais il ne put nous faire de mal en aucune sorte. Alors, plus furieux que jamais, il fait signe qu’il veut aller chercher des compagnons, comme pour dire : – Nous allons nous aider les uns les autres et nous ferons une escalade – Et ainsi, habens iram magnam (plein de grande fureur, Ap 12,12), il s’en alla.
Alors nous nous trouvâmes de nouveau à terre et l’autre se mit à crier :
– Tournons-nous du côté du midi.

IIe Partie [Un taureau furieux]

Et voilà que, sans comprendre comment cela se produisait, la scène changea complètement devant nous. Tournés du côté du midi, nous vîmes exposé le Saint-Sacrement, avec de nombreuses bougies allumées d’un côté et de l’autre. On ne voyait déjà plus ce pré, mais il semblait que nous nous trouvions dans une immense église, toute bien ornée. Pendant que nous étions tous en adoration devant le Saint-Sacrement, voilà que de nombreux taureaux furieux arrivèrent, tous avec des cornes horribles et un aspect terrifiant. Ils vinrent, mais comme nous étions tous en adoration du Saint-Sacrement, ils ne purent nous faire aucun mal. Puis nous nous étions mis à réciter le chapelet au Sacré-Cœur de Jésus. Après un moment, je ne sais comment, nous avons vu que les taureaux n’étaient plus là. Alors nous nous sommes tournés de nouveau du côté de l’autel, et nous avons trouvé que les lumières avaient disparu, le Saint-Sacrement n’était plus exposé, l’église avait disparu. Mais où sommes-nous ? Nous nous sommes retrouvés dans le champ où nous étions auparavant.
Vous comprenez bien que le taureau est l’ennemi des âmes, le démon, qui a une grande colère contre nous et cherche continuellement à nous faire du mal. Les sept cornes sont les sept péchés capitaux. Ce qui peut nous libérer des cornes de ce taureau, c’est-à-dire des assauts du démon, pour ne pas tomber dans les vices, c’est principalement l’humilité, base et fondement de la vertu.

IIIe Partie [Le triomphe de la congrégation]

Stupéfaits, émerveillés, nous nous regardions les uns les autres. Personne ne parlait ; nous ne savions que dire. On s’attendait à ce que Don Bosco parle ou que le personnage nous dise quelque chose. Mais lui me prit à part pour me dire :
– Viens, je vais te montrer le triomphe de la Congrégation de Saint François de Sales. Monte sur ce rocher et tu verras !
C’était une grande masse au milieu de ce champ immense, et je montai dessus. Oh ! quelle vue immense s’offrit à mes yeux ! Ce champ, que je n’aurais jamais cru si vaste, me parut comme s’il occupait toute la terre. Des hommes de toutes les couleurs, de tous les vêtements, de toutes les nations, y étaient rassemblés. Je vis tant de gens que je ne sais pas si le monde en possède autant. Je commençai à observer les premiers qui se présentèrent à notre regard. Ils étaient habillés comme nous, Italiens. Je connaissais ceux des premières rangées et il y avait beaucoup de salésiens qui conduisaient comme par la main des groupes de garçons et de filles. Puis il en venait d’autres, avec d’autres groupes, puis encore d’autres et d’autres que je ne connaissais plus et que je ne pouvais plus distinguer, tellement leur nombre était indescriptible. Du côté du midi apparurent à mes yeux des Siciliens, des Africains et un peuple immense de gens que je ne connaissais pas. Ils étaient toujours conduits par des salésiens, que je connaissais dans les premières rangées et puis plus.
– Tourne-toi, – me dit l’autre. Voici que d’autres peuples impossibles à compter, vêtus différemment de nous, s’offrirent à mes yeux : ils portaient des fourrures, des sortes de manteaux qui semblaient en velours, tous de différentes couleurs. Il me demanda de me tourner vers les quatre points cardinaux. Entre autres choses, je vis à l’est des femmes avec des pieds si petits qu’elles avaient du mal à se tenir debout et ne pouvaient presque pas marcher. Ce qu’il y avait de singulier, c’est que partout je voyais des salésiens qui conduisaient des groupes de garçons et de filles et avec eux un peuple immense. Dans les premières rangées, je les connaissais toujours. Puis en avançant, je ne les reconnaissais plus, ni même les missionnaires. Ici, je ne peux pas raconter beaucoup de détails, car je deviendrais trop long.
Alors celui qui m’avait conduit et conseillé jusqu’alors, en me disant ce que je devais faire, reprit la parole et ajouta :
– Regarde, réfléchis, tu ne comprendras pas tout ce que je te dis, mais fais attention : tout ce que tu as vu est la moisson préparée pour les salésiens. Vois-tu combien la moisson est immense ? Ce champ immense dans lequel tu te trouves est le champ dans lequel les salésiens doivent travailler. Les salésiens que tu vois sont les ouvriers de cette vigne du Seigneur. Beaucoup travaillent, et tu les connais. L’horizon ensuite s’élargit, à perte de vue, avec des gens que tu ne connais pas encore. Cela veut dire que non seulement dans ce siècle, mais aussi dans l’autre et dans les siècles futurs, les salésiens travailleront dans leur champ. Mais sais-tu à quelles conditions on arrivera à accomplir ce que tu vois ? Je vais te le dire. Regarde, il faut que tu fasses imprimer ces mots qui seront comme votre emblème, votre mot d’ordre, votre distinctif. Note-les bien : Le travail et la tempérance feront fleurir la Congrégation Salésienne. Ces mots, tu les feras expliquer, tu les répéteras, tu insisteras. Tu feras imprimer un manuel pour les expliquer en faisant bien comprendre que le travail et la tempérance sont l’héritage que tu laisses à la Congrégation, et qui seront en même temps sa gloire.
Je répondis :
– Je ferai cela avec grand plaisir ; c’est tout conforme à notre mission, c’est ce que je recommande déjà tous les jours et j’insiste toujours chaque fois que je trouve l’occasion.
– Es-tu donc bien convaincu ? M’as-tu bien compris ? C’est l’héritage que tu leur laisseras. Dis-leur clairement que tant que tes fils observeront cela, ils auront des disciples au sud, au nord, à l’est et à l’ouest. Maintenant redescends à Turin à la fin de la retraite et conduis-les à leur destination. Ceux-ci serviront de norme, puis viendront les autres.
Et voilà que réapparaissent des omnibus pour nous conduire tous à Turin. J’observe, j’observe ; c’étaient des omnibus tous sui generis, étranges à souhait. Nos gens commencent à monter. Or ces omnibus n’avaient aucun appui. Craignant que les jeunes ne tombent, je ne voulais pas les laisser partir. Mais il me dit :
– Laisse-les aller, qu’ils aillent ; ils n’ont pas besoin d’appui, à condition de bien exécuter ces paroles : Sobrii estote et vigilate (Soyez sobres, veillez, 1Pt 5,8). En observant bien ces deux consignes, on ne tombe pas, bien qu’il n’y ait pas d’appuis quand la voiture roule.

IVe Partie [Quatre clous emblématiques]
            Ils partirent donc et je restai seul avec cet homme.
– Viens, me dit-il tout de suite, viens, je veux te montrer la partie la plus importante. Oh, tu vas bien apprendre des choses ! Vois-tu ce chariot là-bas ?
– Je le vois !
– Sais-tu ce que c’est ?
– Mais je ne vois pas bien.
– Si tu veux bien voir, approche-toi. Vois-tu ce panneau ? Approche-toi ; observe-le. Sur ce panneau il y a l’emblème : c’est lui qui va t’instruire.
Je m’approche et je vois que sur ce panneau sont peints quatre clous très gros. Je me tourne vers lui en disant :
– Mais je ne comprends rien, si tu ne m’expliques pas.
– Ne vois-tu pas ces quatre clous ? Observe-les bien. Ce sont les quatre clous qui ont perforé et tourmenté si cruellement la personne du Divin Sauveur.
– Et alors ?
– Ce sont quatre clous qui tourmentent les Congrégations religieuses. Si tu évites ces quatre clous, c’est-à-dire si ta Congrégation ne reste pas tourmentée par eux en sachant les tenir à l’écart, alors les choses iront bien et vous serez en sécurité.
– Mais je n’en sais pas plus qu’avant, répondis-je. Que signifient ces clous ?
– Si tu veux mieux savoir, visite attentivement ce chariot qui a les clous pour emblème. Regarde ; ce chariot a quatre compartiments, chacun correspondant à un clou.
– Mais que signifient ces compartiments ?
– Observe le premier compartiment. – J’observe et je lis sur le panneau : Quorum Deus venter est (le ventre est leur dieu. Phil 3,19). – Ah, maintenant je commence à comprendre quelque chose.
Cet homme me répond :
– C’est le premier clou qui tourmente et ruine les Congrégations religieuses. Il fera aussi des ravages parmi vous, si tu n’y fais pas attention. Combats-le bien et tu verras que tes affaires vont prospérer.
– Maintenant venons au deuxième compartiment et lis l’inscription du deuxième clou : Quaerunt quae sua sunt, non quae Jesu Christi (ils cherchent leurs propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ, Phil 2,21). Ici se trouvent ceux qui cherchent leur propre confort, leurs aises, et qui manigancent pour leur propre bien ou peut-être aussi pour celui de leurs proches, et ne cherchent pas le bien de la Congrégation, qui est la portion de Jésus-Christ. Fais attention, éloigne ce fléau et tu verras prospérer la Congrégation.
Troisième compartiment : j’observe l’inscription du troisième clou, et c’était : Aspidis lingua eorum (leur langue est venin de serpent). – Le clou fatal pour les Congrégations, ce sont ceux qui murmurent, les chuchoteurs, ceux qui cherchent toujours à critiquer tantôt à bon droit, tantôt à tort.
Quatrième compartiment : Cubiculum otiositatis (chambre de l’oisiveté). – Ici se trouvent les oisifs en grand nombre, et quand on commence à y introduire l’oisiveté, la communauté est bien ruinée. En revanche, tant qu’on travaillera beaucoup, il n’y aura aucun danger pour vous. Maintenant observe encore une chose qui se trouve dans ce chariot, et à laquelle on ne fait souvent pas attention. Je veux que tu observes cela avec une attention toute particulière. Vois ce débarras qui ne fait partie d’aucun compartiment, mais qui s’étend un peu dans tous ? C’est comme un demi-compartiment ou un débarras.
– Je regarde, mais je ne vois que des restes de feuilles, des herbe hautes, d’autres plus basses, enchevêtrées.
– Bien, bien ; c’est cela que je veux que tu observes.
– Mais que puis-je en tirer ?
– Observe bien l’inscription qui est presque cachée.
J’observe bien et je vois écrit : Latet anguis in herba (Un serpent se cache dans l’herbe).
– Et alors ?
– Regarde, il y a certains individus qui restent cachés, ils ne parlent pas, ils n’ouvrent jamais leur cœur aux Supérieurs, ils ruminent toujours dans leur cœur leurs secrets. Fais attention ; latet anguis in herba. Ce sont de véritables fléaux, une véritable peste des Congrégations. Même s’ils sont mauvais, ils pourraient être corrigés s’ils se confiaient. Mais non, ils restent cachés, on ne s’aperçoit de rien, et pendant ce temps le mal devient grave, le venin se multiplie dans leur cœur, Et quand ils seront connus, il n’y aura plus de temps pour réparer les dommages qu’ils ont déjà causés. Apprends donc bien les choses que tu dois tenir loin de ta Congrégation, garde bien à l’esprit ce que tu as entendu, donne l’ordre d’expliquer et de réexpliquer longuement toutes ces choses. En agissant ainsi, sois tranquille pour ta Congrégation, car les choses prospéreront de jour en jour.
Alors je priai cet homme de me laisser un peu de temps pour écrire tout cela afin de ne rien oublier de ce qu’il m’avait dit.
– Si tu veux faire l’essai, me répondit-il, écris-les, mais je crains que le temps ne te manque, et fais attention.
Pendant qu’il me disait ces choses et que je me préparais à écrire, il me sembla entendre un bruit confus, une agitation tout autour de moi. Le sol de ce champ semblait trembler. Alors je me tourne pour voir s’il y avait quelque chose de nouveau, et je vois les jeunes qui étaient partis peu avant, tous effrayés, revenant vers moi de tous les côtés, et tout de suite après, le meuglement du taureau, et le taureau lui-même qui les poursuivait. Quand le taureau réapparut, je fus si effrayé à sa vue que je me suis réveillé.
Je vous ai raconté le rêve en cette circonstance, avant de nous séparer, bien persuadé de pouvoir dire en toute vérité que ce serait une digne conclusion des exercices spirituels, si nous nous proposions comme devise : Travail et tempérance, et si nous veillions à ce que chacun évite les quatre grands clous qui martyrisent les Congrégations : le vice de la gourmandise, la recherche des aises, les murmures et l’oisiveté. À quoi il faut ajouter le désir que chacun soit toujours ouvert, franc et confiant avec ses Supérieurs. De cette manière, nous ferons du bien à nos âmes et en même temps nous pourrons aussi sauver celles que la Divine Providence confiera à nos soins.

Don Bosco avait prévu et promis au cours du récit qu’il expliquerait mieux à la fin le point de la tempérance, en racontant un appendice du rêve. Mais ensuite, en passant à la deuxième partie de son discours, que nous verrons bientôt, il l’oublia. Réveillé, comme il l’a dit, par la réapparition de la bête furieuse, il eut le désir de connaître encore une chose. Il fut satisfait dès qu’il reprit le sommeil. Ce qu’il vit alors, il le raconta plus tard à Chieri. Don Berto, qui était présent, l’écrivit et le remit à Don Lemoyne, qui le copia, comme un complément de ce qu’il avait déjà sur le papier.
J’étais désireux de connaître les effets de la tempérance et ceux de l’intempérance et avec cette pensée je me mis au lit. À peine endormi, notre personnage réapparaît et m’invite à le suivre et à voir les effets de la tempérance. Il me conduisit dans un jardin très agréable, plein de délices et de fleurs de toutes sortes et espèces. Ici, j’observai une quantité de roses merveilleuses, symbole de la charité ; là un œillet, là un jasmin ; ici un lys, là une violette, là une fleur perpétuelle, un tournesol, et un nombre infini de fleurs, chacune symbolisant une vertu.
– Maintenant fais attention, – me dit le guide. Le jardin disparut et j’entendis un grand bruit :
– Qu’est-ce que c’est ? D’où vient ce bruit ?
– Tourne-toi et observe.
Je me retournai. Oh spectacle inimaginable ! Je vis un chariot de forme carrée, tiré par un porc et un crapaud d’une taille énorme.
– Approche-toi et regarde à l’intérieur.
Je m’avançai pour examiner le contenu du chariot. Il était plein et débordant d’animaux plus répugnants les uns que les autres : corbeaux, serpents, scorpions, basilics, limaces, chauves-souris, crocodiles, salamandres. Je ne pus résister à cette vue, et tandis qu’horrifié, je détournai le regard, à cause de l’odeur de ces animaux répugnants, je reçus comme un choc et me réveillai. Pendant un bon moment je sentais encore la même odeur, et mon esprit était encore troublé par ce spectacle horrible. Il m’a semblé que j’avais encore tout cela devant les yeux, de sorte qu’il me fut impossible de me reposer pendant cette nuit.

Don Lemoyne, qui s’était concentré uniquement sur le rêve, ne pensa pas à écrire la deuxième partie de l’instruction. Nous la trouvons résumée par Don Barberis de la manière suivante.

Je veux maintenant vous laisser un souvenir spécial qui puisse vous servir au cours de cette année. Voici ce que serait ce souvenir : qu’on cherche par tous les moyens de conserver la vertu reine, la vertu qui garde toutes les autres. Si nous l’avons, elle ne sera jamais seule, mais elle aura pour cortège toutes les autres. Si nous la perdons, on n’aura plus les autres, soit parce qu’elles n’existent pas, soit parce qu’elles se perdent en peu de temps.
Aimez cette vertu, aimez-la beaucoup, et rappelez-vous que pour la conserver, il faut travailler et prier : non eicitur nisi in ieiunio et oratione (on ne la chasse que par la prière et le jeûne, Mt 17,21). Oui, prière et mortification dans les regards, dans le repos, dans la nourriture, et surtout dans le vin. Pour le corps ne pas chercher nos aises, je dirais même presque le maltraiter. Ne lui accordons pas d’égards sauf en cas de nécessité, lorsque la santé l’exige, alors oui. Pour le reste, donnons au corps le strict nécessaire et pas plus, car l’Esprit Saint dit : Corpus hoc quod corrumpitur aggravat animam (un corps corruptible alourdit l’âme, Sagesse 9,15). D’accord ? Alors que faisait Saint Paul ? Castigo corpus meum et in servitutem redigo, ut spiritui inserviat (je traite durement mon corps et le réduis en esclavage, 1 Cor 9,27).
Je recommande ensuite ici ce que j’ai recommandé durant la retraite précédente, c’est-à-dire : OBÉISSANCE, PATIENCE, ESPÉRANCE…
L’autre chose est l’humilité, que nous devons chercher à posséder nous-mêmes et à inculquer à nos jeunes et à tous, vertu qui est ordinairement appelée le fondement de la vie chrétienne et de la perfection.
Une chose qui se dit parfois, mais que je ne voudrais jamais qu’on fasse, est celle-ci : faire les choses seulement pour plaire à Don Bosco. Non, mes chers confrères, ne cherchez pas à me plaire à moi, mais cherchez à plaire au Seigneur. Mes pauvres fils ! Quelle récompense pourrais-je vous donner, si vous cherchez seulement à me plaire à moi ? Je pourrais vous donner mes misères. Mettez-y vraiment le véritable esprit en cherchant à plaire au Seigneur. Et si parfois on vous confie une tâche qui vous répugne, faites-la quand même, faites-la volontiers, en pensant qu’avec cela vous gagnerez l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et une récompense éternelle au ciel.
Ayez tous une copie des Règles. Lisez-les, étudiez-les, et qu’elles soient comme notre code, auquel nous cherchons à uniformiser entièrement notre vie.
Dans les Règles, observez particulièrement les pratiques de piété, et parmi celles-ci, comme souvenir spécial, je désire qu’on introduise et qu’on fasse bien ce qui concerne l’exercice de la bonne mort. Je peux vous assurer que celui qui fait bien cet exercice mensuel peut être tranquille pour le salut de son âme et être sûr de marcher toujours dans la vraie voie de sa vocation. Si certains d’entre vous ne peuvent trouver un jour pour s’exempter de toute occupation, peu importe, qu’ils fassent ce qui est strictement nécessaire pour leur fonction. Mais il n’y aura personne qui, ce jour-là, ne puisse trouver une bonne demi-heure, où il pense sérieusement aux points suivants : 1° Si je mourais en ce moment, n’ai-je pas un peu de trouble dans l’âme ? 2° Pendant ce mois, quels ont été mes principaux défauts ? 3° Entre ce mois et les précédents, lequel a été le meilleur ? 4° Si je mourais maintenant, est-ce que je laisserais un problème dans ma gestion ou dans mes fonctions ? Ne laisserais-je pas dans l’embarras les Supérieurs concernant ce que je possède ? Et dans les gestions matérielles qui me concernent ? – En faisant ces considérations, il faut chercher à mettre vraiment en ordre toute espèce d’inconvénient.
Encore une pensée concernant le doute que quelqu’un pourrait avoir sur sa vocation. Suis-je appelé à rester dans cette Congrégation ? Suis-je bien sûr que celle que j’ai embrassée est la vie à laquelle le Seigneur m’appelle ?
Avant toute chose, je vous dis, et gardez cela bien à l’esprit, que je n’ai jamais accepté personne sans être sûr qu’il est appelé par le Seigneur.
Puis réfléchissez. Le fait que vous soyez tous venus ici vous réunir à Lanzo, certains provenant d’un côté, d’autres de l’autre, certains surmontant des obstacles d’un genre, d’autres d’un autre ; le fait d’avoir laissé vos occupations, et l’occasion spéciale de vous trouver ici en ce moment : tout cela, je crois, est déjà un vrai signe que Dieu vous appelle à embrasser cet état de vie. Et en ce moment, je n’ai pas peur de vous dire que vous tous ici présents, vous êtes tous appelés par le Seigneur. C’est à vous maintenant de répondre, en vous mettant de tout cœur à observer les Règles. Oh, oui ! Je répondrais à chacun ce que le Divin Sauveur répondait à cet homme : Si vis ad vitam ingredi, serva mandata… (Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, Mt 19,17). Hoc fac et vives (fais cela et tu vivras, Lc 10,28).
Hoc fac et vives. Observe les Règles. Et quoi d’autre ? Fais cela et tu vivras. Savez-vous quand la vocation commence à être mise en doute ? Le doute commencera en vous lorsque vous commencerez à transgresser les Règles. Alors oui, elle deviendra douteuse, et si l’on continue dans les transgressions, on court un grave danger de la perdre.
Courage ! L’observance exacte de nos Règles sera le souvenir qui mettra comme le sceau final à tous les autres, tant à ceux que le bon Prédicateur vous a suggérés au fur et à mesure, qu’à ceux que votre piété vous a suggérés dans les méditations, dans l’examen de conscience, dans la Sainte Communion. Et qu’il serve aussi de sceau à ce que je vous ai déjà suggéré dans cette conférence. Et vivez heureux !
(MB XII, 462-472)




Le bocal

Un professeur est arrivé en classe avec un bocal en verre, celui que l’on utilise habituellement pour conserver les aliments. Il le posa sur le bureau, se pencha sous l’étagère et en sortit une dizaine de pierres, de forme irrégulière, qu’il déposa soigneusement, une à une, dans le bocal. Lorsque le bocal fut complètement rempli et qu’il ne fut plus possible d’ajouter des pierres, il demanda à la classe : « Le bocal est-il plein ? » Tout le monde répondit par l’affirmative.
« Vraiment ? »
Il se pencha à nouveau sous la table et sortit un seau de gravier. Il versa le gravier en secouant légèrement le bocal pour que les petits cailloux se glissent dans les espaces entre les pierres. Il demanda à nouveau :
– Le bocal est-il plein maintenant ? À cet instant, la classe avait compris.
– Probablement pas, répondit l’un d’eux.
– Bien, reprit l’enseignant. Il se pencha sous la table, prit un seau de sable et le versa dans le bocal, remplissant tout l’espace libre restant.
Il demanda de nouveau :
– Le bocal est-il plein ?
– Non, répond la classe en chœur.
– Bien, reprit le professeur.

Il sortit une cruche d’eau et la versa dans le bocal, le remplissant à ras bord.
– Quel est le sens de cette histoire ? demanda-t-il à ce moment-là.
Une main se leva instantanément :
– C’est que, quel que soit votre emploi du temps, si vous travaillez dur, il y aura toujours un trou pour ajouter quelque chose d’autre !
– Non. La vérité qu’elle nous enseigne est la suivante : si vous ne mettez pas les pierres en premier, vous ne les mettrez jamais.

Quelles sont les « pierres » dans ta vie ? Tes enfants, l’être que tu aimes, tes proches, ton niveau d’éducation, tes rêves, le temps que tu te donnes, ta santé…
N’oublie pas de placer ces « pierres » en premier, sinon elles n’entreront jamais. Si tu te laisses épuiser par les petites choses (le gravier, le sable), tu rempliras ta vie de choses mineures pour lesquelles tu t’inquiéteras sans vraiment donner leur place aux choses grandes et importantes.
Lorsque tu réfléchiras sur cette petite histoire, demande-toi quelles sont les « pierres » de ma vie ?
Mets-les dans le bocal en premier.