Quel cadeau, le temps !

Le début de la nouvelle année, dans notre liturgie, est illuminé par la très ancienne bénédiction par laquelle les prêtres israélites bénissaient le peuple : « Que le Seigneur te bénisse et te garde. Que le Seigneur fasse briller son visage sur toi et te fasse grâce, que le Seigneur tourne son visage vers toi et te donne la paix. »

Chers amis et lecteurs du Bulletin Salésien, au début d’une nouvelle année présentons les uns aux autres nos meilleurs vœux pour le temps à venir, pour le temps qui vient : un cadeau qui contient tous les autres cadeaux pour tous les moments de notre vie.
Mais remplissons ces vœux de contenus qui les illuminent. Donnons la parole à Don Bosco qui, lorsqu’il est arrivé au séminaire de Chieri, s’est attardé sur le cadran solaire qui, encore aujourd’hui, trône sur le mur de la cour. Voici son récit : « En levant les yeux vers un cadran solaire, je lus ce vers : Afflictis lentae, celeres gaudentibus horae. Voilà, dis-je à mon ami, voilà notre programme : restons toujours joyeux et le temps passera vite » (Memorie Biografiche I, 374). Le premier souhait que nous échangeons, pour le vivre, est celui que Don Bosco nous rappelle : vis bien, vis serein et transmets la sérénité à ceux qui t’entourent, le temps aura une autre valeur ! Chaque moment du temps est un trésor, mais c’est un trésor qui passe vite. Le commentaire de Don Bosco était toujours le suivant : « Les trois ennemis de l’homme sont : la mort (qui le surprend) ; le temps (qui lui échappe), le démon (qui lui tend ses pièges) » (MB V, 926).
« Souviens-toi qu’être heureux ce n’est pas avoir un ciel sans tempêtes, une route sans accidents, un travail sans effort, des relations sans déceptions », disait-on autrefois en guise de souhait. « Être heureux ce n’est pas seulement célébrer les succès, mais apprendre les leçons de nos échecs. Être heureux c’est reconnaître qu’il vaut la peine de vivre la vie, malgré tous les défis, les incompréhensions et les périodes de crise. C’est remercier Dieu chaque matin pour le miracle de la vie. »
Un sage avait dans son bureau une énorme horloge à pendule qui, à chaque heure, sonnait avec une lenteur solennelle, mais aussi avec un grand retentissement. « Mais cela ne vous dérange pas ? » demanda un étudiant.
« Non, répondit le sage, car ainsi, à chaque heure, je suis contraint de me demander : qu’ai-je fait de l’heure qui vient de s’écouler ? »
Le temps est la seule ressource non renouvelable. Il s’écoule à une vitesse incroyable. Nous savons que nous n’aurons pas une autre chance. C’est pourquoi tout le bien que nous pouvons faire, l’amour, la bonté et la gentillesse dont nous sommes capables, nous devons les donner maintenant. Parce que nous ne reviendrons pas sur cette terre une autre fois. Avec un perpétuel voile de remords au plus intime de nous-mêmes, nous sentons que Quelqu’un nous demandera : « Qu’as-tu fait de tout ce temps que je t’ai donné ? »

Notre espérance s’appelle Jésus
Dans le nouveau temps que nous venons de commencer, les dates et les chiffres d’un calendrier sont des signes conventionnels, signes et chiffres inventés pour mesurer le temps. Dans le passage de l’année écoulée à la nouvelle année, très peu de choses ont changé, et pourtant la perception d’une année qui se termine nous oblige toujours à faire un bilan. Combien avons-nous aimé ? Combien avons-nous perdu ? Combien sommes-nous devenus meilleurs, ou combien sommes-nous devenus pires ? Le temps qui passe ne nous laisse jamais pareils.
Au lever de la nouvelle année, la liturgie a une manière particulière de nous faire faire un bilan. Elle le fait à travers les mots initiaux de l’Évangile de saint Jean, des mots qui peuvent sembler difficiles mais qui reflètent en réalité la profondeur de la vie : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait de tout ce qui existe. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l’ont pas accueillie. » Au fond de chaque vie résonne une Parole plus grande que nous. C’est la raison pour laquelle nous existons, que le monde existe, que chaque chose existe. Cette Parole, ce Verbe, est Dieu lui-même, est le Fils, est Jésus. Le nom de la cause pour laquelle nous avons été créés s’appelle Jésus.
C’est Lui la véritable raison pour laquelle chaque chose existe, et c’est en Lui que nous pouvons comprendre ce qui existe. Notre vie ne doit pas être jugée en la confrontant à l’histoire, aux événements et aux mentalités. Notre vie ne peut pas être jugée en nous regardant nous-mêmes et notre seule expérience. Notre vie est compréhensible seulement si nous l’approchons de Jésus. En Lui, tout prend un sens et une signification, même ce qui nous est arrivé de contradictoire et d’injuste. C’est en regardant Jésus que nous comprenons quelque chose de nous-mêmes. Un psaume le dit bien quand il affirme : « À ta lumière, nous voyons la lumière. »
Telle est la façon de voir le Temps selon le Cœur de Dieu, et c’est ainsi que nous espérons vivre ce nouveau temps.
À nous tous, à la famille salésienne, à la Congrégation la nouvelle année apportera d’importants événements et nouveautés. Toutes dans la grâce du Jubilé que nous vivons dans l’Église.
Dans l’esprit du Jubilé, laissons-nous porter par l’Espérance qui est la présence de Dieu dans notre vie.
Le mois de janvier, premier mois de cette nouvelle année, est parsemé de fêtes salésiennes qui nous mènent à la Fête de Don Bosco. Remercions Dieu pour sa délicatesse qui nous permet de commencer ainsi la nouvelle année.
Laissons le mot de la fin à Don Bosco et fixons dans notre mémoire cette maxime, pour qu’elle façonne notre 2025 : Mes chers fils, gardez le temps et le temps vous gardera éternellement (MB XVIII 482, 864).




Profils de familles blessées dans l’histoire de la sainteté salésienne

1. Histoires de familles blessées
            Nous avons l’habitude d’imaginer la famille comme une réalité harmonieuse, caractérisée par la cohabitation de plusieurs générations et par le rôle des parents qui donnent des normes de vie à leurs enfants, et ceux-ci se laissent guider par eux dans l’expérience de la réalité. Or les familles traversent souvent des drames et des incompréhensions, ou sont marquées par des blessures qui les défigurent et en donnent une image déformée, falsifiée et trompeuse.
            L’histoire de la sainteté salésienne est également traversée par des histoires de familles blessées. Elle montre des familles où manque au moins une des figures parentales, ou des familles où la présence de la maman et du papa devient, pour des raisons diverses (physiques, psychiques, morales et spirituelles), pénalisante pour leur enfant, aujourd’hui en route vers les honneurs des autels. Don Bosco lui-même avait expérimenté la mort prématurée de son père et avait été éloigné de sa famille par prudence par Maman Marguerite. Il a voulu – et ce n’est pas un hasard – que l’œuvre salésienne soit particulièrement dédiée à la « jeunesse pauvre et abandonnée ». Il n’a pas hésité à pratiquer avec les jeunes qui se sont formés dans son oratoire une intense pastorale vocationnelle, montrant par là qu’aucune blessure du passé n’est un obstacle à une vie humaine et chrétienne réussie. Il est donc naturel que même la sainteté salésienne, enracinée dans la vie de nombreux jeunes qui se sont consacrés à la suite de don Bosco à la cause de l’Évangile, porte en elle comme conséquence logique la trace de familles blessées.
            Parmi les jeunes, garçons et filles, qui ont grandi au contact des œuvres salésiennes, nous en présentons trois, dont l’histoire est inscrite dans le sillon biographique de Don Bosco :
            – la bienheureuse Laura Vicuña, née au Chili en 1891, orpheline de père, blessée par l’irrégularité morale de sa mère, prête à offrir sa vie pour elle qui cohabite en Argentine avec le riche propriétaire Manuel Mora ;
            – le serviteur de Dieu Carlo Braga, originaire de la Valtelline, né en 1889, abandonné très jeune par son père et éloigné de sa mère parce que celle-ci était considérée, soit par ignorance soit par médisance, comme psychiquement instable ; au milieu de grandes humiliations, Carlo verra sa vocation salésienne mise en difficulté à plusieurs reprises par ceux qui craignent chez lui une réapparition compromettante du malaise psychique faussement attribué à sa mère ;
            – enfin la servante de Dieu Anna Maria Lozano, née en 1883 en Colombie, obligée de suivre sa famille dans le lazaret où son père a dû se rendre à la suite de l’apparition des signes de la terrible maladie de la lèpre ; entravée dans sa vocation religieuse, elle pourra finalement la réaliser grâce à sa rencontre providentielle avec le salésien Luigi Variara, aujourd’hui Bienheureux.

2. Don Bosco et la recherche du père
            Comme Laura, Carlo et Anna Maria, marqués par l’absence ou les « blessures » d’une ou plusieurs figures parentales, Don Bosco expérimente avant eux, et d’une certaine manière « pour eux », la perte d’un noyau familial fort.
            Les Mémoires de l’Oratoire de Don Bosco racontent dès le début la perte précoce de son père Francesco. Celui-ci meurt à 34 ans et Don Bosco recourt à une expression, par certains aspects déconcertante, en disant que « Dieu miséricordieux les frappa tous d’un grave malheur ». C’est ainsi qu’un des tout premiers souvenirs du futur saint des jeunes retrace une expérience déchirante : près du corps de son père mort, il montre sa résistance quand sa mère tente de l’éloigner : « Je voulais absolument rester là », explique Don Bosco. Il avait ajouté : « Si papa ne vient pas, je ne veux pas y aller ». Maman Marguerite lui répond alors : « Pauvre fils, viens avec moi, tu n’as plus de père ». Elle pleure et Giovannino, qui n’a pas encore une compréhension rationnelle de la situation mais qui en devine tout le drame avec une intuition affective et empathique, s’approprie la tristesse de sa mère : « Je pleurais parce qu’elle pleurait, car à cet âge je ne pouvais certainement pas comprendre à quel point la perte du père était un grand malheur ».
            Face au père mort, Giovannino montre qu’il le considère encore comme le centre de sa vie. Il dit en effet : « Je ne veux pas aller [avec toi, maman] » et non, comme on pourrait s’y attendre : « je ne veux pas venir ». Son point de référence est le père, point de départ et point de retour souhaitable, par rapport auquel tout éloignement semble déstabilisant. Dans cette situation dramatique, Giovannino n’a pas encore compris ce que signifie la mort du père. Il espère (« si papa ne vient pas… ») que le père pourra encore rester près de lui. Et pourtant il devine déjà, à travers son immobilité et son mutisme, son incapacité de le protéger et de le défendre. Il ressent l’impossibilité d’être pris par la main pour devenir à son tour un homme. Les événements qui suivent confirment Giovanni dans la certitude que le père est celui qui le protège, l’oriente et le guide avec amour et que, lorsqu’il lui manque, même la meilleure des mères, même maman Marguerite, ne peut y remédier qu’en partie. Cependant, sur son parcours de jeune exubérant, le futur Don Bosco va rencontrer d’autres « pères » : Luigi Comollo, l’ami presque du même âge, qui réveille en lui l’émulation des vertus, et saint Joseph Cafasso, qui l’appelle « mon cher ami », lui fait « un gracieux signe de s’approcher » et, ce faisant, le confirme dans la conviction que la paternité est proximité, confiance et souci concret de l’autre. Mais il y a surtout Don Calosso, le prêtre qui « intercepte » le jeune Giovannino lors d’une mission populaire et devient déterminant pour sa croissance humaine et spirituelle. Les gestes de Don Calosso opèrent chez le préadolescent Giovanni une véritable révolution. Don Calosso d’abord lui parle. Puis il lui donne la parole. Puis il l’encourage. Puis il s’intéresse à l’histoire de la famille Bosco, montrant qu’il sait contextualiser l’« heure » de ce garçon dans le « tout » de son histoire. De plus, il lui révèle le monde, il le met en quelque sorte de nouveau au monde, lui faisant découvrir des choses nouvelles, lui offrant de nouveaux mots et lui montrant qu’il a la capacité de faire beaucoup et bien. Enfin, il le garde avec le geste et le regard, et pourvoit à ses besoins les plus urgents : « Pendant que je parlais, il ne me quittait pas des yeux » en me disant : « Aie du courage, mon ami, je penserai à toi et à tes études ».
            En Don Calosso, Giovanni Bosco fait l’expérience que la vraie paternité mérite une confiance totale et totalisante ; elle conduit à la prise de conscience de soi ; elle ouvre un « monde ordonné » où la règle donne sécurité et éduque à la liberté :
            « Je me suis rapidement mis entre les mains de Don Calosso. Je compris alors ce que cela signifie d’avoir un guide stable […], un ami fidèle de l’âme… Il m’encouragea ; tout le temps que je pouvais, je le passais près de lui… À partir de cette époque, j’ai commencé à goûter ce qu’est la vie spirituelle, car auparavant j’agissais plutôt matériellement et comme une machine qui fait une chose sans en connaître la raison ».

            Le père sur la terre est aussi celui qui voudrait toujours être près de son fils, mais qui, à un certain moment, ne peut plus le faire. Don Calosso meurt lui aussi. Même le meilleur des pères à un certain moment se retire pour donner à son fils la force du détachement et de l’autonomie typiques de l’âge adulte.
            Mais alors, quelle est pour Don Bosco la différence entre les familles réussies et les familles blessées ? On serait tenté de dire ceci : « réussie » est la famille caractérisée par des parents qui éduquent les enfants à la liberté et, s’ils les laissent, c’est seulement à la suite d’une impossibilité ou pour leur bien. « Blessée » en revanche est la famille où le parent ne génère plus à la vie, mais porte en lui des problèmes qui entravent la croissance de l’enfant, un parent qui se désintéresse de lui et, face aux difficultés, l’abandonne même, avec une attitude si différente de celle du Bon Pasteur.
            C’est ce que confirment les aventures vécues par Laura, Carlo et Anna Maria.

3. Laura, une fille qui « génère » sa propre mère
            Née à Santiago du Chili le 5 avril 1891, et baptisée le 24 mai suivant, Laura est la fille aînée de José D. Vicuña, un noble déchu qui avait épousé Mercedes Pino, fille de modestes agriculteurs. Trois ans plus tard, une petite sœur, Julia Amanda, arrive, mais bientôt le papa meurt, après avoir subi une défaite politique qui a miné sa santé et compromis son honneur ainsi que le soutien économique de sa famille. Privée de toute « protection et perspective d’avenir », la maman arrive en Argentine, où elle recourt à la protection du propriétaire terrien Manuel Mora, un homme « au caractère superbe et altier », qui « ne dissimule pas sa haine et son mépris pour quiconque s’opposerait à ses projets ». Un homme qui, seulement en apparence, garantit la protection, mais est en réalité habitué à prendre ce qu’il veut, si nécessaire par la force, instrumentalisant les personnes. Il paie les études de Laura et de sa sœur au collège des Filles de Marie Auxiliatrice, pendant que leur mère, qui subit l’influence psychologique de Mora, cohabite avec lui sans trouver la force de rompre le lien. Lorsque Mora commence à montrer des signes d’intérêt malhonnête même envers Laura, et surtout lorsque cette dernière entreprend le parcours de préparation à la Première Communion, elle comprend soudain toute la gravité de la situation. Contrairement à sa mère – qui justifie un mal (la cohabitation) en vue d’un bien (l’éducation des filles au collège) – Laura comprend qu’il s’agit d’un raisonnement moralement illégitime, qui met en grave danger l’âme de sa mère. À cette époque, Laura souhaitait devenir elle-même une sœur de Marie Auxiliatrice, mais sa demande est rejetée, car elle est la fille d’une « concubine publique ». Et c’est précisément à ce moment-là que Laura – accueillie au collège alors que dominaient encore en elle « l’impulsivité, le ressentiment, l’irritabilité, l’impatience et la propension à apparaître » – manifeste un changement que seule la Grâce, unie aux efforts la personne, peut opérer. Elle demande à Dieu la conversion de sa mère offrant sa vie pour elle. Dans cette situation, Laura ne peut se mouvoir ni « en avant » (en entrant parmi les Filles de Marie Auxiliatrice), ni « en arrière » (en retournant auprès de sa mère et de Mora). C’est alors qu’avec la créativité typique des saints, Laura prend l’unique chemin qui lui reste accessible : celui de la hauteur et de la profondeur. Dans les résolutions de sa Première Communion, elle avait noté :

            Je me propose de faire tout ce que je sais et tout ce que je peux pour […] réparer les offenses que vous, Seigneur, recevez chaque jour des hommes, en particulier des personnes de ma famille. Mon Dieu, donnez-moi une vie d’amour, de mortification et de sacrifice.

            Elle concrétise sa résolution dans un « Acte d’offrande », qui inclut le sacrifice de sa propre vie. Son confesseur, reconnaissant que l’inspiration vient de Dieu mais ignorant les conséquences, donne son consentement et confirme que Laura est « consciente de l’offrande qu’elle vient de faire ». Elle vit les deux dernières années dans le silence, la joie et avec le sourire, avec son tempérament riche de chaleur humaine. Et pourtant, le regard qu’elle pose sur le monde – comme le confirme une photo, très différente de la stylisation hagiographique connue – dit aussi toute la souffrance consciente et la douleur qui l’habitent. Dans une situation où lui manquent à la fois la liberté par rapport aux conditionnements, obstacles et fatigues, et la liberté d’agir, cette préadolescente témoigne d’une « liberté pour » : pour faire le don total d’elle-même.
            Laura ne méprise pas la vie, elle aime la vie, la sienne et celle de sa mère. Pour cela, elle s’offre. Le 13 avril 1902, dimanche du Bon Pasteur, elle se demande : « Si Lui donne sa vie, qu’est-ce qui m’empêche [de donner la mienne] pour ma mère ? » Moribonde, elle ajoute : « Maman, je meurs, je l’ai moi-même demandé à Jésus… cela fait presque deux ans que je lui offre ma vie pour toi… pour obtenir la grâce de ton retour ! »
            Ces mots sont dépourvus de regret et de reproche, mais chargés d’une grande force, d’un grand espoir et d’une grande foi. Laura a appris à accueillir sa mère pour ce qu’elle est. Elle s’offre elle-même pour lui donner ce qu’elle ne peut obtenir seule. Lorsque Laura meurt, sa mère se convertit. C’est ainsi que Laurita de los Andes, la fille, a contribué à engendrer sa mère à la vie de la foi et de la grâce.

4. Carlo Braga et l’ombre de sa mère
            Carlo Braga, qui naît deux ans avant Laura, en 1889, est également marqué par la fragilité de sa mère. En effet, lorsque son mari l’abandonne, elle et ses enfants, Matilde « ne mangeait presque plus et déclinait à vue d’œil ». Emmenée à Côme, elle meurt quatre ans plus tard de tuberculose, mais tous sont convaincus que la dépression s’était transformée chez elle en une véritable folie. Carlo commence alors à être « compatissant comme fils d’un inconscient [le père] et d’une mère malheureuse ». Cependant, trois événements providentiels viennent à son secours.
            Quant au premier, survenu lorsqu’il était tout petit, il en découvrira le sens plus tard. Il était tombé dans le feu et sa mère Matilde, en le sauvant, l’avait à cet instant consacré à la Vierge. C’est ainsi que la pensée de sa mère absente devient pour Carlo enfant « un souvenir douloureux et consolant à la fois » : douleur à cause de son absence, mais aussi certitude qu’elle l’a confié à Marie, la Mère de toutes les mères. Bien des années plus tard, don Braga écrira à un confrère salésien touché par la perte de sa mère :

            Maintenant, ta mère t’appartient bien plus que lorsqu’elle était vivante. Laisse-moi te parler de ma propre expérience. Ma mère m’a quitté quand j’avais six ans […]. Mais je dois te confesser qu’elle m’a suivi pas à pas et, lorsque je pleurais désolé en écoutant le murmure de l’Adda, tandis que, petit berger, je me sentais appelé à une vocation plus haute, il me semblait que Maman me souriait et essuyait mes larmes.
            Carlo rencontre ensuite sœur Judith Torelli, une Fille de Marie Auxiliatrice qui « sauva le petit Carlo de la désintégration de sa personnalité quand, à neuf ans, il se rendit compte qu’il était à peine toléré et qu’il entendait parfois les gens dire à son sujet : Pauvre petit, pourquoi est-il au monde ? » Certains soutenaient que son père méritait d’être fusillé pour sa trahison et l’abandon ; quant à sa mère, de nombreux camarades de classe lui répliquaient : « Tais-toi, de toute façon ta mère était folle ». Mais sœur Judith l’aime en l’aidant d’une manière spéciale ; elle pose sur lui un regard « nouveau » ; de plus, elle croit en sa vocation et l’encourage.
            Entré par la suite au collège salésien de Sondrio, Carlo vit sa troisième et décisive expérience : il fait la connaissance de don Rua, dont il a l’honneur d’être le petit secrétaire pendant un jour. Don Rua sourit à Carlo et, répétant le geste que Don Bosco avait accompli autrefois avec lui (« Michelino, toi et moi, nous ferons toujours tout à moitié »), « il met sa main dans la sienne et lui dit : nous serons toujours amis ». Si sœur Judith avait cru en la vocation de Carlo, don Rua lui permettait maintenant de la réaliser, « en le faisant passer par-dessus tous les obstacles ». Certes, Carlo Braga ne manquera pas de difficultés à chaque étape de sa vie. Comme novice, clerc, voire provincial, il connaîtra des renvois par mesure de prudence et parfois certaines formes de calomnies, mais il aura désormais appris à les affronter. Il devient de plus en plus un homme capable de rayonner une joie extraordinaire, un homme humble, actif et d’une délicate ironie ; ces caractéristiques témoignaient de l’équilibre de sa personne et de son sens de la réalité. Sous l’action de l’Esprit Saint, don Braga développe en lui une paternité rayonnante, à laquelle s’ajoute une grande tendresse pour les jeunes qui lui sont confiés. Il redécouvre l’amour pour son père, il lui pardonne et entreprend un voyage pour se réconcilier avec lui. Il se soumet à d’innombrables efforts pour être toujours au milieu de ses Salésiens et de ses jeunes. Il se définit comme celui qui a été « mis dans la vigne pour faire le piquet », c’est-à-dire dans l’ombre mais pour le bien des autres. Un père disait à son fils qu’il lui confiait comme aspirant salésien : « Avec un homme comme lui, je te laisse aller même au pôle Nord ! » Don Carlo ne s’indigne pas des besoins des enfants, au contraire il leur apprend à les exprimer, à accroître le désir : « As-tu besoin de livres ? N’aie pas peur, écris une liste plus longue ». Surtout, don Carlo a appris à poser sur les autres ce regard d’amour qu’il avait senti sur lui autrefois de la part de sœur Judith et de Don Rua. Don Giuseppe Zen, aujourd’hui cardinal, a donné ce témoignage dans un long passage qui mérite d’être lu intégralement et qui commence par les paroles de sa propre mère à don Braga :
            « Regardez, Père, ce garçon n’est plus très bon. Peut-être n’est-il pas adapté pour être accepté dans cet institut. Je ne voudrais pas que vous soyez trompé. Ah, si vous saviez comme il m’a fait désespérer cette dernière année ! Je ne savais vraiment plus quoi faire. Et s’il vous fait désespérer ici aussi, dites-le-moi, je viendrai le reprendre tout de suite ». Don Braga, au lieu de répondre, me regardait dans les yeux ; moi aussi je le regardais, mais la tête baissée. Je me sentais comme un accusé devant le Ministère Public, au lieu d’être défendu par mon avocat. Mais le juge était de mon côté. Avec son regard, il m’a profondément compris, tout de suite et mieux que toutes les explications de ma mère. Lui-même, m’écrivant de nombreuses années plus tard, s’appliquait les mots de l’Évangile : « Intuitus dilexit eum (en le regardant, il l’aima) ». Et depuis ce jour, je n’ai plus eu de doutes sur ma vocation.

5. Anna Maria Lozano Díaz et la féconde maladie de son père
            Les parents de Laura et de Carlo s’étaient révélés à divers titres « lointains » ou « absents ». Une dernière figure, celle d’Anna Maria, atteste le dynamisme opposé : celui d’un père trop présent, qui par sa présence ouvre à sa fille un nouveau chemin de sanctification. Anna naît le 24 septembre 1883 à Oicatà, en Colombie, dans une famille nombreuse, caractérisée par la vie chrétienne exemplaire de ses parents. Lorsqu’Anna est très jeune, son père découvre un jour en se lavant qu’il avait une tache suspecte sur sa jambe. C’est la terrible lèpre, qu’il parvient à cacher pendant un certain temps, mais qu’il est finalement contraint de reconnaître, acceptant d’abord de se séparer de sa famille, puis de la réunir auprès de lui près du lazaret d’Agua de Dios. Sa femme lui avait dit héroïquement : « Ton sort est le nôtre ». C’est ainsi que des personnes saines acceptent les conditionnements qui leur viennent de l’adoption du rythme des malades. Dans ce contexte, la maladie du père conditionne la liberté de choix d’Anna Maria, contrainte de projeter sa propre vie dans un établissement pour malades contagieux. Comme cela fut le cas pour Laura, elle se trouve dans l’impossibilité de réaliser sa vocation religieuse à cause de la maladie paternelle ; elle expérimente intérieurement la déchirure que la lèpre opère sur les malades. Mais Anna Maria n’est pas seule. Comme Don Bosco avec Don Calosso, Laura avec son confesseur et Carlo avec Don Rua, elle trouve un ami de l’âme. C’est le bienheureux Don Luigi Variara, salésien, qui lui donne cette assurance : « Si vous avez une vocation religieuse, elle se réalisera », et l’implique dans la fondation des Filles des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, en 1905. C’est le premier Institut à accueillir en son sein des lépreux ou des filles de lépreux. Lorsque Lozano meurt, le 5 mars 1982 à presque 99 ans, Mère générale pendant plus d’un demi-siècle, l’intuition du salésien Don Variara s’est désormais concrétisée dans une expérience qui a confirmé et renforcé la dimension victimale et réparatrice du charisme salésien.

6. L’enseignement des saints
            Malgré leurs incontestables différences, les vies de Laura Vicuña (Bienheureuse), de Carlo Braga et d’Anna Maria Lozano (Serviteurs de Dieu) ont des caractéristiques communes dignes de mention :
            a) Laura, Anna et Carlo, comme déjà Don Bosco, souffrent de situations de malaise et de difficultés liées à divers titres à leurs parents. Maman Marguerite se voit contrainte d’éloigner Giovannino de la maison lorsque l’absence de l’autorité paternelle favorise l’opposition de son frère Antonio ; Laura a été menacée par Mora et refusée par les Filles de Marie Auxiliatrice comme aspirante ; Carlo Braga a subi des incompréhensions et des calomnies ; la lèpre du père semble à un certain moment priver Anna Maria de tout espoir d’avenir.
            Une famille souffrant de blessures diverses cause un dommage objectif à ceux qui en font partie. Méconnaître ou tenter de réduire l’ampleur de ce dommage serait une entreprise tout aussi illusoire qu’injuste. À chaque souffrance s’associe en effet un élément de perte que les « saints », avec leur réalisme, interceptent et apprennent à nommer.
            b) Giovannino, Laura, Anna Maria et Carlo effectuent à ce stade un second passage, plus ardu que le premier : au lieu de subir passivement la situation, ou de gémir sur elle, ils font face au problème avec une conscience accrue. En plus d’un vif réalisme, ils attestent la capacité, typique des saints, de réagir rapidement, évitant le repli autoréférentiel. Ils se dilatent dans le don, et ancrent ce don dans les conditions concrètes de la vie. Ce faisant, ils lient le « da mihi animas » au « caetera tolle ».
            c) Les limites et les blessures ne sont jamais supprimées, mais toujours reconnues et nommées ; elles sont même « habitées ». Plongés dans des événements historiques plus grands qu’eux et qui semblent les submerger, la Bienheureuse Alexandrina Maria da Costa et le Serviteur de Dieu Nino Baglieri, le Vénérable Andrea Beltrami et le Bienheureux Auguste Czartoryski, « atteints » par le Seigneur dans les conditions invalidantes de leur maladie, le Bienheureux Titus Zeman, le Vénérable José Vandor et le Serviteur de Dieu Ignace Stuchlý nous enseignent l’art difficile de tenir bon dans les difficultés et de permettre au Seigneur de nous épanouir en elles. La liberté de choix prend ici la forme très élevée d’une liberté d’adhésion, dans le « fiat ».

Note bibliographique
            Pour garder à ce texte son caractère de « témoignage » et non de « relation », on a évité d’y ajouter un appareil critique de notes. On signale cependant que les citations présentes dans le texte sont tirées des Mémoires de l’Oratoire ; de Maria Dosio, Laura Vicuña. Un chemin de sainteté juvénile salésienne, LAS, Rome 2004 ; de Don Carlo Braga raconte son expérience missionnaire et pédagogique (témoignage autobiographique du Serviteur de Dieu) et de la Vie de Don Carlo Braga, « Le Don Bosco de la Chine », écrite par le salésien Don Mario Rassiga et aujourd’hui disponible en polycopiés. À ces sources s’ajoutent ensuite les matériaux des Procès de béatification et de canonisation, accessibles pour Don Bosco et Laura, encore réservés pour les Serviteurs de Dieu.




Don Beltrami. Un profil vertueux (2/2)

(suite de l’article précédent)

3. Histoire d’une âme

3.1. Aimer et souffrir
            Don Barberis esquisse très bien la parabole existentielle de Beltrami en y lisant l’action mystérieuse et transformatrice de la grâce à l’œuvre « à travers les principales conditions de la vie salésienne, afin qu’il soit un modèle général d’élève, de clerc, d’enseignant, d’étudiant universitaire, de prêtre, d’écrivain, de malade ; un modèle dans chaque vertu, dans la patience comme dans la charité, dans l’amour de la pénitence comme dans le zèle… » Il est intéressant de noter que Barberis lui-même, en introduisant la deuxième partie de sa biographie consacrée aux vertus de Don Beltrami, déclare : « On pourrait dire que la vie de notre Don Beltrami est l’histoire d’une âme plutôt que l’histoire d’une personne. Elle est tout intérieure ; et je fais tout mon possible pour que mon cher lecteur pénètre dans cette âme, afin qu’il puisse admirer ses charismes célestes ». La référence à L’histoire d’une âme n’est pas fortuite, non seulement parce que Don Beltrami est un contemporain de la sainte de Lisieux, mais nous pouvons dire qu’ils sont vraiment frères par l’esprit qui les animait. Le zèle apostolique pour le salut est plus authentique et plus fécond chez ceux qui ont fait l’expérience du salut ; convaincus d’être sauvés par grâce, ils vivent leur vie comme un pur don d’amour pour leurs frères, afin qu’ils soient eux aussi atteints par l’amour rédempteur de Jésus. « Toute la vie, en vérité, de notre Don Andrea pourrait se résumer en deux mots, qui forment sa carte d’identité ou son uniforme : Aimer et souffrir – Amour et Douleur. L’amour le plus tendre, le plus ardent, et, je dirais aussi, le plus zélé possible vers ce bien dans lequel se concentre tout le bien. La douleur la plus vive, la plus aigüe, la plus pénétrante pour ses péchés, et la contemplation de ce bien suprême, qui pour nous s’est abaissé jusqu’à la folie, jusqu’aux douleurs et à la mort de la Croix. De là est née une ardeur fiévreuse pour la souffrance : plus elle abondait en lui, plus il en sentait le désir. De là encore est venu ce goût, cette volupté ineffable dans la souffrance, qui est le secret des saints, et l’une des plus sublimes merveilles de l’Église de Jésus-Christ ».
            « Dans le Sacré-Cœur de Jésus, brûlant de flammes et couronné d’épines, ces deux affections, l’amour et la souffrance, trouvent une pâture abondante et admirablement proportionnée à elles. C’est pourquoi, depuis le premier instant où il connut cette dévotion, jusqu’au dernier de sa vie, son cœur fut comme un vase d’arômes précieux qui brûlait toujours devant ce cœur divin en lui transmettant le parfum de l’encens et de la myrrhe, de l’amour et de la douleur ». « Obtenir du Cœur de Jésus la grâce tant désirée de vivre de longues années pour souffrir et expier mes péchés. Ne pas mourir, mais vivre pour souffrir, mais toujours selon la volonté de Dieu. C’est ainsi que je pourrai étancher cette soif. C’est si beau, si doux de souffrir quand Dieu aide et donne la patience ! » Ces textes sont une synthèse de la spiritualité victimale de Don Beltrami. Dans la perspective de la dévotion au Sacré-Cœur, si chère à la spiritualité du XIXe siècle et à Don Bosco lui-même, cette spiritualité dépasse toute lecture doloriste ou pire encore un certain masochisme spiritualiste. C’est d’ailleurs aussi grâce à Don Beltrami que Don Rua consacra officiellement la congrégation salésienne au Sacré-Cœur de Jésus dans la dernière nuit du XIXe siècle.

3.2. Dans le sillage de la sainte de Lisieux
            La brièveté de sa vie chronologique est compensée par la richesse surprenante du témoignage d’une vie vertueuse, qui a exprimé en peu de temps une intense ferveur spirituelle et une aspiration singulière à la perfection évangélique. Il n’est pas anodin que le Vénérable Beltrami ait clos son existence exactement trois mois après la mort de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, proclamée docteur de l’Église par Jean-Paul II pour l’éminente science de l’amour divin qui la distinguait. Dans L’histoire d’une âme on lit la biographie intérieure d’une vie qui, modelée par l’Esprit dans le jardin du Carmel, a donné des fruits de sainteté et de fécondité apostolique pour l’Église universelle, à tel point qu’en 1927, elle a été proclamée patronne des missions par Pie XI. Comme sainte Thérèse, Don Beltrami mourut, lui aussi, de la tuberculose. Tous les deux ont vu dans les crachements de sang qui les conduisirent rapidement à la fin non seulement le dépérissement du corps et le déclin des forces, mais surtout ils ont accueilli une vocation particulière à vivre en communion avec Jésus-Christ, qui les assimilait à son sacrifice d’amour pour le bien de leurs frères. Le 9 juin 1895, en la fête de la Sainte Trinité, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus s’offrit en victime d’holocauste à l’Amour miséricordieux de Dieu. Le 3 avril de l’année suivante, dans la nuit entre le Jeudi saint et le Vendredi saint, elle a une première manifestation de la maladie qui la conduira à la mort. Thérèse la reçoit comme une visite mystérieuse de l’Époux divin. En même temps, elle entre dans l’épreuve de la foi, qui durera jusqu’à sa mort. Sa santé se dégradant, elle est transférée à l’infirmerie à partir du 8 juillet 1897. Ses sœurs et les autres religieuses recueillent ses paroles, tandis que les douleurs et les épreuves, supportées avec patience, s’intensifient jusqu’à aboutir à sa mort dans l’après-midi du 30 septembre 1897. « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie », avait-elle écrit à son frère spirituel, l’abbé Bellière. Ses derniers mots « Mon Dieu, je vous aime » sont le sceau de son existence.
            Jusqu’à la fin de sa vie, Don Beltrami sera lui aussi fidèle à son offrande victimale. Quelques jours avant sa mort il écrivit à son maître de noviciat : « Je prie et je m’offre toujours en victime pour la Congrégation, pour tous les Supérieurs et confrères et surtout pour ces maisons de noviciat qui renferment les espérances de notre pieuse Société ».

4. Spiritualité victimale
            Don Beltrami se rattache lui aussi à cette spiritualité victimale, degré sublime de charité : « Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). Il ne s’agit pas seulement du geste extrême et suprême du don physique de sa vie pour autrui, mais de la vie entière de l’individu orientée vers le bien d’autrui. Il se sentait appelé à cette vocation : « Il y en a beaucoup, ajoutait-il, même parmi nous, les Salésiens, qui travaillent beaucoup et font beaucoup de bien, mais il n’y en a pas beaucoup qui aiment vraiment souffrir et veulent souffrir beaucoup pour le Seigneur. Je veux être l’un d’entre eux ». C’est précisément parce que la souffrance n’est pas quelque chose de convoité par la plupart, qu’elle n’est pas même comprise. Mais ce n’est pas nouveau. Même Jésus s’est heurté à l’incompréhension lorsqu’il parlait à ses disciples de sa Pâque, de sa montée à Jérusalem ; Pierre lui-même l’en détournait. À l’heure suprême, ses « amis » l’ont trahi, renié et abandonné. Pourtant, l’œuvre de rédemption n’a été et n’est accomplie qu’à travers le mystère de la croix et par l’offrande que Jésus fait de lui-même au Père comme victime expiatoire, unissant à son sacrifice tous ceux qui acceptent de partager ses souffrances pour le salut de leurs frères. La vérité de l’offrande de Beltrami réside dans la fécondité offerte par sa vie sainte. En effet, il a donné de l’efficacité à ses paroles, notamment en soutenant ses confrères dans leur vocation, en les stimulant à accepter en esprit de sacrifice les épreuves de la vie dans la fidélité à la vocation salésienne. Dans les Constitutions primitives, Don Bosco présentait le salésien comme celui qui « est prêt à supporter le chaud et le froid, la soif et la faim, les fatigues et le mépris, chaque fois qu’il s’agit de la gloire de Dieu et du salut des âmes ».
            La maladie a conduit le père Beltrami à la fois à la consumation progressive et à l’isolement forcé. Elle a laissé intactes ses facultés perceptives et intellectuelles, les affinant même avec la lame de la souffrance. Seule la grâce de la foi lui permit d’embrasser cette condition qui, jour après jour, l’assimilait de plus en plus au Christ crucifié. C’est ce que lui rappelait constamment une statue de l’Ecce homo, d’un réalisme choquant, qu’il avait voulue dans sa chambre. La foi était la règle de sa vie, la clé pour comprendre les gens et les différentes situations. « À la lumière de la foi, il considérait ses propres souffrances comme des grâces de Dieu, et en même temps que l’anniversaire de sa profession religieuse et de son ordination sacerdotale, il célébrait celui du début de sa grave maladie, qui, selon lui, avait commencé le 20 février 1891. À cette occasion, il récitait de tout cœur le Te Deum pour avoir reçu du Seigneur la grâce de souffrir pour lui ». Il méditait et cultivait une vive dévotion à la Passion du Christ et à Jésus crucifié : « Grande dévotion, dont on peut dire qu’elle a informé toute la vie du Serviteur de Dieu… C’était le sujet presque continuel de ses méditations. Il avait toujours un crucifix devant les yeux et surtout dans les mains… il le baisait de temps en temps avec une vive émotion ».
            Après sa mort, on trouva suspendu à son cou, avec le crucifix et la médaille de Marie Auxiliatrice, un sachet contenant quelques papiers : des prières en mémoire de son ordination, une carte sur laquelle étaient dessinés les cinq continents pour rappeler toujours au Seigneur les missionnaires dispersés dans le monde, ainsi que quelques prières par lesquelles il s’offrait formellement comme victime au Sacré-Cœur de Jésus, spécialement pour les mourants, pour les âmes du purgatoire, pour la prospérité de la Congrégation et de l’Église. Ces prières, dans lesquelles la pensée dominante fait écho au tourment de saint Paul Opto ego ipse anathema esse a Christo pro fratribus meis, étaient signées de son sang et approuvées par son directeur, Don Luigi Piscetta, le 15 novembre 1895.

5. Don Beltrami est-il actuel ?
            La question, qui n’est pas oiseuse, a déjà été posée par les jeunes confrères du Scolasticat de théologie international de Turin-Crocetta lorsqu’en 1948, à l’occasion du 50e anniversaire de la mort du Vénérable Andrea Beltrami, ils ont organisé une journée commémorative. Dès les premières lignes de l’opuscule qui recueille les discours prononcés à cette occasion, on se demande ce que le témoignage de Beltrami a à voir avec la vie salésienne, vie d’apostolat et d’action. Or, après avoir rappelé combien il fut exemplaire dans les années où il pouvait se jeter dans le travail apostolique, « il fut aussi salésien en acceptant la douleur quand elle semblait écraser une carrière et un avenir si brillamment et si fructueusement entrepris ». Car c’est là que Don Andrea a révélé une profondeur de sentiment salésien et une richesse de dévouement qu’auparavant, dans le travail, on pouvait prendre pour de l’audace juvénile, une soif d’action, une nature riche en talents, quelque chose de normal, d’ordinaire en somme. L’extraordinaire commence, ou plutôt se révèle dans et par la maladie. Don Andrea, mis à l’écart, désormais exclu pour toujours de l’enseignement, de la vie commune et de collaboration avec ses confrères et des grandes œuvres de Don Bosco, se sent mis sur une voie nouvelle, solitaire, qui rebutait peut-être ses frères, une vie certainement rebutante pour la nature humaine, et d’autant plus pour la sienne, si riche et si exubérante ! Don Beltrami a accepté ce chemin. Il s’y est engagé dans un esprit salésien, « salésiennement ».
            On reste frappé par l’affirmation selon laquelle Don Beltrami a en quelque sorte inauguré une nouvelle voie dans le sillage tracé par Don Bosco, un appel spécial à éclairer le noyau profond de la vocation salésienne et le véritable dynamisme de la charité pastorale : « Nous avons besoin d’avoir ce qu’il avait dans le cœur, ce qu’il vivait profondément dans son être le plus intime. Sans cette richesse intérieure, notre action serait vaine ; le père Beltrami pourrait nous reprocher notre vie vaine, en disant avec Paul : nos quasi morientes, et ecce : vivimus ! » Lui-même était conscient de s’être engagé sur une nouvelle voie, comme en témoigne son frère Giuseppe : « Au milieu de la leçon, il a essayé de me convaincre de la nécessité de suivre sa voie, et moi, ne pensant pas comme lui, je m’y suis opposé, et il a souffert ». Cette souffrance vécue dans la foi fut véritablement féconde sur le plan apostolique et vocationnel : « Elle fut la manifestation d’une conception salésienne nouvelle et originale, voulue et mise en œuvre par lui, d’une souffrance à la fois physique et morale, active, féconde, même matériellement, pour le salut des âmes ».
            Il faut dire aussi qu’avec le temps s’est installée une certaine interprétation qui a conduit progressivement à l’oubli, en raison aussi des grands changements intervenus, ou en raison d’un certain climat spirituel quelque peu piétiste, ou peut-être plus inconsciemment pour ne pas être trop provoqué par son témoignage. Comme expression de ce processus il y a, par exemple, les peintures qui le représentent. À ceux qui l’ont connu, comme le père Eugenio Ceria, elles ne plaisaient pas vraiment, car ils se souvenaient de lui comme d’un salésien jovial, à l’apparence ouverte, qui inspirait confiance à ceux qui l’approchaient. Le père Ceria rappelle également que déjà pendant ses années à Foglizzo, Beltrami vivait une vie intérieure intense, une union profonde et impétueuse avec Dieu, nourrie par la méditation et la communion eucharistique, à tel point que même en plein hiver, par des températures glaciales, il ne portait pas de maneau et gardait sa fenêtre ouverte, si bien qu’on l’appelait « l’ours blanc ».

5.1. Témoin de l’union à Dieu
            Cet esprit de sacrifice l’a amené à mûrir une profonde union avec Dieu : « Sa prière consistait à être continuellement en présence de Dieu, à garder les yeux fixés sur le Tabernacle et à s’épancher avec le Seigneur au moyen d’oraisons jaculatoires incessantes et d’aspirations affectueuses. On peut dire que sa méditation était continue… elle le pénétrait tellement qu’il ne remarquait pas ce qui se passait autour de lui, et elle pénétrait tellement le sujet que je l’ai entendu me dire en confidence qu’il arrivait généralement à comprendre si bien les mystères sur lesquels il méditait qu’il semblait les voir comme s’ils apparaissaient devant ses yeux ». Cette union signifiée et réalisée de manière particulière lors de la célébration de l’Eucharistie, lorsque toutes les douleurs et les toux cessaient comme par enchantement, se traduisait par une parfaite conformité à la volonté de Dieu, notamment par l’acceptation de la souffrance : « Il considérait l’apostolat de la souffrance et des afflictions comme non moins fécond que celui de la vie plus active ; et alors que d’autres pensaient que ces années passées dans la souffrance étaient suffisamment occupées, il sanctifiait la souffrance en l’offrant au Seigneur et en se conformant tellement à la volonté divine qu’il n’était pas seulement résigné à souffrir, mais content de souffrir ».
            La demande adressée par le Vénérable lui-même au Seigneur est d’une valeur considérable, comme en témoignent plusieurs lettres et en particulier celle adressée à son premier directeur de Lanzo, le père Giuseppe Scappini, écrite un peu plus d’un mois avant sa mort : « Ne vous affligez pas à propos de ma maladie, mon très cher père en Jésus-Christ ; au contraire, réjouissez-vous dans le Seigneur. Je l’ai moi-même demandée au Bon Dieu, pour avoir la possibilité d’expier mes péchés en ce monde, où le purgatoire se fait au mérite. En vérité, je n’ai pas demandé cette infirmité, car je n’en avais aucune idée, mais j’ai demandé beaucoup à souffrir, et le Seigneur me l’a accordé de cette façon. Qu’il en soit béni à jamais, et qu’il m’aide à toujours porter la Croix avec joie. Croyez-moi, au milieu de mes peines, je suis heureux d’un bonheur plein et accompli, si bien que je ris quand on me présente des condoléances et des vœux pour ma guérison ».

5.2. Savoir souffrir
             « Savoir souffrir » : pour sa propre sanctification, pour l’expiation et pour l’apostolat. Il célébrait l’anniversaire de sa maladie : « Le 20 février est l’anniversaire de ma maladie, et je le célèbre comme un jour béni par Dieu, un jour béni, plein de joie, parmi les plus beaux jours de ma vie ». Le témoignage du père Beltrami confirme peut-être l’affirmation de Don Bosco selon qui « il n’y a qu’un seul Beltrami », comme pour indiquer l’originalité de la sainteté de ce fils qui a vécu et rendu visible le noyau secret de la sainteté apostolique salésienne. Le père Beltrami exprime la nécessité pour la mission salésienne de ne pas tomber dans le piège d’un activisme et d’une extériorité qui, à terme, conduirait à un destin fatal de mort, mais de préserver et de cultiver le noyau secret qui exprime à la fois la profondeur et la largeur de l’horizon. Les traductions concrètes de ce souci de l’intériorité et de la profondeur spirituelle sont : la fidélité à la vie de prière, la préparation sérieuse et compétente à la mission, en particulier au ministère sacerdotal, la lutte contre la négligence et l’ignorance coupable ; l’usage responsable du temps.
            Plus profondément, le témoignage du père Beltrami nous dit qu’on ne vit pas de gloires ou de rentes du passé, mais que chaque confrère et chaque génération doit faire fructifier le don reçu et savoir le transmettre aux générations futures sous une forme fidèle et originale. L’interruption de cette chaîne vertueuse sera source de dégâts et de ruine. Savoir souffrir est un secret qui donne fécondité à toute entreprise apostolique. L’esprit d’offrande victimale du père Beltrami est admirablement associé à son ministère sacerdotal, auquel il s’est préparé avec grande responsabilité et qu’il a vécu sous la forme d’une communion singulière avec le Christ immolé pour le salut de ses frères, dans la lutte et la mortification contre les passions de la chair, dans le renoncement à l’idéal d’un apostolat actif qu’il avait toujours désiré, dans la soif insatiable de la souffrance, dans l’aspiration à s’offrir en victime pour le salut de ses frères. Par exemple, il offrait sa prière et son offrande pour la Congrégation, et nominatim pour certains confrères, en tenant dans ses mains le catalogue de la Congrégation, des maisons et des missions. Il demandait la grâce de la persévérance et du zèle, la préservation de l’esprit de Don Bosco et de sa méthode éducative. L’un des livres écrits sur lui porte de façon significative le titre La passiflore séraphique. « Fleur de la passion » est le nom que lui donnèrent les missionnaires jésuites en 1610, en raison de la similitude de certaines parties de la plante avec les symboles religieux de la passion du Christ : les vrilles représentent le fouet avec lequel il fut flagellé ; les trois stigmates les clous ; les étamines le marteau ; les rayons corollaires la couronne d’épines. L’opinion de Don Nazareno Camilleri, une âme profondément spirituelle, fait autorité : « Don Beltrami nous paraît représenter éminemment, aujourd’hui, l’anxiété divine de la « sanctification de la souffrance » pour la fécondité sociale, apostolique et missionnaire, à travers l’enthousiasme héroïque de la Croix, de la Rédemption du Christ au milieu de l’humanité ».

5.3 Passer le relais
            À Valsalice, Don Andrea était un exemple pour tous. Un jeune salésien, Louis Variara, l’a choisi comme modèle de vie : devenu prêtre et missionnaire salésien en Colombie, il fonda sous son inspiration la Congrégation des Filles des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Né à Viarigi (Asti) en 1875, Louis Variara avait 11 ans quand son père l’emmena à Turin-Valdocco. Il entra au noviciat le 17 août 1891 et l’acheva en prononçant ses vœux perpétuels. Il passa ensuite à Turin-Valsalice pour étudier la philosophie. C’est là qu’il rencontra le Vénérable Andrea Beltrami. Don Variara s’inspirera de lui lorsqu’il proposera plus tard la « consécration victimale » à ses Filles des Sacrés-Cœurs à Agua de Dios (Colombie).

Fin




Noël 2024

Nous souhaitons à tous nos lecteurs un Saint Noël, enrichi des bénédictions du Seigneur, et une heureuse Nouvelle Année avec paix et sérénité !




Merveilles de la Mère de Dieu invoquée sous le titre de Marie Auxiliatrice (13/13)

(suite de l’article précédent)

Grâces obtenues par l’intercession de Marie Auxiliatrice.

I. Grâce reçue de Marie Auxiliatrice.

            En l’an de grâce 1866, au mois d’octobre, ma femme fut atteinte d’une maladie très grave, une grande inflammation avec forte constipation et parasitose intestinale. En cette douloureuse circonstance, on eut d’abord recours aux experts en la matière, qui ne tardèrent pas à déclarer que la maladie était très dangereuse. Voyant que la maladie s’aggravait et que les remèdes humains étaient peu ou pas utiles, je proposai à ma compagne de se recommander à Marie Auxiliatrice, et qu’elle lui accorderait certainement la santé si c’était nécessaire pour l’âme. En même temps j’ajoutai la promesse, si elle obtenait la santé, d’aller tous les deux dès que l’église en construction à Turin serait terminée, lui rendre visite et de faire une offrande. À cette proposition, elle répondit qu’elle pouvait se rendre dans un sanctuaire plus proche pour ne pas être obligée d’aller si loin. À cette réponse, je lui dis qu’il ne fallait pas tant regarder la commodité que la grandeur du bienfait que l’on espère.
            Alors elle acquiesça et promit ce qu’on lui proposait. Ô puissance de Marie ! À peine trente minutes après sa promesse, lorsque je lui demandai comment elle allait, elle me dit : – Je vais beaucoup mieux, mon esprit est plus libre, mon estomac n’est plus oppressé, j’ai du dégoût pour la glace dont j’avais tant envie auparavant, et j’ai plus envie de bouillon, qui me déplaisait tant auparavant.
            À ces mots, je me sentis naître à une vie nouvelle, et si ce n’était pas la nuit, j’aurais immédiatement quitté ma chambre pour publier la grâce reçue de la Vierge Marie. Le fait est qu’elle passa la nuit paisiblement, et que le lendemain matin, le médecin se présenta et la déclara hors de tout danger. Qui l’a guérie si ce n’est Marie Auxiliatrice ? En effet, quelques jours plus tard, elle quitta son lit et s’occupa des tâches ménagères. Maintenant, nous attendons avec impatience l’achèvement de l’église qui lui sera dédiée pour accomplir la promesse faite.
            J’ai écrit ceci en tant qu’humble fils de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, et je désire qu’on lui donne toute la publicité qu’on jugera utile pour la plus grande gloire de Dieu et de l’auguste Mère du Sauveur.

Luigi COSTAMAGNA
de Caramagna.

II. Marie Auxiliatrice protectrice des campagnes.

            Mornèse est un petit village du diocèse d’Acqui, dans la province d’Alessandria, d’environ mille habitants. Notre village, comme tant d’autres, était malheureusement en proie à la maladie du champignon qui, depuis plus de vingt ans, dévorait presque toute la récolte de raisin, notre principale richesse. Nous avions déjà utilisé beaucoup de remèdes pour conjurer ce mal, mais en vain. Lorsque la nouvelle s’est répandue que des paysans des communes voisines avaient promis une partie des fruits de leurs vignes pour la poursuite des travaux de l’église dédiée à Marie Auxiliatrice à Turin, ils ont été merveilleusement favorisés et ont eu du raisin en abondance. Motivés par l’espoir d’une meilleure récolte et encore plus animés par la pensée de contribuer à une œuvre de religion, les habitants de Mornèse ont décidé d’offrir la dixième partie de notre récolte à cette fin. La protection de la Sainte Vierge a été ressentie parmi nous d’une manière vraiment miséricordieuse. Nous avons eu l’abondance des années heureuses et nous étions très heureux de pouvoir offrir scrupuleusement en nature ou en argent ce que nous avions promis. Lorsque le responsable de la construction de cette église est venu parmi nous à notre invitation pour recueillir les offrandes, ce fut une véritable fête de joie et d’exultation publique.
            Il parut profondément ému par la promptitude et le désintéressement avec lesquels les offrandes avaient été faites, et par les paroles chrétiennes qui les accompagnaient. Un de nos concitoyens, au nom de tous, a parlé haut et fort de ce qui se passait. Nous tous, disait-il, nous sommes redevables de grandes choses à la Vierge Auxiliatrice. L’année dernière, beaucoup de gens de ce pays, devant aller à la guerre, se sont mis sous la protection de Marie Auxiliatrice. La plupart d’entre eux portaient sa médaille autour du cou. Partis courageusement, ils ont dû affronter les plus grands dangers, mais aucun n’a été victime de ce fléau du Seigneur. De plus, quand il y eut dans les villages voisins une épidémie de choléra, de grêle et de sécheresse, elle nous a complètement épargnés. Alors que les vendanges de nos voisins ont été presque nulles, la bénédiction nous a obtenu une abondance telle qu’on n’en avait pas vu depuis vingt ans. C’est pourquoi nous sommes heureux de pouvoir ainsi manifester notre indélébile gratitude à la grande protectrice du genre humain.
            Je crois être l’interprète fidèle de mes concitoyens en affirmant que ce que nous avons fait maintenant, nous le ferons aussi à l’avenir, convaincus que nous nous rendrons ainsi toujours plus dignes des bénédictions célestes.
            25 mars 1868

Un habitant de Mornèse.

III. Une guérison rapide.

            Le jeune Bonetti Giovanni d’Asti, élève au collège de Lanzo, a eu la faveur suivante. Dans la soirée du 23 décembre dernier, il entra à l’improviste dans la chambre du directeur, d’un pas incertain et le visage bouleversé. Il s’approcha de lui, appuya sa personne contre celle du bon prêtre, et de sa main droite se frottait le front sans dire un mot. Étonné de le voir si convulsé, le directeur le soutient, le fait asseoir et lui demande ce qu’il veut. Aux questions répétées, le pauvre garçon ne répond que par des soupirs de plus en plus douloureux et profonds. Alors le directeur regarde de plus près son front, et voit que ses yeux sont immobiles, ses lèvres pâles, et que son corps sous le poids de la tête risque de s’écrouler. Voyant alors le danger de mort qui menaçait le garçon, il s’empressa d’envoyer chercher un médecin. Pendant ce temps, le mal s’aggravait à chaque instant, sa physionomie avait changé d’aspect, et il ne semblait plus être le même qu’auparavant. Ses bras, ses jambes et son front étaient gelés, le catarrhe l’étouffait, sa respiration devenait de plus en plus courte, et son pouls ne battait plus que très faiblement. Il resta pendant cinq heures dans cet état très pénible.
            Le médecin arriva, appliqua divers remèdes, mais toujours en vain. C’est fini, dit-il tristement, avant le matin ce jeune homme sera mort.
            Alors, au mépris des espoirs humains, le bon prêtre se tourna vers le ciel en lui demandant de donner au jeune un peu de temps pour se confesser et communier, s’il ne voulait pas qu’il vive. Il prit alors une petite médaille de Marie Auxiliatrice. Les grâces obtenues en invoquant la Vierge avec cette médaille étaient déjà nombreuses, ce qui augmentait son espoir d’obtenir le secours de la protectrice céleste. Plein de confiance en Elle, il se mit à genoux, posa la médaille sur son cœur et, avec d’autres personnes pieuses qui étaient accourues, il dit quelques prières à Marie et au Saint-Sacrement. Et Marie écouta les prières qui s’élevaient vers Elle avec tant de confiance. La respiration du garçon devint plus libre, et ses yeux, qui étaient comme pétrifiés, se tournaient affectueusement vers les personnes présentes pour les regarder et les remercier des soins compatissants qu’ils lui prodiguaient. L’amélioration ne fut pas de courte durée ; au contraire, tout le monde considéra que la guérison était certaine. Le médecin lui-même, étonné de ce qui s’était passé, s’exclama : « C’est la grâce de Dieu qui a fait recouvrer la santé. Au cours de ma longue carrière, j’ai vu un grand nombre de malades et de mourants, mais je n’ai vu aucun de ceux qui se trouvaient au point où se trouvait Bonetti se rétablir de cette façon. Sans l’intervention bénéfique du ciel, c’est pour moi un fait inexplicable. Et la science, habituée de nos jours à rompre le lien admirable qui l’unit à Dieu, lui rendait un humble hommage, se jugeant impuissante à réaliser ce que Dieu seul a accompli. Le jeune bénéficiaire de la gloire de la Vierge se porte encore aujourd’hui très bien. Il dit et proclame devant tous qu’il doit sa vie doublement à Dieu et à sa Mère qui lui a obtenu la grâce par sa puissante intercession. Il s’estimerait un cœur ingrat s’il ne témoignait pas publiquement de sa gratitude et n’invitait pas les autres malheureux à faire de même quand ils souffrent dans cette vallée de larmes et vont à la recherche de réconfort et d’aide.

(Extrait du journal La Vergine).

IV. Marie Auxiliatrice libère un de ses fidèles d’un grand mal de dents.

            Dans une maison d’éducation de Turin se trouvait un jeune homme de 19 ou 20 ans qui souffrait depuis plusieurs jours d’une douleur aiguë aux dents. Tout ce que l’art médical propose habituellement en pareil cas avait déjà été utilisé sans succès. Le pauvre jeune homme était donc à un tel point d’exacerbation qu’il suscitait la pitié de tous ceux qui l’entendaient. Si le jour lui paraissait horrible, éternelle et plus misérable était la nuit, pendant laquelle il ne pouvait fermer les yeux pour dormir que pendant de courts instants constamment interrompus. Quel état déplorable était le sien ! Il en fut ainsi pendant quelque temps ; mais dans la soirée du 29 avril, la maladie parut devenir furieuse. Le jeune homme gémissait sans cesse dans son lit, soupirait et criait bruyamment sans que personne ne puisse le soulager. Ses compagnons, inquiets de son malheureux état, allèrent trouver le directeur pour lui demander de venir le réconforter. Il vint et tenta par ses paroles de ramener le calme dont lui et ses compagnons avaient besoin pour se reposer. Mais la douleur était si grande que, bien que très obéissant, il ne pouvait cesser de se lamenter, disant qu’il ne savait pas si, même en enfer, on pouvait souffrir de plus cruelles douleurs. Le supérieur pensa alors à le mettre sous la protection de Marie Auxiliatrice, en l’honneur de laquelle on érigeait un sanctuaire majestueux dans notre ville. Nous nous sommes tous mis à genoux et avons fait une courte prière. Que s’est-il passé ? L’aide de Marie ne s’est pas fait attendre. Lorsque le prêtre a donné la bénédiction au jeune homme désolé, celui-ci s’est instantanément calmé et s’est endormi d’un sommeil profond et serein. À cet instant, un terrible soupçon s’est emparé de nos esprits : le pauvre jeune homme a succombé au mal, mais non, il s’était déjà profondément endormi, et Marie avait entendu la prière de son dévot, et Dieu avait exaucé la bénédiction de son ministre.
            Plusieurs mois passèrent, et le jeune homme sujet au mal de dents n’en fut plus incommodé.

(Du même).

V. Quelques merveilles de Marie Auxiliatrice.

            Je crois que votre noble revue examinera attentivement quelques-uns des événements qui se sont produits parmi nous et que j’ai exposés en l’honneur de Marie-Auxiliatrice. Je n’en retiendrai que quelques-uns dont j’ai été témoin dans cette ville, en omettant beaucoup d’autres dont on parle tous les jours.
            Le premier concerne une dame de Milan qui, depuis cinq mois, était rongée par une pneumonie accompagnée d’une prostration totale.
De passage dans ces parages, Don B… lui conseilla de recourir à Marie Auxiliatrice en faisant une neuvaine de prières en son honneur, avec la promesse d’une offrande pour poursuivre les travaux de l’église que l’on construit à Turin sous le vocable de Marie Auxiliatrice. Cette offrande ne devait être faite qu’une fois la grâce obtenue.
            Ô merveille ! Le jour même, la malade put reprendre ses occupations ordinaires et sérieuses, mangeant de tout, se promenant, entrant et sortant librement de la maison, comme si elle n’avait jamais été malade. À la fin de la neuvaine, elle était dans un état de santé florissante, tel qu’elle ne se souvenait pas de l’avoir connu auparavant.
            Une autre dame souffrait depuis trois ans de palpitations, avec les nombreux inconvénients qui vont de pair avec cette maladie. Mais l’arrivée d’une fièvre et d’une sorte d’hydropisie l’avait immobilisée dans son lit. Sa maladie était arrivée à un tel point que lorsque le prêtre lui donnait la bénédiction, son mari devait lui prendre la main pour qu’elle puisse faire le signe de la croix. On lui recommanda une neuvaine en l’honneur du Saint-Sacrement et de Marie Auxiliatrice, avec la promesse d’une offrande pour l’édifice sacré, mais après l’obtention de la grâce. Le jour même de la fin de la neuvaine, la malade fut libérée de toute maladie, et elle put elle-même rédiger le récit de sa maladie, dans lequel je lis ce qui suit :
            « Marie Auxiliatrice m’a guérie d’une maladie pour laquelle toutes les inventions de la médecine étaient considérées comme inutiles. Aujourd’hui, dernier jour de la neuvaine, je suis libérée de toute maladie et je vais à table avec ma famille, ce que je n’avais pas pu faire pendant trois ans. Tant que je vivrai, je ne cesserai de magnifier la puissance et la bonté de l’auguste Reine du Ciel, et je m’efforcerai de promouvoir son culte, en particulier dans l’église que l’on construit à Turin ».
            J’ajoute un autre fait, encore plus merveilleux que les précédents.
            Un jeune homme dans la force de l’âge était en train de faire une des plus brillantes carrières scientifiques, lorsqu’il fut atteint d’une cruelle maladie à l’une de ses mains. Malgré tous les traitements et toutes les sollicitudes des médecins les plus accrédités, on n’a pu obtenir aucune amélioration, ni arrêter la progression de la maladie. Toutes les conclusions des experts en la matière concordaient pour dire que l’amputation était nécessaire pour éviter la ruine totale du corps. Effrayé par cette décision, il décida de recourir à Marie Auxiliatrice, en appliquant les mêmes remèdes spirituels que d’autres avaient pratiqués avec tant de succès. L’acuité des douleurs cessa instantanément, les blessures s’atténuèrent et, en peu de temps, la guérison parut complète. Quiconque voudrait satisfaire sa curiosité pourrait admirer cette main avec les entailles et les trous des plaies guéries, qui rappelaient la gravité de sa maladie et la merveilleuse guérison de celle-ci. Il voulut se rendre personnellement à Turin pour faire son offrande, afin de manifester davantage sa gratitude à l’auguste Reine du Ciel.
            J’ai encore beaucoup d’autres histoires de ce genre, que je vous raconterai dans d’autres lettres, si vous estimez qu’il s’agit là de sujets adaptés à votre périodique. Je vous prie d’omettre les noms des personnes auxquelles les faits se rapportent, afin de ne pas les exposer à des questions et à des observations importunes. Mais que ces faits servent à raviver de plus en plus parmi les chrétiens la confiance dans la protection de Marie Auxiliatrice, à augmenter le nombre de ses dévots sur la terre, et à avoir un jour une couronne plus glorieuse au ciel.

(Extrait de la Vera Buona Novella de Florence).

Avec l’approbation ecclésiastique.

Fin




La Bienheureuse Maria Troncatti, Fille de Marie-Auxiliatrice, sera proclamée Sainte

Le 25 novembre 2024, le pape François a autorisé le Dicastère pour les Causes des Saints à promulguer le Décret concernant le miracle attribué à l’intercession de la Bienheureuse Maria Troncatti, Sœur professe de la Congrégation des Filles de Marie-Auxiliatrice, née à Corteno Golgi (Italie) le 16 février 1883 et morte à Sucúa (Équateur) le 25 août 1969. Par cet acte du Saint-Père, la voie est ouverte à la Canonisation de la Bienheureuse Maria Troncatti.

            Maria Troncatti naît à Corteno Golgi (Brescia) le 16 février 1883. Assidue à la catéchèse paroissiale et aux sacrements, l’adolescente Maria développe un profond sens chrétien qui l’ouvre à la vocation religieuse. À Corteno arrive le Bulletin Salésien et Maria pense à la vocation religieuse. Cependant, par obéissance à son père et au curé, elle attend d’être majeure avant de demander l’admission à l’Institut des Filles de Marie-Auxiliatrice. Elle émet sa première profession en 1908 à Nizza Monferrato. Pendant la Première Guerre mondiale (1915-1918), sœur Maria suit à Varazze des cours d’assistance sanitaire et travaille comme infirmière à la Croix-Rouge dans l’hôpital militaire. Au cours d’une inondation où elle risque de se noyer, Maria promet à la Vierge qu’elle partira pour les missions si elle lui sauvait la vie.

            La Mère Générale, Caterina Daghero, la destine en 1922 aux missions de l’Équateur. Elle reste trois ans à Chunchi. Accompagnées par l’Évêque missionnaire Mgr Comin et une petite expédition, sœur Maria et deux autres consœurs s’enfoncent dans la forêt amazonienne. Leur champ de mission est la terre des Indiens Shuar, dans la partie sud-est de l’Équateur. Elles s’établissent à Macas, un village de colons entouré des habitations collectives des Shuar. Elle mène avec ses consœurs un difficile travail d’évangélisation au milieu de risques de toutes sortes, y compris ceux causés par les animaux de la forêt et les dangers des fleuves aux eaux tumultueuses. Macas, Sevilla Don Bosco, Sucúa sont quelques-uns des « miracles » encore florissants de l’action de sœur Maria Troncatti, infirmière, chirurgienne, orthopédiste, dentiste et anesthésiste… Mais surtout catéchiste et évangélisatrice, riche de merveilleuses ressources de foi, de patience et d’amour fraternel. Son œuvre pour la promotion de la femme Shuar fleurit en centaines de nouvelles familles chrétiennes, formées pour la première fois par le libre choix personnel des jeunes époux. Surnommée « la doctoresse de la Selva », elle lutte pour la promotion humaine, en particulier celle de la femme.
            Elle est la « madrecita », toujours soucieuse d’aller à la rencontre non seulement des malades, mais de tous ceux qui ont besoin d’aide et d’espoir. À partir d’un simple et pauvre cabinet, elle parvient à fonder un véritable hôpital et prépare elle-même les infirmières. Avec une patience maternelle, elle écoute, favorise la communion entre les gens et éduque au pardon les indigènes et les colons. « Un coup d’œil au Crucifié me donne vie et courage pour travailler », telle est la certitude de foi qui soutient sa vie. Dans chaque activité, sacrifice ou danger, elle se sent soutenue par la présence maternelle de Marie Auxiliatrice.

            Le 25 août 1969, à Sucúa (Équateur), le petit avion qui transporte sœur Maria Troncatti en ville s’écrase quelques minutes après le décollage, à la lisière de cette forêt qui a été pendant presque un demi-siècle sa « patrie du cœur », l’espace de son infatigable don de soi au milieu des Shuar. Sœur Maria vit son dernier décollage, celui qui la conduit au Paradis ! Elle a 86 ans, tous consacrés à un don d’amour. Elle avait offert sa vie pour la réconciliation entre les colons et les Shuar. Elle écrivait : « Je suis chaque jour plus heureuse de ma vocation religieuse missionnaire ! »

            Déclarée Vénérable le 12 novembre 2008, elle a été béatifiée sous le pontificat de Benoît XVI à Macas (Vicariat apostolique de Méndez – Équateur) le 24 novembre 2012. Dans l’homélie de béatification, le Cardinal Angelo Amato a esquissé sa figure de consacrée et de missionnaire, mettant en lumière la banalité et la simplicité de ses gestes de maternité et de miséricorde, ainsi que son extraordinaire « exemple de donation à Jésus et à son Évangile de vérité et de vie » dont le souvenir reconnaissant reste vivant plus de quarante ans après sa mort. « Animée par la grâce, sœur Maria est devenue une infatigable messagère de l’Évangile, une experte en humanité et en connaissance profonde du cœur humain. Elle partageait les joies et les espoirs, les difficultés et les tristesses de ses frères, grands et petits. Elle parvenait à transformer la prière en zèle apostolique et en service concret du prochain ». Le Cardinal Amato termina l’homélie en assurant les présents, parmi lesquels les Shuar, que « la Bienheureuse Maria Troncatti continue au ciel de veiller sur votre patrie et sur vos familles. Continuons à demander son intercession, pour vivre dans la fraternité, la concorde et la paix. Adressons-nous avec confiance à elle, afin qu’elle assiste les malades, console les souffrants, éclaire les parents dans l’éducation chrétienne des enfants, apporte l’harmonie dans les familles. Chers fidèles, la Bienheureuse Maria Troncatti continuera d’être notre Bonne Mère au ciel comme elle le fut sur la terre. »
            La biographie écrite par Sœur Domenica Grassiano, intitulée « Selva, patria del cuore » (Forêt, patrie du cœur), a contribué à faire connaître le témoignage de cette grande missionnaire et à diffuser sa renommée de sainteté. Cette Fille de Marie-Auxiliatrice a incarné de manière singulière la pédagogie et la spiritualité du système préventif, surtout à travers cette maternité qui a marqué tout son témoignage missionnaire au long de sa vie.

            Quand elle était jeune sœur dans les années 1920, elle consacrait une attention particulière aux filles de l’oratoire, et de manière spéciale à un groupe d’entre elles plutôt négligées, bruyantes et impatientes envers toute discipline, tout en continuant à travailler comme infirmière. Sœur Maria savait les accueillir et les traiter de telle manière qu’« elles avaient pour elle une telle vénération et estime qu’elles s’agenouillaient devant elle. Elles sentaient en elle une âme toute de Dieu et se recommandaient à sa prière ».

            Aux postulantes elle accordait également une attention spéciale. Elle leur communiquait confiance et courage : « Courage, ne te laisse pas prendre par le regret de ce que tu as laissé… Prie le Seigneur et il t’aidera à réaliser ta vocation ». Les quarante postulantes de cette année-là arrivèrent toutes à la vêture et à la profession, attribuant ce résultat aux prières de sœur Maria, qui infusait de l’espoir surtout lorsqu’elle voyait des difficultés à s’adapter à ce nouveau mode de vie ou à accepter le détachement de la famille.

            Mère des pauvres et des nécessiteux, elle rappelait par son exemple et son message que « nous ne nous préoccupons pas seulement du corps, mais aussi des nécessités de l’âme de l’homme : des personnes qui souffrent de la violation de leurs droits ou d’un amour détruit ; des personnes qui se trouvent dans l’obscurité concernant la vérité ; qui souffrent de l’absence de vérité et d’amour. Nous nous préoccupons du salut total des hommes, corps et âme ». Combien d’âmes sauvées ! Combien d’enfants sauvés d’une mort certaine ! Combien de jeunes filles et de femmes défendues dans leur dignité ! Combien de familles formées et gardées dans la vérité de l’amour conjugal et familial ! Combien d’incendies de haine et de vengeance éteints par la force de la patience et le don de sa propre vie ! Et tout cela vécu avec un grand zèle apostolique et missionnaire.

            Écoutons le témoignage du père Giovanni Vigna, qui a travaillé pendant 23 ans dans la même mission. Il montre bien le cœur de sœur Maria Troncatti : « Sœur Maria se distinguait par son exquise maternité. Elle trouvait à chaque problème une solution qui s’avérait, à la lumière des faits, toujours la meilleure. Elle était toujours prête à découvrir le côté positif des personnes. Je l’ai vue traiter la nature humaine sous tous ses aspects, même les plus misérables ; eh bien, elle les a traités avec cette supériorité et cette gentillesse qui en elle étaient choses spontanées et naturelles. Elle exprimait sa maternité comme affection entre les consœurs en communauté : c’était le secret vital qui les soutenait, l’amour qui les unissait les unes aux autres ; le partage total des peines, des douleurs, des joies. Elle exerçait sa maternité surtout envers les plus jeunes. Tant de sœurs ont expérimenté la douceur et la force de son amour. Elle faisait de même avec les Salésiens qui tombaient fréquemment malades, parce qu’ils ne se ménageaient pas dans le travail et les efforts. Elle les soignait, les soutenait aussi moralement, devinant les crises, les fatigues, les troubles. Son âme transparente voyait tout à travers l’amour d’un Père qui nous aime et nous sauve. Elle a été un instrument dans la main de Dieu pour des œuvres merveilleuses ! »




Saint François de Sales, accompagnateur personnel

             « Mon esprit accompagne fort le vôtre », écrivait un jour François de Sales à Jeanne de Chantal, à un moment où celle-ci se voyait assaillie de ténèbres et de tentations. Il ajoutait : « Cheminez donc, ma chère fille, et avancez chemin parmi ces mauvais temps et de nuit. Soyez courageuse, ma chère fille ; nous ferons prou (beaucoup), Dieu aidant ».
            Accompagnement, direction spirituelle, conduite des âmes, direction de conscience, assistance spirituelle, ce sont là des expressions et des termes à peu près synonymes qui désignent cette forme particulière de formation qui s’exerce dans le domaine spirituel de la conscience individuelle. Mais est-il possible, est-il permis ou souhaitable de guider les autres dans le domaine secret de la conscience ? Jean Calvin était catégorique : « Dieu se réserve à lui seul et à sa Parole le gouvernement spirituel des âmes, afin qu’étant hors de la sujétion des hommes, elles ne regardent qu’à sa volonté ». Chez les catholiques, fidèles à une tradition qui remontait aux premiers temps du monachisme, on ne pensait pas de la même manière.

La formation d’un futur accompagnateur
            La formation de saint François de Sales l’avait préparé à devenir à son tour un directeur spirituel renommé. Étudiant chez les jésuites à Paris, il eut très probablement un père spirituel dont nous ignorons le nom. À Padoue son directeur fut le fameux jésuite Antoine Possevin, dont il se félicitera plus tard d’avoir été l’un des fils spirituels. Lors de son difficile passage à l’état clérical, c’est Amé Bouvard, un prêtre ami de sa famille, qui fut son confident et son soutien et qui le prépara aux ordinations.
            Au début de son épiscopat, il confia le soin de sa vie spirituelle au père Fourier, recteur des jésuites de Chambéry, « grand, docte et dévot religieux », avec qui il entretint « des rapports de très particulière amitié » et qui l’« assista grandement de ses conseils et de ses avis ».
            Le séjour qu’il fit à Paris en 1602 eut une influence profonde sur le développement de ses dons de directeur d’âmes. Envoyé par son évêque pour traiter à la cour des affaires du diocèse, il eut peu de chance sur le plan diplomatique, mais son séjour dans la capitale française lui permit d’entrer en contact avec l’élite spirituelle qui se réunissait chez madame Acarie, une femme exceptionnelle, à la fois mystique et maîtresse de maison. Devenu son confesseur, il observait ses extases et l’écoutait sans poser de questions. « Oh ! quelle faute je commis, dira-t-il plus tard, quand je ne profitai pas assez de sa très sainte conversation ! Car elle m’eût librement découvert toute son âme ; mais le très grand respect que je lui portais faisait que je n’osais pas m’enquérir de la moindre chose ».

Une activité absorbante « qui délasse et avive le cœur »
            Aider chaque personne en particulier, l’accompagner personnellement, la conseiller, corriger éventuellement ses erreurs, l’encourager, tout cela demande du temps, de la patience, et un effort constant de discernement. L’auteur de l’Introduction à la vie dévote parle d’expérience quand il affirme dans la Préface :

C’est une peine, je le confesse, mais une peine qui soulage, pareille à celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contents que d’être fort embesognés et chargés ; c’est un travail qui délasse et avive le cœur par la suavité qui en revient à ceux qui l’entreprennent.

            C’est surtout par sa correspondance que nous connaissons cette part importante de son action de formation, tout en sachant que la direction spirituelle ne se fait pas seulement par l’écrit. Les entretiens personnels et surtout la confession individuelle en font partie, même s’il y a des distinctions à faire. Or nous savons que depuis son ordination en 1593, il confessait beaucoup de personnes, de toutes conditions, y compris celles de sa propre famille. Un jour qu’il se trouvait au château de Sales, il fut très édifié par les siens : « Hier, universellement, confiait-il à madame de Chantal, toute cette aimable famille vint à confesse à moi en notre petite chapelle ». Sa mère elle-même le considérait comme son directeur spirituel, au point que sur son lit de mort, elle dira en parlant de lui : « C’est mon fils et mon père celui-ci ».
            La correspondance qui débuta en 1593 entre François de Sales et Antoine Favre, si elle révèle une grande amitié humaine et une entente spirituelle qui dureront pendant toute la vie, ne relève pas de la direction spirituelle en tant que telle, mais plutôt du partage fraternel où bien souvent, c’était l’aîné Antoine qui soutenait François, notamment durant la dangereuse mission du Chablais. Il n’empêche que François exerça un ascendant spirituel sur Antoine et sur sa nombreuse famille, en particulier sur sa fille Jacqueline, sa « grande fille bien-aimée », qui se fera visitandine. Pendant la mission du Chablais, le prévôt de Sales devint le père spirituel d’un grand nombre de convertis, qui trouvèrent en lui la lumière et la force nécessaires pour faire leur entrée dans l’Église catholique.
            En 1603 il rencontra le duc de Bellegarde, grand personnage du royaume et grand pécheur, qui lui demandera, quelques années plus tard, de le guider sur les chemins de la conversion. Le carême qu’il prêcha à Dijon l’année suivante constitua un tournant dans sa « carrière » de directeur spirituel, puisqu’il y rencontra Jeanne Frémyot, veuve du baron de Chantal. À partir de 1605, la visite systématique de son vaste diocèse le mettra en contact avec un nombre infini de personnes de toutes conditions, des paysans surtout et des montagnards, illettrés pour la plupart, qui n’ont pas laissé de correspondance. En marge des rencontres et des célébrations publiques, il y avait place pour des rencontres plus personnelles car, d’après Georges Rolland, « il apportait les remèdes convenables par exhortations, colloques doux et familiers, réconciliations des inimitiés et pacification des différends et procès qu’il avait pu connaître ».
            Prêchant le carême à Annecy en 1607, il trouva dans ses « sacrés filets » une «dame» de vingt et un an, « mais toute d’or ». Née en Normandie en 1586, Louise du Chastel avait épousé le cousin de l’évêque, Henri de Charmoisy. Les lettres de direction qu’il enverra à madame de Charmoisy serviront de matériaux de base à la rédaction de la future Introduction à la vie dévote.
            Les prédications de Grenoble en 1616, en 1617 et en 1618 lui amenèrent un grand contingent de filles et de fils spirituels qui, après l’avoir entendu en chaire, cherchèrent à entrer en contact avec lui. Les femmes étaient les plus nombreuses, car, écrivait-il avec humour, « ici, comme partout ailleurs, les hommes laissent aux femmes le soin du ménage et de la dévotion ».
            De nouvelles Philothées s’attacheront à ses pas durant son dernier voyage à Paris en 1618-1619, où il faisait partie de la délégation de Savoie qui allait négocier le mariage du prince de Piémont avec Christine de France, sœur de Louis XIII. Quand le mariage princier sera conclu, celle-ci le choisira comme confesseur et grand aumônier. À Paris, il rencontra également le jeune Vincent de Paul, qui subira son ascendant ; il lui confiera la direction spirituelle des visitandines de la capitale, auxquelles il disait simplement en parlant de lui : « Monsieur Vincent vous conseille fort bien ». Il devint le conseiller de la célèbre mère Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, qu’il assistera de son amitié pendant les dernières années de sa vie, tant au plan personnel que pour le gouvernement des religieuses. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera en correspondance avec de nombreuses personnes qui l’avaient choisi comme guide.

Le directeur est père, frère, ami
            En tant que père spirituel, le directeur est celui qui dans certains cas, dit : je veux. François de Sales sait user de ce langage, mais en des circonstances très spéciales, comme lorsqu’il ordonne à la baronne de ne pas fuir la rencontre de l’assassin de son mari. Une fois il écrira à une angoissée : « Je vous l’ordonne comme cela au nom de Dieu », mais c’est pour lui enlever ses scrupules. Son autorité reste humble, bonne, tendre même. L’intimité qui s’établira entre lui et le duc de Bellegarde sera telle qu’à la demande du duc, François de Sales consentira non sans hésitation à l’appeler « mon fils » ou « monsieur mon fils », bien que celui-ci fût plus âgé que lui. L’aspect pédagogique de la direction spirituelle est souligné par une autre image significative ; après avoir évoqué la course rapide de la tigresse qui sauve son petit par la force de l’amour naturel, il continue :

Combien plus un cœur un cœur paternel prendra-t-il volontiers en charge une âme qu’il aura rencontrée au désir de la sainte perfection, la portant en son sein, comme une mère fait [pour] son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien-aimé.

            Il écrivait en effet à une « très chère fille » : « Vraiment, j’ai un certain cœur de père, mais qui tient un peu du cœur de mère ». Parfois, son langage prenait des accents mâles. Il disait : « Cette vie est une guerre continuelle » ; ou encore : « il faut fourrer notre cervelle entre les épines des difficultés et laisser transpercer notre cœur de la lance de la contradiction ; boire le fiel et avaler le vinaigre ». D’ordinaire cependant, c’est la paix et la tendresse qui débordent de son cœur. « Il me semble que quand vous avez du mal, je l’ai avec vous », écrit-il à une femme accablée de dettes à payer.
            François de Sales se comporte aussi à l’égard de ses dirigés, hommes et femmes, comme un frère et c’est en cette qualité qu’il se présente souvent aux personnes qui recourent à lui. Antoine Favre est constamment appelé « mon frère ». Après avoir donné à la baronne de Chantal le titre de Madame, il lui donne celui de sœur, « ce nom par lequel les apôtres et premiers chrétiens exprimaient l’intime amour qu’ils s’entreportaient ». Il en use de même avec l’épouse du président du parlement de Bourgogne, et c’est après avoir bien des fois assuré cette « très chère sœur » de son dévouement cordial qu’il peut se permettre « en esprit de liberté » de lui faire quelques remontrances. Un frère ne commande pas, il donne des conseils et pratique la correction fraternelle.
            Mais ce qui caractérise le mieux le style salésien, c’est le climat d’amitié et de réciprocité qui unit le directeur et le dirigé. Comme le dit justement André Ravier, « il n’y a, pour lui, de véritable direction spirituelle que s’il y a amitié, c’est-à-dire échange, communication, influence réciproque ». Il est étonnant de voir non pas que François de Sales aime ses correspondants, d’un amour qu’il leur témoigne de mille manières, mais qu’il désire également d’être aimé par eux. Au père de Jeanne de Chantal il écrit : « J’abuse de votre bonté à vous déployer si grossièrement mes affections ; mais, Monsieur, quiconque me provoque en la contention d’amitié, il faut qu’il soit bien ferme, car je ne l’épargne point ».
            À Jeanne de Chantal qui désirait qu’il lui parle un peu de lui-même il répond : « Je vous dirai quelque chose de moi, puisque vous le désirez tant et que vous me dites que cela vous sert ». Et même il lui obéit : « J’ai fait en partie ce que vous désiriez de moi ». Avec elle, la réciprocité devint si intense que les deux « moi » devenaient parfois un « nous ».
            L’amitié n’exclut pas la franchise, elle la rend possible et même désirable. À l’un de ses amis, qui avait publié un livre aux tendances gallicanes, il se permet de dire franchement son désaccord : « La matière me déplaît ; s’il faut dire le mot que j’ai dans le cœur, je dis : la matière me déplaît extrêmement » ; mais l’amitié restera sauve.

Climat de confiance et de liberté
            L’obéissance au directeur spirituel est une garantie contre les excès, les illusions et les faux pas suggérés la plupart du temps par l’amour-propre ; elle maintient dans la prudence et la sagesse. L’auteur de l’Introduction à la vie dévote la considère comme nécessaire et bienfaisante, sans s’y attarder ; c’est une tradition que cette « humble obéissance, tant recommandée et pratiquée par tous les anciens dévots ». François de Sales la recommande à la baronne de Chantal envers son premier directeur, mais en y mettant la forme :

Je loue infiniment le respect religieux que vous portez à votre directeur et vous exhorte de soigneusement y persévérer ; mais si faut-il que je vous dise encore ce mot. Ce respect vous doit sans doute contenir en la sainte conduite à laquelle vous vous êtes rangée, mais il ne vous doit gêner, ni étouffer la juste liberté que l’Esprit de Dieu donne à ceux qu’il possède.

            Cependant, il faut que le directeur possède trois qualités indispensables : « Il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l’une de ces trois parties lui manque, il y a du danger ». Ce ne semblait guère être le cas du premier directeur de madame de Chantal. Au dire de sa biographe, la mère de Chaugy, celui-ci « l’attacha à sa direction » en lui défendant de ne jamais en changer ; c’étaient des « filets importuns qui tenaient son âme comme en piège, contrainte et sans liberté ». Quand elle voulut changer de directeur après sa rencontre avec François de Sales, elle tomba dans de grands scrupules. Celui-ci, pour la rassurer, lui indiqua une autre voie :

Voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres : IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE ; IL FAUT PLUS AIMER L’OBEISSANCE QUE CRAINDRE LA DESOBEISSANCE. Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui forclôt (exclut) l’obéissance, car c’est la liberté de la chair ; mais celui qui forclôt la contrainte et le scrupule ou empressement.

            La manière salésienne est fondée sur le respect et l’obéissance dus au directeur, sans aucun doute, mais surtout sur la confiance : « Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sacrée révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n’empêche point la révérence; confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son père, respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère ».
            Comment faut-il écrire à l’évêque de Genève ? « Écrivez-moi librement, sincèrement et naïvement, disait-il à une de ses correspondantes. Je n’ai pas autre chose à dire pour cela, sinon que vous ne devez pas mettre sur la lettre Monseigneur tout court, ni autrement ; il suffit d’y mettre Monsieur, et pour cause. Je suis homme sans cérémonie, et vous chéris et honore de tout mon cœur ». Souvent ce refrain revient au début d’une nouvelle relation épistolaire.
            L’affection, quand elle est sincère et surtout quand elle a la chance de jouir de la réciprocité, autorise la liberté et la plus grande franchise. « Écrivez-moi toujours quand il vous plaira, disait-il à une autre, avec entière confiance et sans cérémonie ; car en cette sorte d’amitié, il faut cheminer comme cela ». À un de ses correspondants il demandait : « Ne me faites point d’excuses à m’écrire bien ou mal, car il ne me faut nulle sorte d’autre cérémonie que de m’aimer ». L’amour pour Dieu comme l’amour pour le prochain nous fait aller « à la bonne foi et sans art » car, dit-il, « le vrai amour n’a guère de méthode ».
            Que de personnes ont besoin de pouvoir s’ouvrir à quelqu’un en toute confiance ! François de Sales raconte l’histoire d’un jeune homme de vingt ans, « brave comme le jour, vaillant comme l’épée » qui vint vers lui pour lui dire ses secrets ; la joie fut telle qu’il dira : « Il me mit hors de moi-même ; que de baisers de paix que je lui donnai » ! La confiance que saint François de Sales inspirait ne venait pas de lui : c’est Dieu, pensait-il, « qui incline tant de personnes à me remettre la clef de leurs cœurs, voire à en lever la serrure devant moi afin que je voie mieux tout ce qui est dedans ».

« Chaque fleur requiert son particulier soin »
            Si le but de la direction spirituelle est le même pour tous, à savoir la perfection de la vie chrétienne, les personnes ne se ressemblent pas et tout l’art du directeur consistera à leur indiquer le chemin particulier qui y conduit. En homme de son temps, pour qui les stratifications sociales étaient une réalité, François de Sales savait bien quelle différence il y avait entre le gentilhomme, l’artisan, le valet, le prince, la veuve, la fille et la mariée. Chacun, en effet, doit porter du fruit « selon sa qualité et vacation ». Mais le sens du groupe social se conjuguait chez lui avec le sens de l’individu : il faut « accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ». Il estimait d’ailleurs que « les moyens de parvenir à la perfection sont divers selon la diversité des vocations ».
            La diversité des tempéraments est une donnée de fait, dont il faut tenir compte. On dénote chez lui un flair psychologique antérieur aux découvertes modernes. Le sens du caractère unique de chaque personne est très fort chez lui et c’est la raison pour laquelle chaque personne mérite une attention spéciale de la part du père spirituel : « Chaque herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin ». Comme un père ou une mère avec ses enfants, il s’adapte à l’individualité, au tempérament, aux situations particulières de chacune des personnes.
            À telle personne, impatiente avec elle-même, déçue de ne pas avancer assez vite, il recommande de s’aimer elle-même ; à telle autre, attirée par la vie religieuse mais dotée d’une individualité exceptionnelle, il conseille un mode de vie qui tienne compte de ces deux tendances ; à une troisième, qui oscillait entre l’exaltation et la dépression, il prêche la confiance et la paix du cœur au moyen de la lutte contre les imaginations angoissantes. À une femme révoltée par le caractère « dissipateur et léger » de son mari le directeur doit enseigner la « sainte médiocrité (juste milieu) et modération » et les moyens pour surmonter son aversion. Une autre, femme de tête, au caractère entier, pleine de tracas et de procès, avait besoin de la « sainte douceur et tranquillité ». Une autre encore est angoissée par la mort et souvent déprimée : son directeur lui inspire courage. Il y a des âmes qui ont mille désirs de perfection : il faut calmer leur impatience, fruit de l’amour-propre. La fameuse Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, veut réformer son monastère par la rigidité : il faut lui recommander la souplesse et l’humilité.
            Quant au duc de Bellegarde, qui fut mêlé à toutes les intrigues politiques et amoureuses de la cour, il est appelé à « une dévotion mâle, courageuse, vaillante, invariable, pour servir de miroir à plusieurs en faveur de la vérité de l’amour céleste, digne réparation des fautes passées ». En 1613, il rédigea à son intention un Mémorial pour bien faire la confession, contenant huit avis généraux, puis les différentes sortes de péchés, un moyen pour discerner le péché mortel du péché véniel, et enfin « les moyens pour divertir les grands du péché de la chair ».
            Pour pouvoir exercer avec un certain profit la direction spirituelle, il faut la connaissance de la personne, ce qui requiert du temps. Le directeur n’est pas toujours certain de bien saisir la situation réelle de la personne, ce qui lui faisait faire par exemple cette demande : « Une autre fois, si vous m’écrivez sur quelque semblable sujet, donnez-moi exemple de l’action de laquelle vous me demandez l’avis ».

Méthode « régressive »
            L’art de la direction de conscience consiste bien souvent de la part du directeur à savoir se retirer, à laisser l’initiative au destinataire, ou à Dieu, surtout dans les décisions qui exigent une grande « résolution ». « Ne prenez point mes paroles ric à ric, écrit-il à la baronne de Chantal, car je ne veux point qu’elles vous serrent, mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croirez être meilleur ».
            Le directeur n’est pas un despote, mais quelqu’un qui « guide nos actions par ses avis et conseils ». Il se défend de vouloir commander quand il écrit à madame de Chantal : « Ce sont avis bons et propres pour vous, non point commandements ». Celle-ci d’ailleurs dira au procès de canonisation qu’elle regrettait parfois qu’il ne commandait pas assez. En fait, le rôle du directeur est défini par cette réponse de Socrate à l’un de ses disciples : « J’aurai donc soin de te restituer à toi-même meilleur que tu n’es ». Comme il le déclarait à madame de Chantal, il s’était « voué », mis au service de « la très sainte liberté chrétienne ». Il combat pour la liberté : « Vous verrez que je dis vrai, et que je combats pour une bonne cause, quand je défends la sainte et charitable liberté d’esprit, laquelle, comme vous savez, j’honore singulièrement ».




Appel Missionnaire 2025

Chers confrères,

Salutations fraternelles et cordiales depuis le “Sacro Cuore” de Rome.

Aujourd’hui, 18 décembre, comme chaque année, en souvenir de la fondation de notre Congrégation en 1859, je vous adresse cette lettre qui renouvelle l’esprit des origines, l’esprit missionnaire qui a fait de la Congrégation ce qu’elle est depuis le début.

Cette année particulièrement, c’est avec émotion que je m’adresse au cœur de la Congrégation, à l’occasion du 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire. La célébration de cet anniversaire marque nos cœurs et nos âmes. Il nous demande de renouveler l’esprit missionnaire qui a toujours été au cœur du charisme, afin que, en rendant grâce pour la fidélité de Dieu, il puisse donner de l’énergie pour l’avenir à l’évangélisation et à la Congrégation.

Célébrer le 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire de Don Bosco représente un grand cadeau pour :
– Remercier, reconnaître la Grâce de Dieu.
La reconnaissance rend évidente la paternité de chaque belle réalisation. Sans reconnaissance, il n’y a pas de capacité d’accueil. Chaque fois que nous ne reconnaissons pas un don dans notre vie personnelle et institutionnelle, nous risquons sérieusement de le rendre vain et de « nous en emparer ».
En parlant de l’esprit de mission, nous sommes au centre de la vie du disciple : quelque chose d’infiniment plus grand que nous-mêmes, qui est la dynamique fondatrice et originelle de l’Église, pour chaque génération.

Repenser, car « rien n’est éternel ».
La fidélité implique aussi la capacité de changer dans l’obéissance à une vision qui vient de Dieu et de la lecture des « signes des temps ». Rien n’est éternel : d’un point de vue personnel et institutionnel, la vraie fidélité est la capacité de changer, en reconnaissant ce à quoi le Seigneur appelle chacun de nous.
Repenser devient alors un acte générateur, dans lequel la foi et la vie se rejoignent ; un moment pour nous demander : que veux-tu nous dire Seigneur avec cette personne, avec cette situation à la lumière des signes des temps qui, pour être lus, exigent que nous ayons le cœur même de Dieu ?

Relancer, recommencer tous les jours.
La reconnaissance nous conduit à regarder loin devant et à accueillir de nouveaux défis, en relançant les missions avec espérance. L’activité missionnaire consiste à apporter l’espérance du Christ avec une conscience lucide et claire, liée à la foi, qui me fait reconnaître que ce que je vois et je vis « ne m’appartient pas », et me donne la force d’aller de l’avant, personnellement et institutionnellement.
Tout cela exige le courage d’être soi-même, de se reconnaître dans un don de Dieu et d’investir ses énergies dans une responsabilité précise, conscients du fait que ce qui nous a été confié n’est pas nôtre, et que nous avons la tâche de le transmettre aux générations futures.
Cela est le cœur de Dieu, et c’est la vie de l’Église.

Le Saint-Père nous a récemment offert l’Encyclique « Dilexit nos » sur l’amour humain et divin du Cœur de Jésus-Christ. Ce don du Pape François illumine notre cœur missionnaire.
Le Pape nous indique faction sociale et le monde entier comme destination naturelle de l’authentique dévotion au Sacré-Cœur. Dans le n° 205 de l’Encyclique, il dit : « Quel culte serait rendu au Christ si nous nous contentions d’une relation individuelle, sans nous intéresser à aider les autres à moins souffrir et à mieux vivre ? Peut-on plaire au Cœur qui a tant aimé en restant dans une expérience religieuse intime, sans conséquences fraternelles et sociales ? »

Le Pape François nous dit clairement que ceux qui sont intimes avec le cœur du Seigneur ne peuvent pas ne pas être dotés d’un esprit missionnaire qui embrasse le monde entier, parce que leur cœur s’est dilaté, élargi ! Il y a un rapport direct : plus nous habitons l’intimité du Cœur du Christ, plus nous serons en mesure d’atteindre les extrémités les plus éloignées de la terre.

Le cœur du Christ me pousse à être attentif aux blessures du cœur de l’humanité. En un mot : le cœur de la mission est le cœur de Dieu.
Quelle force et quelle énergie nous transmet le Saint-Père, en cette année qui nous introduit dans le 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire !

L’histoire continue avec nous. Aujourd’hui, Don Bosco a besoin de Salésiens qui se rendent disponibles comme de « simples outils » pour réaliser le rêve missionnaire. C’est l’appel que je lance aux confrères qui ressentent au plus profond de leur cœur l’appel de Dieu, dans notre vocation salésienne commune, à se rendre disponibles comme missionnaires avec un engagement à vie (ad vitam), là où le Recteur Majeur les enverra.

En décembre 2023, 48 Salésiens ont répondu au dernier appel du P. Angel, dont 24 ont été choisis comme membres de la 155ème Expédition Missionnaire. En cette année qui prépare le 150ème anniversaire de la première Expédition Missionnaire, ma prière et mon espérance sont qu’il y en ait encore davantage.

Le dialogue avec le Conseiller Général pour les Missions et la réflexion au sein du Conseil Général, sur la base du projet missionnaire présenté au Conseil (ACG 437, p. 66) me permettent de préciser les urgences identifiées pour 2025, où je souhaiterais qu’un nombre significatif de confrères soient envoyés :
– Afrique du Nord (CNA), Afrique du Sud (AFM), Afrique du Nord-Ouest (AON), Mozambique ;
– la nouvelle présence que nous allons commencer au Vanuatu ;
– l’Albanie, la Roumanie, pour le « Projet Calabre-Basilicate » (IME) ;
– le Chili, la Mongolie, l’Uruguay et d’autres frontières et situations d’urgence éventuelles.
J’invite les Provinciaux, en union avec les Délégués Provinciaux pour l’Animation Missionnaire, à être les premiers à aider les confrères à faciliter leur discernement, en les invitant, après un dialogue personnel, à se mettre à la disposition du Recteur Majeur pour répondre aux besoins missionnaires de la Congrégation. Ensuite, le Conseiller Général pour les Missions poursuivra le discernement qui conduira au choix des missionnaires pour la prochaine 156ème Expédition Missionnaire qui aura lieu au Valdocco le 11 novembre 2025.

Que le Seigneur nous bénisse et que la Vierge Marie nous accompagne tous.

Joyeux et Saint Noël à tous ainsi qu’une Bonne et Heureuse Année avec, au cœur, une grande Espérance qui est présence de Dieu.

Rome, le 18 décembre 2024

P. Stefano Martoglio
Vicaire (ex. art. 143 cost. S.D.B.)
Prot. n. 24/0575




Le parfum

Par un froid matin de mars, dans un hôpital, à la suite de graves complications, une petite fille est née beaucoup plus tôt que prévu, après seulement six mois de grossesse.
C’était une toute petite créature et les nouveaux parents ont été douloureusement choqués par ces mots du médecin : « Je ne pense pas que le bébé ait beaucoup de chances de survivre. Il n’y a que 10% de chances qu’elle survive cette nuit, et même si cela se produit par miracle, la probabilité qu’elle ait des complications futures est très élevée ». Paralysés par la peur, le père et la mère écoutèrent le médecin leur décrire tous les problèmes auxquels l’enfant serait confrontée. Elle ne pourra jamais marcher, parler, voir, elle aura un retard mental et bien d’autres choses encore.
La maman, le papa et leur petit garçon de cinq ans avaient attendu cette enfant si longtemps. En quelques heures, ils ont vu tous leurs rêves et leurs souhaits brisés à jamais.
Mais ils n’étaient pas au bout de leurs peines, car le système nerveux du petit n’était pas encore développé. Les membres de la famille, inconsolables, ne pouvaient même pas lui transmettre leur amour, ils devaient éviter de la toucher.
Tous les trois se sont tenus la main et ont prié, formant un petit cœur battant dans l’immense hôpital :
« Dieu tout-puissant, Seigneur de la vie, fais ce que nous ne pouvons pas faire : prends soin de la petite Diana, serre-la contre ton cœur, berce-la et fais-lui ressentir tout notre amour ».
Diana n’était plus qu’une masse palpitante, mais son état s’améliorait lentement. Les semaines passèrent et la petite continuait à prendre du poids et à devenir plus forte. Enfin, lorsque Diana a eu deux mois, ses parents ont pu la prendre dans leurs bras pour la première fois.
Cinq ans plus tard, Diana est devenue une enfant sereine qui envisage l’avenir avec confiance et joie de vivre. Aucun signe de déficience physique ou mentale, c’est une enfant normale, vive et pleine de curiosité.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Par un bel après-midi, dans un parc non loin de la maison, alors que son frère jouait au football avec des amis, Diana était assise dans les bras de sa mère. Comme toujours, elle bavarde joyeusement, quand soudain elle se tait. Elle resserre les bras comme pour étreindre quelqu’un et demande à sa mère : « Tu le sens ? »
Sentant la pluie dans l’air, la maman lui répondit : « Oui, ça sent comme quand il va pleuvoir ».
Au bout d’un moment, Diana leva la tête et s’exclama en caressant ses bras : « Non, ça sent Lui. Cela sent comme lorsque Dieu te serre bien fort dans ses bras ».
La mère se mit à pleurer à chaudes larmes, tandis que la petite fille se précipitait vers ses petits camarades pour jouer avec eux.
Les paroles de sa fille avaient confirmé ce que la femme savait au fond de son cœur depuis longtemps. Tout au long de son séjour à l’hôpital, alors qu’elle luttait pour la vie, Dieu avait pris soin de la petite fille, l’embrassant si souvent que son parfum était resté gravé dans la mémoire de Diana.

Le parfum de Dieu reste dans chaque enfant. Pourquoi sommes-nous tous si pressés de l’effacer ?




Les cardinaux protecteurs de la Société Salésienne de Saint Jean Bosco

Dès le début, la Société salésienne a eu, comme beaucoup d’autres ordres religieux, un cardinal protecteur. Au fil du temps, jusqu’au Concile Vatican II, il y a eu neuf cardinaux protecteurs, un rôle d’une grande importance pour la croissance de la Société salésienne.

L’institution de cardinaux protecteurs pour les congrégations religieuses est une tradition ancienne qui remonte aux premiers siècles de l’Église, lorsque le pape nommait des défenseurs et des représentants de la foi. Au fil du temps, cette pratique s’est étendue aux ordres religieux, auxquels un cardinal a été assigné pour protéger leurs droits et leurs prérogatives auprès du Saint-Siège. La Société salésienne de Saint Jean Bosco a également bénéficié de cette faveur, puisque plusieurs cardinaux l’ont représentée et protégée dans les affaires ecclésiastiques.

Origine du rôle de cardinal protecteur
La coutume d’avoir un protecteur remonte aux premiers siècles de l’Empire romain, lorsque Romulus, le fondateur de Rome, créa deux ordres sociaux : les patriciens et les plébéiens. Chaque plébéien pouvait élire un patricien comme protecteur, établissant ainsi un système d’avantages mutuels entre les deux classes sociales. Cette pratique a ensuite été adoptée par l’Église. L’un des premiers exemples de protecteur ecclésiastique est saint Sébastien, nommé défenseur de l’Église de Rome par le pape Caïus en 283 après J.-C.

Au XIIIe siècle, l’attribution de cardinaux protecteurs aux ordres religieux est devenue une pratique établie. Saint François d’Assise fut l’un des premiers à demander un cardinal protecteur pour son ordre. À la suite d’une vision dans laquelle ses frères étaient attaqués par des oiseaux de proie, François demanda au pape de leur assigner un cardinal comme protecteur. Innocent III accepta et nomma le cardinal Ugolino Conti, neveu du pape. Dès lors, les ordres religieux ont suivi cette tradition pour obtenir protection et soutien dans leurs relations avec l’Église.

Cette pratique s’est répandue presque par nécessité, car les nouveaux ordres mendiants et itinérants avaient un mode de vie différent de celui des moines à résidence fixe, bien connus des évêques locaux. Les distances géographiques, les différents systèmes politiques des lieux où les nouveaux ordres religieux opéraient et les difficultés de communication de l’époque nécessitaient une figure d’autorité qui connaissait parfaitement leurs problèmes et leurs besoins. Cette personnalité pouvait les représenter auprès de la Curie romaine, défendre leurs droits et leurs intérêts et intercéder auprès du Saint-Siège en cas de besoin. Le cardinal protecteur n’avait pas de juridiction ordinaire sur les ordres religieux ; son rôle était celui d’un protecteur bienveillant, même si, dans des circonstances particulières, il pouvait recevoir des pouvoirs délégués.

Cette pratique s’étendit également aux autres ordres religieux et, dans le cas de la Société salésienne, les cardinaux protecteurs ont joué un rôle crucial en assurant la reconnaissance et la protection de la jeune congrégation, en particulier dans ses premières années, lorsqu’elle essayait de se consolider au sein de la structure de l’Église catholique.

Le choix du cardinal protecteur
Les relations entre Don Bosco et la hiérarchie ecclésiastique étaient complexes, surtout dans les premières années de la fondation de la congrégation. Tous les cardinaux et évêques ne voyaient pas d’un bon œil le modèle éducatif et pastoral proposé par Don Bosco, en partie à cause de son approche novatrice et en partie à cause de son insistance à s’adresser aux classes les plus pauvres et défavorisées.

Le choix d’un cardinal protecteur ne s’est pas fait au hasard, mais avec beaucoup de soin. En général, on cherchait un cardinal qui connaissait l’ordre ou qui avait montré de l’intérêt pour le type de travail effectué par la congrégation. Dans le cas des Salésiens, il s’agissait de trouver des cardinaux qui s’intéressaient particulièrement à la jeunesse, à l’éducation ou aux missions, car il s’agissait des principaux domaines d’activité de la Société. Bien entendu, la nomination finale dépendait du pape et de la Secrétairerie d’État.

Le rôle du cardinal protecteur pour les salésiens
Pour la Société salésienne, le cardinal protecteur était une figure clé dans son interaction avec le Saint-Siège, servant de médiateur en cas de conflit, assurant l’interprétation correcte des règles canoniques et veillant à ce que les besoins de l’ordre soient compris et respectés. Contrairement à certaines congrégations plus anciennes, qui avaient déjà établi une relation solide avec les autorités ecclésiastiques, les Salésiens, nés à une époque de changements sociaux et religieux rapides, ont eu besoin d’un soutien important pour faire face aux défis initiaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

L’un des aspects les plus importants du rôle du cardinal protecteur était sa capacité à soutenir les salésiens dans leurs relations avec le pape et la Curie. Ce rôle de médiateur et de protecteur a fourni à la congrégation un canal direct vers les échelons supérieurs de l’Église, leur permettant d’exprimer des préoccupations et des demandes qui, autrement, auraient pu être ignorées ou reportées. Le cardinal protecteur était également chargé de veiller à ce que la Société salésienne se conforme aux directives du pape et de l’Église, en s’assurant que leur mission restait conforme à l’enseignement catholique.

Lors d’une de ses visites à Rome en février 1875, Don Bosco demanda au Saint-Père Pie IX la grâce d’avoir un cardinal protecteur :

« Au cours de la même audience, il demanda au Pape s’il devait, comme les autres congrégations religieuses, demander un cardinal protecteur. Le Pape lui répondit textuellement : Tant que je vivrai, je serai toujours votre protecteur et celui de votre congrégation » (MB XI, 113).

Cependant, conscient de la nécessité de disposer d’une personne de référence ayant l’autorité nécessaire pour accomplir diverses tâches pour la Société salésienne, Don Bosco revint en 1876 demander au Pape un cardinal protecteur :

« Ayant alors demandé que, pour démêler nos affaires ecclésiastiques à Rome, il nous assigne un cardinal protecteur pour plaider nos causes auprès du Saint-Siège, comme le font tous les autres ordres et congrégations, il me dit en souriant : – Mais combien de protecteurs voulez-vous ? Vous n’en avez pas assez d’un ? – Il m’a fait comprendre : je veux être votre cardinal protecteur ; en voulez-vous encore plus ? En entendant des paroles d’une telle bonté, je l’ai remercié de tout cœur et je lui ai dit : – Saint-Père, quand vous dites cela, je ne cherche plus d’autre défenseur. » (MB XII, 221-222).

Après cette réponse satisfaisante, Don Bosco obtint cependant un cardinal protecteur au cours de la même année 1876 :

« 3° J’ai demandé un cardinal protecteur pour me mettre en communication avec Sa Sainteté. Au début, il m’a semblé qu’il souhaitait lui-même être notre protecteur, mais lorsque je lui ai fait remarquer que le cardinal protecteur était en fait un référendaire des choses salésiennes auprès de Sa Sainteté, que nous ne pouvions pas traiter ces questions dans les Sacrées Congrégations parce que nous étions loin, Sa Sainteté serait notre Protecteur de facto et le Cardinal s’occuperait de nos affaires dans les différents dicastères et qu’il en référerait ensuite à Sa Sainteté. – Dans ce sens, tout va bien, a-t-il ajouté, et je communiquerai tout cela à la Congrégation des Évêques et Religieux.Le cardinal Oreglia sera le protecteur de nos Missions, des Coopérateurs salésiens, de l’Œuvre de Marie-Auxiliatrice, de l’Archiconfrérie des Dévots de Marie-Auxiliatrice et de toute la Congrégation salésienne pour les affaires qui devront être traitées à Rome auprès du Saint-Siège ». (MB XIII, 496-497)

Don Bosco mentionne ce cardinal dans son écrit « La plus belle fleur du collège apostolique ou l’élection de Léon XIII » (pp. 193-194) :

« XXVIII. Cardinal Luigi Oreglia
Luigi Oreglia dei Baroni di S. Stefano honore le Piémont comme le cardinal Bilio, car il est né à Benevagienna dans le diocèse de Mondovì le 9 juillet 1828. Il fit ses études de théologie à Turin sous la direction de nos valeureux professeurs, qui admiraient son esprit de discernement et son infatigable amour du travail. Il se rendit ensuite à Rome, à l’Académie ecclésiastique, où il acheva avec brio son éducation religieuse et se consacra à l’étude des langues, en particulier de l’allemand, langue dans laquelle il est très doué. Entré dans la prélature, il fut nommé le 15 avril 1858 référendaire de la Signature, puis envoyé comme internonce à La Haye en Hollande, d’où il se rendit au Portugal, après avoir été préconisé archevêque de Damiette, succédant dans cette importante charge diplomatique au très éminent cardinal Perrieri. Au Portugal il trouva certaines traditions de Pombal encore vivantes, qu’il combattit avec beaucoup d’intelligence et de courage. Ce qui lui valut de ne pas être trop apprécié par les gouvernants de l’époque. Il retourna à Rome et pour montrer que si s’il cessait de représenter le Saint-Siège au Portugal, ce n’était pas pour un quelconque démérite, le Saint-Père le créa et le publia cardinal au Consistoire du 22 décembre 1873, en lui donnant le titre de Sainte-Anastasie et en le nommant préfet de la Sacrée Congrégation des Indulgences et des Saintes Reliques. Le cardinal Oreglia allie aux nobles manières du gentilhomme les vertus du prêtre exemplaire. Il a été toujours cher à Pie IX, qui aimait sa conversation pleine de réserve et de grâce. Il va lentement avant de s’engager dans une affaire, mais lorsqu’il donne sa parole, il ne craint ni la fatigue ni les ennuis pourvu que tout aille bien. Il est très généreux en aumônes. Le nouveau Pontife le tient en haute estime et l’a confirmé dans la charge de préfet de la Sacrée Congrégation des Indulgences et des Saintes Reliques ».

Le cardinal Luigi Oreglia fut protecteur des Salésiens de 1876 à 1878, bien qu’il ait déjà exercé cette fonction de manière informelle avant 1876.

Mais le premier cardinal protecteur officiel des Salésiens fut Lorenzo Nina, qui exerça cette fonction de 1879 à 1885. Léon XIII accéda à la demande de Don Bosco d’avoir un cardinal protecteur pour la Société, et la notification officielle arriva après l’audience du 29 mars 1879 :

Six jours après cette audience, dans une note de la Secrétairerie d’État portant la signature de Mgr Serafino Cretoni, Don Bosco fut officiellement informé de la nomination du Protecteur, en ces termes fort honorables : « La Sainteté de Notre-Seigneur, souhaitant que la Congrégation salésienne, qui acquiert chaque jour de nouveaux titres à la bienveillance spéciale du Saint-Siège pour ses œuvres de charité et de foi implantées dans plusieurs parties du monde, ait un protecteur spécial, a daigné confier cet office au Cardinal Lorenzo Nina, son Secrétaire d’État  ». À l’époque de Pie IX, le cardinal Oreglia exerçait la fonction de Protecteur, mais seulement à titre officieux, car ce Pontife s’était réservé la protection de la Société, qui avait besoin d’une assistance spéciale et paternelle à ses débuts. Mais à présent, elle avait un Protecteur proprement dit, à l’instar des autres congrégations religieuses. Le choix ne pouvait pas tomber sur un prélat plus bienveillant, qui avait connu Don Bosco avant le cardinalat, le tenait en très haute estime et avait pour lui une affection sincère. Sollicité par Don Bosco pour être le Protecteur des Salésiens, il se montra très disposé, en lui disant : – Je ne pourrais pas me proposer moi-même au Saint-Père pour cet office, mais si le Saint-Père me le dit, j’accepte tout de suite. – Il donna une preuve éloquente de ses bonnes dispositions lorsque le Bienheureux proposa à Son Éminence, qui avait tant à faire, de lui adjoindre une personne qui s’occuperait de l’affaire des Missions. Le Cardinal répondit : – Non, non ; je veux que nous nous en occupions directement ; venez demain à quatre heures et demie, et nous en parlerons mieux. C’est un miracle de voir une Congrégation s’élever en ces temps sur les ruines des autres, à une époque où l’on voudrait tout détruire. – Le Bienheureux a pu constater souvent combien cette protection affectueuse lui était bénéfique. De retour à Turin et après avoir informé le Chapitre Supérieur de la désignation pontificale de Protecteur, il envoya au Cardinal, au nom de toute la Congrégation, une lettre de remerciement pour avoir daigné accepter cette charge, et d’hommage très cordial et de prière pour les Missions et peut-être aussi pour les privilèges. C’est ce que nous laisse supposer la réponse de Son Éminence ». (MB XIV, 78-79)

Désormais, la Congrégation salésienne aura toujours un cardinal protecteur très influent au sein de la Curie romaine.

Outre cette figure officielle, il y a toujours eu d’autres cardinaux et hauts prélats qui, comprenant l’importance de l’éducation, ont soutenu les Salésiens. Il s’agit des cardinaux Alessandro Barnabò (1801-1874), Giuseppe Berardi (1810-1878), Gaetano Alimonda (1818-1891), Luigi Maria Bilio (1826-1884), Luigi Galimberti (1836-1896), Augusto Silj (1846-1926) et bien d’autres encore.

Liste des Protecteurs de la Société salésienne de Saint Jean Bosco :

  Cardinal Protecteur SDB Période Nomination
  Le bienheureux pape Pie IX    
1 Luigi OREGLIA 1876-1878  
2 Lorenzo NINA 1879-1885 29.03.1879 (MB XIV,78-79)
3 Lucido Maria PAROCCHI 1886-1903 12.04.1886 (ASV, Segr. Stato, 1886, prot. 66457 ; ASC D544, Cardinal Protecteurs, Parocchi)
4 Mariano RAMPOLLA DEL TINDARO 1903-1913 31.03.1093 (lettre du cardinal Rampolla à Don Rua)
5 Pietro GASPARRI 1914-1934 09.10.1914 (AAS 1914-006, p. 22)
6 Eugenio PACELLI (Pie XII) 1935-1939 02.01.1935 (AAS 1935-027, p.116)
7 Vincenzo LA PUMA 1939-1943 24.05.1939 (AAS 1939-031, p. 281)
8 Carlo SALOTTI 1943-1947 29.12.1943 (AAS 1943-036, p. 61)
9 Benedetto Aloisi MASELLA 1948-1970 10.02.1948 (AAS 1948-040, p.165)

Le dernier protecteur des Salésiens a été le cardinal Benedetto Aloisi Masella. Le rôle des protecteurs a été annulé en 1964 par la Secrétairerie d’État lors du Concile Vatican II. Les protecteurs en exercice sont restés jusqu’à leur mort, et avec eux la charge qu’ils avaient reçue a également disparu.

Cela est arrivé parce que, dans le contexte contemporain, le rôle du cardinal protecteur a perdu de sa pertinence formelle. L’Église catholique a connu de nombreuses réformes au cours du XXe siècle, et nombre des fonctions autrefois déléguées aux cardinaux protecteurs ont été intégrées dans les structures officielles de la Curie romaine ou ont été rendues obsolètes par les changements intervenus dans la gouvernance ecclésiastique. Cependant, même si la figure du cardinal protecteur n’existe plus avec les mêmes prérogatives que par le passé, le concept de protection ecclésiastique reste important.

Aujourd’hui, les Salésiens, comme beaucoup d’autres congrégations, maintiennent une relation étroite avec le Saint-Siège à travers divers dicastères et bureaux de la Curie, en particulier le Dicastère pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique. En outre, de nombreux cardinaux continuent à soutenir personnellement la mission des Salésiens, même sans le titre officiel de protecteur. Cette proximité et ce soutien restent essentiels pour que la mission salésienne continue à répondre aux défis du monde contemporain, en particulier dans le domaine de l’éducation des jeunes et celui des missions.

L’institution des cardinaux protecteurs de la Société salésienne a été un élément crucial de sa croissance et de sa consolidation. Grâce à la protection offerte par ces éminentes personnalités ecclésiastiques, Don Bosco et ses successeurs ont pu accomplir la mission salésienne avec plus de sérénité et de sécurité, sachant qu’ils pouvaient compter sur le soutien du Saint-Siège. Le rôle des cardinaux protecteurs s’est avéré essentiel non seulement pour défendre les droits de la congrégation, mais aussi pour favoriser son expansion dans le monde, en contribuant à la diffusion du charisme de Don Bosco et de son système éducatif.