Quand un éducateur touche le cœur de ses enfants

L’art d’être comme Don Bosco :  » Souvenez-vous que l’éducation est une affaire de cœur et que Dieu seul en est le maître, et nous ne pourrons y réussir que si Dieu nous en enseigne l’art et nous en donne les clefs « . (MB XVI, 447)

Chers amis, lecteurs du Bulletin salésien et amis du charisme de Don Bosco. Je vous envoie mon bonjour, je dirais presque en direct, avant la mise sous presse de ce numéro.
Je dis cela parce que la scène que je vais vous raconter s’est produite il y a seulement quatre heures.
Je viens d’arriver à Lubumbashi. Depuis dix jours, je visite des présences salésiennes très significatives, comme les déplacés et les réfugiés de Palabek, aujourd’hui dans des conditions beaucoup plus humaines que lorsqu’ils sont arrivés chez nous, Dieu merci. De l’Ouganda je suis passé à la République démocratique du Congo, dans la région torturée et crucifiée de Goma.
La présence salésienne y est pleine de vie. Plusieurs fois, j’ai dit que mon cœur avait été « touché », c’est-à-dire ému de voir le bien qui se fait, de voir qu’il y a une présence de Dieu même dans la plus grande pauvreté. Mais mon cœur a été touché par la douleur et la tristesse lorsque j’ai rencontré quelques-unes des 32 000 personnes (principalement des personnes âgées, des femmes et des enfants) qui sont hébergées dans les locaux de la présence salésienne de Don Bosco-Gangi.
Mais je vous raconterai cette réalité une prochaine fois, car j’ai besoin de la laisser reposer dans mon cœur.

Le « papa » des enfants de la rue de Goma
Je voudrais maintenant évoquer une belle scène dont j’ai été témoin sur le vol qui nous a conduits à Lubumbashi.
Il s’agissait d’un vol extra-commercial avec un avion de taille moyenne. Mais le commandant de bord était une personne familière, non pas pour moi, mais pour les salésiens locaux. Lorsque j’ai salué le capitaine dans l’avion, il m’a dit qu’il avait reçu sa formation professionnelle dans notre école ici à Goma. Il m’a dit que ces années-là avaient changé sa vie, mais il a ajouté quelque chose d’autre, en me disant et en nous disant : il y avait là quelqu’un qui a été un « papa » pour nous.
Dans la culture africaine, quand on dit que quelqu’un est un papa, on dit quelque chose de très fort. Et il n’est pas rare que le papa ne soit pas celui qui a engendré tel fils ou telle fille, mais celui qui s’en est occupé, l’a soutenu et l’a accompagné.
De qui parlait le commandant, un homme d’environ 45 ans, accompagné de son jeune fils pilote ? Il s’agissait de notre frère salésien coadjuteur (qui n’est pas un prêtre mais un laïc consacré, chef-d’œuvre du charisme salésien).
Ce salésien, le frère Onorato, missionnaire espagnol, est missionnaire dans la région de Goma depuis plus de 40 ans. Il a tout fait pour rendre possible cette école professionnelle et bien d’autres choses, certainement en collaboration avec d’autres salésiens. Il a fait la connaissance du commandant et de certains de ses amis alors qu’ils n’étaient que des garçons perdus dans le quartier (c’est-à-dire parmi des centaines et des centaines de gamins). En effet, le commandant m’a raconté que quatre de ses camarades, qui étaient pratiquement à la rue à cette époque, ont réussi à étudier la mécanique dans la maison de Don Bosco et sont maintenant ingénieurs et s’occupent de l’entretien mécanique et technique des petits avions de leur compagnie.

Le « sacrement » salésien
Quand j’ai entendu le commandant, ancien élève salésien, dire qu’Onorato avait été son père, le père de tous, j’ai été profondément ému et j’ai immédiatement pensé à Don Bosco, que ses garçons ressentaient et considéraient comme leur père.
Dans les lettres de Don Rua et de Mgr Cagliero, Don Bosco est toujours appelé « papa ». Le soir du 7 décembre 1887, lorsque la santé de Don Bosco se détériore, Don Rua télégraphie simplement à Mgr Cagliero : « Papa est dans un état alarmant ». Une vieille chanson se terminait ainsi : « Vive Don Bosco, notre papa ! »
Et j’ai pensé qu’il est vrai que l’éducation est une affaire de cœur. Et j’ai été confirmé dans mes convictions, à savoir que la présence au milieu des jeunes est pour nous presque un « sacrement » qui nous mène à Dieu. C’est pourquoi, au cours des années, j’ai parlé avec tant de passion et de conviction à mes frères et sœurs salésiens et à la famille salésienne du « sacrement » salésien de la présence.
Et je sais que dans le monde salésien, dans notre famille à travers le monde, parmi nos frères et sœurs, il y a beaucoup de « pères » et de « mères » qui, par leur présence et leur affection, et par leur connaissance de l’éducation, atteignent le cœur des jeunes. Les garçons et les filles ont aujourd’hui tant besoin, je dirais de plus en plus, de ces présences qui peuvent changer leur vie en mieux.

Un grand bonjour depuis l’Afrique et toutes les bénédictions du Seigneur aux amis du charisme salésien.
Que Dieu vous bénisse tous.




François de Sales étudiant à l’université de Padoue (2/2)

(suite de l’article précédent)

Médecine
            À côté des facultés de droit et de théologie, les études de médecine jouissaient à Padoue d’un prestige extraordinaire, surtout depuis que le médecin flamand André Vésale, père de l’anatomie moderne, avait ruiné les antiques théories d’Hippocrate et de Galien grâce à la pratique des dissections du corps humain, qui scandalisaient les autorités établies. En 1543, Vésale avait publié son De humani corporis fabrica, qui révolutionna les connaissances de l’anatomie humaine. Pour se procurer des cadavres, on recherchait les corps des suppliciés ou on déterrait les morts, ce qui n’allait pas sans provoquer des querelles parfois mortelles autour des tombes.
            C’est aussi à Padoue qu’au début du XVIIe siècle, un médecin anglais, William Harvey, découvrira les règles de la circulation du sang. Alors que pour la médecine traditionnelle, c’était le foie que l’on mettait en relation avec le sang et que le cœur avait pour fonction de propulser l’air dans le corps, Harvey expliquera dans son livre De motu cordis et sanguinis que le cœur propulsait le sang à travers les artères et qu’il revenait vers le cœur à travers les veines selon un mouvement circulaire d’aller et retour. Comme il l’affirmait dans la dédicace de cet ouvrage, le cœur devenait véritablement l’auteur de la vie, le centre de tout, le soleil, comme le prince dans ses États. Même si le médecin anglais ne publiera ses découvertes qu’en 1628, on peut supposer qu’au temps où François était étudiant, ces recherches étaient déjà en cours. Lui-même écrira par exemple que « le cœur a en lui un mouvement qui lui est propre et qui fait mouvoir tout le reste ». Citant Aristote, il affirmera que « le cœur est le premier membre qui vit en nous et le dernier qui meurt ».
            Il est difficile de dire jusqu’à quel point François de Sales a pu être influencé par les idées nouvelles en médecine. Cependant, il est possible de faire plusieurs constatations. D’abord, on sait que durant la grave maladie qui le terrassa à Padoue à la fin de l’année 1590, il était décidé à donner son corps à la science au cas où il mourrait, et ce, dans le but d’éviter les querelles des étudiants en médecine à la recherche de cadavres.
            Ensuite, on remarque chez lui un intérêt constant pour les problèmes de santé, pour les médecins et pour les chirurgiens. Il y a une grande différence, écrira-t-il par exemple, entre le brigand et le chirurgien : « Le brigand et le chirurgien coupent les membres et tirent du sang, l’un pour tuer, l’autre pour guérir ». La méthode des chirurgiens n’est pas forcément la sienne, précisera-t-il toutefois en parlant du traitement des maladies spirituelles de certaines religieuses de son temps :

            Les chirurgiens sont quelquefois contraints d’agrandir la plaie pour amoindrir le mal, lorsque sous une petite plaie il y a beaucoup de meurtrissures et concassures ; ç’a été peut-être cela qui leur a fait porter le rasoir un petit bien avant dans le vif. Je loue leur méthode, bien que ce ne soit pas la mienne, surtout à l’endroit des esprits nobles et bien nourris comme sont les vôtres ; je crois qu’il est mieux de leur montrer simplement le mal, et leur mettre le fer en main afin qu’ils fassent eux-mêmes l’incision.

            Enfin, on ne peut être que frappé par la place centrale que tient le cœur dans la pensée, dans l’imagination et dans les écrits de François de Sales, au point qu’il voulut en faire l’emblème de la Visitation.

Botanique
            C’est probablement durant son séjour à Padoue qu’il s’intéressa également aux sciences naturelles. Il ne pouvait ignorer l’existence dans cette ville du premier jardin botanique, créé en 1545 pour cultiver, observer, étudier et expérimenter les plantes indigènes et exotiques. Les plantes entraient alors comme ingrédients dans la plupart des médicaments et leur usage à des fins thérapeutiques se basait principalement sur les textes des auteurs anciens, pas toujours fiables. Nous possédons de lui huit recueils de Similitudes, rédigés probablement entre 1594 et 1614, mais dont l’origine peut remonter à Padoue. Si le titre de ces petits recueils d’images et de comparaisons prises dans la nature démontre leur caractère utilitaire, leur contenu témoigne dans tous les cas d’un intérêt quasi encyclopédique non seulement pour le monde végétal, mais aussi pour le monde minéral et animal.
            François de Sales a consulté les auteurs anciens qui faisaient alors autorité en la matière : Pline l’Ancien surtout, auteur d’une vaste Histoire naturelle, traduite en français par Antoine Du Pinet en 1562, véritable encyclopédie de son temps, mais aussi Aristote (celui de l’Histoire des animaux et de La génération des animaux), Plutarque (dont les Œuvres morales avaient été traduites par Amyot, Théophraste, auteur d’une Histoire des plantes), voire saint Augustin et saint Albert le Grand. Il connaît aussi les auteurs contemporains, en particulier les Commentaires aux six livres de Dioscoride du naturaliste italien Pietro Andrea Mattioli, ainsi que la Maison rustique du Français Charles Estienne.
            Ce qui fascinait François de Sales, c’était le rapport mystérieux entre l’histoire naturelle et la vie spirituelle de l’homme. Pour lui, toute découverte est porteuse d’un secret de la création. Étonnantes sont les vertus particulières de certaines plantes : « Pline et Mathiole nous décrivent une herbe propre contre la peste, la colique, la gravelle, nous voilà à la cultiver précieusement en nos jardins ». Sur les nombreux chemins qu’il a parcourus durant sa vie, on le voit attentif à la nature, au monde qui l’entoure, à la succession des saisons et à leur signification mystérieuse. Le livre de la nature lui semblait une immense Bible, qu’il fallait apprendre à interpréter, et il appelait les anciens Pères des « herboristes spirituels ». Quand lui-même exercera la direction spirituelle au profit de personnes très diverses, il se souviendra que « chaque herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin ».

Programme de vie personnelle
            Durant son séjour à Padoue, ville peuplée pourtant de plus de quarante monastères ou couvents, François s’adressa de nouveau aux jésuites pour sa direction. Ils ne furent pourtant pas les seuls. Une grande admiration et amitié le liait au père Filippo Gesualdi, prédicateur franciscain du célèbre couvent Saint-Antoine de Padoue. Il fréquentait le couvent des Théatins, où le père Lorenzo Scupoli venait prêcher de temps en temps ; c’est là qu’il découvrit son fameux Combat spirituel, qui l’accompagnera pendant des années. Durant son séjour à Padoue, il semble qu’il se soit adonné en outre à une activité éducative dans un orphelinat.
            C’est sans doute sous l’influence de ses maîtres, en particulier du père Possevin, que François se prescrivit divers règlements de vie, dont il nous reste des fragments significatifs. Le premier, intitulé Exercice de la préparation, était un exercice mental à faire le matin qui consistait à se représenter par l’imagination tout ce qui pouvait arriver le long de la journée et à s’y préparer :

            Je considérerai diligemment et rechercherai les meilleurs moyens pour éviter les mauvais pas ; je disposerai aussi et ordonnerai à part moi de ce qu’il me conviendra faire, de l’ordre et de la façon qu’il faudra observer en tels et tels négoces (affaires), de ce que je dirai en compagnie, de la contenance que je tiendrai, de ce que je fuirai ou rechercherai.

            Dans la Conduite particulière pour bien passer la journée, l’étudiant envisageait les principaux exercices de piété qu’il voulait pratiquer : prière du matin, messe quotidienne, temps de « repos spirituel », prière et invocations durant la nuit. Dans l’Exercice du sommeil ou repos spirituel, il précisait les sujets sur lesquels devaient porter ses méditations : vanité de ce monde, détestation du péché, excellence de la vertu qui « rend l’homme intérieurement, et encore extérieurement beau », beauté de la raison humaine, « divin flambeau » qui dispense une « merveilleuse splendeur », « sagesse infinie, toute-puissance et incompréhensible bonté » de Dieu.
            Un autre exercice de piété était consacré à la communion fréquente, à la préparation et à l’action de grâces qui devait la suivre. On y remarque un progrès dans la fréquence des communions par rapport à la période parisienne.
            Dans les Règles pour les conversations et rencontres il y a six points que l’étudiant se proposait d’observer. Avant toute chose il fallait bien faire la différence entre la simple rencontre, où « la compagnie n’est pas de durée », et la « conversation », où l’affection est engagée. En ce qui concerne les rencontres, on y lit cette règle générale :

            Je ne mépriserai jamais ni montrerai signe de fuir totalement le rencontre de quelque personne que ce soit, d’autant que cela donne bruit d’être superbe, hautain, sévère, arrogant, syndiqueur (prompt à critiquer), ambitieux et contrôleur. […] Je ne me donnerai licence de dire ou faire chose qui ne soit bien réglée, parce qu’on pourrait dire que je suis un insolent, me laissant transporter trop tôt de familiarité. Surtout je serai soigneux de ne mordre, piquer ou me moquer d’aucun […]. J’honorerai particulièrement chacun, j’observerai la modestie, je parlerai peu et bon, afin que la compagnie s’en retourne plutôt avec appétit de notre rencontre qu’avec ennui.

            Pour ce qui est des conversations, terme qui avait alors le sens large de fréquentation habituelle ou de compagnie, la plus grande prudence s’imposait. François se voulait « ami de tous et familier à peu », toujours fidèle à la seule règle qui ne souffrît aucune exception: « Rien contre Dieu ».
            Pour le reste, écrivait-il, « je serai modeste sans insolence, libre sans austérité, doux sans affectation, souple sans contradiction, si ce n’est que la raison le requît ; cordial sans dissimulation ». La règle générale était de « s’accommoder à la diversité des compagnies ». L’étudiant avait réparti les personnes en trois catégories : les insolentes, les libres et les mélancoliques : il se fermera totalement aux insolentes, se découvrira aux libres (c’est-à-dire simples, accueillantes), et se montrera très prudent avec les personnes mélancoliques, souvent pleines de curiosité et de soupçons. Avec les grands enfin, il lui faudra se tenir soigneusement sur ses gardes, être avec eux « comme avec le feu » et ne pas s’approcher trop près. Certes, on pourrait leur témoigner de l’amour, car l’amour « engendre la liberté », mais ce qui devrait dominer c’est le respect, qui « engendre la modestie ».
            On voit bien à quel degré de maturité humaine et spirituelle l’étudiant en droit était alors parvenu. Prudence, sagesse, modestie, discernement et charité sont les qualités qui sautent aux yeux dans son programme de vie, mais on y trouve aussi une « honnête liberté », un a priori de bienveillance envers tous, et une ferveur spirituelle hors du commun. Cela n’empêcha pas qu’à Padoue il connut des moments difficiles, dont on trouve peut-être quelques réminiscences dans un passage de l’Introduction, où il affirme qu’« un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s’abandonne pas au dérèglement d’une troupe débauchée, à parler, jouer, danser, boire, vêtir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommée ou bigoterie ou afféterie ».

Retour en Savoie
            Le 5 septembre 1591, il couronna l’ensemble de ses études par un brillant doctorat in utroque jure. Avant de quitter l’Italie, il convenait de visiter ce pays si riche d’histoire, de culture et de religion. Avec l’abbé Déage, son frère Gallois et quelques amis savoyards, ils partirent fin octobre en direction de Venise, puis de là en bateau jusqu’à Ancône et au sanctuaire de Lorette. Leur but était d’aller jusqu’à Rome. Malheureusement les brigands et le manque d’argent ne le leur permirent pas.
            Ils prirent le chemin du retour en direction de Venise. De retour à Padoue, il reprit encore quelque temps son étude du Code, en y insérant le récit du voyage. Mais à la fin de l’année 1591, il s’arrêta fatigué. Il était temps de penser au retour en Savoie.




François de Sales étudiant à l’université de Padoue (1/2)

            Après dix ans d’études à Paris, François de Sales se rend à Padoue en octobre 1588 pour faire des études de droit à l’université. Il a 21 ans. Il est accompagné de son frère cadet Gallois, un garçon de douze ans qui étudiera chez les jésuites, et de leur fidèle précepteur, l’abbé Déage.
            À la fin du XVIe siècle, la faculté de droit de Padoue jouissait d’une renommée exceptionnelle. Quand il prononcera sa Harangue de remerciement après sa promotion au doctorat, François de Sales en fera l’éloge en termes dithyrambiques :

            Jusqu’alors, je n’avais consacré aucun travail à la sainte et sacrée science du Droit : mais lorsque, ensuite, j’eus résolu de m’y employer, je n’eus aucunement besoin de chercher où je devais me tourner, où je devais me porter ; ce collège de Padoue m’attira aussitôt par sa célébrité, et sous les plus favorables augures, car, en ce temps, il y avait des docteurs et des lecteurs tels qu’il n’en eut et n’en aura jamais de plus grands.

            En réalité, François n’avait pas décidé lui-même de s’adonner à ce genre d’étude. Il n’avait fait qu’obéir à son père qui souhaitait pour lui une grande carrière dans le monde.

Dans la patrie de l’humanisme
            En franchissant pour la première fois les Alpes, François de Sales mettait pied dans la patrie de l’humanisme et des arts. À Padoue, il a pu admirer non seulement l’architecture des palais et des églises, notamment de la basilique Sant’Antonio, mais aussi les fresques de Giotto, considéré comme le fondateur de la peinture italienne, les bronzes de Donatello, le plus grand sculpteur italien du Quattrocento, les peintures de Mantegna, qui inaugura le nouveau style de la Renaissance en Italie du Nord, ou encore les fresques de Titien. Son séjour dans la péninsule italienne lui permettra en outre de connaître plusieurs villes d’art et de culture, notamment Venise, Milan et Turin. Il se familiarisa avec la langue italienne, qui lui servira plus tard dans ses rapports avec ses supérieurs ecclésiastiques et avec ses amis d’Outre-Alpes.
            À Padoue François eut la chance de rencontrer un jésuite remarquable en la personne du père Antonio Possevino, que les Français appelaient Possevin au temps où il était recteur du collège d’Avignon et de celui de Lyon. Cet « humaniste errant à la vie épique », qui avait été chargé par le pape de missions diplomatiques en Suède, au Danemark, en Russie, en Pologne et en France, venait de se fixer à Padoue peu de temps avant l’arrivée de François. Il devint son directeur spirituel et son guide dans les études et dans la connaissance du monde.

L’université de Padoue
            Fondée en 1222, l’université de Padoue était la plus ancienne d’Italie après celle de Bologne. On y enseignait avec succès non seulement le droit, considéré comme la science des sciences, mais aussi la théologie, la philosophie et la médecine. Les étudiants provenaient de toute l’Europe et tous n’étaient pas catholiques, ce qui engendrait parfois des préoccupations et des désordres.
            Les rixes étaient fréquentes, parfois sanglantes. François de Sales racontera un jour à son ami Jean-Pierre Camus qu’un étudiant, après avoir tiré l’épée contre un inconnu, se réfugia chez une femme qui se trouvait être la mère du jeune homme qu’il venait d’assassiner. Lui-même, qui ne circulait pas sans son épée, fut pris à partie un jour par des compagnons qui prenaient sa douceur pour une forme de lâcheté. Les condisciples les plus proches de François n’étaient pas des modèles de vertu. La veuve de l’un d’eux racontera plus tard dans son langage pittoresque comment son futur mari avait monté avec quelques complices une farce de mauvais goût, destinée à le jeter dans les bras d’une « misérable putain ».

Les études de droit
            Pour obéir à son père, François s’adonna courageusement à l’étude du droit civil, auquel il voulut ajouter celle du droit ecclésiastique. L’étude des lois comportait aussi celle de la jurisprudence, qui est « la science par laquelle le droit s’administre ».
            L’étude se concentrait sur les sources du droit, à savoir l’antique droit romain, recueilli et réinterprété au VIe siècle par les juristes de l’empereur Justinien. François de Sales se familiarisa avec les grands juristes du passé et du présent.  Toute sa vie, il se souviendra de la définition de la justice : « une perpétuelle, forte et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient ».
            En examinant les cahiers de notes de François, nous pouvons deviner quelques-unes de ses réactions personnelles en face de certaines lois. On le voit manifester son plein accord avec le titre du Code : De la Souveraine Trinité et de la Foi catholique, et avec la défense qui suit immédiatement : Que personne ne doit se permettre d’en discuter en public. « Ce titre, commentait-il, est précieux et tout à fait auguste, et digne d’être lu souvent contre les novateurs, les demi-savants et les politiques ». Le titre VIII, traitant des hérétiques, lui paraissait « précieux comme de l’or ».
            La formation juridique de François de Sales reposait sur des bases qui paraissaient alors indiscutables. Pour les catholiques de son époque, tolérer le protestantisme ne pouvait avoir d’autre signification que de se rendre complices de l’erreur ; d’où la nécessité de la combattre, y compris par tous les moyens fournis par le droit en vigueur. Dans la fougue de ses vingt ans, François de Sales partageait cette façon de voir.
            Cependant, cette même fougue se donnait libre cours également à l’encontre des auteurs d’injustices et de persécutions, puisqu’il écrivait à propos du titre XXVI du livre III : « Est précieuse comme de l’or et digne de lettres majuscules la IXe Loi, où l’on trouve ceci : Que soient punis du feu les familiers du prince, s’ils persécutent les habitants des provinces ».
            En droit ecclésiastique, il étudia les recueils de lois qu’il utilisera plus tard, entre autres pour prouver que l’évêque de Rome est « vrai successeur de saint Pierre et chef de l’Église militante » et que les religieux et religieuses devaient se ranger « sous l’obéissance des évêques ». En consultant les notes manuscrites prises durant son séjour à Padoue, on reste frappé par son écriture extrêmement soignée ; il est passé de l’écriture gothique, encore utilisée à Paris, à l’écriture moderne des humanistes.
            En fin de compte, les études de droit l’auront passablement ennuyé. La froideur des lois et leur éloignement dans le temps lui inspirèrent ce commentaire désabusé un jour d’été : « Attendu que ces questions ont vieilli, il ne paraît pas utile de consacrer à les examiner ce temps de la canicule, trop chaud pour s’accommoder à des discussions froides et qui refroidissent ». Le 10 juillet 1591, jour marqué par un terrible tremblement de terre, il écrivit dans son cahier : « J’ai achevé, par la volonté de Dieu et avec la protection de la très sainte Mère de Dieu et de mes saints Patrons, ces petites notes sur les Pandectes, très légères par elles-mêmes, mais assez pénibles et laborieuses pour moi, novice ». Et à la fin du manuscrit autographe, il confessait sa lassitude : « Fatigué de mes efforts et de l’étude de chaque titre, j’ai renoncé à continuer la course commencée, et je l’interromps, jusqu’à ce que Dieu me fasse de nouveaux loisirs ».

Études de théologie et crise intellectuelle
            Pendant qu’il s’adonnait à l’étude du droit, François continua de s’intéresser de près à la théologie. D’après son neveu, à peine arrivé à Padoue, il ouvrit sur son pupitre la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Il se plaisait fort à la lecture des livres de saint Bonaventure. Il feuilletait les saintes Écritures avec un grand respect. Parmi les Pères de l’Église il aimait particulièrement saint Augustin, saint Jérôme, saint Bernard et saint Jean Chrysostome ; mais surtout il se plaisait avec saint Cyprien, parce que, disait-il, « le bienheureux Cyprien coule doux et paisible, comme une très pure fontaine ». Chez les Grecs, il admirait saint Jean Chrysostome, la « Bouche d’or », et il citera fréquemment saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Grégoire de Nysse, saint Athanase et Origène.
            Sa réflexion se concentrait à nouveau sur le problème de la prédestination et de la grâce, au point qu’il en remplit six cahiers de notes. En réalité, François se trouvait placé face à un dilemme : ou rester fidèle aux convictions qui furent toujours les siennes, ou s’en tenir aux sentences classiques de saint Augustin et de saint Thomas. Or il ne réussissait pas à « sympathiser » avec la doctrine assez désespérante de ces deux maîtres, ou du moins avec l’interprétation qu’on en donnait, d’après laquelle les hommes n’ont aucun droit au salut, qui dépend totalement d’une libre décision de la part de Dieu.
            Depuis son adolescence, François avait acquis une idée plus optimiste du dessein de Dieu. Ses convictions personnelles furent renforcées après la parution du livre du jésuite espagnol Luis Molina, qui défendait l’accord du libre arbitre avec le don de la grâce. Dans cet ouvrage, la prédestination stricte était remplacée par une prédestination qui tenait compte des mérites de l’homme, c’est-à-dire de ses actions bonnes ou mauvaises. En d’autres termes, Molina affirmait aussi bien l’action souveraine de Dieu que le rôle déterminant de la liberté qu’il a voulu donner à l’homme.
            Comme on le voit, à Padoue François a fait son choix et ce choix sera d’une importance capitale dans sa vision de l’homme et dans sa conception de Dieu. Sur le problème de la prédestination il se sépara non seulement de Luther et de Calvin, mais aussi de saint Augustin et de saint Thomas, qui pour tout le reste, restaient ses « deux grands luminaires ». La controverse entre thomistes et molinistes durera encore quelques années.
            Le Traité de l’amour de Dieu, qui paraîtra en 1616, contient la pensée de François de Sales résumée en quatorze lignes, qui, selon son ami Jean-Pierre Camus, lui avaient coûté la lecture de douze cents pages d’un grand volume. Avec un remarquable souci de concision et d’exactitude, il affirmait aussi bien la libéralité et la générosité divines que la liberté et la responsabilité humaines quand il rédigeait cette phrase bien pesée : « Il est en nous d’être siens : car bien que ce soit un don de Dieu d’être à Dieu, c’est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais à personne, ains (mais) l’offre à tous, pour le donner à ceux qui de bon cœur consentiront de le recevoir ».
            En adoptant les idées des jésuites, François de Sales ancrait sa théologie dans le courant de l’humanisme chrétien et optait pour le « Dieu du cœur humain ». La théologie salésienne, qui repose sur la bonté de Dieu qui veut le salut de tous, se présentera également comme une invitation adressée à l’homme pour qu’il réponde de tout son cœur aux appels de la grâce.

(suite)




Merveilles de la Mère de Dieu invoquée sous le titre de Marie Auxiliatrice (6/13)

(suite de l’article précédent)


Chap. IX. La bataille de Lépante.

            Après avoir exposé quelques-uns des nombreux faits qui confirment en général comment Marie protège les armes des chrétiens lorsqu’ils combattent pour la foi, passons à des faits plus particuliers qui ont donné à l’Église des raisons d’appeler Marie du titre glorieux d’Auxilium Christianorum. La bataille de Lépante est la plus importante d’entre elles.
            Au milieu du XVIe siècle, notre péninsule jouissait d’une certaine paix lorsqu’une nouvelle insurrection venue d’Orient vint semer le trouble parmi les chrétiens.
            Les Turcs établis à Constantinople depuis plus de cent ans voyaient avec regret que le peuple italien, et en particulier les Vénitiens, possédait des îles et des villes au milieu de leur vaste empire. Ils ont donc commencé à réclamer aux Vénitiens l’île de Chypre. Devant leur refus, ils prirent les armes et avec une armée de quatre-vingt mille fantassins, trois mille chevaux et une artillerie redoutable, dirigée par leur propre empereur Sélim II, ils assiégèrent Nicosie et Famagouste, les villes les plus fortes de l’île. Ces villes, après une défense héroïque, tombèrent toutes deux au pouvoir de l’ennemi.
            Les Vénitiens firent alors appel au pape pour qu’il leur vienne en aide afin de combattre et d’abaisser l’orgueil des ennemis de la chrétienté. Le pontife romain, qui était alors saint Pie V, craignait que si les Turcs étaient victorieux, ils n’apportent la désolation et la ruine parmi les chrétiens. C’est pourquoi il pensa à recourir à la puissante intercession de celle que la sainte Église proclame aussi terrible qu’une armée ordonnée au combat : Terribilis ut castrorum acies ordinata. Il ordonna des prières publiques pour toute la chrétienté et fit appel au roi Philippe II d’Espagne et au duc Emmanuel-Philibert.
            Le roi d’Espagne mit sur pied une puissante armée et la confia à un frère cadet, Jean d’Autriche. Le duc de Savoie envoya de bon gré un nombre choisi d’hommes vaillants, qui se joignirent au reste des forces italiennes et allèrent rejoindre les Espagnols près de Messine.
            L’affrontement avec l’armée ennemie eut lieu près de la ville grecque de Lépante. Les chrétiens attaquèrent les Turcs avec acharnement ; les Turcs opposèrent une résistance farouche. Chaque navire tournant brusquement au milieu de tourbillons de flammes et de fumée semblait vomir la foudre des cent canons dont il était armé. La mort prenait toutes les formes, les mâts et les cordages des navires brisés par les boulets tombaient sur les combattants et les écrasaient. Les cris d’agonie des blessés se mêlaient au fracas des vagues et des canons. Au milieu de ce bouleversement universel, Vernieri, chef de l’armée chrétienne, remarqua que la confusion commençait à entrer dans les navires turcs. Immédiatement, il fit mettre en ordre quelques galères peu profondes remplies d’adroits artilleurs, encercla les navires ennemis et, à coups de canon, les mit en pièces et les foudroya. À ce moment-là, alors que la confusion augmentait chez les ennemis, un grand enthousiasme se déclanche chez les chrétiens, et de toutes parts s’élèvent des cris de victoire ! victoire ! et la victoire est avec eux. Les navires turcs fuient vers la terre, les Vénitiens les poursuivent et les écrasent ; ce n’est plus une bataille, c’est un massacre. La mer est jonchée de vêtements, d’étoffes, de navires brisés, de sang et de corps mutilés ; trente mille Turcs sont morts ; deux cents de leurs galères passent au pouvoir des chrétiens.
            La nouvelle de la victoire provoqua une joie universelle dans les pays chrétiens. Le sénat de Gênes et de Venise décréta que le 7 octobre serait un jour solennel de fête à perpétuité car c’est ce jour-là, en l’an 1571, qu’eut lieu la grande bataille. Parmi les prières que le saint pontife avait ordonnées pour le jour de cette grande bataille, il y avait le Rosaire, et à l’heure même où cet événement s’est produit, il le récitait lui-même avec une foule de fidèles rassemblés auprès de lui. À ce moment, la Sainte Vierge lui apparut et lui révéla le triomphe des navires chrétiens, triomphe que saint Pie V s’empressa d’annoncer à Rome avant que quiconque ait pu apporter la nouvelle. Puis le saint pontife, en remerciement à Marie, au patronage de laquelle il attribuait la gloire de ce jour, ordonna qu’on ajoute aux litanies de Lorette l’oraison jaculatoire : Maria Auxilium Christianorum, ora pro nobis. Marie, secours des chrétiens, priez pour nous. Et pour que le souvenir de ce prodigieux événement soit perpétuel, le pape institua la solennité du très saint Rosaire qui sera célébrée chaque année le premier dimanche d’octobre.

Chap. X. La libération de Vienne.

            En l’an 1683, les Turcs, pour se venger de leur défaite à Lépante, firent le projet de porter leurs armes au-delà du Danube et du Rhin, menaçant ainsi toute la chrétienté. Avec une armée de deux cent mille hommes, avançant à marches forcées, ils vinrent assiéger les murs de Vienne. Le souverain pontife, qui était alors Innocent XI, pensa à faire appel aux princes chrétiens, leur demandant de venir en aide à la chrétienté menacée. Peu d’entre eux répondirent à l’invitation du pontife ; c’est pourquoi il décida, comme son prédécesseur Pie V, de se placer sous la protection de celle que l’Église proclame terribilis ut castrorum acies ordinata. Il pria et invita les fidèles du monde entier à prier avec lui.
            Pendant ce temps, la consternation était générale à Vienne. Le peuple, craignant de tomber entre les mains des infidèles, quittait la ville et abandonnait tout. L’empereur n’avait pas de forces à opposer et abandonna sa capitale. Le prince Charles de Lorraine, qui avait à peine réussi à rassembler trente mille Allemands, parvint à entrer dans la ville pour tenter tant bien que mal de la défendre. Les villages voisins furent mis à feu. Le 14 août, les Turcs ouvrirent leurs tranchées à partir de la porte principale, et y campèrent malgré le feu des assiégés. Ils assiégèrent ensuite toutes les murailles de la ville, mirent le feu et brûlèrent plusieurs bâtiments publics et privés. Une affaire douloureuse augmenta le courage des ennemis et diminua celui des assiégés.
            Le feu mis à l’église des Écossais consuma ce superbe édifice, et en se rendant à l’arsenal, où se trouvaient la poudre et les munitions, allait ouvrir la ville aux ennemis, si par une protection toute spéciale de la Bienheureuse Vierge Marie, le jour de sa glorieuse Assomption, le feu ne s’était pas éteint, leur donnant ainsi le temps de sauver les munitions militaires. Cette protection sensible de la Mère de Dieu ranima le courage des soldats et des habitants. Le vingt-deux du même mois, les Turcs tentèrent d’abattre d’autres édifices en lançant un grand nombre de boulets et de bombes, avec lesquels ils firent beaucoup de dégâts, mais ils ne purent empêcher les habitants d’implorer jour et nuit le secours du ciel dans les églises, ni les prédicateurs de les exhorter à mettre toute leur confiance, après Dieu, en celle qui leur avait si souvent apporté un puissant secours. Le 31, les assiégeants poussèrent leurs efforts à leur terme, et les soldats des deux camps se battaient corps à corps.
            La ville n’était plus qu’un monceau de ruines, lorsque le jour de la Nativité de la Vierge Marie, les chrétiens redoublèrent de prières et, comme par miracle, reçurent l’avis d’un proche secours. En effet, le lendemain, deuxième jour de l’octave de la Nativité, ils virent la montagne, qui se dresse en face de la ville, toute couverte de troupes. C’était Jean Sobieski, roi de Pologne, qui, presque seul parmi les princes chrétiens, cédant à l’invitation du pontife, vint avec ses braves à la rescousse. Convaincu qu’avec le petit nombre de ses soldats la victoire lui serait impossible, il eut aussi recours à celle qui est redoutable au milieu des armées les plus ordonnées et les plus féroces. Le 12 septembre, il se rendit à l’église avec le prince Charles, et ils y entendirent la sainte messe, qu’il voulut lui-même servir, en tenant ses bras étendus en forme de croix. Après avoir communié et reçu une sainte bénédiction pour lui et son armée, le prince se leva et dit à haute voix : « Soldats, pour la gloire de la Pologne, pour la libération de Vienne, pour le salut de toute la chrétienté, sous la protection de Marie, nous pouvons marcher en toute sécurité contre nos ennemis et la victoire sera nôtre ».
            L’armée chrétienne descendit alors des montagnes et s’avança vers le camp des Turcs qui, après avoir combattu pendant un certain temps, battirent en retraite sur l’autre rive du Danube avec une telle hâte et dans une telle confusion qu’ils laissèrent dans le camp la bannière ottomane, environ cent mille hommes, la plupart de leurs équipages, toutes leurs munitions de guerre et cent quatre-vingts pièces d’artillerie. Il n’y eut jamais de victoire plus glorieuse qui ait coûté si peu de sang aux vainqueurs. On pouvait voir des soldats chargés de butin entrer dans la ville, conduisant devant eux de nombreux troupeaux de bœufs, que les ennemis avaient abandonnés.
            L’empereur Léopold, ayant appris la défaite des Turcs, revint à Vienne le même jour, fit chanter un Te Deum avec la plus grande solennité, puis, reconnaissant qu’une victoire aussi inattendue était entièrement due à la protection de Marie, fit apporter dans l’église principale la bannière qu’il avait trouvée dans la tente du grand vizir. Celle de Mahomet, plus riche encore, et qui était hissée au milieu du champ, fut envoyée à Rome et présentée au pape. Ce saint pontife, intimement persuadé aussi que la gloire de ce triomphe était toute due à la grande Mère de Dieu, et désireux de perpétuer la mémoire de ce bienfait, ordonna que la fête du saint nom de Marie, déjà pratiquée depuis quelque temps dans certains pays, serait à l’avenir célébrée dans toute l’Église le dimanche compris dans l’octave de sa Nativité.

Chap. XI. Association de Marie Auxiliatrice à Munich.

            La victoire de Vienne augmenta merveilleusement la dévotion à Marie parmi les fidèles et donna naissance à une pieuse société de dévots sous le titre de Confrérie de Marie Auxiliatrice. Un père capucin qui prêchait avec beaucoup de zèle dans l’église paroissiale Saint-Pierre de Munich, exhortait avec des expressions ferventes et émouvantes les fidèles à se placer sous la protection de Marie Auxiliatrice et à implorer son patronage contre les Turcs qui menaçaient d’envahir la Bavière à partir de Vienne. La dévotion à la Sainte Vierge Marie Auxiliatrice prit une telle ampleur que les fidèles voulurent la continuer même après la victoire de Vienne, alors que les ennemis avaient déjà été contraints de quitter leur ville. C’est alors qu’une confrérie sous le titre de Marie Auxiliatrice fut créée pour éterniser le souvenir de la grande faveur obtenue de la Sainte Vierge.
            Le duc de Bavière, qui avait commandé une partie de l’armée chrétienne, tandis que le roi de Pologne et le duc de Lorraine commandaient le reste de la milice, pour donner suite à ce qui avait été fait dans sa capitale, demanda au souverain pontife, Innocent XI, l’érection de la confrérie. Le pape y consentit volontiers et accorda l’institution implorée par une Bulle datée du 18 août 1684, en l’enrichissant d’indulgences. C’est ainsi que, le 8 septembre de l’année suivante, alors que l’ennemi assiégeait la ville de Buda, la confrérie fut établie par son ordre avec une grande solennité dans l’église Saint-Pierre de Munich. Dès lors, les confrères de cette association, unis de cœur dans l’amour de Jésus et de Marie, se réunissaient à Munich et offraient à Dieu des prières et des sacrifices pour implorer son infinie miséricorde. Grâce à la protection de la Sainte Vierge, cette confrérie s’est rapidement répandue, de sorte que les plus grandes personnalités ont tenu à s’y inscrire pour s’assurer l’assistance de cette grande Reine du Ciel dans les périls de la vie et surtout à l’article de la mort. Des empereurs, des rois, des reines, des prélats, des prêtres et une infinité de personnes de toutes les parties de l’Europe considèrent encore aujourd’hui que c’est une grande chance d’y être inscrit. Les papes ont accordé de nombreuses indulgences à ceux qui font partie de cette confrérie. Les prêtres qui y sont agrégés peuvent en agréger d’autres. Des milliers de messes et de chapelets sont récités pendant la vie et après la mort pour ceux qui en sont membres.

Chap. XII. Convenance d’une fête de Marie Auxiliatrice.

            Les faits que nous avons exposés jusqu’ici en l’honneur de Marie Auxiliatrice font comprendre combien Marie aime à être invoquée sous ce titre. L’Église catholique a tout observé, examiné et approuvé, guidant elle-même les pratiques des fidèles, afin que ni le temps ni la malice des hommes ne dénaturent le véritable esprit de dévotion.
            Rappelons ici ce que nous avons souvent dit sur les gloires de Marie comme secours des chrétiens. Dans les livres saints, elle est symbolisée dans l’arche de Noé, qui sauve du déluge universel les disciples du vrai Dieu ; dans l’échelle de Jacob, qui s’élève jusqu’au ciel ; dans le buisson ardent de Moïse ; dans l’arche de l’alliance ; dans la tour de David, qui défend contre tous les assauts ; dans la rose de Jéricho ; dans la fontaine scellée ; dans le jardin bien cultivé et gardé de Salomon ; elle est figurée dans un aqueduc de bénédictions ; dans la toison de Gédéon. Ailleurs, elle est appelée l’étoile de Jacob, belle comme la lune, choisie comme le soleil, l’iris de la paix, la pupille de l’œil de Dieu, l’aurore, la porteuse de consolations, la Vierge, la Mère et la Mère de son Seigneur. Ces symboles et expressions que l’Église applique à Marie rendent manifestes les desseins providentiels de Dieu qui a voulu nous la faire connaître avant sa naissance comme la première-née parmi toutes les créatures, l’éminente protectrice, l’aide et le soutien du genre humain.
            Dans le Nouveau Testament, les figures et les expressions symboliques cessent ; tout est réalité et accomplissement du passé. Marie est saluée par l’archange Gabriel, qui la dit pleine de grâce ; Dieu admire la grande humilité de Marie et l’élève à la dignité de Mère du Verbe éternel. Jésus, Dieu immense, devient le fils de Marie ; par elle il naît, par elle il est éduqué, assisté. Et le Verbe éternel fait chair se soumet en tout à l’obéissance de son auguste Mère. C’est à sa demande que Jésus accomplit le premier de ses miracles à Cana en Galilée ; sur le Calvaire, elle devient de facto la mère commune des chrétiens. Les apôtres la prennent comme guide et maîtresse de vertu. Avec elle ils se réunissent pour prier au cénacle ; avec elle ils se consacrent à la prière, et est avec elle enfin ils reçoivent l’Esprit Saint. Elle adresse ses dernières paroles aux apôtres et s’envole glorieusement au ciel.
            Du haut de son siège de gloire, elle dit : Ego in altissimis habito ut ditem diligentes me et thesauros eorum repleam. J’habite le plus haut trône de gloire pour enrichir de bénédictions ceux qui m’aiment et pour remplir leurs trésors de faveurs célestes. C’est pourquoi, depuis son Assomption au ciel, les chrétiens ne cessent de s’adresser à Marie, et jamais, dit saint Bernard, on n’a entendu dire que celui qui s’adressait à elle avec confiance n’avait pas été exaucé. C’est pourquoi chaque siècle, chaque année, chaque jour et, pourrions-nous dire, chaque instant est marqué dans l’histoire par une grande faveur accordée à ceux qui l’ont invoquée avec foi. D’où aussi la raison pour laquelle chaque royaume, chaque ville, chaque pays, chaque famille possède une église, une chapelle, un autel, une image, un tableau ou un signe rappelant une grâce accordée à ceux qui ont eu recours à Elle dans les nécessités de la vie. Les glorieux événements contre les Nestoriens et contre les Albigeois ; les paroles dites par Marie à saint Dominique au moment où elle lui recommandait la prédication du Rosaire, que la Sainte Vierge elle-même appela magnum in Ecclesia praesidium, la victoire de Lépante, de Vienne, de Buda, la Confrérie de Munich, celle de Rome, de Turin et beaucoup d’autres érigées dans divers pays de la chrétienté, tous ces faits démontrent combien la dévotion à Marie Auxiliatrice est ancienne et répandue, combien ce titre lui est agréable et combien il apporte de bienfaits aux peuples chrétiens. C’est donc à juste titre que Marie a pu prononcer les paroles que l’Esprit Saint a mises dans sa bouche : In omni gente primatum habui. Dans toutes les nations j’ai eu la primauté.
            Ces faits, si glorieux pour la Sainte Vierge, faisaient désirer une intervention expresse de l’Église pour définir la limite et la manière dont Marie pouvait être invoquée sous le titre de secours des chrétiens. En réalité, l’Église était déjà intervenue d’une certaine manière avec l’approbation des confréries, des prières et des nombreuses pratiques pieuses auxquelles sont attachées les saintes indulgences, et qui proclament dans le monde entier Maria Auxilium Christianorum.
            Mais il manquait encore une chose, à savoir un jour établi dans l’année pour honorer ce titre de Marie Auxiliatrice, c’est-à-dire un jour de fête avec un rite, une messe et un office approuvés par l’Église, et que l’on fixe le jour de cette solennité. Pour décider les pontifes déterminent à établir cette importante institution, il fallait un événement extraordinaire, qui ne tarda pas à se manifester aux hommes.

(suite)




Nino, un jeune comme les autres… trouve le but de sa vie dans son Seigneur

            Nino (Antonino) Baglieri est né à Modica Alta le 1er mai 1951. Sa mère s’appelait Giuseppa et son père Pietro. Quatre jours après sa naissance, il est baptisé dans la paroisse Saint-Antoine de Padoue. Il grandit comme beaucoup de garçons, avec un groupe d’amis, quelques difficultés pendant les années scolaires et le rêve d’un avenir par le travail et la possibilité de fonder une famille.
            Quelques jours après son dix-septième anniversaire, célébré au bord de la mer avec ses amis, voici que le 6 mai 1968, jour de la commémoration liturgique de saint Dominique Savio, au cours d’une journée de travail ordinaire comme maçon, Nino fait une chute de 17 mètres, suite à l’effondrement de l’échafaudage de l’immeuble sur lequel il travaillait non loin de chez lui. Ces 17 mètres, écrira Nino dans son journal, représentent « 1 mètre pour chaque année de ma vie ». « Mon état, raconte-t-il, était si grave que les médecins s’attendaient à ce que je meure à tout moment (j’ai même reçu l’extrême-onction). [Un médecin] fit une proposition insolite à mes parents : – Si votre fils parvenait à survivre, ce qui serait déjà le résultat d’un miracle, il serait destiné à passer sa vie sur un lit ; si vous le voulez, avec une piqûre létale, vous vous épargnerez beaucoup de souffrances, à vous et à lui. – Si Dieu le veut auprès de lui, répondit ma mère, qu’il le prenne, mais s’il le laisse vivre, je serai heureuse de m’occuper de lui jusqu’à la fin de ses jours. C’est ainsi que ma mère, qui a toujours été une femme de grande foi et de grand courage, a ouvert ses bras et son cœur et a embrassé la croix la première. »
Nino connaîtra des années difficiles, passant d’un hôpital à un autre. Des thérapies et des opérations douloureuses le mettront à rude épreuve, sans pour autant aboutir à la guérison souhaitée. Il restera tétraplégique jusqu’à la fin de sa vie.
            De retour chez lui, suivi par l’affection de sa famille et le sacrifice héroïque de sa mère, toujours à ses côtés, Nino Baglieri retrouve le regard de ses amis et connaissances, mais voit trop souvent en eux une pitié qui le perturbe : « mischinu poviru Ninuzzu… (pauvre, mon pauvre Nino…) ». Il finit ainsi par se refermer sur lui-même pendant dix années douloureuses de solitude et de colère. Années de désespoir et de révolte, de non-acceptation de son état et de questions telles que : « Pourquoi tout cela m’est arrivé à moi ? »
            Le tournant se produisit le 24 mars 1978, la veille de l’Annonciation et, cette année-là, du vendredi saint. Un prêtre du Renouveau dans l’Esprit vint lui rendre visite avec quelques personnes qui ont prié sur lui. Le matin, Nino, encore alité, avait demandé à sa mère de l’habiller : « Si le Seigneur me guérit, je ne serai pas nu devant ces personnes ». Nous lisons dans son journal : « Le Père Aldo commença immédiatement la prière, j’étais anxieux et excité, il posa ses mains sur ma tête, je ne comprenais pas ce geste ; il commença à invoquer l’Esprit Saint pour qu’il descende sur moi. Après quelques minutes, sous l’imposition des mains, j’ai senti une grande chaleur dans tout mon corps, un grand picotement, comme une force nouvelle qui entrait en moi, une force régénératrice, une force Vive, et quelque chose de vieux qui en sortait. L’Esprit Saint était descendu sur moi, avec puissance il est entré dans mon cœur, c’était une Effusion d’Amour et de Vie, et à cet instant j’ai accepté la Croix, j’ai dit mon Oui à Jésus et je suis né à une Vie Nouvelle, je suis devenu un homme nouveau, avec un cœur nouveau. Tout le désespoir de 10 ans s’est effacé en quelques secondes, mon cœur s’est rempli d’une joie nouvelle et véritable que je n’avais jamais connue. Le Seigneur m’a guéri. Je voulais une guérison physique et au lieu de cela, le Seigneur a opéré quelque chose de plus grand, la Guérison de l’Esprit, et j’ai trouvé la Paix, la Joie, la Sérénité, une grande force et une grande volonté de vivre. À la fin de la prière, mon cœur débordait de joie, mes yeux brillaient et mon visage était radieux ; même si je restais dans ma condition de malade, j’étais heureux. »
            Une nouvelle période commence alors pour Nino Baglieri et pour sa famille, une période de renaissance marquée chez Nino par la redécouverte de la foi et de l’amour pour la Parole de Dieu, qu’il lit pendant un an d’affilée. Il s’ouvre aux relations humaines dont il s’était éloigné sans que jamais les autres ne cessent de l’aimer.
            Un jour, poussé par des enfants qui lui sont proches et qui lui demandent de les aider à faire un dessin, Nino se rend compte qu’il peut écrire avec la bouche. En peu de temps, il sera capable d’écrire très bien, mieux que lorsqu’il écrivait à la main. Cela lui permet d’objectiver sa propre expérience, aussi bien sous la forme très personnelle de nombreux carnets de bord qu’à travers des poèmes ou de courtes compositions qu’il commence à lire à la radio. Arriveront ensuite, avec l’élargissement de son réseau relationnel, des milliers de lettres, des amitiés, des rencontres…, à travers lesquelles Nino déploiera une forme particulière d’apostolat, jusqu’à la fin de sa vie.
Entre-temps, il approfondit son cheminement spirituel à travers trois lignes directrices qui rythment son expérience ecclésiale, dans l’obéissance aux rencontres que Dieu met sur son chemin : la proximité avec le Renouveau dans l’Esprit Saint ; le lien avec les Camilliens (Ministres des Infirmes) ; le cheminement avec les Salésiens, en devenant d’abord Salésien Coopérateur et ensuite laïc consacré dans l’Institut Séculier des Volontaires avec Don Bosco (sur les instances des délégués du Recteur Majeur, il donnera aussi sa contribution dans la rédaction du Projet de Vie des CDB). Ce furent d’abord les Camilliens qui lui proposèrent une forme de consécration qui, humainement parlant, semblait tenir compte de la spécificité de son existence, marquée par la souffrance. Mais la place de Nino était dans la maison de Don Bosco et il la découvrit avec le temps, non sans des moments de fatigue, mais toujours en se confiant à ceux qui le guidaient et en apprenant à confronter ses propres désirs aux voies par lesquelles l’Église appelle. Et tandis que Nino parcourait les étapes de la formation et de la consécration (jusqu’à sa profession perpétuelle le 31 août 2004), de nombreuses vocations – y compris au sacerdoce et à la vie consacrée féminine – ont puisé en lui inspiration, force et lumière.
            Le responsable mondial des CDB s’exprime ainsi sur le sens de la consécration laïque aujourd’hui, vécue également par Nino : « Nino Baglieri a été pour nous, Volontaires avec Don Bosco, un don spécial du ciel : il est le premier parmi nous, ses frères, qui nous montre un chemin de sainteté à travers un témoignage humble, discret et joyeux. Nino a pleinement réalisé la vocation à la sécularité consacrée salésienne et nous enseigne que la sainteté est possible dans toutes les conditions de vie, même celles qui sont marquées par la rencontre avec la croix et la souffrance. Nino nous rappelle que nous pouvons tous être vainqueurs en Celui qui nous donne la force. La Croix qu’il a tant aimée, comme un époux fidèle, a été le pont par lequel il a uni son histoire personnelle d’homme à l’histoire du salut ; elle a été l’autel sur lequel il a célébré son sacrifice de louange au Seigneur de la vie ; elle a été son échelle vers le paradis. Animés par son exemple, nous aussi, comme Nino, nous pouvons devenir capables de transformer toutes les réalités quotidiennes comme un bon levain, certains de trouver en lui un modèle et un puissant intercesseur auprès de Dieu. »
            Nino, qui ne peut pas bouger, est Nino qui, avec le temps, apprend à ne pas fuir, à ne pas se soustraire aux demandes. Il devient de plus en plus accessible et simple comme son Seigneur. Son lit, sa petite chambre ou son fauteuil roulant sont ainsi transfigurés en un « autel » où tant de personnes apportent leurs joies et leurs peines : il les accueille, il s’offre et offre ses propres souffrances pour eux. Nino, « l’homme qui tient bon », est l’ami sur lequel on peut « décharger » de nombreux soucis et « déposer » des fardeaux : il les accueille avec le sourire, même si des moments de grande épreuve morale et spirituelle, bien gardés dans le secret, ne manqueront pas dans sa vie.
            Dans les lettres, dans les rencontres, dans les amitiés, il fait preuve d’un grand réalisme et sait toujours être vrai, reconnaissant sa propre petitesse mais aussi la grandeur du don de Dieu en lui et à travers lui.
            Au cours d’une rencontre avec des jeunes à Lorette, en présence du Cardinal Angelo Comastri, il dira : « Si l’un d’entre vous est en état de péché mortel, il est bien plus malheureux que moi. » C’était l’expression de la conviction toute salésienne qu’il vaut « plutôt la mort que les péchés », et que les vrais amis doivent être Jésus et Marie, dont il ne faut jamais se séparer.
            L’évêque du diocèse de Noto, Mgr Salvatore Rumeo, souligne que « la divine aventure de Nino Baglieri nous rappelle à tous que la sainteté est possible et qu’elle n’appartient pas aux siècles passés. La sainteté est le chemin pour atteindre le Cœur de Dieu. Dans la vie chrétienne, il n’y a pas d’autres solutions. Embrasser la Croix signifie être avec Jésus dans la saison de la souffrance pour participer à sa Lumière. Et Nino est dans la lumière de Dieu ».
            Nino est né au Ciel le 2 mars 2007, après avoir célébré sans interruption le 6 mai (jour de la chute en 1982) son « anniversaire de la Croix ».
            Après sa mort, on l’a vêtu d’une tenue et de chaussures de gymnastique, afin que, comme il l’avait dit, « lors de mon dernier voyage vers Dieu, je puisse courir vers lui ».
            Aussi Don Giovanni d’Andrea, provincial des Salésiens de Sicile, nous invite-t-il à « …connaître toujours mieux la personne de Nino et son message d’espérance. Nous aussi, comme Nino, nous voulons mettre « une tenue et des chaussures » et « courir » sur le chemin de la sainteté, c’est-à-dire réaliser le Rêve de Dieu pour chacun de nous, le Rêve que nous sommes : être « heureux dans le temps et dans l’éternité », comme l’a écrit Don Bosco dans sa Lettre de Rome du 10 mai 1884″.
            Dans son testament spirituel, Nino nous exhorte à « ne pas le laisser sans rien faire ». Sa Cause de béatification et de canonisation est désormais l’instrument mis à notre disposition par l’Église pour apprendre à le connaître et à l’aimer toujours plus, pour le rencontrer comme ami et exemple à la suite de Jésus, pour nous tourner vers lui dans la prière, en lui demandant ces grâces qui sont déjà arrivées en grand nombre.
            « Le témoignage de Nino – note Don Cameroni, le postulateur général des salésiens – peut être un signe d’espérance pour ceux qui sont dans l’épreuve et la douleur, et pour les nouvelles générations, afin qu’elles apprennent à affronter la vie avec foi et courage, sans se décourager ni se laisser abattre. Nino nous sourit et nous soutient pour que, comme lui, nous puissions « courir » vers la joie du ciel ».
            À la fin de la séance de clôture de l’enquête diocésaine, Mgr Rumeo a déclaré : « C’est une grande joie d’avoir franchi cette étape pour Nino et surtout pour l’Église de Noto. Nous devons prier Nino, nous devons intensifier notre prière, nous devons demander une grâce à Nino pour qu’il puisse intercéder depuis le ciel. C’est une invitation à parcourir le chemin de la sainteté. La voie de la sainteté est un art difficile parce que le cœur de la sainteté est l’Évangile. Être saint signifie accepter la parole du Seigneur : à celui qui te frappe sur la joue, offre aussi l’autre, à celui qui te demande ton manteau, offre aussi ta tunique. C’est cela la sainteté ! […] Dans un monde où l’individualisme prévaut, nous devons choisir comment nous comprenons la vie : soit nous choisissons la récompense des hommes, soit nous recevons la récompense de Dieu. Jésus l’a dit, il est venu et reste un signe de contradiction parce qu’il est la ligne de partage des eaux, l’année zéro. La venue du Christ devient l’aiguille de la balance : avec lui ou contre lui. Aimer et nous aimer, telle est l’exigence qui doit guider notre existence. »

Roberto Chiaramonte




Rencontre avec Véra Grita de Jésus, Servante de Dieu

Véra Grita, comme Alexandrina Maria da Costa (de Balazar), toutes deux coopératrices salésiennes, sont deux témoins privilégiés de Jésus présent dans l’Eucharistie. Elles sont un don de la Providence à la Congrégation salésienne et à l’Église, nous rappelant les dernières paroles de l’Évangile de Matthieu : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ».

Invitation à une rencontre
            Parmi les figures de sainteté insérées au cours des dernières années dans la Famille salésienne, il y a maintenant Véra Grita (1923-1969), laïque, consacrée par des vœux privés, salésienne coopératrice et mystique. Véra a été déclarée Servante de Dieu (la phase diocésaine est terminée et la phase romaine de la Cause est actuellement en cours). Son importance pour nous découle essentiellement de deux facteurs : en tant que coopératrice, elle appartient du point de vue charismatique à la grande Famille de Don Bosco et nous pouvons sentir qu’elle est notre « sœur » ; en tant que mystique, le Seigneur Jésus lui a « dicté » l’Œuvre des Tabernacles Vivants, une Œuvre eucharistique de grande portée ecclésiale qui, par la volonté du Ciel, a été confiée en premier lieu aux Salésiens. Jésus interpelle les salésiens avec force pour qu’ils connaissent, vivent et approfondissent Son Œuvre d’Amour dans l’Église et en témoignent auprès de tous les hommes. Connaître Véra Grita signifie donc, aujourd’hui, prendre conscience d’un grand don fait à l’Église par l’intermédiaire des fils de Don Bosco, et répondre à la demande de Jésus qui veut que ce soient les Salésiens eux-mêmes qui gardent ce précieux trésor et le donnent aux autres, en s’engageant profondément dans l’Œuvre.
            Le fait que cette Œuvre soit avant tout eucharistique (« Tabernacles vivants ») et mariale (Marie Immaculée, Notre-Dame des Douleurs, Auxiliatrice, Mère de l’Œuvre) nous renvoie au fameux « rêve des deux colonnes » de Don Bosco : le navire de l’Église trouve la sécurité face à l’attaque des ennemis en s’ancrant aux deux colonnes de la Vierge Marie et de l’Eucharistie.
            Il y a par conséquent une dimension salésienne constitutive qui traverse la vie de Véra : cela nous aide à la sentir proche de nous, comme une nouvelle amie et une sœur spirituelle. Elle nous prend par la main et nous conduit – avec la douceur et la force qui la caractérisent – à une nouvelle rencontre d’une grande beauté avec Jésus Eucharistie, afin qu’Il soit accueilli et porté aux autres. C’est aussi un geste de préparation à Noël, car Marie (« tabernacle d’or ») nous apporte et nous donne Jésus : le Verbe de vie (cf. 1 Jn 1,1), fait chair (cf. Jn 1,14).

Profil biographique et spirituel de Véra Grita
            Véra Grita est née à Rome le 28 janvier 1923, deuxième des quatre filles de Amleto Grita et de Maria Anna Zacco della Pirrera. Ses parents étaient originaires de Sicile. Amleto appartenait à une famille de photographes ; Maria Anna était la fille d’un baron de Modica ; en se mariant contre la volonté de son père, elle avait perdu tout privilège et la possibilité même de cultiver des liens avec sa famille d’origine, pour toujours. Véra est née d’un déchirement affectif, mais aussi d’un grand amour auquel ses parents ont su rester fidèles à travers de nombreuses épreuves.
            L’antifascisme du père Amleto, un vol de matériel photographique et surtout la crise de 1929-1930 ont eu de graves répercussions sur la famille Grita. En peu de temps, ils se retrouvent pauvres et incapables d’assurer l’avenir de leurs filles. Tandis qu’Amleto, Maria Anna et leur fille cadette Rosa restent ensemble et refont leur vie à Savone en Ligurie, Véra grandit avec ses sœurs Giuseppina et Liliana à Modica chez ses tantes paternelles, femmes de foi et de talent, pleinement dans le monde mais « pas du monde » (cf. Jn 17). À Modica, ville sicilienne classée au patrimoine de l’UNESCO pour les splendeurs de son baroque, Véra fréquente les Filles de Marie Auxiliatrice et reçoit la première communion et la confirmation. Elle est attirée par la vie de prière et attentive aux besoins de son prochain, taisant ses propres souffrances pour faire la maman de sa petite sœur Liliana. Le jour de sa première communion, elle voudrait ne plus quitter sa robe blanche, car elle est consciente de la valeur de ce qu’elle a vécu et de tout ce que cela signifie.
            Ayant rejoint sa famille en Ligurie en 1940, Véra décroche un diplôme d’institutrice. Le décès précoce de son père Amleto en 1943 la contraint à aider sa famille en renonçant à l’enseignement qu’elle souhaitait.
            Le 3 juillet 1944 – elle avait 21 ans – alors qu’elle cherchait un refuge lors d’un raid aérien, Véra fut renversée et piétinée par la foule en fuite. Pendant plusieurs heures elle resta allongée sur le sol, lacérée, meurtrie, avec de graves blessures, à tel point qu’on la crut morte. Son corps en resta marqué à vie et, au fil du temps, des pathologies se manifestèrent, comme la maladie d’Addison (qui prive de l’hormone responsable de la gestion du stress), suivies d’interventions chirurgicales continues, notamment l’ablation de l’utérus. Les événements du 3 juillet avec ses conséquences pour sa santé l’empêchèrent de former une famille, comme elle l’aurait souhaité. « À partir de là, ce fut une succession d’hospitalisations, d’opérations, d’analyses, de douleurs lancinantes à la tête et dans tout le corps. On diagnostiqua des maladies terribles, on essaya divers remèdes. Les organes atteints ne répondaient pas aux traitements et, dans ce désordre inexplicable, l’un de ses médecins traitants, stupéfait [,] déclara qu’on ne comprenait pas comment la patiente a pu trouver un équilibre ».
            Pendant 25 ans, jusqu’à la fin de sa vie terrestre, Véra Grita portera courageusement une souffrance qui s’approfondira en souffrance morale et spirituelle qu’elle voilera de discrétion et de sourire, sans cesser de se consacrer aux autres. Son corps devenait un corps « lourd » (mais gracieux : Véra a toujours été très féminine et belle), un corps qui imposait des contraintes, des lenteurs et des fatigues à chaque pas.
            À trente-cinq ans, elle réalise son rêve d’enseignante au prix d’un grand effort de volonté. De 1958 à 1969, elle est institutrice dans des écoles situées presque toutes dans l’arrière-pays ligure : difficiles d’accès, avec de petites classes et des élèves parfois défavorisés ou handicapés à qui elle donne confiance, compréhension et joie, allant jusqu’à renoncer à ses médicaments pour acheter les reconstituants nécessaires à leur croissance. En famille avec ses nièces, elle est plus « maman » que leur propre mère, témoignant d’une sensibilité éducative très fine et d’une créativité unique, humainement impensable dans les conditions où elle se trouve (cf. Is 54). Lorsque la relation aux autres, les situations ou les problèmes semblent prendre le dessus et que Véra fait l’expérience du découragement humain ou est tentée de se rebeller, quand elle éprouve un sentiment d’injustice, elle sait relire l’histoire à la lumière de l’Évangile et se souvenir de sa mission de « petite victime ». « Aujourd’hui […], écrira-t-elle un jour à son père spirituel, je vois les choses selon leur vraie valeur ». « Restons calmes dans l’obéissance« , lui recommande le prêtre.
            Le 19 septembre 1967, pendant qu’elle priait devant le Saint-Sacrement exposé dans la petite église Marie-Auxiliatrice de Savone, elle reçut intérieurement le premier d’une longue série de Messages que le Ciel lui communiquera dans le court espace de deux ans. Ce sera le début de l’ »Œuvre des Tabernacles Vivants », œuvre d’Amour par laquelle Jésus Eucharistie veut être connu, aimé et porté aux âmes, dans un monde de plus en plus incrédule et qui Le cherche de moins en moins. Pour elle, c’est le début d’une relation de plénitude croissante avec le Seigneur. Jésus se rend présent dans sa vie quotidienne, au sein d’un dialogue concret pareil à celui de deux amants. Jésus participe à la vie de Véra en toute chose, il dicte Ses pensées même quand Véra écrit une lettre, si bien que la lettre est écrite à « quatre mains », dans la plus grande familiarité. Il ne s’agit plus simplement de « porter à Jésus« , mais de « porter Jésus » : Lui !
            Véra soumet tout à son père spirituel, dans l’obéissance à l’Église, avec un grand sentiment de dépendance, beaucoup d’obéissance et une immense humilité. Jésus avait pris une maîtresse d’école pour la mettre à l’école de Son Amour, en la formant à travers les Messages et surtout en l’appelant à la cohérence entre la foi et la vie. Jésus est un Époux merveilleux mais très exigeant. Pour la former au chemin de la vertu, il recourt à des images fortes : le creusement, le travail, le ciseau et le marteau avec ses « coups ». Par là il veut enseigner à Véra ce dont il doit la débarrasser, et combien une âme doit peiner pour devenir un véritable Temple de la Présence de Dieu : « Je travaille en toi à coups de ciseau […]. Mon marteau, ce sont les aridités, les petites et les grandes croix. Les coups arriveront par intervalles, mes coups. Je dois te débarrasser de beaucoup de choses : la résistance à mon amour, la méfiance, les peurs, l’égoïsme, les angoisses inutiles, les pensées non chrétiennes, les habitudes mondaines« . La docilité de Véra est une ascèse quotidienne, l’humilité lui fait reconnaître ses limites mais la rend disponible à la toute-puissance et à la miséricorde de Dieu. Jésus, à travers elle, nous enseigne un chemin de sainteté, qui nous conduit certes à accueillir la plénitude de Sa Vie, mais nous demande en même temps le « retranchement » de ce qui Lui oppose une résistance. Nous sommes appelés à une sainteté… par « soustraction », pour devenir transparence de Lui. La première caractéristique du Tabernacle est, en effet, d’être vide et disposé à accueillir une Présence. Comme l’a souligné une maîtresse des novices d’un monastère de bénédictines du Saint-Sacrement : « Les pensées qu’elle écrit sont de Jésus. Que de pureté même dans ces textes ! Parfois, y compris dans les journaux spirituels d’âmes saintes et belles, que de subjectivité […] et il est juste qu’il en soit ainsi. […] Véra [au contraire] disparaît, elle n’y est pas [,] elle ne se raconte pas » (cf.).
            Véra a pu dire un jour : « Mes élèves font partie de moi, de mon amour pour Jésus ». C’est le fruit mûr d’une vie eucharistique qui fait d’elle un « pain rompu » en union avec l’Unique Victime. Sans Jésus, elle ne pouvait plus vivre : « Je veux Jésus quoi qu’il arrive. Je ne peux plus vivre sans lui, je ne peux pas ». Une déclaration « ontologique » qui parle du lien indissoluble entre elle et son Époux eucharistique.
            À Alpicella (Savone), le 6 octobre 1959, Véra Grita avait reçu un premier Message, suivi de huit années de silence. Le 2 février 1965, elle prononce le vœu de chasteté perpétuelle et celui de « petite victime » pour les prêtres, qu’elle sert avec une délicatesse et un dévouement particuliers. Elle devient coopératrice salésienne le 24 octobre 1967. Elle aime intensément Marie, à qui elle s’était consacrée, et vit une relation filiale avec Elle dans l’esprit de « l’esclavage d’amour » de Grignion de Montfort. Plus tard, elle s’offrira pour d’autres intentions, pour l’Église, en particulier pour les prêtres qui, vers 1968, avaient abandonné leur vocation, mais restaient des fils aimés, proches du Cœur du Christ, comme Il l’assurait Lui-même.
            Véra était considérée comme une personne digne de foi, très aimée et estimée, et elle était entourée d’une réputation de sainteté. Elle mourut à l’hôpital « Santa Corona » de Pietra Ligure (Savone) le 22 décembre 1969 à la suite d’un choc hypovolémique dû à une hémorragie massive, suivie d’une défaillance de plusieurs organes. Elle était devenue l’ »épouse de sang », comme Jésus l’avait définie dans ses Messages, bien avant qu’elle ne comprenne ce que cela signifiait.
            Quelques instants après son décès, l’aumônier eut un geste aussi spontané qu’inhabituel : il éleva sa dépouille vers le ciel, priant et offrant tout, et présentant Véra comme une offrande agréable : consummatum est ! C’était le dernier d’une série de gestes qui avaient ponctué la vie de la Servante de Dieu et qu’elle-même, sous d’autres formes, avait accomplis : les grands signes de croix ; les génuflexions faites avec lenteur et humilité ; la dévotion à la Scala Santa de Rome gravie à genoux en tenant dans ses mains les livrets dans lesquels elle transcrivait les Messages de l’Œuvre ; l’offrande d’elle-même portée jusqu’à Saint-Pierre. Quand elle ne comprenait pas, par lassitude et parfois par doute, Véra Grita faisait. Elle savait que le plus important n’était pas ses sentiments personnels, mais l’objectivité de l’Œuvre de Dieu en elle et à travers elle. Elle avait écrit à propos d’elle-même : « Je suis terre et je ne sers à rien, sauf à écrire sous la dictée » ; « parfois je comprends et parfois je ne comprends pas » ; « à Jésus je demande de ne jamais me laisser mais d’utiliser ce chiffon pour Ses Projets divins ». Son directeur spirituel, étonné, fit un jour ce commentaire à propos des Messages : « Je les trouve splendides, voire source de béatitude. Mais comment fait-elle pour rester si aride ? » Véra ne s’est jamais regardée elle-même et, comme pour toute mystique, la lumière qui l’éclairait plus fortement se changeait en nuit obscure, ténèbres lumineuses, épreuve de la foi.
            Huit ans plus tard, le 22 septembre 1977, le pape Paul VI (déjà destinataire de certains messages de l’Œuvre et qui avait institué les ministres extraordinaires de l’Eucharistie en 1972), reçut en audience le père Gabriel Zucconi, salésien, père spirituel de Véra Grita, et bénit l’Œuvre des Tabernacles Vivants.
            Le 18 mai 2023, l’évêque de Savone-Noli, Mgr Calogero Marino, « approuva les statuts de l’Association Œuvre des Tabernacles Vivants et l’érigea le 19 mai en Association privée de fidèles, en reconnaissant également sa personnalité juridique ». En 2017, le Recteur majeur des salésiens, le cardinal Artime, donna son autorisation et chargea la Postulation SDB d’ »accompagner toutes les démarches nécessaires pour que l’Œuvre […] continue à être étudiée, promue dans notre Congrégation et reconnue par l’Église, en esprit d’obéissance et de charité ».

Être et devenir des « Tabernacles vivants »
            Au centre des Messages confiés à Véra il y a Jésus Eucharistie. Nous avons tous l’expérience de l’Eucharistie, mais il convient de noter, comme l’a fait le P. François-Marie Léthel, ocd, théologien, que l’Église a approfondi la signification du sacrement de l’autel au cours du temps, allant d’une découverte à une autre. C’est ainsi, par exemple, qu’on est passé de la célébration à la Réserve eucharistique, et de la Réserve à l’Exposition pendant l’Adoration du Saint-Sacrement… Jésus demande, par l’intermédiaire de Véra, un pas supplémentaire : de l’Adoration à l’église, où il faut aller pour Le rencontrer, au commandement : « Porte-moi avec toi !  » (cf. ci-dessous). Jésus, qui a fait Sa demeure dans Son Tabernacle Vivant (chacun de nous), veut sortir des églises pour rejoindre ceux qui n’y entreraient jamais spontanément, ceux qui ne croient pas en sa Présence, ceux qui ne le cherchent pas, ne l’aiment pas ou même l’excluent lucidement de leur existence. La grâce charismatique accordée à l’Œuvre est en fait celle de la permanence eucharistique de Jésus dans l’âme. Jésus demande à celui qui Le reçoit dans la Sainte Messe et reste sensible à Ses appels et à Sa Présence, de Le rayonner dans le monde, auprès de chaque frère, surtout auprès des plus démunis. Véra Grita, qui a déjà vécu ce qui est demandé à chacun, devient l’exemple et le modèle, au sens littéral du terme, d’une vie vécue dans un corps-à-Corps profond avec le Seigneur eucharistique. Le but à atteindre est que Lui-même puisse voir, parler et agir à travers l’âme qui Le porte et Le donne. Jésus a dit : « Je me servirai de votre façon de parler, de vous exprimer, pour parler, pour arriver aux autres âmes. Donnez-moi vos facultés, pour que je puisse vous rencontrer tous et en tout lieu. Au début ce sera pour l’âme un travail d’attention, de vigilance, pour écarter tout ce qui fait obstacle à ma Permanence en elle. Mes grâces dans les âmes appelées à cette Œuvre seront progressives. Aujourd’hui tu portes Mon baiser en famille; une autre fois, quelque chose de plus et encore toujours plus, jusqu’à ce que, presque à l’insu de l’âme elle-même, je ferai, j’agirai, je parlerai, et j’aimerai, à travers elle, toutes les personnes qui s’approcheront de cette âme, c’est-à-dire de Moi. Il y a celui qui agit, parle, regarde, travaille en se sentant guidé seulement par mon Esprit, mais je suis déjà Tabernacle Vivant dans cette âme, et elle ne le sait pas. Mais elle doit le savoir, parce que je veux son adhésion à ma PERMANENCE EUCHARISTIQUE dans son âme; je veux que cette âme me donne aussi sa voix pour parler aux autres hommes, ses yeux pour que les miens rencontrent le regard des frères, ses bras pour que je puisse en embrasser d’autres, ses mains pour caresser les petits, les enfants, ceux qui souffrent. Cette Œuvre a cependant comme base l’amour et l’humilité. L’âme doit avoir toujours devant elle ses propres misères, sa propre nullité, et ne jamais oublier de quelle pâte elle est pétrie » (Savone, 26 décembre 1967).
            On comprend dès lors les divers aspects de la « salésianité » présents dans ce charisme : la vie donnée aux autres ; la mission particulière au service des petits, des pauvres, des oubliés, de ceux qui sont loin ; l’ »intériorité apostolique » qui signifie être tout en Dieu et tout pour les frères ; la douceur de celui qui ne met pas sa personne en avant mais rayonne la mansuétude et la joie du Seigneur crucifié et ressuscité ; l’attention privilégiée aux jeunes, appelés eux aussi à participer à cette vocation.
            Aujourd’hui Véra revient frapper à la porte des fils de Don Bosco. Rappelons que son confesseur était un salésien (Don Giovanni Bocchi), son père spirituel également salésien (Don Gabriello Zucconi) et le « référent » de son expérience mystique lui aussi salésien (Don Giuseppe Borra). L’Œuvre elle-même est née à Turin, dans le berceau du charisme salésien.

Références bibliographiques :
Centro Studi “Opera dei Tabernacoli Viventi” (a cura di), Portami con Te! L’Opera dei Tabernacoli Viventi nei manoscritti originali di Vera Grita, ElleDiCi, Torino 2017.
Centro Studi “Opera dei Tabernacoli Viventi” (a cura di), Vera Grita una mistica dell’Eucaristia. Epistolario di Vera Grita e dei Sacerdoti Salesiani don G. Bocchi, don G. Borra e don G. Zucconi, ElleDiCi, Torino 2018.
Les deux textes contiennent des études sur le contexte historique et biographique, et des approfondissements de nature théologique et spirituelle, salésienne et ecclésiale de l’Œuvre.

« Mère de Jésus, Mère du bel Amour, donne l’amour à mon pauvre cœur, donne pureté et sainteté à mon âme, donne la volonté à mon caractère, donne de saintes lumières à mon esprit, donne-moi Jésus, donne-moi ton Jésus pour toujours ». (Prière à Marie enseignée par Jésus à Véra Grita)




La semence du charisme salésien en croissance dans la mission du Bangladesh

Nous avons rencontré le père Joseph Cosma Dang, un salésien vietnamien en service au Bangladesh, qui nous a parlé de l’histoire et des défis de cette mission particulière.

Le Bangladesh d’aujourd’hui est un pays formé après la partition de l’Inde en 1947. La région du Bengale fut alors divisée selon des critères religieux : la partie occidentale, hindoue, resta sous l’autorité de l’Inde et la partie orientale, musulmane, fut unie au Pakistan sous la forme d’une province appelée Bengale oriental, rebaptisée plus tard Pakistan oriental. Au moment de la partition, des millions d’hindous émigrèrent du Bangladesh vers l’Inde et plusieurs milliers de musulmans quittèrent l’Inde pour aller au Bangladesh. On comprend que le caractère religieux de cette partition et de cette migration a eu une grande importance dans la vie de cette forte population d’environ 170 millions de personnes. Plus de 89 % sont des musulmans, 9 % des hindous, 1 % des bouddhistes et 1 % des chrétiens.
Le pays est devenu indépendant du Pakistan en 1971 et est actuellement un pays en développement qui doit faire face à de nombreux défis, malgré sa richesse culturelle. De nombreux enfants ne vont pas à l’école et passent leur temps à aider leur famille à trouver un moyen de survivre, grâce à la pêche, en cherchant du bois de chauffage ou par d’autres moyens. Les services de santé sont insuffisants pour la population, et de nombreux habitants n’ont pas les moyens de payer les frais médicaux.

Dans cette situation complexe, les salésiens ont entendu l’appel de Dieu à servir dans ce pays, notamment en raison du manque de pasteurs catholiques et du nombre considérable de jeunes marginalisés et pauvres. En 2009, le père Francis Alencherry, qui était conseiller général pour les missions, a posé les premières fondations de la mission salésienne dans le diocèse de Mymensingh, en réponse à l’invitation de l’évêque local. Cette mission, relevant de la province de Kolkata (INC), s’est rapidement développée avec l’aide d’autres missionnaires, dont le père Joseph Cosma Dang, originaire du Vietnam, arrivé le 29 octobre 2012, en la fête du bienheureux Michel Rua, après une interminable attente de dix-huit mois pour l’obtention d’un visa. Peu à peu, le nombre de maisons salésiennes, de structures d’accueil, d’écoles, de centres de jeunes, d’églises paroissiales et de chapelles de village a augmenté pour servir les jeunes pauvres et les besoins pastoraux de l’église locale. Actuellement, les salésiens sont présents dans deux communautés canoniques avec cinq présences permanentes : Utrail-Telunjia à Mymensingh, Lukhikul-Khonjonpur à Rajshahi, et Moushair à Dhaka. En voyant ce que font les salésiens, les autorités ecclésiastiques locales ont exprimé leur reconnaissance et leur appréciation, et certains évêques attendent toujours une présence salésienne dans leur diocèse.

Cette œuvre est une semence d’Église qui pousse lentement grâce à l’aide de nombreux bienfaiteurs et collaborateurs. La Providence bénit le Bangladesh avec des vocations salésiennes locales : 14 jeunes salésiens profès viennent du Bangladesh ; parmi eux, cinq jeunes ont fait leur profession perpétuelle, et peu de temps après, d’ici le 19 mai 2024, quatre autres jeunes salésiens prononceront leurs vœux définitifs et s’engageront de façon permanente dans le Da mihi animas, cetera tolle. Récemment, il y a eu l’ordination du premier prêtre salésien au Bangladesh, le père Victor Mankhin. Les salésiens s’impliquent dans l’animation vocationnelle en organisant régulièrement le camp vocationnel « Come and See » chaque année pour inviter les jeunes qui ont le désir de devenir salésiens. Le charisme salésien s’est enraciné et il semble qu’au ciel, Don Bosco sourit et prend soin du Bangladesh.

Le père Joseph Cosma Dang raconte sa vie missionnaire comme une expérience de foi au mystère de l’incarnation, comme une seconde naissance. « J’ai dû apprendre à manger, à parler de nouvelles langues et à vivre avec la population locale. J’ai appris à faire de nombreux travaux auxquels je n’avais jamais pensé avant de venir au Bangladesh. Avec l’état d’esprit d’un apprenti, je me suis ouvert aux nouvelles situations et aux nouveaux défis en les regardant avec étonnement ».
Croître dans la foi est le cadeau le plus précieux que Dieu nous accorde. Sans aucun doute, Dieu est le pourvoyeur, l’auteur, et nous sommes de simples collaborateurs.

Marco Fulgaro




Le rêve des dix diamants

L’un des rêves les plus célèbres de Don Bosco est celui qui est appelé le « Rêve des dix diamants », daté de septembre 1881. Il s’agit d’un rêve d’avertissements qui ne perdront jamais de leur valeur, de sorte que la déclaration faite par Don Bosco aux supérieurs reste toujours vraie : « Les maux qui nous menacent seront évités si nous prêchons sur les vertus et les vices qui y sont notés ». Don Lemoyne nous le raconte dans les Mémoires biographiques (XV, 182-184).

Comme pour encourager Don Bosco, et afin que le poids de tant de petites et grandes contradictions ne l’écrase pas, le ciel s’abaissait pour ainsi dire vers lui de temps en temps sous forme d’illustrations surnaturelles, qui le confirmaient dans la certitude de la mission qui lui avait été confiée d’en haut. Au mois de septembre, il eut un de ses rêves les plus importants. Il préfigurait le sort de la Congrégation dans un avenir proche, lui révélait ses grandioses accroissements, mais en même temps les dangers qui menaçaient de la détruire s’il n’agissait pas à temps. Les choses qu’il avait vues et entendues l’impressionnèrent tellement qu’il ne se contenta pas de les exprimer verbalement, mais les mit par écrit. L’original est aujourd’hui perdu, mais de nombreuses copies sont parvenues jusqu’à nous, qui concordent toutes étonnamment.

Spiritus Sancti gratia, illuminet sensus et corda nostra. Amen.

À l’attention de la Pieuse Société Salésienne.
Le 10 septembre de l’année en cours (1881), jour que l’Eglise consacre au glorieux Nom de Marie, les Salésiens faisaient leur retraite annuelle à San Benigno Canavese.
Dans la nuit du 10 au 11, alors que je dormais, mon esprit se retrouvait dans une grande salle splendidement ornée. Il me semblait que je me promenais avec les directeurs de nos Maisons, quand apparut parmi nous un homme d’une apparence si majestueuse que nous ne pûmes supporter sa vue. Nous jetant un coup d’œil sans parler, il se mit à marcher à quelques pas de nous. Il était vêtu de la manière suivante : un riche manteau, semblable à une cape, couvrait sa personne. La partie la plus proche de son cou était comme un bandeau noué sur le devant, et un ruban pendait sur sa poitrine. Sur le bandeau était écrit en lettres lumineuses : Pia Salesianorum Societas anno 1881 (Société salésienne en l’année 1881), et sur lu ruban étaient écrits ces mots : Qualis esse debet (comme elle devrait être). Dix diamants d’une grosseur et d’une splendeur extraordinaires nous empêchaient d’arrêter notre regard, sinon à grand peine, sur cet auguste personnage. Trois de ces diamants se trouvaient sur sa poitrine ; sur l’un était écrit Fides (Foi), sur l’autre Spes (Espérance), et Charitas (Charité) sur celui qui se trouvait sur son cœur. Le quatrième diamant se trouvait sur l’épaule droite et portait l’inscription Labor (Travail) ; sur le cinquième, sur l’épaule gauche, on pouvait lire Temperantia (Tempérance). Les cinq autres diamants ornaient le dos du manteau et étaient disposés comme suit : un diamant plus grand et plus étincelant se trouvait au milieu, comme le centre d’un quadrilatère, et portait l’inscription Obedientia (Obéissance). Sur le premier, à droite, on pouvait lire Votum Paupertatis (vœu de pauvreté). Sur le deuxième, plus bas, Praemium (Récompense). Plus haut, à gauche, on lisait Votum Castitatis (vœu de chasteté). La splendeur de celui-ci émettait une lumière très particulière, et il attirait le regard comme un aimant attire le fer. Sur l’autre, en bas à gauche, était écrit Ieiunium (Jeûne). Tous les quatre dirigeaient leurs rayons lumineux vers le diamant du centre.
Ces brillants lançaient des rayons qui s’élevaient comme des flammes et portaient diverses sentences écrites ici et là.

Au-dessus de la Foi s’élevaient ces mots : Sumite scutum Fidei, ut adversus insidias diaboli certare possitis (Prenez le bouclier de la foi, pour combattre les ruses du diable). Un autre rayon avait : Fides sine operibus mortua est. Non auditores, sed factores legis regnum Dei possidebunt (La foi sans les œuvres est morte. Ce n’est pas celui qui écoute, mais celui qui pratique la loi qui possédera le royaume de Dieu).

Sur les rayons de l’Espérance : Sperate in Domino, non in hominibus. Semper vestra fixa sint corda, ubi vera sunt gaudia (Espérez dans le Seigneur, non dans les hommes. Que vos cœurs soient toujours fixés là où sont les vraies joies).

Sur les rayons de la Charité : Alter alterius onera portate, si vultis adimplere legem meam. Diligite et diligemini. Sed diligite animas vestras et vestrorum. Devote divinum officium persolvatur ; missa attente celebretur ; Sanctum Sanctorum peramanter visitetur (Portez les fardeaux les uns des autres, si vous voulez accomplir ma loi. Aimez et vous serez aimés. Aimez vos âmes et les âmes des autres. Récitez l’Office divin avec dévotion, célébrez la Sainte Messe avec attention, visitez le Saint des Saints avec amour).

Sur le mot Travail : Remedium concupiscentiae, arma potens contra omnes insidias diaboli (Remède contre la concupiscence, arme puissante contre toutes les tentations du démon).

Sur la Tempérance : Si lignum tollis, ignis extinguitur. Pactum constitue cum oculis tuis, cum gula, cum somno, ne huiusmodi inimici depraedentur animas vestras. Intemperantia et castitas non possunt simul cohabitare (Si tu enlèves le bois, le feu s’éteint. Fais un pacte avec tes yeux, avec la gourmandise et avec le sommeil, afin que ces ennemis ne ruinent pas vos âmes. L’intempérance et la chasteté ne peuvent coexister).

Sur les rayons de l’Obéissance : Totius aedificii fundamentum, et sanctitatis compendium (C’est le fondement et le couronnement de l’édifice de la sainteté).

Sur les rayons de la Pauvreté : Ipsorum est Regnum coelorum. Divitiae spinae. Paupertas non verbis, sed corde et opere conficitur. Ipsa coeli ianuam aperiet et introibit (Le royaume des cieux appartient aux pauvres. Les richesses sont des épines. La pauvreté ne se vit pas en paroles, mais dans l’amour et dans les faits. Elle nous ouvre les portes du ciel).

Sur les rayons de la Chasteté : Omnes virtutes veniunt pariter cum illa. Qui mundo sunt corde, Dei arcana vident, et Deum ipsum videbunt. (Toutes les vertus vont de pair avec elle. Ceux qui ont le cœur pur voient les mystères de Dieu et verront Dieu lui-même).

Sur les rayons de la Récompense : Si delectat magnitudo praemiorum, non deterreat multito laborum. Qui mecum patitur, mecum gaudebit. Momentaneum est quod patimur in terra, aeternum est quod delectabit in coelo amicos meos (Si tu es attiré par la grandeur de la Récompense, ne sois pas effrayé par la quantité des travaux. Celui qui souffre avec Moi, jouira avec Moi. Ce que nous souffrons sur terre ne dure qu’un moment, éternel est ce qui réjouira mes amis au Ciel).

Sur les rayons du Jeûne : Arma potentissima adversus insidias inimici. Omnium Virtutum Custos. Omne genus daemoniorum per ipsum eiicitur (C’est l’arme la plus puissante contre les pièges du diable. Il est le gardien de toutes les vertus. Avec le jeûne, on chasse toutes sortes de démons).

Un large ruban de couleur rose servait d’ourlet au bas du manteau, et sur ce ruban était écrit : Argumentum praedicationis. Mane, meridie et vespere. Colligite fragmenta virtutum et magnum sanctitatis aedificium vobis constituetis. Vae vobis qui modica spernitis, paulatim decidetis. (Thème de prédication. Le matin, à midi et le soir.
Chérissez les petites actions vertueuses et vous construirez un grand édifice de sainteté.
Malheur à vous qui méprisez les petites choses. Peu à peu, vous vous ruinerez).

Jusque-là, certains directeurs étaient debout et d’autres à genoux, mais tous étaient frappés d’étonnement et aucun ne parlait. C’est alors que Don Rua dit comme hors de lui : « Il faut prendre des notes pour ne pas oublier. Il cherche une plume et ne la trouve pas ; il sort son portefeuille, fouille et n’a pas le crayon. Je me souviendrai, dit Don Durando. Je veux noter, ajouta Don Fagnano, et il commença à écrire avec la tige d’une rose. Tout le monde regardait et comprenait l’écriture. Quand Don Fagnano cessa d’écrire, Don Costamagna continua à dicter : La charité comprend tout, supporte tout, conquiert tout ; prêchons-la en paroles et en actes.

Pendant que Don Fagnano écrivait, la lumière disparut et nous nous sommes tous retrouvés dans une épaisse obscurité. Silence, dit Don Ghivarello, mettons-nous à genoux, prions, et la lumière viendra. Don Lasagna entonna le Veni Creator, puis le De Profundis, Maria Auxilium Christianorum, auxquels nous avons tous répondu. Après avoir dit : Ora pro nobis, la lumière est réapparue, entourant un panneau sur lequel on pouvait lire : Pia Salesianorum Societas qualis esse periclitatur anno salutis 1900 (La Pieuse Société Salésienne, quels dangers elle court en 1900). Un peu plus tard, la lumière devint plus vive et nous avons pu nous voir et nous connaître les uns les autres.
Au milieu de cette lueur apparut de nouveau le Personnage, mais avec un air mélancolique semblable à celui d’une personne qui commence à pleurer. Son manteau était décoloré, mité et effiloché. À l’endroit où étaient fixés les diamants, il y avait une profonde déchirure causée par des vers et par d’autres petits insectes.
Respicite (regardez) dit-il, et intelligite (comprenez). Je vis que les dix diamants étaient devenus des vers qui rongeaient rageusement le manteau.
Et à la place du diamant de Fides il y avait : Somnus et accidia (sommeil et paresse).
Au lieu de Spes : Risus et scurrilitas (rires et banalités indécentes).
Au lieu de Charitas : Negligentia in divinis perficiendis. Amant et quaerunt quae sua sunt, non quae Iesu Christi (négligence à se donner aux choses de Dieu. Ils aiment et recherchent ce qui leur plaît, non les choses de Jésus-Christ).
Au lieu de Temperantia : Gula, et quorum Deus venter est (gloutonnerie : leur dieu est le ventre).
Au lieu de Labor : Somnus, furtum, et otiositas (sommeil, vol et oisiveté).
À la place de Obedientia, il n’y avait rien d’autre qu’un trou large et profond sans écriture.
Au lieu de Castitas : Concupiscentia oculorum et superbia vitae (concupiscence des yeux et orgueil de la vie).
Au lieu de Pauvreté : Lectus, habitus, potus et pecunia (lit, vêtements, boisson et argent).
À la place de Praemium : Pars nostra erunt quae sunt super terram (notre héritage seront les biens de la terre).
Au lieu de Ieiunium, il y avait un trou, mais rien d’écrit.
À cette vue, nous avons tous été effrayés. Don Lasagna perdit connaissance, Don Cagliero devint aussi pâle qu’une chemise et, s’appuyant sur une chaise, il cria : Est-il possible que les choses en soient déjà là ? Don Lazzero et Don Guidazio étaient comme hors d’eux, et se tenaient par la main pour ne pas tomber. Don Francesia, le comte Cays, Don Barberis et Don Leveratto étaient agenouillés et priaient, le chapelet à la main.
C’est alors qu’une voix lugubre se fait entendre : « Quomodo mutatus est color optimus ! (Comme elle est changée, cette splendide couleur !)

Mais dans l’obscurité, un phénomène singulier se produisit. En un instant, nous nous sommes retrouvés enveloppés d’épaisses ténèbres, au milieu desquelles est apparue rapidement une lumière très brillante, qui avait la forme d’un corps humain. Nous ne pouvions pas la fixer, mais nous avons vu qu’il s’agissait d’un beau jeune homme vêtu d’une robe blanche travaillée avec des fils d’or et d’argent. Tout autour de la robe, il y avait un ourlet de diamants brillants. D’un aspect majestueux, mais doux et aimable, il s’avança vers nous et s’adressa à nous en ces termes :
Servi et instrumenta Dei Omnipotentis, attendite et intelligite. Confortamini et estote robusti. Quod vidistis et audistis, est coelestis admonitio, quae nunc vobis et fratribus vestris facta est ; animadvertite et intelligite sermonem. Iaculo, praevisa minus feriunt, et praeveniri possunt. Quot sunt verbo signata, tot sint argumenta praedicationis. Indesinenter praedicate opportune et importune. Sed quae praedicatis, constanter facite, adeo ut opera vestra sint velut lux, quae sicuti tuta traditio ad fratres et filios vestros pertranseat de generatione in generationem. Attendite et intelligite. Estate oculati in tironibus acceptandis, fortes in colendis, prudentes in admittendis. Omnes probate, sed tantum quod bonum est tenete. Leves et mobiles dimittite. Attendez et intelligez. Meditatio matutina et vespertina sit indesinenter de observantia constitutionum. Si id feceritis, numquam vobis deficiet Omnipotentis auxilium. Spectaculum facti eritis mundo et Angelis, et tunc gloria vestra erit gloria Dei. Qui videbunt saeculum hoc exiens et alterum incipiens, ipsi dicent de vobis : A Domino factum est istud et est mirabile in oculis nostris. Tunc omnes fratres vestri et filii vestri una voce cantabunt : Non nobis, Domine, non nobis ; sed Nomini tuo da gloriam.

(Serviteurs et instruments du Dieu tout-puissant, écoutez et comprenez. Soyez forts et courageux. Ce que vous avez vu et entendu est un avertissement du Ciel, envoyé maintenant à vous et à vos frères ; écoutez et comprenez bien ce qui vous est dit. Les coups prévus font moins mal et peuvent être évités. Que les paroles indiquées soient autant de sujets de prédication. Prêchez sans cesse, à temps et à contretemps. Mais les choses que vous prêchez, faites-les toujours, afin que vos œuvres soient comme une lumière qui, sous la forme d’une tradition sûre, rayonne sur vos frères et vos fils de génération en génération. Écoutez bien et comprenez. Soyez attentifs dans l’accueil des novices, forts dans leur éducation, prudents dans leur admission [à la profession]. Examinez-les tous, mais ne gardez que les bons. Renvoyez les légers et les inconstants. Écoutez bien et comprenez. Que la méditation du matin et du soir porte sans trêve sur l’observation des constitutions. Si vous faites cela, l’aide du Tout-Puissant ne vous fera jamais défaut. Vous deviendrez un spectacle pour le monde et pour les anges, et alors votre gloire sera la gloire de Dieu. Ceux qui verront la fin de ce siècle et le début du suivant diront de vous : « C’est par le Seigneur que cela a été fait, et c’est admirable à nos yeux. Alors tous vos frères et vos fils chanteront : Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton Nom, donne la gloire.)

Ces dernières paroles furent chantées, et à la voix de celui qui parlait se joignit une multitude d’autres voix si harmonieuses, si sonores, que nous restâmes inconscients et que, pour ne pas nous évanouir, nous nous sommes mis à chanter avec les autres. Au moment où le chant s’est terminé, la lumière s’est éteinte. Je me suis alors réveillé et j’ai réalisé qu’il commençait à faire jour.

Pro memoria. Ce rêve dura presque toute la nuit, et au matin je me trouvai à bout de forces. Cependant, de peur d’oublier, je me suis levé en hâte et j’ai pris quelques notes, qui m’ont servi de rappel pour me remémorer ce que j’ai exposé ici le jour de la Présentation de la Vierge Marie au Temple.
Il ne m’a pas été possible de me souvenir de tout. Parmi beaucoup de choses, j’ai pu noter avec assurance que le Seigneur nous montre une grande miséricorde.

Notre Société est bénie par le Ciel, mais il veut que nous fassions notre travail. Les maux qui nous menacent seront évités si nous prêchons sur les vertus et sur les vices qui y sont mentionnés ; si nous pratiquons ce que nous prêchons, nous le transmettrons à nos frères avec ma tradition pratique de ce qui a été fait et de ce que nous ferons.
J’ai aussi pu voir qu’il y a beaucoup d’épines en vue, beaucoup de fatigues imminentes, qui seront suivies de grandes consolations. Vers 1890 grande peur, vers 1895 grand triomphe.
Maria Auxilium Christianorum ora pro nobis (Marie, secours des chrétiens, priez pour nous).

Don Rua mit immédiatement en pratique la recommandation du Personnage en faisant des choses révélées un sujet de prédication ; il donna une série de conférences aux confrères de l’Oratoire, dans lesquelles il commenta minutieusement les deux parties du rêve. Le moment auquel Don Bosco se réfère – avec la double éventualité des triomphes ou des défaites – correspond dans la Congrégation au début de l’adolescence dans la vie humaine, moment délicat et dangereux, dont dépend en grande partie tout l’avenir. Dans la dernière décennie du siècle dernier, la multiplication des maisons et des salésiens et l’extension de l’œuvre salésienne dans tant de nations différentes pouvaient sans doute donner lieu à quelques-unes de ces déviations de la droite ligne qui, si elles ne sont pas arrêtées rapidement, conduisent toujours plus loin de la route principale. Mais lorsque Don Bosco disparut, la Providence avait trouvé en son successeur l’esprit éclairé et la volonté énergique nécessaires à cette phase critique. Don Rua, dont on pourrait dire qu’il était la personnification vivante de tout ce qui était bon et beau dans la première partie du rêve, fut en effet la sentinelle vigilante et le chef infatigable et autorisé pour discipliner et guider les nouvelles recrues sur le bon chemin.
La portée de ce rêve n’a pas de limite dans le temps. Don Bosco a donné l’alerte pour un moment particulier qui devait suivre sa mort ; mais le qualis esse debet (comment elle doit être) et le qualis esse periclitatur (quels dangers elle court) contiennent un avertissement qui ne perdra jamais de sa valeur, de sorte que la déclaration faite par Don Bosco aux supérieurs sera toujours vraie : « Les maux qui menacent seront évités si nous prêchons sur les vertus et les vices qui y sont notés ».




Mère Rosetta Marchese, authentique éducatrice salésienne parce qu’enracinée dans le Christ

Mère Rosetta Marchese, Fille de Marie Auxiliatrice, a été supérieure générale de 1981 à 1984. Elle a reçu de la Providence de nombreuses grâces qui l’ont soutenue sur le chemin du service de la Congrégation et l’ont amenée à faire l’offrande d’elle-même pour le salut des âmes, offrande agréée par Dieu.

            La Servante de Dieu Mère Rosetta Marchese est née à Aoste le 20 octobre 1922 de Giovanni et Giovanna Stuardi. Elle est l’aînée de trois filles : elle, Anna et Maria Luisa. Elle est née dans une belle maison de la banlieue. Rosetta a fréquenté l’école maternelle et les trois premières classes primaires chez les Filles de Marie Auxiliatrice. De 1928 à 1938 (de 6 à 16 ans), elle fut une oratorienne assidue et active et membre de l’Action catholique. C’est dans cet environnement salésien vivant et serein que sa vocation s’est épanouie.
            À l’âge de 16 ans, le 15 octobre 1938, Rosetta entre comme aspirante dans la maison « Mère Mazzarello » à Turin. Le 31 janvier 1939, elle est admise au postulat. C’est une jeune fille simple, joyeuse, portée à la prière et au sacrifice. Le 6 août, elle entre au noviciat. Sur sa petite table de travail on lit : « Celle qui se ménage n’aime pas, mais s’aime elle-même ». Le 5 août 1941, elle fait sa première profession. Elle demande à ses supérieures de partir comme missionnaire, mais en raison de la guerre qui fait rage, elle ne reçoit pas de réponse positive. Immédiatement après sa profession, sœur Rosetta est envoyée à Turin et à Verceil pour préparer son baccalauréat et assister les écolières.
            À l’âge de 21 ans, de 1943 à 1947, elle est étudiante à l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan à Castel Fogliani (Piacenza). De 1947 – année de sa profession perpétuelle – à 1957, elle est destinée à la Maison Missionnaire « Mère Mazzarello » de Turin comme enseignante, assistante des élèves, responsable de l’oratoire et des anciennes élèves.
            En 1957 (à 37 ans), elle quitte Turin pour se rendre à Caltagirone en Sicile en tant que directrice et y reste jusqu’en 1961. Sa rencontre avec Mgr Francesco Fasola, serviteur de Dieu, fut fondamentale et contribua à susciter dans son âme des intuitions et des grâces latentes. Le jour où il prend possession du diocèse de Caltagirone (22 janvier 1961), elle pressent la sainteté de l’évêque qui la guidera spirituellement pendant 23 ans, jusqu’à sa mort. Sa relation avec Mgr Fasola lui donne de nouvelles lumières sur le mystère du sacerdoce, à tel point que le 2 août 1961, sœur Rosetta offre sa vie pour la sainteté de l’évêque et plus tard pour l’Église, pour la sainteté des prêtres et pour les âmes religieuses. Entre-temps, elle a soutenu de nombreuses religieuses en tant que maîtresse de vie intérieure à travers l’accompagnement spirituel et la relation épistolaire. De 1961 à 1965, sœur Rosetta est directrice de l’Institut « Jésus de Nazareth », Via Dalmazia, à Rome. Son service coïncidait avec la célébration du Concile Vatican II.
            De 1965 à 1971, Mère Angela Vespa, supérieure générale des FMA, confie à sœur Rosetta la grande province romaine « Sainte-Cécile ». De 1971 à 1973, elle est directrice à Lecco Olate. Puis elle se voit confier le gouvernement de la grande province de Lombardie « Marie Immaculée ». Lors du XVIe chapitre général, le 17 octobre 1975, elle est élue conseillère visitatrice.
            De 1975 à 1981, elle visite les provinces de Belgique, de Sicile, du Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), de France, d’Allemagne et du Piémont. En 1981, à l’occasion du centenaire de la mort de Mère Mazzarello qui offrit sa vie pour l’Institut, du 7 au 10 octobre, Mère Rosetta vit une expérience mystérieuse dans la maison fondatrice de l’Institut à Mornèse. Une voix lui dit dans l’église du village et dans la chambre de la cofondatrice : « Accepte, accepte ! » Le 24 octobre 1981, au cours du XVIIe chapitre général, elle est élue à l’unanimité Mère générale.
            À Turin, le 24 mai 1982, une forte fièvre est le premier symptôme de la maladie qui va la consumer : une grave leucémie. Dans ses carnets intimes et dans ses lettres, elle écrit qu’elle offre sa vie pour la sainteté de l’Institut, des prêtres et des jeunes. Toutes se mobilisent dans la prière incessante et se disposent à donner leur sang pour les transfusions. Sœur Ancilla Modesto raconte que les sœurs du Portugal demandent à sœur Lucie de Fatima si elle peut implorer sa guérison auprès de Notre-Dame. Sœur Lucie de Fatima a un neveu salésien, le père Valinho, qui, le 14 janvier 1983, va rendre visite à la Mère à l’hôpital Gemelli, lui apportant une statue de Notre-Dame de Fatima et un message de Sœur Lucie : « L’offrande a été agréée par Dieu ». Au cours des derniers jours, elle confie à sa vicaire, Mère Leton Maria Pilar, que dans la petite chambre de Mornèse, elle avait eu l’intuition de son élection comme Mère générale et de sa mort offerte pour la sainteté des sœurs et des prêtres. En effet, Mère Rosetta est née au Ciel le 8 mars 1984 à l’âge de 61 ans.
            La figure qui se dessine à travers ses carnets personnels (1962-1982), ses lettres (1961-1983) à Mgr Francesco Fasola (lui aussi serviteur de Dieu), et d’autres lettres, est celle d’une femme profondément mystique, authentiquement salésienne et éducatrice, pleinement insérée dans le contexte socio-ecclésial de l’Italie du Concile et de l’après-Concile.
            Consciente de la réalité complexe de son temps et ouverte au don de la grâce, elle a vécu une expérience de Dieu qui lui a donné en quelque sorte la « confirmation » des grandes vérités de la foi catholique concernant l’Eucharistie, la Vierge et l’Église, remises en question au cours de la déchristianisation généralisée typique des années 1958-1978 et en particulier lors de la crise de 1968 avec ses répercussions prolongées. Sa vie est devenue un appel à l’essentiel et à l’immuable dans les expériences fluctuantes et complexes de son temps, d’une manière particulière pour l’Église, pour les prêtres, pour son Institut des Filles de Marie Auxiliatrice et pour les laïcs de la Famille salésienne.
            Mère Rosetta a une mission spécifique : tracer une ligne « réparatrice et positive » par rapport aux vérités de la foi appauvries par la culture déchristianisée et re-présenter celles-ci avec force et beauté.

            Face au matérialisme et à la déchristianisation de la culture, Mère Rosetta fait une expérience forte et vivante de la Trinité. Elle perçoit les premiers appels trinitaires dès les premières années de sa vie religieuse (en 1944 à Castelfogliani ; en 1951 à Turin à la Maison Mère Mazzarello ; en 1959 à Caltagirone), comme elle le raconte elle-même en détail :

 » J’ai sous les yeux les étapes de ce chemin tracé par Lui. Pendant la retraite préparatoire aux vœux triennaux, en lisant et en méditant l’Évangile de saint Jean, je fus toute prise par les sentiments de Jésus envers le Père céleste et ce fut le début de mon lent travail de sortie de moi-même pour me jeter et pénétrer, pour ainsi dire, dans le Cœur de Jésus. Puis, dix ans environ après ma première profession, les paroles de Jésus à Philippe : « Celui qui me voit, voit le Père », m’ouvrirent au Mystère de la Trinité et Jésus me fit entrer dans la joie de Leur présence en moi, quoique très imparfaitement vécue et comprise par moi. Puis, il y a six ans, la Madone m’a ouverte à l’Esprit Saint et le Mystère de la Trinité m’est alors devenu de plus en plus familier. Le 24 juillet 1965, en récitant le Gloria pendant la Sainte Messe avec l’expression « Fils du Père », j’ai senti comment toute la tendresse du Père se déversait sur mon âme et à partir de ce moment, Jésus m’a donné une participation plus intime à ses sentiments pour le Père Céleste. Depuis lors, chaque jour, mon invocation à l’Esprit Saint a toujours été celle-ci et je crois pouvoir dire que j’ai toujours vécu avec cette passion unique de m’identifier à Jésus dans son amour pour le Père Céleste ! » (Rosetta Marchese, Texte dactylographié).

            Face à la crise des prêtres et des fidèles concernant la foi en l‘Eucharistie, Mère Rosetta a vécu une vie eucharistique intense dans laquelle elle a puisé force et lumière pour la vie complexe de chaque jour.

« Maintenant, nous disons beaucoup de choses, mais je suis convaincue qu’une seule suffirait à faire basculer la Congrégation : réussir à clouer les sœurs pendant dix minutes chaque jour devant le Tabernacle dans une prière silencieuse de contemplation et d’union avec Sa Volonté. Tous les problèmes trouveraient là une solution. Commençons nous-mêmes à y être fidèles, pour que toutes puissent y arriver » (Mère Rosetta Marchese, Lettre à Sœur Elvira Casapollo, Mornèse 19 août 1978).

            De 1979 à sa mort, elle a vécu le phénomène mystique de l’inhabitation eucharistique, ou Présence réelle de Jésus, comme une Présence permanente et continue en elle après la Communion. Mère Rosetta porte en elle une ardente fournaise eucharistique dans laquelle elle plonge les sœurs, les jeunes et les laïcs :

« Il me semble maintenant que ma mission est de prendre continuellement toutes les âmes et de les immerger dans le feu d’amour qu’est le Cœur de Jésus, que je porte en moi. Je voudrais pouvoir le lui répéter mille fois par jour, toujours… et puis je me laisse prendre par le travail et les difficultés qu’il comporte. Mais cette continuelle mise à l’épreuve de ma faiblesse me fait du bien et augmente ma confiance ; plus je suis petite et misérable, plus il m’est facile de me perdre dans le Cœur de Jésus » (Mère Rosetta Marchese, Lettre à Mgr Fasola Francesco, Fête des Archanges 1980).

            Face à la crise d’une mariologie menacée par le sécularisme et peu attirante pour le peuple de Dieu, Jésus donne à Mère Rosetta une relation filiale et vivante avec la Vierge Marie, femme du Fiat et du Magnificat, et lui fait faire l’expérience vivante du regard de la Vierge. C’est avec cette intensité qu’elle propose aux jeunes et aux laïcs de la Famille salésienne son amour pour Marie Auxiliatrice. Elle écrit en effet :

« Au début de la retraite, presque soudainement, je me suis sentie comme pénétrée par un regard intérieur de Notre-Dame et comme subjuguée et prise par ce regard […]. J’ai entrevu comment ma façon d’être présente en Marie, de demeurer en Elle, abandonnée à Elle, comme Jésus après l’Incarnation, serait le moyen le plus sûr de laisser agir librement l’Esprit en Jésus (je ne sais pas si je m’exprime bien) » (Mère Rosetta Marchese, Lettre au Père Giuseppe Groppo, Rome 4 mai 1963).

            Alors que la crise des institutions (Église et société) s’aggrave, Mère Rosetta vit toute l’expérience du Concile et de l’après-Concile cum Ecclesia et invoque la présence constante de l’Esprit sur elle. Le jour de l’ouverture du Concile, après avoir suivi l’événement à la télévision, elle écrit au père Fasola pour décrire cette expérience comme une nouvelle Pentecôte :

« J’ai senti combien étaient vivantes et palpitantes la grandeur et la sainteté de l’Église de Dieu ; il m’a semblé que j’expérimentais de façon presque sensible la présence de Marie et du Saint-Esprit dans cet immense cénacle sacré » (Mère Rosetta, Lettre à Mgr Francesco Fasola, Rome, 13 octobre 1962).

            Face à un activisme qui stérilise l’apostolat auprès des jeunes, elle indique le secret de la grâce d’unité : vivre le devoir du moment présent en union avec Dieu, enracinée dans une relation « sponsale » avec le Christ.

« Voici, ma chère sœur, toutes les occasions pour vivre la contemplation et l’action : quand ton action est uniquement pour Lui, en recherchant sa gloire, en faisant de ton mieux avec les enfants pour trouver un bon moment pour parler de Lui ; quand tu rencontres les parents avec la seule pensée de leur dire un mot pour les aider à mieux éduquer leurs enfants ; quand, après l’école, tu assistes ces enfants avec l’intention de leur faire sentir la bonté, l’affection, la sollicitude du Seigneur qui t’envoie remplacer leurs parents qui ne peuvent pas les suivre ; quand tu t’efforces d’être bonne et patiente avec tes sœurs malgré le travail et la fatigue ; tout cela, c’est la recherche de Dieu et l’union avec Lui ! Tu peux dire alors que vraiment le Seigneur règne dans ta vie, et qu’il y a unité entre l’action et la contemplation » (Lettre de sœur Marchese Rosetta à sœur Boni Maria Rosa, Rome, 21 janvier 1980).
« La Sainte Trinité en moi, moi dans le cœur de la Sainte Trinité, partout l’amour de l’Esprit Saint ; possédée par Jésus comme son épouse ; perdue en Lui pour la louange du Père » (Mère Rosetta Marchese, Carnet personnel, 10 novembre 1967).

            Face à un style de gouvernement souvent formel et détaché, typique de la période préconciliaire, elle choisit la « mystique du gouvernement » :

« Pour servir les âmes, je dois me mouvoir dans la Paix de Dieu ; en Jésus pour les deviner, les aimer, découvrir la volonté du Père à leur égard, dans l’Esprit Saint. Rester immergée en Jésus, pour respirer l’Esprit Saint et rester avec la paix et l’amour à côté de chaque âme : tout le reste est immensément secondaire » (Mère Rosetta Marchese, Carnet personnel, 1er décembre 1971).

            Son témoignage, nourri d’une spiritualité salésienne fascinante et prophétique, illumine notre vie de foi et notre relation avec le Seigneur Jésus d’une beauté et d’une profondeur nouvelles, et revigore notre apostolat parmi les jeunes. Elle encourage les sœurs :

« Faites tout pour sauver les âmes et qu’aucun effort ne vous paraisse trop grand quand vous pensez qu’il sert à sauver les âmes, surtout les âmes des jeunes » (Rapport de la visite extraordinaire de Mère Rosetta Marchese, Munich, 20-24 novembre 1978, 3/3).

            Vraiment Mère Rosetta Marchese est une salésienne complète chez qui le Da mihi animas cetera tolle de Don Bosco et de Mère Mazzarello auprès de la jeunesse, surtout féminine, s’enracine dans un feu intérieur profond, dans une profonde union avec Dieu.

Sr Francesca Caggiano
Vice-postulatrice




Le Vénérable Simon Srugi, coadjuteur salésien

Simon Srugi est né à Nazareth (Palestine) le 15 avril 1877 dans une famille grecque melkite. Ayant perdu ses deux parents alors qu’il était enfant, il fut accueilli à l’orphelinat de Bethléem, où il apprit les métiers de tailleur et de boulanger. Après quatre années d’aspirantat et de noviciat, il fit profession comme coadjuteur salésien et passa toute sa vie religieuse à Beitgemal-Caphargamala dans la région de Shéphéla (1894-1943). Cette école agricole et orphelinat pour garçons arabes et arméniens, au service de la population locale, comportait une école élémentaire, un moulin, une huilerie et un dispensaire/clinique.

1) Dans la vie de la communauté éducative, Srugi fut catéchiste des petits, président des confréries du Saint-Sacrement et de Saint-Joseph, formateur des enfants de chœur et cérémoniaire liturgique, responsable de l’infirmerie. Il fut un modèle de chasteté, de pauvreté, d’obéissance et de bonté envers ses confrères et ses collaborateurs laïcs. Dominant son tempérament vif, il ne se laissait pas envahir par la précipitation ou l’excitation, si bien que les grands et les petits recherchaient son aimable compagnie. Ils admiraient son humilité et sa capacité à pardonner à tous et toujours, prenant pour acquis que « les gens vraiment humbles ne croient jamais qu’on leur a fait du tort ». Dans le sanctuaire de Beitgemal, Simon voyait chaque jour l’image de Jésus crucifié disant : Pater dimitte illis, et celle de saint Étienne pardonnant à ceux qui l’avaient lapidé. Encouragé par leur exemple, il a atteint un degré héroïque de vertu, pardonnant à ceux qui l’accusaient d’avoir causé la mort d’une femme souffrant de gangrène, guérissant le groupe de jeunes qui l’avait attaqué, et soignant même dans son dispensaire l’un des meurtriers présumés de son directeur, le père Mario Rosin.

2) Srugi a exercé son travail principalement dans le dispensaire, aidé par Sœur Tersilla Ferrero FMA. Chaque jour, ils soignaient des dizaines de personnes pauvres, mal nourries et souffrant de diverses maladies (malaria, dysenterie, infections des poumons, des yeux, des dents…). Les registres des médicaments pour la période 1932-1942 contiennent le nom de dizaines de milliers de patients provenant de 70 villages proches et lointains. Simon était animé d’une grande charité, et soignait ces frères et sœurs rudes et sales avec une douce compassion, voyant dans leurs blessures celles de Jésus. Les gens préféraient s’adresser à lui plutôt qu’aux médecins, car ils étaient convaincus qu’il guérissait par la puissance de Dieu.

3) La source de cette vie héroïque était son union habituelle avec Dieu, qui ne se limitait pas à la célébration de la messe ou à de longues heures d’adoration devant le Saint-Sacrement, mais débordait sur toute sa vie quotidienne, dans une attitude liturgique constante : « Dieu habite dans mon âme avec autant de flammes de lumière et de gloire que dans la gloire du ciel. Je suis toujours en présence de Dieu. Je fais partie de sa garde d’honneur. Je m’efforcerai d’être pur d’esprit et de cœur… Combien je dois veiller à ne jamais souiller mon âme et mon corps, auguste temple de la Sainte Trinité ! » – Des témoins affirment que Simon marchait sur terre mais que son cœur était au ciel. Il travaillait et peinait, mais toujours soutenu par l’espoir de la récompense et du repos éternel. « Il vivait de sa foi, fondée sur un grand amour de Dieu, sur un abandon total à la Providence. Son apparence extérieure, toujours calme, souriante et sereine, dégageait un air de paradis qui enchantait. L’opinion commune était qu’il vivait plus pour le ciel que pour la terre. Au milieu de tant d’activités et de différents types de travaux, Srugi habitait habituellement dans un monde supérieur ; dans ses conversations intimes avec Dieu, avec la Madone et avec les saints, il avait déjà un avant-goût de la patrie céleste, à laquelle il aspirait avec toute l’impatience de son âme » (Don De Rossi). – « La vertu d’espérance est ce que j’ai le plus admiré chez Simon. Je n’ai jamais connu quelqu’un qui était aussi familier avec le Ciel que lui. C’est la pensée du Ciel qui l’accompagnait et le guidait dans toutes les circonstances de sa vie, joyeuses ou tristes. Et cette pensée, qui allait presque de soi pour lui, il la cultivait délicatement chez tous ceux qui l’approchaient, qu’il s’agisse de confrères, de jeunes, de malades, de travailleurs, et même de musulmans. Combien de fois l’ai-je entendu dire et chanter : « Paradiso, paradiso ! » Parfois, il semblait hors de lui tellement il était joyeux. Comme nous étions habitués à le voir recueilli et humble, il nous semblait étrange qu’il aborde ces sujets, si facilement et de façon informelle, allègrement, en sautant de joie. Srugi a vu le paradis et il a goûté à ses délices ». (Don Dal Maso)

4) Dans ses résolutions, il insiste sur la radicalité de sa consécration religieuse : « Je me suis donné, je me suis consacré, je me suis vendu entièrement à mon Dieu. Je ne dois donc être ni de moi-même, ni du monde, ni des jeunes. Mes pensées, mes affections, mes désirs doivent être pour Lui… En devenant religieux, je me suis entièrement donné à mon Dieu, corps et âme, et il m’a volontiers accepté comme sien… Je me suis consacré au service de Dieu avec amour, et je veux garder mes vœux sacrés pour Lui et pour Lui plaire… Être religieux n’est rien d’autre que se lier à Dieu par une mortification continuelle de nous-mêmes, et ne vivre que pour Dieu ». Un vers rimé résume magnifiquement sa pensée : « Prier, souffrir, vivre l’amour divin : voilà, ô religieux, tout ton destin ».
Il insistait sur le fait que tout devait être soutenu par la « bonne intention », c’est-à-dire l’intention de servir Dieu et de plaire à Lui seul, de tout faire pour sa gloire, pour son amour. « Dieu, dans son immense bonté, mérite que tout soit fait en son honneur, même s’il n’y avait ni ciel ni enfer… En tout lieu et dans toutes mes actions, je regarderai toujours mon Dieu, comme il me regarde, et je ferai tout pour lui plaire. » En cela, Simon souhaitait imiter Jésus (« Je fais toujours ce qui plaît au Père » : Jn 8,29), et suivre l’enseignement de François de Sales sur le « bon plaisir » de Dieu.
Avec le livre de L’Imitation de Jésus-Christ, celui de saint Alphonse de Liguori sur La pratique de l’amour de Jésus-Christ a été l’un des ouvrages les plus lus par Simon. L’amour suscite l’imitation, qui conduit à l’identification : Jésus crucifié est le modèle le plus parfait que le religieux est appelé à copier, pour devenir un avec Lui, « au point de pouvoir dire avec l’Apôtre : « Ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20). C’est le sens profond de la salutation habituelle de Srugi : « Vive Jésus ! » adressée aussi bien aux chrétiens qu’aux musulmans. Pour lui Jésus englobait tout : « Que Jésus vive dans nos cœurs, dans nos esprits, dans nos œuvres, dans notre vie et dans notre mort ».
Cette attitude habituelle était à l’origine de la paix et de la tranquillité inaltérables caractéristiques de Simon : « L’abandon absolu à la volonté divine est le secret de la joie des saints… Là où il y a une parfaite uniformité à la volonté de Dieu, ni la tristesse ni la mélancolie ne peuvent jamais régner. […] Le bonheur de plaire à Dieu en faisant bien toutes choses est un avant-goût du paradis. »

5) Simon est un témoin de la première tradition salésienne et un modèle actuel. Sa théologie de la perfection religieuse est celle contenue dans les écrits de Don Bosco, mise à jour par ses successeurs (Don Rua, Don Albera, Don Ricaldone – qu’il a connus personnellement lors de leurs visites en Terre Sainte – et Don Rinaldi). Leurs lettres et leurs « étrennes » étaient régulièrement lues et commentées dans la communauté de Beitgemal. Son « lexique » appartenait donc à la « manière commune de sentir et d’agir » en vogue chez les salésiens de l’époque, exprimée en termes familiers.
Srugi a surtout bénéficié du ministère du père Eugenio Bianchi (1853-1931) qui vécut à Beitgemal de 1913 à 1931, continuant à transmettre le charisme salésien original qu’il avait appris de Don Bosco lui-même. De 1886 à 1911 il l’avait ensuite « greffé » dans la vie de plus d’un millier de novices, dont de nombreux futurs saints, déjà canonisés ou en voie de l’être : André Beltrami, Louis Versiglia, Louis Variara, Vincent Cimatti, Auguste Hlond… Simon Srugi ne s’est pas contenté de copier un modèle ou de suivre génériquement les traces des autres, mais il a élaboré un programme personnalisé de sanctification. Il y est resté fidèle, non seulement par intermittence mais constamment, non seulement dans certains domaines mais dans tous les domaines, en pensant non seulement à lui-même mais aussi aux confrères et aux garçons avec lesquels il vivait, non pas dans un environnement exclusivement chrétien mais dans un contexte musulman, non pas en temps de paix mais dans une période marquée par des guerres et des événements tragiques. Pour toutes ces raisons, il a incarné un type de sainteté salésienne sans précédent à l’époque, mêlant harmonieusement spiritualité byzantine et « latine », contemplation et action.

6) Le 27 novembre 1943, usé par la fatigue et la maladie, Simon termina sa vie terrestre, qu’il avait passée à servir Dieu et les autres dans la joie et l’abnégation. Sa réputation de sainteté grandit au fil des années ; on rapporte des grâces obtenues par son intercession. Dans le climat du Concile Vatican II, on a mis en relief les dimensions œcuménique et laïque de son témoignage, avec des résonances en Orient et en Occident. De 1964 à 1966, et de 1981 à 1983, les procès diocésain et apostolique se sont déroulés à Jérusalem. Par la suite, après avis positif de la Congrégation pour les causes des saints, le 2 avril 1993, le pape Jean-Paul II autorisa le décret sur l’héroïcité des vertus, conférant ainsi à Simon le titre de Vénérable, et le proposant à l’Église universelle comme un modèle imitable et un intercesseur efficace.

Don Giovanni Caputa, Vice-Postulateur