Le testament de Don Bosco

            C’est par un testament, comme nous le savons, qu’une personne dispose de ses biens pour le temps qui suivra sa mort. Le sujet que nous allons traiter pourrait donc ne pas paraître très sympathique. Pourtant, il nous permet de mieux apprécier la grande sérénité et la prudence de Don Bosco. Dès son jeune âge, la pensée de la mort ne le quittait pas et il en parlait souvent.
            Plusieurs manuscrits successifs de son testament olographe sont conservés dans les Archives centrales salésiennes (ASC 112 – FdB n° 73).
            En 1846, à Turin, il tomba malade au point que l’on craignit pour sa vie. Dans les années 1850, on tenta de l’assassiner. Don Bosco s’est toujours tenu prêt à faire face à tous les événements.
            Le premier testament olographe de Don Bosco que nous possédons date du 26 juillet 1856, alors que Don Bosco allait avoir 41 ans et que sa mère était encore en vie. Il commence par ces mots : « Dans l’incertitude de la vie où se trouve tout homme qui vit en ce monde…, etc.
            Il laissait l’usufruit de ses biens à Turin à Don Vittorio Alasonatti, économe de la maison de Valdocco, et la propriété au clerc Michel Rua, qui était déjà son bras droit.
            Il laissait la propriété de Castelnuovo à ses proches, sachant que sa mère, encore en vie, devait en rester l’usufruitière. À la mort de sa mère, en novembre de la même année, il corrigea ce qu’il avait écrit : « Tout ce que je possède à Castelnuovo d’Asti, je le laisse à mon frère Giuseppe… ».

Autres manuscrits postérieurs
            En février 1858, Don Bosco partit pour la première fois à Rome afin d’obtenir une audience avec le pape Pie IX et de lui présenter son projet de Société salésienne. Il avait décidé de s’y rendre par mer à l’aller et de revenir en passant par la Toscane, les États de Parme, Plaisance, Modène et la Lombardie-Vénétie. Il se mit en route le 18 février au petit matin, après une nuit glaciale et enneigée, accompagné de son fidèle abbé Michel Rua.
            Il ne fit que le trajet Turin-Gênes en train. Il dut ensuite s’embarquer sur l’Aventino, un bateau à vapeur qui allait jusqu’à Civitavecchia. De Civitavecchia à Rome, il voyagea en voiture postale. Le 21 février, il arriva dans la ville des Papes où il fut l’hôte du comte De Maistre, Via del Quirinale 49, aux Quattro Fontane, tandis que Don Rua logea chez les Rosminiens (MB V, 809-818).
            Mais avant d’entreprendre ce voyage, Don Bosco avait pris des dispositions non seulement pour obtenir un passeport, mais aussi pour rédiger son testament.
            Une nouvelle copie du testament de Don Bosco porte la date du 7 janvier 1869. Il y désigne comme héritier universel et exécuteur testamentaire, en ce qui concerne les biens salésiens, le prêtre Rua Michel et, en cas de décès, le prêtre Cagliero Giovanni.
            Le 29 mars 1871, il reconfirma Don Rua et Don Cagliero comme ses héritiers et, pour les biens de Castelnuovo, ses proches parents. La même année, pendant sa maladie à Varazze, il rédigea une confirmation de son précédent testament du 22 décembre 1871 (MB X, 1334-1335).

Le testament de 1884
            En 1884, Don Bosco s’apprêtait à partir pour la dixième fois en France à la recherche d’argent pour la Basilique du Sacré-Cœur de Rome. Sa santé était mauvaise. Le docteur Albertotti, qui avait été appelé pour le dissuader d’entreprendre le voyage, dit après l’avoir examiné :
– S’il arrive à Nice sans mourir, ce sera un miracle.
            – Si je ne reviens pas, patience,
avait répondu Don Bosco, cela veut dire que nous arrangerons les choses avant de partir, mais il faut partir (MB XVII, 34).
            Et c’est ce qu’il fit. L’après-midi du 29 février, il fait venir un notaire et des témoins et dicte son testament, comme s’il était sur le point de partir pour l’éternité. Puis, faisant venir don Rua et don Cagliero, il leur dit en montrant l’acte notarié sur la table :
– Voici mon testament…. Si je ne reviens jamais, comme le craint le médecin, vous saurez déjà ce qu’il en est.
            Don Rua quitta la pièce le cœur gros. Le saint fit signe à Don Cagliero de rester et lui laissa en cadeau une petite boîte contenant l’alliance de son père.
            Le 7 décembre de la même année, Don Cagliero fut consacré évêque titulaire de Magida et partit pour l’Amérique le 3 février 1885, en tant que vicaire apostolique en Patagonie.

Le testament spirituel de Don Bosco
            Les Archives centrales salésiennes contiennent également un manuscrit des Mémoires de Don Bosco couvrant les années 1841-1886, connu dans la tradition salésienne sous le nom de Testament spirituel de Don Bosco. Nous en citons un passage particulièrement significatif :
« Après avoir exprimé mes pensées de Père envers ses fils bien-aimés, je me tourne maintenant vers moi-même pour invoquer la miséricorde du Seigneur sur moi dans les dernières heures de ma vie.
            – J’ai l’intention de vivre et de mourir dans la sainte religion catholique qui a pour chef le Pontife romain, Vicaire de Jésus-Christ sur la terre.
            – Je crois et je professe toutes les vérités de la foi que Dieu a révélées à la sainte Église.
            – Je demande humblement pardon à Dieu pour tous mes péchés, en particulier pour tout scandale donné à mon prochain dans toutes mes actions, dans toutes les paroles prononcées à un moment inopportun ; je lui demande surtout pardon pour le soin excessif que j’ai pris de moi-même sous le prétexte spécieux de préserver ma santé…
            – Je sais que vous m’aimez, mes chers fils, mais je veux que cet amour, cette affection ne se limite pas à pleurer ma mort ; priez surtout pour le repos éternel de mon âme…
            – Que vos prières soient spécialement adressées au Ciel pour que je puisse trouver miséricorde et pardon au premier moment où je me présenterai devant l’immense majesté de mon Créateur » (F. MOTTO, Memorie…, Piccola Biblioteca dell’ISS, n. 4, Roma, LAS, 1985, p. 57-58).
            Un tel document se passe de commentaires !




Le rêve de 9 ans. Genèse d’une vocation

Le rêve des 9 ans présenté en dix points, synthèse d’une vocation céleste, confirmée par les fruits qu’il a produits, présenté lors des 42es Journées de spiritualité salésienne au Valdocco, à Turin.

Il y a deux cents ans, un gamin de neuf ans, pauvre et sans autre avenir que celui de faire le paysan, fit un rêve. Il le raconta le matin à sa mère, à sa grand-mère et à ses frères, qui s’en moquèrent. La grand-mère conclut : « On ne prête pas attention aux rêves ». Bien des années plus tard, ce garçon, Jean Bosco, a écrit : « J’étais de l’avis de ma grand-mère, mais je n’ai jamais pu chasser ce rêve de mon esprit. Parce que ce n’était pas un rêve comme les autres et qu’il n’est pas mort à l’aube.

Premièrement : c’est un ordre impérieux
Don Lemoyne, le premier historien de Don Bosco, résume ainsi ce rêve : « Il lui sembla voir le Divin Sauveur vêtu de blanc, rayonnant de la plus splendide lumière, en train de conduire une foule innombrable de jeunes. Se tournant vers lui, il lui avait dit : « Viens ici, mets-toi à la tête de ces jeunes gens et conduis-les toi-même. – Mais je n’en suis pas capable, répondit Jean. Le Divin Sauveur insista impérieusement jusqu’à ce que Jean se mette à la tête de cette multitude de garçons et commence à les conduire selon l’ordre qui lui avait été donné. Comme le « Suis-moi » de Jésus.

Deuxièmement : c’est le secret de la joie
Ce rêve s’est répété à plusieurs reprises. Avec une force entraînante. Il a été pour Jean Bosco une source de sécurité joyeuse et de force inépuisable. La source de sa vie.
Lors du procès diocésain pour la cause de béatification de Don Bosco, Don Rua, son premier successeur, a témoigné : « J’ai été informé par Lucia Turco, membre d’une famille où Don Bosco allait souvent parler avec ses frères, qu’un matin ils le virent arriver plus joyeux que d’habitude. À la question de savoir quelle en était la cause, il répondit que pendant la nuit il avait fait un rêve qui l’avait réjoui. »

Troisièmement : la réponse
La question qui se pose à chacun est la suivante : « Veux-tu une vie ordinaire ou veux-tu changer le monde ? Viktor Frankl souligne la différence entre le « sens de la vie » et le « sens dans la vie« . Le sens de la vie est associé à des questions telles que : « Pourquoi suis-je ici ? Quel est le sens de tout cela ? Quel est le sens de la vie ? De nombreuses personnes cherchent les réponses dans la religion ou dans une noble mission pour le bien de tous, comme la lutte contre la pauvreté ou contre le réchauffement climatique. Il est souvent difficile de trouver le sens de la vie ; la lutte pour saisir ce concept peut être épuisante, en particulier dans les moments difficiles, lorsque nous avons du mal à arriver à la fin de la journée. En revanche, il est beaucoup plus facile de trouver du sens dans la vie : dans les choses ordinaires que nous faisons par habitude, dans le moment présent, dans les activités quotidiennes à la maison ou au travail. C’est précisément le sens dans la vie qui est le moyen privilégié pour expérimenter le bien-être spirituel.

Quatrièmement : un signe d’En-Haut
Au séminaire, Don Bosco a écrit une page d’une admirable humilité pour motiver sa vocation : « Le rêve de Morialdo est resté toujours imprimé dans mon esprit ; il s’est même renouvelé beaucoup plus clairement en d’autres occasions ». Malgré sa modestie, il ne doutait pas qu’il avait été visité par le Ciel. Il ne doutait pas non plus que ces visites étaient destinées à lui révéler son avenir et celui de son œuvre. Il l’a dit lui-même : « La Congrégation salésienne n’a pas fait un pas sans y être invitée par un fait surnaturel. Elle n’a pas atteint le point de développement où elle se trouve sans un ordre spécial du Seigneur ».

Cinquièmement : une aide continuelle
« J’ai ensuite appris par d’autres qu’il demandait : « Comment vais-je m’occuper de tant de brebis ? Et de tant d’agneaux ? Où trouverai-je des pâturages pour les garder ? La Dame lui a répondu : – Ne crains rien, je t’aiderai, puis elle a disparu.

Sixièmement : une Maîtresse
Une mère.

Septièmement : une mission
« Voici le champ où tu dois travailler, poursuivit la Dame. Rends-toi humble, fort, robuste, et ce que tu vois arriver à ces animaux en ce moment, tu devras le faire pour mes enfants ».

Huitièmement : une méthode
« Ce n’est pas par des coups, mais par la douceur et la charité que tu devras gagner tes amis.

Neuvièmement : les destinataires
« Quand j’ai regardé, j’ai vu que les enfants s’étaient tous enfuis, et à leur place j’ai vu une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et de plusieurs autres animaux.

Dixièmement : une Œuvre
« Vaincu par la fatigue, j’ai voulu m’asseoir au bord d’un chemin, mais la bergère m’a invité à poursuivre ma route. Après un court trajet, je me trouvai dans une vaste cour entourée d’un portique, au fond de laquelle se trouvait une église. Je me suis alors rendu compte que les quatre cinquièmes de ces animaux étaient devenus des agneaux. Leur nombre devint alors très grand. À ce moment-là, plusieurs jeunes bergers arrivèrent pour les garder. Mais ils restèrent peu de temps et s’en allèrent bientôt. C’est alors qu’une merveille se produisit. Beaucoup d’agneaux se transformèrent en bergers et, en grandissant, ils prirent soin des autres. Je voulais partir, mais la bergère m’invita à regarder au sud. Elle m’a dit : « Regarde encore », et j’ai regardé de nouveau. Je vis alors une belle et grande église. À l’intérieur de cette église, il y avait une bande blanche sur laquelle était écrit en grosses lettres : Hic domus mea, inde gloria mea.
C’est pourquoi, lorsque nous entrons dans la basilique Marie Auxiliatrice, nous entrons dans le rêve de Don Bosco.

Le testament de Don Bosco
Le pape lui-même a demandé à Don Bosco d’écrire le rêve pour ses fils. Il commença ainsi : « A quoi servira donc cette œuvre ? Elle servira de règle pour surmonter les difficultés futures, en tirant les leçons du passé ; elle servira à faire connaître comment Dieu lui-même a toujours tout guidé ; elle servira à mes fils de distraction agréable, lorsqu’ils pourront lire les choses auxquelles leur père a pris part, et ils les liront bien plus volontiers lorsque, appelé par Dieu à rendre compte de mes actions, je ne serai plus parmi eux ».
C’est pourquoi les Constitutions salésiennes commencent par un « acte de foi » : « Avec un sentiment d’humble gratitude, nous croyons que la Société de saint François de Sales est née non pas d’un projet humain, mais de l’initiative de Dieu ».




Le rêve des neuf ans de Don Bosco. Noyaux théologico-spirituels

Un commentaire sur les thèmes théologico-spirituels présents dans le rêve des neuf ans pourrait avoir des développements si vastes qu’il inclurait un traitement complet de la « salésianité ». En effet, en partant de l’histoire de ses effets, le rêve ouvre d’innombrables pistes pour approfondir les traits pédagogiques et apostoliques qui ont caractérisé la vie de saint Jean Bosco et l’expérience charismatique qui en est issue. Nous avons choisi de nous concentrer sur cinq pistes de réflexion spirituelle qui concernent respectivement (1) la mission oratoire, (2) l’appel à l’impossible, (3) le mystère du Nom, (4) la médiation maternelle et, enfin, (5) la force de la douceur.

1. La mission oratorienne
            Le rêve des neuf ans est peuplé de jeunes garçons. Ils sont présents de la première à la dernière scène et sont les bénéficiaires de tout ce qui arrive. Leur présence est caractérisée par la gaieté et le jeu, typiques de leur âge, mais aussi par le désordre et les comportements négatifs. Les enfants ne sont donc pas, dans le rêve des neuf ans, l’image romantique d’un âge enchanté, épargné par les maux du monde, et ils ne correspondent pas non plus au mythe post-moderne de la condition juvénile comme la saison de l’action spontanée et de l’éternelle disponibilité au changement, qui devrait être conservée dans une adolescence éternelle. Les garçons du rêve sont extraordinairement « réels », aussi bien lorsqu’ils apparaissent avec leur physionomie que lorsqu’ils sont représentés symboliquement sous la forme d’animaux. Ils jouent et se chamaillent, s’amusent en riant et s’abîment en jurant, comme dans la réalité. Ils n’apparaissent ni innocents, comme l’imagine une pédagogie spontanéiste, ni capables de s’instruire eux-mêmes, comme le pensait Rousseau. Dès leur apparition, dans une « cour très spacieuse » qui préfigure les grandes cours des futurs oratoires salésiens, ils invoquent la présence et l’action de quelqu’un. Le geste impulsif du rêveur n’est cependant pas la bonne intervention, la présence d’un Autre est nécessaire.
            À la vision des enfants est liée l’apparition de la figure christologique, comme nous pouvons désormais l’appeler ouvertement. Celui qui a dit dans l’Évangile : « Laissez venir à moi les enfants » (Mc 10,14), vient indiquer au rêveur l’art d’approcher et d’accompagner les enfants. Il apparaît majestueux, viril, fort, avec des traits qui mettent clairement en évidence son caractère divin et transcendant ; sa façon d’agir est marquée par l’assurance et la puissance et manifeste une pleine seigneurie sur les choses qui arrivent. L’homme vénérable, cependant, n’inspire pas la peur, mais apporte la paix là où régnaient la confusion et l’agitation ; il manifeste une compréhension bienveillante à l’égard de Jean et l’oriente sur le chemin de la douceur et de la charité.
            La réciprocité entre ces figures – les garçons d’une part et le Seigneur (rejoint plus tard par la Mère) d’autre part – définit les contours du rêve. Les émotions que Jean ressent dans l’expérience onirique, les questions qu’il pose, la tâche qu’il est appelé à accomplir, l’avenir qui s’ouvre devant lui sont totalement liés à la dialectique entre ces deux pôles. Le message le plus important que lui transmet le rêve, celui qu’il a probablement compris en premier parce qu’il est resté dans son imagination, avant même de le comprendre de manière réflexive, est sans doute que ces figures se réfèrent l’une à l’autre et qu’il ne pourra plus les dissocier jusqu’à la fin de sa vie. La rencontre entre la vulnérabilité des jeunes et la puissance du Seigneur, entre leur besoin de salut et son offre de grâce, entre leur désir de joie et son don de la vie doit désormais devenir le centre de ses pensées, l’espace de son identité. La partition de sa vie sera entièrement écrite dans la tonalité que lui donne ce thème générateur : la moduler dans toutes ses potentialités harmoniques sera sa mission, dans laquelle il devra verser tous ses dons de nature et de grâce.

            Le dynamisme de la vie de Jean apparaît donc dans le songe-vision comme un mouvement continu, une sorte de va-et-vient spirituel, entre les garçons et le Seigneur. À partir du groupe de garçons au milieu desquels il s’est jeté impétueusement, Jean doit se laisser attirer vers le Seigneur qui l’appelle par son nom, puis repartir de Celui qui l’envoie pour aller se mettre, dans un tout autre style, à la tête de ses camarades. Même s’il reçoit en rêve des coups de poing si forts qu’il en ressent encore la douleur à son réveil, et qu’il entend des paroles de l’homme vénérable qui le laissent sans voix, son va-et-vient n’est pas une agitation sans lendemain, mais un parcours qui le transforme peu à peu et qui apporte aux jeunes une énergie de vie et d’amour.
            Le fait que tout cela se déroule dans une cour est très significatif et a une valeur proleptique évidente, puisque la cour de l’oratoire deviendra le lieu privilégié de la mission de Don Bosco, et le symbole exemplaire. Toute la scène se déroule dans cet environnement à la fois vaste (cour très spacieuse) et familier (proche de la maison). Le fait que la vision vocationnelle n’ait pas pour toile de fond un lieu sacré ou un espace céleste, mais l’environnement dans lequel les garçons vivent et jouent, indique clairement que l’initiative divine assume leur monde comme lieu de rencontre. La mission confiée à Jean, même si elle est clairement orientée dans un sens catéchétique et religieux (« les instruire sur la laideur du péché et la beauté de la vertu »), a pour habitat l’univers de l’éducation. L’association de la figure christologique à l’espace de la cour et à la dynamique du jeu, qu’un garçon de neuf ans ne peut certainement pas avoir « construit », constitue une transgression de l’imaginaire religieux habituel, dont la force d’inspiration est égale à la profondeur du mystère. En effet, elle synthétise à elle seule toute la dynamique du mystère de l’incarnation, par lequel le Fils prend notre forme pour nous offrir la sienne, et souligne qu’il n’y a rien d’humain qui doive être sacrifié pour faire place à Dieu.
            La cour parle donc de la proximité de la grâce divine par rapport au « sentir » des jeunes : pour l’accueillir, il n’est pas nécessaire de sortir de son âge, de négliger ses besoins, de forcer ses rythmes. Lorsque Don Bosco, devenu adulte, écrit dans son Giovane provveduto qu’une des ruses du diable est de faire croire aux jeunes que la sainteté est incompatible avec leur envie de gaieté et avec la fraîcheur exubérante de leur vitalité, il ne fait que restituer sous une forme adulte la leçon entrevue dans son rêve et qui est devenue ensuite un élément central de son magistère spirituel. En même temps, la cour parle de la nécessité de comprendre l’éducation à partir de son noyau le plus profond, qui concerne l’attitude du cœur envers Dieu. C’est là, enseigne le rêve, que se trouve non seulement l’espace d’une ouverture originelle à la grâce, mais aussi l’abîme de la résistance, dans lequel se cachent la laideur du mal et la violence du péché. C’est pourquoi l’horizon éducatif du rêve est franchement religieux, et pas seulement philanthropique, et met en scène la symbolique de la conversion, et pas seulement celui du développement personnel.
            Dans la cour du rêve, remplie d’enfants et habitée par le Seigneur, se révèle donc à Jean ce que sera la future dynamique pédagogique et spirituelle des cours oratoriennes. De cela, nous voudrions encore souligner deux traits, clairement évoqués dans les actions accomplies dans le rêve par les enfants d’abord, et par les doux agneaux ensuite.
            Le premier trait se lit dans le fait que les garçons, « cessant de se battre, de crier et de jurer se rassemblèrent tous autour de celui qui parlait ». Ce thème du « rassemblement » est l’une des matrices théologiques et pédagogiques les plus importantes de la vision éducative de Don Bosco. Dans une page célèbre écrite en 1854, l’Introduction au Plan de Règlement pour l’Oratoire masculin de Saint François de Sales à Turin dans la région du Valdocco,[1] il présente la nature ecclésiale et le sens théologique de l’institution oratorienne en citant les paroles de l’évangéliste Jean : « Ut filios Dei, qui erant dispersi, congregaret in unum » (Jn 11,52). L’activité de l’Oratoire est ainsi placée sous le signe du rassemblement eschatologique des enfants de Dieu qui a constitué le centre de la mission du Fils de Dieu :

Les paroles du saint Évangile qui nous font connaître que le divin Sauveur est venu du ciel sur la terre pour rassembler tous les enfants de Dieu, dispersés dans les diverses parties du monde, me semblent s’appliquer littéralement à la jeunesse de notre temps.

            La jeunesse, « cette portion de la société humaine, la plus délicate et la plus précieuse », se retrouve souvent dispersée et errante à cause du désintérêt éducatif des parents ou de l’influence de mauvais compagnons. La première chose à faire pour assurer l’éducation de ces jeunes est précisément de « les rassembler, de pouvoir leur parler, de les moraliser ». Dans ces mots de l’Introduction au Plan de Règlement, l’écho du rêve, mûri dans la conscience de l’éducateur devenu adulte, est présent de façon claire et reconnaissable. L’oratoire y est présenté comme une joyeuse « réunion » de jeunes attirés par un aimant, seule force capable de les sauver et de les transformer, celle du Seigneur : « Ces oratoires sont certaines réunions dans lesquelles on entretient les jeunes au moyen d’une récréation agréable et honnête, après qu’ils ont participé aux fonctions sacrées de l’église ». Dès l’enfance, en effet, Don Bosco a compris que « telle a été la mission du fils de Dieu, et que seule sa sainte religion peut réaliser ».
            Le deuxième élément qui deviendra un trait d’identification de la spiritualité oratorienne est celui qui, dans le rêve, se révèle à travers l’image des agneaux qui courent « pour faire fête à cet homme et à cette dame ». La pédagogie de la fête sera une dimension fondamentale du système préventif de Don Bosco, qui verra dans les nombreuses fêtes religieuses de l’année l’occasion d’offrir aux garçons la possibilité de respirer à pleins poumons la joie de la foi. Don Bosco saura impliquer avec enthousiasme la communauté des jeunes de l’Oratoire dans la préparation d’événements, représentations théâtrales, réceptions permettant de fournir un divertissement dans la fatigue du devoir quotidien, de valoriser les talents des garçons pour la musique, le théâtre, la gymnastique, d’orienter leur imagination dans le sens d’une créativité positive. Si l’on tient compte du fait que l’éducation proposée dans les cercles religieux du XIXe siècle avait généralement une tenue plutôt austère, qui semblait présenter l’idéal pédagogique à atteindre comme celui d’un comportement dévot, le joyeux et sain désordre de l’oratoire apparaît comme l’expression d’un humanisme ouvert à la compréhension des besoins psychologiques du garçon et capable de favoriser son penchant au protagonisme. La gaieté festive qui suit la métamorphose des animaux du rêve est donc ce que la pédagogie salésienne doit viser.

2. L’appel à l’impossible
            Alors que pour les garçons, le rêve se termine par une célébration, pour Jean il se termine dans la consternation et même dans les larmes. C’est un résultat qui ne peut que surprendre. On a coutume de penser, en effet, avec une certaine simplification, que les visites de Dieu sont exclusivement porteuses de joie et de consolation. Il est donc paradoxal que pour un apôtre de la joie, pour celui qui, en tant que séminariste, fondera la « société de la joie » et qui, en tant que prêtre, enseignera à ses garçons que la sainteté consiste à « être très joyeux », la scène de la vocation se termine par des pleurs.
            Cela peut certainement indiquer que la joie dont il est question n’est pas un pur loisir et une simple insouciance, mais une résonance intérieure à la beauté de la grâce. En tant que telle, elle ne peut être atteinte qu’à travers des combats spirituels exigeants, dont Jean Bosco devra largement payer le prix au profit de ses garçons. Il revivra ainsi sur lui-même cet échange de rôles enraciné dans le mystère pascal de Jésus et prolongé dans la condition des apôtres :  » nous, insensés à cause du Christ, vous, sages dans le Christ ; nous, faibles, vous, forts ; vous, honorés, nous, méprisés  » (1 Co 4,10), mais pour autant « collaborateurs de votre joie » (2 Co 1,24).
            Quant au trouble sur lequel le rêve se termine, il rappelle surtout le vertige que ressentent les grands personnages bibliques face à la vocation divine qui se manifeste dans leur vie, en l’orientant dans une direction tout à fait imprévisible et déconcertante. L’Évangile de Luc affirme que même la Vierge Marie, aux paroles de l’ange, a ressenti un profond trouble intérieur (« à ces mots, elle fut très troublée » (Lc 1,29). Isaïe s’était senti perdu devant la manifestation de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6), Amos avait comparé au rugissement d’un lion (Am 3,8) la puissance de la Parole divine par laquelle il avait été saisi, tandis que Paul allait expérimenter sur le chemin de Damas le bouleversement existentiel que représente la rencontre avec le Ressuscité. Bien que témoins de la fascination d’une rencontre avec Dieu qui séduit à jamais, au moment de l’appel les hommes de la Bible semblent hésiter craintivement devant quelque chose qui les dépasse, plutôt que se lancer à corps perdu dans l’aventure de la mission. 
            Le trouble que Jean éprouve dans le rêve semble relever d’une expérience similaire. Il naît du caractère paradoxal de la mission qui lui est confiée, qu’il n’hésite pas à qualifier d' »impossible » (« Qui êtes-vous pour m’ordonner une chose impossible ? »). L’adjectif pourrait paraître « exagéré », comme le sont parfois les réactions des enfants, notamment lorsqu’ils expriment un sentiment d’inadéquation face à une tâche difficile. Mais cet élément de psychologie infantile ne suffit pas à éclairer le contenu du dialogue onirique et la profondeur de l’expérience spirituelle qu’il communique. D’autant plus que Jean a vraiment l’étoffe d’un leader et une excellente mémoire, ce qui lui permettra, dans les mois qui suivent le rêve, de commencer immédiatement à faire un peu d’oratoire, à amuser ses amis avec des jeux d’acrobates et à leur répéter intégralement le sermon du prêtre de la paroisse. C’est pourquoi, dans les paroles par lesquelles il déclare sans ambages qu’il est « incapable de parler de religion » à ses camarades, il est bon d’entendre l’écho lointain de l’objection de Jérémie à la vocation divine : « Je ne sais pas parler, parce que je suis jeune » (Jr 1,6).
            Ce n’est pas au niveau des aptitudes naturelles que se joue ici la demande de l’impossible, mais plutôt au niveau de ce qui peut entrer dans l’horizon du réel, de ce qu’on peut attendre à partir de sa propre image du monde, de ce qui relève des limites de l’expérience. Au-delà de cette frontière s’ouvre la région de l’impossible, qui est pourtant, bibliquement, l’espace de l’action de Dieu. Il est « impossible » qu’Abraham ait un fils d’une femme stérile et âgée comme Sarah ; « impossible » que la Vierge conçoive et donne au monde le Fils de Dieu fait homme ; « impossible » apparaît le salut aux disciples, s’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Et pourtant, Abraham s’entend dire : « Y a-t-il quelque chose d’impossible pour le Seigneur » (Gn 18,14) ; l’ange dit à Marie que « rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1,37) ; et Jésus répond aux disciples incrédules que « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » (Lc 18,27).
            Le lieu suprême où se pose la question théologique de l’impossible est le moment décisif de l’histoire du salut, à savoir le drame pascal, dans lequel la frontière de l’impossible à surmonter est en même temps l’abîme ténébreux du mal et de la mort. En effet, comment est-il possible de vaincre la mort ? N’est-elle pas elle-même l’emblème péremptoire de l’impossibilité, la limite infranchissable de toute possibilité humaine, la puissance qui domine le monde, dont elle désigne l’échec ? Et la mort de Jésus ne scelle-t-elle pas irrévocablement cette limite ? « Par cette mort, plus qu’avec toute autre, la mort triomphe comme fin de toute possibilité, puisqu’avec la mort du Saint, c’est la mise à mort de la possibilité de tout et de tous ».[2] Pourtant, c’est dans le sein même de cette impossibilité suprême que Dieu a fait naître la nouveauté absolue. En ressuscitant le Fils fait homme dans la puissance de l’Esprit, il a radicalement bouleversé ce que nous appelons le monde du possible, en brisant la limite dans laquelle nous enfermons notre attente de la réalité. Puisque même l’impuissance de la croix ne peut empêcher le don du Fils, l’impossible de la mort est surmonté par l’inédit de la vie ressuscitée, qui donne naissance à la création définitive et fait toutes choses nouvelles. Désormais et « une fois pour toutes », ce n’est plus la vie qui est soumise à la mort, mais la mort à la vie.
            C’est dans cet espace généré par la résurrection que l’impossible devient réalité effective, c’est dans cet espace que l’homme vénérable du rêve, resplendissant de la lumière pascale, demande à Jean de rendre possible l’impossible. Et il le fait avec une formule surprenante : « Puisque ces choses te semblent impossibles, tu dois les rendre possibles par l’obéissance ». Ces mots ressemblent à ceux par lesquels les parents exhortent leurs enfants, lorsqu’ils sont réticents, à faire quelque chose qu’ils ne se sentent pas capables de faire ou qu’ils n’ont pas envie de faire. « Obéis et tu verras que tu réussiras », disent alors la maman et le papa : la psychologie du monde infantile est parfaitement respectée. Mais ce sont aussi, et bien plus encore, les mots par lesquels le Fils révèle lesecret de l’impossible, un secret qui est tout entier caché dans son obéissance. L’homme vénérable qui commande une chose impossible sait par son expérience humaine que l’impossibilité est le lieu où le Père agit avec son Esprit, à condition qu’on lui ouvre la porte par l’obéissance.
            Jean reste bien sûr troublé et stupéfait, mais c’est l’attitude que l’homme expérimente face à l’impossible pascal, face au miracle des miracles, dont tout autre événement salvifique est le signe. Après une analyse perspicace de la phénoménologie de l’impossible, J.L. Marion affirme : « Au matin de Pâques, seul le Christ peut encore dire Je : de sorte que, devant lui, tout Je transcendantal doit se reconnaître comme […] un moi interrogé, parce que déconcerté ».[3] La Pâque fait que ce qui est le plus réel dans l’histoire soit quelque chose que le « Je » incrédule considère a priori comme impossible. L’impossible de Dieu, pour être reconnu dans sa réalité, exige un changement d’horizon, qui s’appelle la foi.
            Il n’est donc pas surprenant que, dans le rêve, la dialectique du possible-impossible se mêle à l’autre dialectique, celle de la clarté et de l’obscurité. Elle caractérise tout d’abord l’image même du Seigneur, dont le visage est si lumineux que Jean ne peut le regarder. Sur ce visage brille en effet une lumière divine qui, paradoxalement, produit de l’obscurité. Il y a ensuite les paroles de l’homme et de la femme qui, tout en expliquant clairement ce que Jean doit faire, le laissent confus et effrayé. Enfin, il y a une illustration symbolique, à travers la métamorphose des animaux, qui conduit cependant à une incompréhension encore plus grande. Jean ne peut que demander des éclaircissements ultérieurs : « Je le suppliai de bien vouloir parler pour que je comprenne, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire », mais la réponse qu’il reçoit de la dame à l’allure majestueuse repousse encore le moment de la compréhension : « En temps voulu, tu comprendras tout ».
            Cela signifie certainement que ce n’est qu’à travers l’exécution de ce qui est déjà saisissable dans le rêve, c’est-à-dire à travers l’obéissance possible, que s’ouvrira plus largement l’espace pour clarifier son message. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple idée à expliquer, mais d’une parole performative, d’une locution efficace qui, précisément en réalisant son pouvoir opératoire, manifeste son sens le plus profond.

3. Le mystère du Nom
            Parvenus à ce point de notre réflexion, nous sommes mieux à même d’interpréter un autre élément important de l’expérience onirique. Il s’agit du fait qu’au centre de la double tension entre le possible et l’impossible, entre le connu et l’inconnu, et aussi, matériellement, au centre du récit du rêve, se trouve le thème du mystérieux Nom de l’homme vénérable. Le dialogue dense de la section III est en effet entrelacé de questions qui réitèrent le même thème : « Qui êtes-vous pour me commander l’impossible ? » ; « Qui êtes-vous pour parler ainsi ? » ; et enfin : « Ma mère me dit de ne pas fréquenter ceux que je ne connais pas, sans sa permission ; dites-moi donc votre nom ». L’homme vénérable dit à Jean de demander le Nom à sa mère, mais en réalité celle-ci ne le lui dira pas. Le mystère reste entier jusqu’à la fin.
            Nous avons déjà mentionné, dans la partie consacrée à la reconstitution du contexte biblique du rêve, que le thème du Nom est étroitement lié à l’épisode de la vocation de Moïse au buisson ardent (Ex 3). Cette page constitue l’un des textes centraux de la révélation vétérotestamentaire et jette les bases de toute la pensée religieuse d’Israël. André LaCoque a proposé de l’appeler la « révélation des révélations », car elle constitue le principe d’unité de la structure narrative et prescriptive qui qualifie la narration de l’Exode, cellule-mère de toute l’Écriture.[4] Il est important de noter comment le texte biblique articule en étroite unité la condition d’esclavage du peuple en Égypte, la vocation de Moïse et la révélation théophanique. La révélation du Nom de Dieu à Moïse ne se produit pas comme la transmission d’une information à connaître ou d’une donnée à acquérir, mais comme la manifestation d’une présence personnelle, qui entend susciter une relation stable et générer un processus de libération. En ce sens, la révélation du Nom divin est orientée en direction de l’alliance et de la mission.[5] « Le Nom est à la fois théophanique et performatif, puisque ceux qui le reçoivent ne sont pas simplement introduits dans le secret divin, mais sont les destinataires d’un acte de salut ».[6]
            Le Nom, en effet, à la différence du concept, ne désigne pas seulement une essence à penser, mais une altérité à laquelle se référer, une présence à invoquer, un sujet qui se propose comme le véritable interlocuteur de l’existence. Tout en impliquant la proclamation d’une richesse ontologique incomparable, celle de l’Être, qui ne peut jamais être définie de manière adéquate, le fait que Dieu se révèle comme un « Je » indique que seule une relation personnelle avec Lui permettra d’accéder à son identité, au Mystère de l’Être qu’Il est. La révélation du Nom personnel est donc un acte de parole qui interpelle le destinataire, lui demandant de se situer par rapport à Celui qui parle. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’en saisir le sens. Une telle révélation se pose d’ailleurs explicitement comme fondement de la mission libératrice que Moïse doit accomplir : « Je-suis m’a envoyé vers vous » (Ex 3,14). En se présentant comme un Dieu personnel, et non comme un Dieu lié à un territoire, et comme le Dieu de la promesse, et non seulement comme le seigneur de la répétition immuable, Yahvé pourra soutenir le chemin du peuple, sa marche vers la liberté. Il a donc un Nom qui se fait connaître dans la mesure où il suscite une alliance et bouscule l’histoire.
            « Dites-moi votre nom » : cette demande de Jean ne peut recevoir une réponse simplement à travers une formule, un nom compris comme une étiquette extérieure de la personne. Pour connaître le Nom de celui qui parle dans le rêve, il ne suffit pas de recevoir une information, mais il faut se positionner face à son acte de parole. C’est-à-dire qu’il faut entrer dans cette relation d’intimité et d’abandon, que les Évangiles décrivent comme le fait de « demeurer » auprès de Lui. C’est pourquoi, lorsque les premiers disciples interrogent Jésus sur son identité – « Maître, où habites-tu ? » ou littéralement « où demeures-tu ? » -, il répond : « Venez et voyez » (Jn 1,38s.). Ce n’est qu’en « demeurant » avec lui, en habitant dans son mystère, en entrant dans sa relation avec le Père, que l’on peut vraiment savoir Qui il est.
            Le fait que le personnage du rêve ne réponde pas à Jean par une appellation, comme nous le ferions en présentant ce qui est écrit sur notre carte d’identité, indique que son Nom ne peut être connu comme une désignation purement extérieure, mais qu’il ne montre sa vérité que lorsqu’il scelle une expérience d’alliance et de mission. Jean connaîtra donc ce même Nom en traversant la dialectique du possible et de l’impossible, de la clarté et de l’obscurité ; il le connaîtra en accomplissant la mission oratorienne qui lui a été confiée. Il le connaîtra donc en Le portant en lui, dans une aventure vécue comme une histoire habitée par lui. Cagliero témoignera un jour au sujet de Don Bosco en disant que sa façon d’aimer était « très tendre, grande, forte, mais toute spirituelle, pure, vraiment chaste », au point de « donner une idée parfaite de l’amour que le Sauveur portait aux enfants ».[7] Cela indique que le Nom de l’homme vénérable, dont le visage était si lumineux qu’il aveuglait le rêveur, est réellement entré comme un sceau dans la vie de Don Bosco. Il en a eu l’experientia cordis à travers le chemin de la foi à la suite du Christ. C’est la seule réponse qu’on puisse donner à la question du rêve.

4. Médiation maternelle
            Dans l’incertitude sur Celui qui l’envoie, le seul point solide auquel Jean peut se raccrocher dans le rêve est la référence à une mère, voire à deux : celle de l’homme vénérable et la sienne. Les réponses à ses questions, en effet, sont les suivantes : « Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour » et ensuite « mon nom, demande-le à Ma Mère ».
            Le fait que lelieu de l’explication possible soit marial et maternel mérite sans aucun doute une réflexion. Marie est le lieu où l’humanité réalise la plus grande correspondance avec la lumière qui vient de Dieu et l’espace créaturel dans lequel Dieu a livré au monde son Verbe fait chair. Il est également révélateur qu’au réveil à la suite du rêve, la personne qui en comprend le mieux le sens et la portée est la mère de Jean, Marguerite. À des niveaux différents, mais selon une réelle analogie, la Mère du Seigneur et la mère de Jean représentent le visage féminin de l’Église, qui se montre capable d’intuition spirituelle et constitue le sein dans lequel les grandes missions sont portées et mises au monde.
            Il n’est donc pas étonnant que les deux mères soient juxtaposées l’une à l’autre et précisément au moment où il s’agit d’aller au fond de la question que le rêve présente, à savoir la connaissance de Celui qui confie à Jean la mission de toute une vie. Comme pour la cour près de la maison, comme pour la mère, dans l’intuition onirique, les espaces de l’expérience la plus familière et la plus quotidienne s’ouvrent et montrent dans leurs plis une profondeur insondable. Les gestes communs de la prière, la salutation angélique qui était habituelle trois fois par jour dans chaque famille, apparaissent soudain pour ce qu’ils sont : un dialogue avec le Mystère. Jean découvre ainsi qu’à l’école de sa mère, il a déjà établi un lien avec la Femme majestueuse qui peut tout lui expliquer. Il existe donc déjà une sorte de canal féminin qui permet de surmonter la distance apparente entre « l’enfant pauvre et ignorant » et l’homme « noblement vêtu ». Cette médiation féminine, mariale et maternelle accompagnera Jean tout au long de sa vie et développera en lui une disposition particulière à vénérer la Vierge sous le titre d’Auxiliatrice des chrétiens, en devenant son apôtre pour ses garçons et pour toute l’Église.
            La première aide que lui offre la Madone est celle dont un enfant a naturellement besoin : celle d’une maîtresse. Ce qu’elle doit lui enseigner, c’est une discipline qui rend vraiment sage, sans laquelle « toute sagesse devient folie ». C’est la discipline de la foi, qui consiste à faire crédit à Dieu et à obéir même devant l’impossible et l’obscur. Marie la transmet comme l’expression la plus haute de la liberté et comme la source la plus riche de fécondité spirituelle et éducative. Porter en soi l’impossible de Dieu et marcher dans l’obscurité de la foi est en effet l’art dans lequel la Vierge excelle plus que toute créature.
            Elle en a fait un apprentissage ardu dans sa peregrinatio fidei, souvent marquée par l’obscurité et l’incompréhension. Il suffit de penser à l’épisode de la découverte de Jésus, âgé de douze ans, dans le Temple (Lc 2, 41-50). À la question de sa mère : « Mon fils, pourquoi nous as-tu fait cela ? Voici que ton père et moi, nous te cherchions, angoissés », Jésus répond de manière surprenante : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois m’occuper des affaires de mon Père ? » Et l’évangéliste note : « Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur avait dit ». Marie a probablement encore moins compris que sa maternité, annoncée solennellement d’en haut, lui soit pour ainsi dire enlevée pour devenir l’héritage commun de la communauté des disciples : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère » (Mt 12,50). Puis, au pied de la croix, quand l’obscurité se fit sur toute la terre, le Fiat prononcé au moment de l’appel prit les contours d’un renoncement extrême, d’une séparation d’avec le Fils à la place duquel elle devait accueillir des fils pécheurs pour lesquels elle devait se laisser transpercer par le glaive.
            Ainsi, lorsque la dame majestueuse du rêve commence sa tâche de maîtresse et, posant sa main sur la tête de Jean, lui dit : « En temps voulu, tu comprendras tout », elle puise ces paroles dans les entrailles spirituelles de la foi qui, au pied de la croix, a fait d’elle la mère de chaque disciple. Jean devra rester toute sa vie sous sa discipline : jeune homme, séminariste, prêtre. D’une manière particulière, il devra y rester quand sa mission prendra des contours qu’il ne pouvait pas imaginer au moment de son rêve, c’est-à-dire quand il devra devenir au cœur de l’Église le fondateur de familles religieuses destinées à la jeunesse de tous les continents. Alors Jean, devenu Don Bosco, comprendra lui aussi le sens profond du geste par lequel l’homme vénérable lui a donné sa mère comme « maîtresse ».
            Lorsqu’un jeune homme entre dans une famille religieuse, il trouve pour l’accueillir un maître de noviciat, à qui il est confié pour l’introduire dans l’esprit de l’Ordre et l’aider à l’assimiler. Lorsqu’il s’agit d’un Fondateur, qui doit recevoir de l’Esprit Saint la lumière originelle du charisme, le Seigneur dispose que ce soit sa propre mère, Vierge de la Pentecôte et modèle immaculé de l’Eglise, qui soit sa maîtresse. En effet, elle seule, la « pleine de grâce », comprend tous les charismes de l’intérieur, comme une personne qui connaît toutes les langues et les parle comme s’il s’agissait de la sienne.
            En effet, la femme du rêve sait lui indiquer de manière précise et appropriée les richesses du charisme oratorien. Elle n’ajoute rien aux paroles du Fils, mais les illustre par la scène des animaux sauvages devenus des agneaux apprivoisés et par l’indication des qualités que Jean devra développer pour mener à bien sa mission : « humble, fort, robuste ». Dans ces trois adjectifs, qui désignent la vigueur de l’esprit (humilité), du caractère (force) et du corps (robustesse), il y a beaucoup de concret. Ce sont des conseils que l’on donnerait à un jeune novice qui a une longue expérience de l’oratoire et qui sait ce qu’exige le « champ » dans lequel on doit « travailler ». La tradition spirituelle salésienne a soigneusement gardé les mots de ce rêve qui se réfèrent à Marie. Les Constitutions salésiennes y font clairement allusion lorsqu’elles affirment : « La Vierge Marie a indiqué à Don Bosco son champ d’action parmi les jeunes »,[8] ou rappellent que « guidé par Marie qui fut sa Maîtresse, Don Bosco vécut dans sa rencontre avec les jeunes du premier oratoire une expérience spirituelle et éducative qu’il appela le Système Préventif ».[9]
            Don Bosco a reconnu à Marie un rôle décisif dans son système éducatif, voyant dans sa maternité la plus haute inspiration de ce que signifie « prévenir ». Le fait que Marie soit intervenue dès le premier moment de sa vocation charismatique, qu’elle ait joué un rôle si central dans ce rêve, fera comprendre pour toujours à Don Bosco qu’elle appartient aux racines du charisme et que là où ce rôle d’inspiratrice n’est pas reconnu, le charisme n’est pas compris dans son authenticité. Donnée comme Maîtresse à Jean dans ce rêve, elle devra l’être aussi pour tous ceux qui partagent sa vocation et sa mission. Comme les successeurs de Don Bosco ne se sont jamais lassés de l’affirmer, « la vocation salésienne est inexplicable, tant dans sa naissance que dans son développement, et toujours, sans l’aide maternelle et ininterrompue de Marie ».[10]

5. La force de la douceur
            « Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner ces amis » : ces paroles sont sans doute l’expression la plus connue du rêve des neuf ans, celle qui en résume en quelque sorte le message et en transmet l’inspiration. Ce sont aussi les premières paroles que l’homme vénérable adresse à Jean, interrompant ses efforts violents pour mettre fin aux désordres et aux blasphèmes de ses camarades. Il ne s’agit pas seulement d’une formule qui transmet une sentence sapientielle toujours valable, mais d’une expression qui précise le mode d’exécution d’un ordre (« il m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants en ajoutant ces mots ») grâce auquel, comme nous l’avons dit, le mouvement intentionnel de la conscience du rêveur est réorienté. La fougue des coups doit devenir l’élan de la charité, l’énergie désordonnée d’une intervention répressive doit céder la place à la douceur.
            Le terme « douceur » prend ici tout son poids, ce qui est d’autant plus frappant que l’adjectif correspondant sera utilisé à la fin du rêve pour décrire les agneaux qui festoient autour du Seigneur et de Marie. La juxtaposition suggère une observation qui ne semble pas dénuée de pertinence : pour que ceux qui étaient des animaux féroces deviennent des agneaux « doux », il faut que leur éducateur devienne d’abord doux lui-même. Tous deux, quoiqu’à partir de points différents, doivent subir une métamorphose pour entrer dans l’orbite christologique de la douceur et de la charité. Pour un groupe de garçons turbulents et querelleurs, il est facile de comprendre ce que ce changement exige. Pour un éducateur, c’est peut-être moins évident. L’éducateur, en effet, se place déjà du côté du bien, des valeurs positives, de l’ordre et de la discipline : quel changement peut-on exiger de lui ?
            Ici surgit un thème qui aura un développement décisif dans la vie de Don Bosco, avant tout au niveau du style d’action et, dans une certaine mesure, également au niveau de la réflexion théorique. Il s’agit de l’orientation qui conduit Don Bosco à exclure catégoriquement un système éducatif basé sur la répression et les châtiments, pour choisir avec conviction une méthode entièrement basée sur la charité et que Don Bosco appellera le « système préventif ». Au-delà des différentes implications pédagogiques qui dérivent de ce choix, pour lesquelles nous renvoyons à la riche bibliographie spécifique, il est intéressant ici de mettre en évidence la théologie spirituelle qui sous-tend cette orientation, dont les paroles du rêve constituent en quelque sorte l’intuition et le déclenchement.
            En se plaçant du côté du bien et de la « loi », l’éducateur peut être tenté d’inscrire son action auprès des enfants dans une logique qui vise à faire régner l’ordre et la discipline essentiellement à travers des règles et des normes. Pourtant, même la loi porte en elle une ambiguïté qui la rend insuffisante pour guider la liberté, non seulement à cause des limites que toute règle humaine porte en elle, mais à cause d’une limite qui est en fin de compte d’ordre théologique. Toute la réflexion paulinienne est une grande méditation sur ce thème, puisque Paul avait perçu dans son expérience personnelle que la loi ne l’avait pas empêché d’être « un blasphémateur, un persécuteur et un violent » (1 Tm 1,13). La Loi elle-même, donnée par Dieu, enseigne l’Écriture, ne suffit pas à sauver l’homme s’il n’y a pas un autre Principe personnel qui l’intègre et l’intériorise dans le cœur humain. Paul Beauchamp résume avec bonheur cette dynamique lorsqu’il déclare : « La Loi est précédée d’un Tu esaimé et suivie d’un Tu aimeras. Tu esaimé est le fondement de la Loi, et Tu aimeras est son dépassement ».[11] Sans ce fondement et ce dépassement, la loi porte en elle les signes d’une violence qui révèle son incapacité à générer ce bien qu’elle enjoint pourtant d’accomplir. Pour revenir à la scène du rêve, les coups de poing et de bâton que Jean donne au nom du sacro-saint commandement de Dieu, qui interdit le blasphème, révèlent l’insuffisance et l’ambiguïté de tout élan moralisateur qui n’est pas intérieurement réformé par le haut.
            Il est donc également nécessaire que Jean, et ceux qui apprendront de lui la spiritualité préventive, se convertissent à une logique éducative sans précédent, qui va au-delà du régime de la loi. Une telle logique n’est rendue possible que par l’Esprit du Ressuscité, répandu dans nos cœurs. Seul l’Esprit, en effet, permet de passer d’une justice formelle et extérieure (que ce soit celle, classique, de la « discipline » et de la « bonne conduite » ou celle, moderne, des « procédures » et des « objectifs atteints ») à une véritable sainteté intérieure, qui accomplit le bien parce qu’elle est attirée et gagnée par elle de l’intérieur. Don Bosco montrera qu’il en était bien conscient lorsque, dans son écrit sur le Système préventif, il déclarera franchement qu’il est entièrement basé sur les paroles de Saint Paul : « Charitas benigna est, patiens est ; omnia suffert, omnia sperat, omnia sustinet« .
            Certes, « gagner » les jeunes de cette manière est une tâche très exigeante. Elle implique de ne pas céder à la froideur d’une éducation fondée uniquement sur des règles, ni à la fausse bonté d’une proposition qui renonce à dénoncer la « laideur du péché » et à présenter la « beauté de la vertu ». Conquérir pour le bien en montrant simplement la force de la vérité et de l’amour, témoignée par le dévouement « jusqu’au dernier souffle », est la figure d’une méthode éducative qui est en même temps une véritable spiritualité.
            Il n’est pas étonnant que Jean, dans le rêve, résiste à entrer dans ce mouvement et demande à bien comprendre qui est Celui qui l’imprime. Mais quand il aura compris, faisant de ce message d’abord une institution oratorienne et ensuite une famille religieuse, il pensera que raconter le rêve dans lequel il a appris cette leçon sera la plus belle façon de partager avec ses fils la signification la plus authentique de son expérience. C’estDieu qui a tout guidé, c’est Lui qui a imprimé le mouvement initial de ce qui deviendra le charisme salésien.

p. Andrea Bozzolo, sdb, Recteur de l’Université Pontificale Salésienne


[1] Le texte critique est publié dans P. Braido (ed.), Don Bosco educatore. Scritti e testimonianza, LAS3 1996, 108-111.

[2] J.L. Marion, Nulla è impossibile a Dio, « Communio » n. 107 (1989) 57-73, 62.

[3] Ibid., 72.

[4] A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, in P. Ricoeur – A. LaCocque, Penser la Bible, Seuil, Paris 1998, 305.

[5] En référence à Ex 3,15, où le Nom divin est joint au singulier humain « tu diras », A. LaCocque affirme : « Le plus grand des paradoxes est que celui qui a seul le droit de dire « Je », qui est l’unique ‘ehjeh, a un nom qui comporte une deuxième personne, un ‘tu' » (A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, 315).

[6] A. Bertuletti, Dio, il mistero dell’unico, 354.

[7] Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1146r.

[8] Const. art. 8.

[9] Const. art. 20.

[10] E. Viganò, Maria rinnova la Famiglia Salesiana di don Bosco, ACG 289 (1978) 1-35, 28. Pour une réception critique de la dévotion mariale dans l’histoire des Constitutions salésiennes, cf. A. van Luyn, Maria nel carisma della « Società di San Francesco di Sales », in Aa.Vv., La Madonna nella « Regola » della Famiglia Salesiana, Roma, LAS, 1987, 15-87.

[11] P. Beauchamp, La legge di Dio, Piemme, Casale Monferrato 2000, 116.




Merveilles de la Mère de Dieu invoquée sous le titre de Marie Auxiliatrice (2/13)

(suite de l’article précédent)

Chapitre II. Marie montrée comme le secours des chrétiens par l’archange Gabriel lorsqu’il la proclame Mère de Dieu.
            Les faits exposés jusqu’ici ont été recueillis dans l’Ancien Testament et appliqués par l’Église à la bienheureuse Vierge Marie. Voyons maintenant ce qui est écrit dans le saint Évangile au sens littéral.
            Au chapitre I de son Évangile, l’évangéliste saint Luc raconte que l’archange Gabriel, envoyé par Dieu pour annoncer à Marie la dignité de Mère de Jésus, lui dit : Ave, gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus. Je te salue, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes.
            L’archange Gabriel saluant Marie l’appelle pleine de grâce. Marie en possède donc la plénitude.
            Quand saint Augustin expose les paroles de l’archange, il salue ainsi Marie : « Je te salue, ô Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi ; avec toi dans le cœur, avec toi dans le sein, avec toi dans les entrailles, avec toi dans le secours. Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum, tecum in corde, tecum in ventre, tecum in utero, tecum in auxilio (August. in Serm. de nat. B. M.).
            Le docteur angélique saint Thomas dit à propos des mots gratia plena que Marie devait vraiment avoir la plénitude des grâces et raisonne ainsi : plus on est proche de Dieu, plus on participe à la grâce de Dieu. De fait, les anges du ciel qui sont les plus proches du trône divin sont plus favorisés et plus riches que les autres. Or Marie, la plus proche de Jésus parce qu’elle lui a donné la nature humaine, devait être enrichie de la grâce plus que tous (D. Thomas 3, p., qu. 27, act. 5).
            L’ange Gabriel l’a dit fort bien quand il a proclamé Marie pleine de grâce, observe saint Jérôme, parce que cette grâce, qui n’est communiquée qu’en partie aux autres saints, a été prodiguée en Marie dans toute sa plénitude.
Dominus tecum. Pour confirmer cette plénitude de grâce en Marie, l’Archange explique et amplifie les premiers mots gratia plena en ajoutant Dominus tecum, le Seigneur est avec toi. Ici, aucune peur d’exagération sur les mots précédents n’est permise. Ce n’est plus seulement la grâce de Dieu qui vient dans toute son abondance en Marie, mais c’est Dieu lui-même qui vient la remplir de lui-même et établir sa demeure dans son chaste sein, en faisant d’elle son temple, le Très-Haut sanctifiant ainsi son tabernacle : Sanctificavit tabernaculum suum Altissimus.
            C’est vers cette interprétation ecclésiale que vont les commentaires de saint Thomas d’Aquin, de saint Laurent Justinien et de saint Bernard.
            Et comme Marie, dans sa profonde humilité, était troublée et demandait l’explication d’une annonce aussi extraordinaire, l’Archange Gabriel confirma ce qu’il avait dit et en développa le sens. Ne timeas, Maria, dit Gabriel, invenisti enim gratiam apud Deum : ecce concipies in utero et paries filium et vocabis nomen eius Jesum. Ne crains pas, ô Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu : voici que tu concevras et enfanteras un fils, auquel tu donneras le nom de Jésus. Et voulant expliquer comment le mystère s’accomplirait, il ajouta : Spiritus Sanctus superveniet in te et virtus Altissimi obumbrabit tibi, ideoque et quod nascetur ex te Sanctum vocabitur Filius Dei. L’Esprit Saint descendra sur toi et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre, et c’est pourquoi aussi celui qui naîtra de toi, le Saint, sera appelé Fils de Dieu.
            Écoutons maintenant saint Antonin, archevêque de Florence, quand il explique ces paroles de l’Évangile :
            « Ces paroles (invenisti gratiam) mettent en évidence l’excellence de Marie. L’Ange, en disant que Marie a trouvé la grâce, ne veut pas dire qu’elle l’a trouvée seulement à ce moment-là, alors que Marie avait déjà la grâce avant l’Annonce de l’Ange ; elle l’avait dès sa naissance ; elle ne l’a donc jamais perdue, elle l’a plutôt trouvée au nom de toute la race humaine qui l’avait perdue avec le péché originel. Adam, par son péché, a perdu la grâce pour lui-même et pour tous, et par la pénitence qu’il a faite ensuite, il n’a retrouvé la grâce que pour lui-même. Marie l’a alors retrouvée pour tous, car c’est par Marie que tous ont eu virtuellement la grâce, dans la mesure où c’est par Marie que nous avons eu Jésus qui nous a apporté la grâce » (D. Antoninus part. tit. 15, § 2).
            Par conséquent, ce qu’enseignent les saints Pères est incontestable, à savoir que Marie, en retrouvant cette grâce, a rendu à l’humanité autant de bien que le mal qu’Ève nous avait apporté en perdant la grâce.
            Le cardinal Ugo, prenant la parole au nom des hommes, se présente humblement à Marie et lui dit : « Tu ne dois pas cacher cette grâce que tu as trouvée, car elle ne t’appartient pas, mais tu dois la mettre en commun pour que ceux qui l’ont perdue puissent la retrouver comme il se doit. Que ceux qui ont péché et perdu la grâce courent donc vers la Vierge et, la trouvant auprès de Marie, qu’ils disent humblement et avec confiance : « Rendez-nous, ô Mère, notre bien que vous avez trouvé ». Et ils ne pourront pas nier l’avoir trouvé, car l’Ange en témoigne en disant : Invenisti, vous l’avez trouvé, non pas acheté, car ce ne serait pas une grâce, mais reçu gratuitement, donc invenisti, vous l’avez trouvé ».
            La même vérité se dégage des paroles que sainte Élisabeth a adressées à Marie. Lorsque la Sainte Vierge se rendit auprès de sainte Elisabeth, celle-ci, dès qu’elle la vit, fut remplie de l’Esprit Saint, au point de se mettre à prophétiser d’une manière inspirée : Benedicta tu inter mulieres, et benedictus fructus ventris tui.
            Ne devons-nous pas confesser que Marie avait reçu la mission de sanctifier ? Et de fait, c’est bien Marie qui a opéré cette sanctification d’Élisabeth, puisque saint Luc dit précisément : Et factum est ut audivit salutationem Mariae Elisabeth exultavit infans in utero eius et repleta est Spiritu Sancto Elisabeth. Dès qu’Élisabeth eut entendu la salutation de Marie, l’enfant tressaillit dans son sein, et Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint. C’est précisément ce qui arriva lorsque Marie est entrée dans sa maison, qu’elle l’a saluée et qu’Élisabeth a entendu la salutation. Origène dit que saint Jean ne pouvait pas ressentir l’influence de la grâce avant que celle qui portait l’auteur de la grâce ne soit présente auprès de lui. Et le cardinal Ugo, observant qu’Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint et sanctifia Jean en entendant la salutation de Marie, conclut : « Saluons-la donc souvent, afin que dans sa salutation nous nous trouvions nous aussi remplis de grâce, puisqu’il est écrit d’elle en particulier : La grâce est répandue sur tes lèvres, de sorte que la grâce coule des lèvres de Marie. Repleta est Spiritu Sancto Elisabeth ad vocem salutationis Mariae : ideo salutanda est frequenter ut in eius salutatione gratia repleamur ; de ipsa enim specialiter dictum est : Diffusa est gratia in labiis tuis (Psaume 14) Unde gratia ex labiis eius fluit ».
            Suivant l’inspiration de l’Esprit Saint dont elle avait été remplie, sainte Élisabeth répondit à la salutation de Marie en lui disant : Benedicta tu inter mulieres : Tu es bénie entre les femmes. Par ces paroles, l’Esprit Saint, par la bouche d’Élisabeth, exalte Marie au-dessus de toute autre femme, voulant enseigner que Marie a été bénie et favorisée par Dieu en l’élisant pour apporter aux hommes cette bénédiction perdue en Ève et espérée depuis quarante siècles, cette bénédiction qui, en supprimant la malédiction, devait confondre la mort et nous donner la vie éternelle. Aux félicitations de sa parente, Marie répond aussi par une inspiration divine : Magnificat anima mea Dominum, quia respexit humilitatem ancillae suae, ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes. Mon âme exalte la grandeur du Seigneur… Car il a regardé l’humilité de sa servante, car voici qu’à partir de ce moment toutes les générations me diront bienheureuse (Luc 1, 46 et s.).
            Pourquoi toutes les générations l’appelleraient-elle bienheureuse? Cette déclaration embrasse non seulement tous les hommes qui vivaient alors, mais ceux qui viendront encore par la suite jusqu’à la fin du monde. Or, pour que la gloire de Marie s’étende à toutes les générations et qu’elles l’appellent bienheureuse, il fallait que quelque bienfait extraordinaire et éternel vienne de Marie en faveur de toutes ces générations ; si donc le motif de leur reconnaissance est perpétuel au cours des générations, la perpétuité de leur louange se justifie. Or ce bienfait continuel et admirable ne peut être que le secours que Marie prête aux hommes. Secours qui doit embrasser tous les temps, s’étendre à tous les lieux, à toute sorte de personnes. Saint Albert le Grand dit que Marie est appelée la Bienheureuse par excellence, de même qu’en disant l’Apôtre, nous parlons de saint Paul.
            L’auteur dominicain Antonio Gistandis pose la question suivante : comment peut-on dire que Marie est bénie par toutes les générations alors qu’elle n’a jamais été bénie par les Juifs et les Mahométans ? Il répond que cela a été dit dans un sens figuré pour indiquer que, dans chaque génération, certains la béniraient. En effet, comme le dit Nicolas de Lyre, dans toutes les générations, il y a eu des convertis à la foi du Christ qui ont béni la Vierge ; et dans le Coran lui-même, qui est le livre écrit par Mahomet, nous trouvons de nombreux éloges de Marie (Ant. Gistandis Fer. 6, 4 Temp. adv.). C’est précisément pour cette raison que Marie est proclamée bienheureuse parmi toutes les générations : Beatam me dicent omnes generationes.
            Voici avec quelle onction et abondance de sentiments le cardinal Ugo commente ce passage :
            « Toutes les générations me diront bienheureuse, c’est-à-dire celles des juifs, des païens, des hommes et des femmes, des riches et des pauvres, des anges et des hommes, car elles ont toutes reçu le bienfait du salut par son intermédiaire. Les hommes ont été réconciliés et les anges rétabllis, car le Christ, le Fils de Dieu, a opéré le salut au milieu de la terre, c’est-à-dire dans le sein de Marie, que l’on peut appeler le centre de la terre. Car c’est vers elle que se tournent les regards de ceux qui jouissent du ciel, de ceux qui habitent l’enfer, c’est-à-dire les limbes, et de ceux qui militent dans le monde. Les premiers pour être rachetés, les seconds pour être expiés, les troisièmes pour être réconciliés. C’est pourquoi Marie sera bénie de génération en génération ». Et ici, il s’exclame dans un transport de vénération : « Ô Vierge, tu es vraiment bénie, car à toutes les générations tu as donné la vie, la grâce et la gloire : la vie aux morts, la grâce aux pécheurs, la gloire aux malheureux. » Et appliquant à Marie les paroles par lesquelles on louait Judith, il lui dit : Tu gloria Ierusalem, tu laetitia Israel, tu honorificentia populi nostri quia fecisti viriliter. C’est d’abord la voix des anges qui vient la louer, dont elle répare la ruine ; ensuite la voix des hommes, dont elle réjouit la tristesse ; puis la voix des femmes, dont elle efface l’infamie ; enfin la voix des morts dans les limbes, qui, par Marie, sont rachetés de l’esclavage et introduits glorieusement dans leur patrie.

(suite)




Saint François de Sales. Œuvres complètes et concordances

Saint François de Sales est considéré comme le fondateur d’une nouvelle école de spiritualité qui porte son nom : la spiritualité salésienne. En suivant cette spiritualité, beaucoup d’hommes et de femmes sont parvenus à la sainteté. La connaître est un devoir pour ceux qui sont liés à cette école de spiritualité, en particulier pour les groupes de religieux hommes et femmes qui font partie, d’une manière ou d’une autre, de la grande famille salésienne.

Le mot spiritualité signifie une doctrine de vie spirituelle, c’est-à-dire une doctrine qui traite des principes de la perfection chrétienne et des moyens pour y parvenir.
En parlant de la spiritualité salésienne, Don Eugenio Ceria a écrit :
« L’unique doctrine et source de la vie spirituelle est celle qui est contenue dans les pages de l’Évangile. Cependant, les développements et les mises en œuvre peuvent varier et varient. Les trois conseils évangéliques, par exemple, qui sont à la base de la vie religieuse, bien qu’ils restent toujours les mêmes en substance, prennent cependant des formes différentes dans la pratique, selon la diversité des fins particulières voulues par les fondateurs, selon les besoins et les tendances de l’époque. Tous les saints et toutes les écoles de sainteté qui ont fleuri et fleurissent dans l’Église s’inspirent substantiellement de l’Évangile, mais que de différences accidentelles entre eux ! C’est ainsi que nous avons les spiritualités de saint Benoît, de saint François d’Assise, de saint Dominique, de saint Ignace, et les spiritualités bénédictine, franciscaine, dominicaine, ignacienne qui en découlent, chacune avec son caractère propre et unique, mais toutes également aptes à conduire les âmes à la perfection.
Certains saints, comme saint Jean Bosco, n’ont pas exposé organiquement leur propre doctrine de vie spirituelle, mais ont créé des institutions dans lesquelles ils l’ont incarnée et à partir desquelles elle peut être mise en lumière. D’autres saints, au contraire, ont non seulement donné naissance à des institutions professant une forme de vie spirituelle qui correspondait à leurs vues, orientant les âmes sur le chemin de la perfection selon les normes et les méthodes qu’ils préféraient, mais ils ont aussi délibérément formulé les théories qui constituaient la base de leur action spirituelle. L’un de ces derniers est saint François de Sales, maître de la vie spirituelle appelée salésienne. »

La spiritualité salésienne a porté ses fruits chez de nombreuses personnes qui ont atteint la sainteté, ce qui a été confirmé par la canonisation de saint François de Sales en 1665 (moins de 50 ans après sa mort) et par sa proclamation comme docteur de l’Église en 1877.

Grâce à Dieu et à son expérience de vie, saint François de Sales laisse également un héritage écrit, dans lequel il a exposé les principes fondamentaux de la spiritualité salésienne, principalement dans l’Introduction à la vie dévote, le Traité de l’amour de Dieu, les Entretiens spirituels et la Correspondance épistolaire. Dans l’Introduction à la vie dévote il s’adresse à ceux qui parcourent les chemins ordinaires de la sainteté, dans le Traité de l’amour de Dieu et dans les Entretiens, à ceux qui veulent progresser dans les voies de la contemplation, et dans la Correspondance épistolaire, aux uns et aux autres.

Plusieurs tentatives ont été faites pour réussir à présenter l’ensemble de son œuvre française dans une édition complète. On peut citer la version en 4 volumes de Béthune Editeur de 1836, la version en 9 volumes de Migne de 1861 à 1864, la version en 10 volumes de Berche et Tralin de 1898, la version en 12 volumes de Luis Vives de 1899, et enfin la version en 27 volumes du Monastère de la Visitation d’Annecy de 1892 à 1964, qui est la plus complète et la plus fiable.

Heureusement, cette dernière version du Monastère d’Annecy est en format numérique, et nous voulons la présenter à tous ceux qui peuvent la lire en français.

Tome Vol. Titre Sujet pp. Pub.
I   Les Controverses Défense de l’autorité de l’église ; Les Règles de la foi ; Les Règles de la foi sont observées dans l’Église Catholique 420 1892
II   Défense de l’estendart de la Sainte Croix De l’honneur et vertu de la vraye Croix ; De l’honneur et vertu de l’image de la Croix ; De l’honneur et vertu du signe de la Croix ; De la qualité de l’honneur qu’on doit a la Croix ; De la maniere d’honorer la Croix 432 1892
III   Introduction à la vie dévote (Philothee) Les advis et exercices requis pour conduire l’ame des son premier desir de la vie devote jusques a une entiere resolution de l’embrasser ; divers advis pour l’eslevation de l’ame a Dieu par l’orayson et les sacremens ; plusieurs advis touchant l’exercice des vertus ; les advis necessaires contre les tentations plus ordinaires ; exercices et advis pour renouveller l’ame et la confirmer en la devotion 574 1893
IV 1 Traitté de l’amour de Dieu (Theotime) Six livres : Contenant une preparation a tout le Traitté ; Histoire de la génération et naissance céleste du divin amour ; Du progres et perfection de l’amour ; De la decadence et ruine de la charité ; Des deux principaux exercices de l’amour sacré qui se font par complaysance et bienveuillance ; Des exercices du saint amour en l’orayson 362 1894
V 2 Traitté de l’amour de Dieu (Theotime) Septième livre : De l’union de l’ame avec son Dieu qui se parfait en l’orayson ; De l’amour de conformité par lequel nous unissons nostre volonté à celle de Dieu qui nous est signifiee par ses commandemens conseilz et inspirations ; De l’amour de sousmission par lequel nostre volonté s’unit au bon playsir de Dieu ; Du commandement d’aymer Dieu sur toutes choses ; De de la souveraine authorité que l’amour sacré tient sur toutes les vertus, actions et perfections de l’ame ; Contenant quelques advis pour le progres de l’ame au saint amour 512 1894
VI   Les vrays entretiens spirituels (21) 21 entretiens 480 1895
VII 1 Sermons (autographes), I 1593-1602 – 65 sermons 492 1896
VIII 2 Sermons (autographes), II 1603-1622 – 95 sermons 448 1897
IX 3 Sermons (collection), I 1613-1620 – 42 sermons 492 1897
X 4 Sermons (collection), II 1594-1622 – 30 sermons 480 1898
XI 1 Lettres, I >1593-1598 – 120 lettres 486 1900
XII 2 Lettres, II 1599-1604 – 150 lettres 524 1902
XIII 3 Lettres, III 1605-1608 – 173 lettres 464 1904
XIV 4 Lettres, IV 1608-1610 – 210 lettres 480 1906
XV 5 Lettres, V 1611-1613 – 219 lettres 470 1908
XVI 6 Lettres, VI 1613-1615 – 263 lettres 484 1910
XVII 7 Lettres, VII 1615-1617 – 172 lettres 480 1911
XVIII 8 Lettres, VIII 1617-1619 – 233 lettres 500 1912
XIX 9 Lettres, IX 1619-1620 – 203 lettres 496 1914
XX 10 Lettres, X 1621-1622 – 221 lettres 484 1918
XXI 11 Lettres, XI Lettres sans date – 136 lettres + 5 lettres dans le tome 26 352 1923
XXII 1 Opuscules, I Première série : Etudes et vie intime et Deuxième série : Apostolat – 48 opuscules 400 1925
XXIII 2 Opuscules, II Troisième série. Controverse et Quatrième série. Administration Episcopale – 35 opuscules 448 1928
XXIV 3 Opuscules, III Quatrième série. Administration Episcopale et Cinquième série : Fondations et réformes – 141 opuscules 568 1929
XXV 4 Opuscules, IV Cinquième série : Fondations et réformes – 20 opuscules 568 1931
XXVI 5 Opuscules, V Sixième série : Ascétisme et mystique – 69 opuscules 506 1932
XXVII   Table analytique Index doctrinal ; Index onomastique ; Index toponymique ; Index scripturaire 316 1964

L’index détaillé de toutes les Œuvres complètes se trouve ICI.

La version des volumes en format PDF se trouve ICI.

Une concordance des Œuvres complètes en français se trouve également ICI.

Nous vous souhaitons une lecture fructueuse.




Laura Vicuña : une fille qui « engendre » sa mère

Histoires de familles blessées
            Nous avons l’habitude d’imaginer la famille comme une réalité harmonieuse, caractérisée par la présence simultanée de plusieurs générations et par le rôle des parents qui fixent la norme et des enfants qui – en l’apprenant – sont guidés par eux dans l’expérience de la réalité. Mais les familles se trouvent souvent traversées par des drames et des incompréhensions, ou marquées par des blessures qui attaquent leur idéal et leur donnent une image déformée, déformante et fausse.
            L’histoire de la sainteté salésienne est également traversée par des histoires de familles blessées. Il y a des familles où au moins une des figures parentales est absente, ou dans lesquelles la présence du père et de la mère devient, pour différentes raisons (physiques, psychiques, morales et spirituelles), pénalisante pour leurs enfants, y compris quand un des membres est en route vers les honneurs des autels. Don Bosco lui-même, qui avait connu la mort prématurée de son père et l’éloignement de la famille par la volonté prudente de Maman Marguerite, a voulu – ce n’est pas un hasard – que l’œuvre salésienne soit dédiée particulièrement à la « jeunesse pauvre et abandonnée ». Il n’a même pas hésité à mettre en œuvre une intense pastorale des vocations auprès des jeunes formés dans son oratoire. Il démontrait ainsi qu’aucune blessure du passé n’est un obstacle pour une pleine vie humaine et chrétienne. La sainteté salésienne elle-même, présente dans la vie de nombreux jeunes de Don Bosco qui se sont consacrés grâce à lui à la cause de l’Évangile, porte en elle comme une conséquence logique la trace de familles blessées.
            Parmi ces garçons et ces filles qui ont grandi au contact des œuvres salésiennes, nous présentons la bienheureuse Laura Vicuña, née au Chili en 1891, orpheline de père et dont la mère a commencé à cohabiter en Argentine avec le riche propriétaire terrien Manuel Mora. Blessée par la situation d’irrégularité morale de sa mère, Laura était prête à offrir sa vie pour elle.

Une vie courte mais intense
            Née à Santiago du Chili le 5 avril 1891 et baptisée le 24 mai suivant, Laura est la fille aînée de José D. Vicuña, un noble déchu qui avait épousé Mercedes Pino, la fille de modestes paysans. Trois ans plus tard arrive une petite sœur, Julia Amanda. Mais le père meurt bientôt, après avoir subi une défaite politique qui a miné sa santé et compromis son honneur en même temps que les ressources de sa famille. Privée de toute « protection et perspective d’avenir », la mère débarque en Argentine, où elle se met sous la tutelle du propriétaire terrien Manuel Mora, un homme « au caractère superbe et hautain », qui « ne dissimule pas sa haine et son mépris à l’égard de quiconque s’oppose à ses desseins ». Un tel homme ne garantit une protection qu’en apparence, mais en réalité a l’habitude de prendre ce qu’il veut, si nécessaire par la force, en exploitant les gens. Certes, il paie les études de Laura et de sa sœur à l’internat des Filles de Marie Auxiliatrice, mais leur mère subit l’influence psychologique de Mora et vit avec lui sans trouver la force de rompre le lien. Mora commence à montrer des attentions malhonnêtes à l’égard de Laura elle-même, au moment même où elle se prépare à la première communion. C’est alors que Laura prend soudain conscience de la gravité de la situation. Contrairement à sa mère, qui justifie un mal (la cohabitation) par un bien (l’éducation de ses filles dans un internat), Laura comprend qu’il s’agit d’un argument moralement illégitime, qui met l’âme de sa mère en grand danger. À cette époque, Laura souhaitait devenir elle-même religieuse de Marie Auxiliatrice, mais sa demande fut rejetée, car elle était la fille d’une « concubine publique ». Reçue au pensionnat alors que dominaient encore en elle « l’impulsivité, la facilité à éprouver du ressentiment, l’irritabilité, l’impatience et la propension à paraître », voici que se produit en elle un changement que seule la grâce, associée à la coopération humaine, peut provoquer : elle demande à Dieu la conversion de sa mère, en s’offrant elle-même pour elle. Dans cette situation, Laura ne peut ni avancer (entrer chez les Filles de Marie Auxiliatrice) ni reculer (retourner auprès de sa mère et de Mora). Avec la créativité propre aux saints, Laura s’engage alors sur le seul chemin qui lui était encore accessible : avancer en hauteur et en profondeur. Dans les résolutions de sa première communion, on lit ceci :

Je me propose de faire tout ce que je sais et peux pour […] réparer les offenses que vous, Seigneur, recevez chaque jour des hommes, surtout des personnes de ma famille ; mon Dieu, donnez-moi une vie d’amour, de mortification et de sacrifice.

            C’est alors qu’elle fait de sa résolution un « Acte d’offrande », qui inclut le sacrifice de sa vie elle-même. Son confesseur, reconnaissant que l’inspiration vient de Dieu mais ignorant les conséquences, donne son accord et confirme que Laura est « consciente de l’offrande qu’elle vient de faire ». Elle vit les deux dernières années dans le silence, la gaieté et le sourire. Son caractère déborde de chaleur humaine. Pourtant, le regard qu’elle porte sur le monde – comme le confirme une photo, très différente de la stylisation hagiographique habituelle – trahit sa prise de conscience douloureuse et la souffrance qui l’habitent. Dans une situation où elle est privée de la liberté par rapport aux conditionnements, obstacles et épreuves, comme aussi de la liberté de faire quoi que ce soit, cette pré-adolescente témoigne d’une « liberté pour » : celle du don total de soi.
Laura ne méprise pas la vie, elle aime la vie, la sienne et celle de sa mère. Pour cela, elle s’offre. Le 13 avril 1902, dimanche du Bon Pasteur, elle se demande : « Si Jésus donne sa vie… qu’est-ce qui m’empêche de donner la mienne pour maman ? » Au moment de sa mort, elle ajoute : « Maman, je meurs, je l’ai moi-même demandé à Jésus… depuis près de deux ans, je lui offre ma vie pour toi… pour obtenir la grâce de ton retour ! »
            Ce sont là des paroles dépourvues de regrets et de reproches, mais chargées d’une grande force, d’une grande espérance et d’une grande foi. Laura a appris à accueillir sa mère pour ce qu’elle est. Elle s’offre pour lui donner ce que toute seule elle ne peut obtenir. À la mort de Laura, la maman se convertit. Sa fille, Laurita de los Andes, a ainsi contribué à engendrer sa mère dans la vie de la foi et de la grâce.




Étrenne 2024. « Le rêve qui fait rêver »

Un cœur qui transforme les « loups » en « agneaux »

Au cours de mon service comme Recteur Majeur, j’ai pu constater que l’Étrenne est l’un des plus beaux cadeaux que Don Bosco et ses successeurs offrent chaque année à toute la Famille Salésienne. C’est une aide pour cheminer ensemble et atteindre les lieux les plus éloignés de manière capillaire et, en même temps, laisser aux réalités individuelles la liberté d’accueillir, d’intégrer, de valoriser ce qui est proposé pour le chemin propre à chacune des communautés éducatives et pastorales.

En 2024, nous célébrerons le deuxième Centenaire du « rêve-vision que « Giovannino » – le petit Jean – a eu entre 9 et 10 ans dans la maison Becchi »[1] en 1824 : le rêve des neuf ans.

Je considère que le bicentenaire du rêve qui « a conditionné toute la manière de vivre et de penser de Don Bosco, et en particulier la manière de sentir la présence de Dieu dans la vie de chaque personne et dans l’histoire du monde »,[2] mérite d’être placé au centre de l’Étrenne qui guidera l’année éducative et pastorale de toute la Famille Salésienne. Il pourra être repris et approfondi dans la mission d’évangélisation, dans les interventions éducatives et dans les actions de promotion sociale qui, dans toutes les parties du monde, sont menées par les groupes de notre Famille qui trouve en Don Bosco le père inspirateur.

« Je voudrais rappeler ici le « rêve des neuf ans ». I1 me semble, en effet, que cette page autobiographique offre une présentation simple, mais en même temps prophétique, de l’esprit et de Ia mission de Don Bosco. S’y trouve défini le champ d’action qui lui est confié : les jeunes ; s’y trouve indiqué l’objectif de son action apostolique : les faire grandir en tant que personnes au moyen de l’éducation ; s’y trouve proposée la méthode éducative qui s’avérera efficace : le Système Préventif ; s’y trouve présenté l’horizon vers lequel s’orientent toute son action et la nôtre : le projet merveilleux de Dieu qui, avant tous et plus que tout autre, aime les jeunes. »[3] C’est ce qu’écrivait le P. Pascual Chávez Villanueva, Recteur Majeur Émérite, à la fin de son commentaire de l’Étrenne 2012 offerte à la Famille Salésienne pour la première année du triennium préparatoire au bicentenaire de la naissance de Don Bosco (année 2015).

Ce texte est une belle synthèse qui présente l’essence de ce qu’est le « rêve des 9 ans » dans sa simplicité et sa prophétie, dans sa valeur charismatique et éducative. C’est un rêve emblématique que, tout au long de cette année, nous essaierons de rapprocher encore plus du cœur et de la vie de toute la Famille de Don Bosco. Il s’agit d’un rêve, d’un « fameux rêve-vision qui allait devenir et constitue aujourd’hui encore un pilier important, presque un mythe fondateur, dans l’imaginaire de la Famille Salésienne »,[4] un rêve qui nécessite certainement une contextualisation et une attention critique – ce que Don Bosco lui-même a fait et que nos experts en histoire salésienne ont effectué – afin de pouvoir offrir une lecture et donner une interprétation actuelle, vitale et existentielle. Sans aucun doute, c’est un rêve que Don Bosco a gardé dans son esprit et dans son cœur tout au long de sa vie, comme il le déclare lui-même : « À cet âge, j’ai fait un rêve qui me laissa pour toute la vie une profonde impression. »[5] C’est donc un rêve qui a été présent en lui et tout au long du cheminement de la Congrégation Salésienne jusqu’à aujourd’hui, et qui rejoint sans aucun doute toute notre Famille Salésienne.

Dans les paroles du P. Rinaldi, rapportées à l’occasion du premier centenaire du rêve, nous lisons : « Son contenu est en effet d’une telle importance qu’en ce centenaire, nous devons nous faire un devoir strict de l’approfondir avec une méditation plus assidue dans tous les détails, et de mettre en pratique ses enseignements avec générosité, si nous voulons mériter le nom de vrais fils de Don Bosco et de parfaits Salésiens. »[6] Nous sommes en train de vivre intensément l’événement extraordinaire de ce deuxième centenaire qui verra sans aucun doute de nombreuses manifestations dans le monde salésien. Que l’expression de tout cela atteigne le moment le plus festif, festif et aussi le plus profond de la révision pleine d’espérance de nos vies, en faisant des propositions courageuses aux jeunes pour les aider à rêver « grand », certains de la présence du Seigneur Jésus et « main dans la main » avec la Maîtresse de vie, la Dame du rêve, notre Mère.

1. « J’AI FAIT UN RÊVE… » : UN RÊVE TRÈS SPÉCIAL

C’est vrai, il y a deux cents ans, Jean Bosco fit un rêve qui l’a « marqué » pour le reste de sa vie, un rêve qui a laissé en lui une marque indélébile, dont Don Bosco n’a pleinement compris le sens qu’à la fin de sa vie. Voici donc le rêve raconté par Don Bosco lui-même d’après l’édition critique d’Antonio da Silva Ferreira, dont nous ne différons que par deux petites variantes.[7]

[Cadre initial] À cet âge, j’ai fait un rêve qui me laissa pour toute la vie une profonde impression.

[Vision des garçons et intervention de Jean] Pendant mon sommeil, il me sembla que je me trouvais près de chez moi, dans une cour très spacieuse. Une multitude d’enfants, rassemblés là, s’y amusaient. Les uns riaient, d’autres jouaient, beaucoup blasphémaient. Lorsque j’entendis ces blasphèmes, je m’élançai au milieu d’eux et, des poings et de la voix, je tentai de les faire taire.

[Apparition de l’homme vénérable] À ce moment apparut un homme d’aspect vénérable, dans la force de l’âge et magnifiquement vêtu. Un manteau blanc l’enveloppait tout entier. Son visage étincelait au point que je ne pouvais le regarder. Il m’appela par mon nom et m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants. Puis il ajouta : « Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner leur amitié. Commence donc immédiatement à leur faire une instruction sur la laideur du péché et l’excellence de la vertu. » Confus et effrayé je lui fis remarquer que je n’étais qu’un pauvre gosse ignorant, incapable de parler de religion à ces garçons. Alors les gamins, cessant de se disputer, de crier et de blasphémer vinrent se grouper autour de l’homme qui parlait.

[Dialogue sur l’identité du personnage] Sans bien réaliser ce qu’il m’avait dit, j’ajoutai : « Qui êtes-vous donc pour m’ordonner une chose impossible ? » – C’est précisément parce que ces choses te paraissent impossibles que tu dois les rendre possibles par l’obéissance et l’acquisition de la science. – Où, par quels moyens pourrai-je acquérir la science ? – Je te donnerai la maîtresse sous la conduite de qui tu pourras devenir un sage et sans qui toute sagesse devient sottise. – Mais, vous, qui êtes-vous pour me parler de la sorte ? – Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour. – Ma mère me dit de ne pas fréquenter sans sa permission des gens que je ne connais pas : dites-moi donc votre nom. –Mon nom, demande-le à ma mère.

[Apparition de la dame à l’aspect majestueux] À ce moment-là, je vis près de lui une dame d’aspect majestueux, vêtue d’un manteau qui resplendissait de toutes parts comme si chaque point eût été une étoile éclatante. S’avisant que je m’embrouillais de plus en plus dans mes questions et mes réponses, elle me fit signe d’approcher et me prit avec bonté par la main. « Regarde », me dit-elle. Je regardai et m’aperçus que tous les enfants s’étaient enfuis. À leur place, je vis une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et de toutes sortes d’animaux. « Voilà ton champ d’action, (me dit-elle), voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste et tout ce que tu vois arriver en ce moment à ces animaux, tu devras le faire pour mes fils. » Je tournai alors les yeux et voici qu’à la place de bêtes féroces, apparurent tout autant de doux agneaux. Tous, gambadant de tous côtés et bêlant, semblaient vouloir faire fête à cet homme et à cette femme. À ce moment-là, toujours sommeillant, je me mis à pleurer et demandai qu’on voulût bien me parler de façon compréhensible car je ne voyais pas ce que cela pouvait bien signifier. Alors elle me mit la main sur la tête et me dit : « Tu comprendras tout en son temps. »

[Conclusion]À ces mots, un bruit me réveilla et tout disparut. Je demeurai éberlué. Il me semblait que les mains me faisaient mal à cause des coups de poings donnés et que ma figure était endolorie des gifles reçues. Et puis, ce personnage, cette dame, ce que j’avais dit et entendu, tout cela m’obsédait à tel point que, cette nuit-là, je ne pus me rendormir. Au matin, je m’empressai de raconter ce rêve, d’abord à mes frères qui se mirent à rire, puis à ma mère et à ma grand-mère. Chacun donnait son interprétation. Mon frère Joseph disait : « Tu deviendras gardien de chèvres, de moutons ou d’autres bêtes. » Ma mère : « Qui sait si tu ne dois pas devenir prêtre ? » Antoine, d’un ton sec : « Peut-être seras-tu chef de brigands ! » Mais ma grand-mère qui savait pas mal de théologie – elle était parfaitement illettrée –, énonça une sentence péremptoire : « Ilne faut pas faire attention aux rêves. » Moi, j’étais de l’avis de grand-mère. Malgré tout il me fut désormais tout à fait impossible de m’enlever ce rêve de la tête. Ce que je raconterai par la suite lui donnera quelque signification. J’ai toujours gardé le silence sur tout cela et mes parents n’en firent jamais cas. Mais, quand je me rendis à Rome en 1858 pour traiter avec le pape de la Congrégation Salésienne, il se fit tout raconter minutieusement, même ce qui pouvait n’avoir que l’apparence de surnaturel. Je racontai alors pour la première fois le rêve que j’avais fait à l’âge de neuf ou dix ans. Le pape m’ordonna de l’écrire dans son sens littéral, en détail, et de le laisser ainsi comme encouragement aux fils de la Congrégation qui était l’objet de ce voyage à Rome.

Le même rêve se reproduira plusieurs fois dans la vie de Don Bosco et lui-même, qui nous a raconté de sa propre main dans les Memorie ce premier événement dont nous commémorons maintenant le bicentenaire, raconte à plusieurs reprises tout ce qu’il rêve à nouveau bien des années plus tard. En effet, le rêve des neuf ans n’est pas un rêve isolé, mais il fait partie d’une longue et complémentaire séquence d’épisodes oniriques qui ont accompagné la vie de Don Bosco. Il relie lui-même, en les intégrant, trois rêves fondamentaux : celui de 1824 (aux Becchi), celui de 1844 (au Convitto ecclesiastico) et celui de 1845 (dans les œuvres de la Marquise de Barolo), rêves qui contiennent des éléments de continuité et d’autres éléments nouveaux. Dans le rêve, on reconnaît toujours en filigrane le premier tableau et la première scène du pré des Becchi, mais avec de nouveaux détails, de nouvelles réactions, de nouveaux messages, liés aux saisons de la vie que Don Bosco – et non plus Giovannino – vit dans le plein développement de sa mission.

Une autre fois, bien des années plus tard, c’est Don Bosco lui-même qui en parla au P. Barberis en 1875, alors qu’il avait déjà soixante ans. À cette époque, Don Bosco avait vu naître la Congrégation Salésienne (18 décembre 1859), l’Archiconfrérie de Marie Auxiliatrice (18 avril 1869), l’Institut des Filles de Marie Auxiliatrice (5 août 1872) et la Pieuse Société des Coopérateurs Salésiens – selon le nom originel donné par Don Bosco – approuvée le 9 mai 1876.

Lorsque ce rêve s’est présenté pour la dernière fois, Don Bosco était, comme déjà dit, un homme mûr : il a vécu de nombreuses situations, il a affronté et surmonté de nombreuses difficultés, il a vu par lui-même ce que la Grâce et l’Amour de la Vierge Marie avaient opéré en ses garçons ; il a vu beaucoup de miracles de la Providence et n’a pas peu souffert. « « Tu comprendras tout en son temps », lui avait prophétisé le premier songe ; et en 1887, lors de la messe de consécration du temple du Sacré-Cœur à Rome, il entendit cette voix résonner à son oreille et il pleura de joie, il pleura en contemplant les effets merveilleux de sa foi invaincue. »[8]

2. UN RÊVE AUQUEL TOUS LES RECTEURS MAJEURS ONT FAIT RÉFÉRENCE
Je suis particulièrement frappé par le fait que tous les Recteurs Majeurs – à l’exception de Don Rua dont je n’ai pu trouver aucune citation – se sont référés au rêve, à ce rêve de Don Bosco qui a marqué notre Congrégation et la Famille Salésienne. En ce moment, je profite d’un magnifique travail de recherche effectué par M. Marco Bay.[9]

Le P. Paul Albera, deuxième successeur de Don Bosco, se référant à l’Oratoire du Valdocco comme l’Oratoire de Don Bosco, première et unique œuvre pendant de nombreuses années, se réfère au rêve comme au rêve mystérieux dans lequel la Providence lui confie la mission :

« La première Œuvre de D. Bosco, la seule pendant de nombreuses années, fut l’Oratoire des jours de fête (« oratorio festivo »), son Oratoire des jours de fête, qu’il avait déjà entrevu dans le rêve mystérieuxqu’il fit à l’âge de neuf ans et dans les suivants qui éclairèrent progressivement son esprit sur l’Œuvre que la Providence lui avait confiée. »[10]

Le P. Philippe Rinaldi, troisième successeur de Bosco, est celui qui a l’opportunité de vivre le premier centenaire de ce rêve et qui s’efforce de faire en sorte que toute la Congrégation soit imprégnée de la grâce de vivre cet événement. Pour cette raison, il prodigue ces encouragements :

« Dans ma circulaire sur le Jubilé de nos Constitutions, je vous ai déjà parlé, mes chers fils, du centenaire du premier rêve de Don Bosco, en vous invitant à méditer ce rêve et à le mettre en pratique (…) Relisons ensemble, mes bien chers, la page écrite par notre Vénérable Père pour notre instruction, en obéissance au Vicaire de Jésus-Christ ; oui, relisons-la avec une grande vénération, et fixons mot pour mot dans notre esprit cette page qui nous décrit de façon évangélique l’origine surnaturelle, la nature intime et la forme spécifique de notre vocation. Plus on lit cette page, plus elle devient nouvelle et lumineuse. »[11]

Et dans ce même écrit, il fait comprendre aux confrères que, de même que Don Bosco, dans le rêve des neuf ans, a été appelé à une mission, de même nous aussi, nous avons été appelés, sous la conduite bienveillante de la Vierge elle-même qui nous prend par la main, nous montre notre champ d’action et nous stimule de mille manières à acquérir les dons de l’humilité, de la force et de la santé. Nous comprenons parfaitement comment s’applique à nous l’invitation péremptoire à être forts, humbles et robustes : invitation que la Dame du rêve a adressée à Jean Bosco.

« Nous aussi avons reçu l’ordre d’acquérir les moyens nécessaires pour mettre en pratique cette méthode, c’est-à-dire l’obéissance et la science, sous la conduite de la Vierge ; ce que nous avons fait (ou que nous faisons) au cours des années de notre formation religieuse et sacerdotale. Pendant toutes ces années heureuses, la Très Sainte Vierge nous a aussi pris par la main avec bonté et, nous indiquant le champ futur de notre action, nous a stimulés de toutes les manières à acquérir l’humilité, la force et la santé, qui sont les qualités strictement nécessaires à tout vrai fils de Don Bosco. Enfin, nous aussi, nous pourrons voir des multitudes de jeunes, jusque-là complètement ignorants des choses de Dieu, et peut-être déjà malheureuses victimes du mal, courir éclairés, guéris et joyeux pour célébrer Jésus et Marie Auxiliatrice. »[12]

Et, presque comme un encouragement à célébrer ce bicentenaire d’une manière grande et significative, je reprends le Bulletin Salésien du temps du P. Rinaldi, qui raconte la célébration qui a eu lieu à Rome en sa présence :

« Pour un rêve, écrivait le Corriere d’Italia du 2 mai dernier, pour la beauté idéale d’un rêve, hier, dans la grande cour des Œuvres de Don Bosco à Rome, des milliers d’âmes en liesse et applaudissant à tout rompre se sont rassemblées en foule, avec le Cardinal Cagliero, le vénérable Missionnaire, le propre successeur de Don Bosco, le Père Rinaldi, et le Ministre de l’Instruction Publique, Pietro Fedele, pour rendre un hommage émouvant de toutes les puissances de l’esprit à l’incomparable Maître qui, dans l’humilité lumineuse de la Foi, avait suivi les chemins radieux de ce rêve sublime (…) Une couronne vivante de jeunes, garçons et filles, élèves de Don Bosco, une grande foule d’hommes de tous milieux – professionnels, enseignants, militaires, prêtres – tous rassemblés au nom du doux Maître. »
« Il y a cent ans (une autre année sainte, pourquoi l’oublier ?), enfant, Don Bosco faisait un rêve doux et mystérieux. Il voyait d’abord un groupe de garçons des rues qui se battaient entre eux, blasphémaient et juraient. Et il essayait de les rappeler à l’ordre avec son bâton. Il vit alors une Dame et un Homme qui le conduisirent vers un autre groupe, de bêtes, cette fois, de chiens et de chats qui se battaient eux aussi, aboyant et ricanant, mais qui, à un signe de tête des deux personnages, se transformèrent en un troupeau d’agneaux paisibles. »
« Après cent ans, ce rêve est devenu réalité – splendide, vibrante, grandiose. C’est une histoire merveilleuse qui engage déjà le destin de millions de personnes, dans les écoles, dans les missions, dans la vie, dans la prière, dans l’espérance ; toutes les personnes qui ont salué et saluent Don Bosco, le plus grand et le plus saint maître de vie que l’Église et l’Italie aient donné au monde au cours de notre siècle. »[13]

Et le P. Pierre Ricaldone, quatrième successeur de Don Bosco, a vu le germe de l’Oratoire des jours de fête et de toute l’Œuvre salésienne dans le rêve que le petit Jean a eu à l’âge de neuf ans. Suivront bien d’autres étapes, dit le P. Ricaldone, de nombreuses étapes d’une longue pérégrination, avant d’arriver à Pinardi, sur ses terres.

« Il n’y a pas de doute que le premier germe de l’Oratoire festif et de toute l’Œuvre salésienne, on doit le trouver, comme je l’ai dit tout à l’heure, dans le rêve fatidique que Giovannino a eu à l’âge de neuf ans. La Dame à l’aspect majestueux dit alors au jeune berger des Becchi :  » Voici ton champ d’action : rends-toi humble, fort, robuste ; et ce que tu vois arriver à ces animaux en ce moment, tu devras le faire pour mes enfants. » Les Becchi, Moncucco, Castelnuovo, Chieri, sont autant d’étapes : mais Giovannino Bosco est à peine en route ; il marche vers un autre but. Le 8 décembre 1841 est plus qu’un point d’arrivée, c’est un autre point de départ. Il doit accomplir de nouveaux pèlerinages avant d’arriver au hangar Pinardi, au Valdocco, sa terre promise. Pour en revenir à la première image, la tendre petite plante a enfin trouvé sa propre terre ; et à partir de maintenant nous la verrons devenir plus forte et plus grande au-delà de toutes les prévisions humaines. »[14]

Le P. Ricaldone croit même que l’amour et le zèle de Don Bosco pour les vocations proviennent aussi du rêve des neuf ans :

« L’amour et le zèle de Don Bosco pour les vocations ont leur première origine dans le rêve fatidique qu’il fit à l’âge de neuf ans, rêve qui se renouvela de diverses manières substantiellement uniformes pendant presque vingt ans (…) En effet, après ce rêve, le désir de Jean d’étudier pour devenir prêtre et se consacrer au salut des jeunes grandit en lui. »[15]

Le P. René Ziggiotti, cinquième successeur de Bosco, souligne, d’une manière toute particulière, le grand don que la Maîtresse a été pour Don Bosco. En effet, c’est le Seigneur qui fait le don de sa Mère à Jean, surtout comme guide. C’est ainsi qu’il s’exprime :

« « Je te donnerai la Maîtresse sous la conduite de qui tu pourras devenir un sage et sans qui toute sagesse devient sottise » est le mot fatidique du premier rêve, prononcé par le mystérieux personnage, « le Fils de Celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour. » C’est donc Jésus qui donne à Don Bosco sa Mère comme Maîtresse et guide infaillible sur le chemin difficile de toute sa vie. Comment pourrions-nous être assez reconnaissants pour ce don extraordinaire qui a été donné par le Ciel à notre Famille ? »[16]

Et elle, la Mère, la Madone, la Dame du rêve sera tout pour Don Bosco. Cette certitude était très forte chez le P. Ziggiotti et c’est ce qui l’a conduit à demander à chaque Salésien :

« La Madone à qui il fut consacré par sa mère dès sa naissance, qui éclaira son avenir dans le rêve des neuf ans et qui revint ensuite le consoler et le conseiller, sous mille formes, dans les rêves, dans l’esprit prophétique, dans la vision intérieure de l’état des âmes, dans les miracles et les grâces sans nombre, qu’il opérait en l’invoquant, la Vierge Marie est tout pour Don Bosco ; et le Salésien qui veut acquérir l’esprit du Fondateur doit l’imiter dans cette dévotion. »[17]

Et le P. Louis Ricceri, sixième successeur de Don Bosco, a de magnifiques expressions sur le sens du rêve des neuf ans. Le P. Ricceri souligne combien ce rêve a été important pour Don Bosco au point de rester gravé dans son cœur et dans son esprit pour toujours, et comment à travers cela, il s’est senti appelé par Dieu :

« Le rêve des neuf ans. C’est le rêve, écrit Don Bosco dans ses Mémoires, « qui me laissa pour toute la vie une profonde impression. » (MO, 20). L’impression indélébile de ce rêve-vision est due au fait qu’il fut comme une lumière soudaine qui éclaira le sens de sa jeune existence et en traça le chemin. Comme le petit Samuel, Don Bosco s’est senti appelé et envoyé par Dieu en vue d’une mission : sauver les jeunes de tous les lieux, de tous les temps : ceux des pays chrétiens et la « multitude » de ceux des régions non chrétiennes qui vivent encore dans l’attente du grand avènement du Seigneur. »[18]

C’est le rêve, dit le P. Ricceri, dans lequel Don Bosco, qui n’a pas encore la pleine lucidité à cause de son jeune âge, a l’intuition de la grande valeur de vivre pour sauver les âmes, et cette conviction prend forme dans sa vie, dans son esprit, de plus en plus comme un don de la grâce. Et c’est à travers cet événement décisif de sa vie que Don Bosco a eu sa première grande intuition de ce que serait le Système Préventif dans le futur. « Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner leur amitié », écrivait Don Bosco dans son récit de l’événement, après l’avoir entendu de la bouche de la Dame. À tel point qu’à l’avenir, nous pourrons parler d’une relation précieuse entre Don Bosco et la Mère du Seigneur. C’est ainsi que le P. Ricceri s’exprime magnifiquement :

« Sur la base de ce rêve, s’établit entre Don Bosco et la Mère de Jésus une relation à double sens, une collaboration permanente, qui caractérise la vie du futur apôtre. »[19]

Le P. Egidio Viganò, septième successeur de Don Bosco, nous offre d’autres réflexions non moins stimulantes. Je suis heureux de voir cette magnifique ligne de continuité de tous les Recteurs Majeurs dans la lecture, la méditation et l’interprétation du rêve par excellence, en en tirant des enseignements utiles aussi pour le temps présent. Le Père Viganò confirme, comme d’autres successeurs de Don Bosco avant lui, que Marie est la véritable inspiratrice, Maîtresse et Guide de la vocation de Jean, de notre Père Don Bosco.

« Il me semble particulièrement intéressant de souligner que, déjà à l’âge de neuf ans, dans le fameux rêve (qui se répétera plusieurs fois et auquel Don Bosco attache une importance particulière dans sa vie), Marie apparaît à sa conscience de croyant comme un personnage important directement intéressé par un projet de mission pour sa vie. C’est une Dame qui manifeste des préoccupations « pastorales » particulières pour les jeunes : en effet, elle s’est présentée à lui « sous l’apparence d’une Bergère ». Notons tout de suite, ici, que ce n’est pas Giovannino qui choisit Marie, mais que c’est Marie elle-même qui se présente en prenant l’initiative du choix : c’est Elle qui sera, à la demande de son Fils, l’Inspiratrice et la Maîtresse de la vocation de Jean. »[20]

La merveilleuse expérience vécue par Jean lui a permis de nouer une relation très personnelle avec Marie – la Dame du rêve – et c’est pour cette raison que Don Bosco fera l’expérience intime, tout au long de sa vie et à plusieurs reprises, de l’affection très spéciale et grande de la part de Marie. C’est une relation vraiment très spéciale avec la Vierge Marie.

Et le P.Juan Edmundo Vecchi, lehuitième successeur de Don Bosco, note aussi que, convaincu d’être envoyé aux jeunes, Don Bosco se devait de tout concentrer sur ce seul but sacré, les jeunes, et de leur consacrer toutes ses énergies. Tel est le fil conducteur du récit que Don Bosco fait de sa vie dans les Mémoires de l’Oratoire, à partir de son premier rêve : : « Le Seigneur m’a envoyé pour les jeunes ; je dois donc éviter de m’impliquer dans tout ce qui est étranger à ce projet et préserver ma santé pour les jeunes »,[21] toujours convaincu d’être un instrument du Seigneur et que toute sa vie est marquée par cet appel et cette mission auprès des jeunes. C’est ce que confirme un autre grand spécialiste de Don Bosco : « La conviction d’être l’instrument du Seigneur pour une mission tout à fait unique fut profonde et ferme en lui. C’est ce qui fondait en lui l’attitude religieuse caractéristique du serviteur biblique, du prophète qui ne peut échapper à la volonté divine. »[22]

Enfin, le P. Pascual Chávez, neuvième successeur de Don Bosco, parmi un grand nombre de textes, nous en offre un qui m’émeut. Il s’agit d’un hymne à la figure maternelle de Maman Marguerite qui, avec la grâce de Dieu, a su accompagner Giovannino en interprétant et en pressentant comment, dans le rêve des neuf ans, le Seigneur et la Vierge Marie appelaient son fils à une vocation très spéciale. On pourrait parler de Maman Marguerite, affirme le P. Pascual, comme d’une véritable éducatrice « salésienne ».

« C’est cet art éducatif qui a permis à Maman Marguerite d’identifier les énergies cachées chez ses enfants, de les mettre en lumière, de les développer et de les remettre presque visiblement entre leurs mains. C’est particulièrement vrai de son fruit le plus riche, Jean. Comme il est impressionnant de constater chez Maman Marguerite ce sens conscient et clair de la  » responsabilité maternelle  » dans le fait de suivre son enfant chrétiennement et de près, tout en lui laissant l’autonomie dans sa vocation, mais en l’accompagnant sans interruption dans toutes les étapes de sa vie jusqu’à sa mort !
Le rêve que Giovannino a fait à l’âge de neuf ans, s’il a été révélateur pour lui, l’a été certainement aussi (si ce n’est d’abord) pour Maman Marguerite ; c’est elle qui en a eu et manifesté l’interprétation :  » Qui sait si tu ne dois pas devenir prêtre !  »       . Et quelques années plus tard, lorsqu’elle se rendit compte que l’ambiance à la maison était négative pour Jean à cause de l’hostilité de son demi-frère Antoine, elle fit le sacrifice de l’envoyer travailler comme garçon de ferme dans l’exploitation agricole des Moglia à Moncucco. Une mère qui se prive de son très jeune fils pour l’envoyer travailler la terre loin de la maison, fait un vrai sacrifice. Cependant elle, elle le fit non seulement pour éliminer un désaccord familial, mais aussi pour diriger Jean sur la route que leur avait révélée le rêve, à elle et à lui (…) La Divine Providence lui fit la grâce d’être une éducatrice « salésienne ». »[23]

3. LE RÊVE PROPHÉTIQUE: un joyau précieux dans le charisme de la Famille de Don Bosco
Dans les points précédents, nous avons lu comment le P. Philippe Rinaldi invitait les confrères, et certainement à ce moment-là aussi les Filles de Marie Auxiliatrice, les Salésiens Coopérateurs, les Dévots de Marie Auxiliatrice et, j’imagine, également les Anciens Elèves, à lire le rêve, à l’approfondir, à l’intérioriser et à en ressentir l’écho, dans leurs cœurs. Je n’ai aucun doute là-dessus. Certes, il y a unanimité dans tous les écrits – qu’il s’agisse de recherches historiques, d’études historico-critiques, de réflexions sur la spiritualité salésienne ou de lectures éducatives et pastorales – pour reconnaître que ce rêve est bien plus qu’un simple rêve. Il contient, en effet, tant d’éléments charismatiques que j’ose l’appeler un joyau précieux de notre charisme et une véritable « feuille de route »pour la Famille de Don Bosco.

On pourrait vraiment dire que rien n’y manque et qu’il n’y a rien de superflu. C’est à cela que je veux faire référence maintenant.

Regarder le rêve
Où regarder en ce moment ? D’abord vers le rêve lui-même, car il est d’une richesse charismatique étonnante. Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas un mot de trop et il ne manque certainement rien. Il est plus qu’évident que Don Bosco s’est efforcé de l’écrire pour nous faire comprendre qu’il ne s’agit pas seulement « d’un » rêve, mais que nous devons le considérer comme « le » rêve qui marquera toute sa vie – même si, à l’époque, alors qu’il était enfant, il ne pouvait pas l’imaginer. En effet, « Don Bosco, âgé de presque soixante ans – il se sentait vieux désormais, et il l’était pour l’époque – dut faire face au problème de donner un fondement historico-spirituel à sa Congrégation, en en rappelant les origines providentielles qui la justifiaient. Qu’y a-t-il de mieux que de « raconter » à ses fils comment le berceau de la « Congrégation des Oratoires », dans sa genèse, son développement, sa finalité et sa méthode, a été une institution voulue par Dieu comme instrument pour le salut de la jeunesse dans les temps nouveaux ? »[24] En effet, les Mémoires de l’Oratoire, où Don Bosco raconte le rêve, ne sont rien d’autre que le rêve qui s’est déroulé dans l’histoire de sa vie, à l’Oratoire et dans la Congrégation. C’est pourquoi il dit aussi dans l’introduction de son manuscrit :

« Voici donc ces menus souvenirs confidentiels, capables d’apporter quelque lumière et d’être utiles à (ceux qui travaillent dans) cette institution que la divine Providence a confiée à la Société de Saint-François-de-Sales. »[25] Et « À quoi donc ce travail pourra-t-il servir ? Il servira de norme pour surmonter les difficultés à venir en prenant leçon du passé. II servira à faire connaître comment Dieu lui-même conduit chaque chose en son temps. Enfin, il servira d’agréable délassement à mes fils quand ils pourront lire (le récit) des événements que leur père a vécus. Ils le feront encore plus volontiers quand, appelé à rendre compte à Dieu de mes actions, je ne serai plus au milieu d’eux. »[26]

La narration des Mémoires de l’Oratoire (et du rêve des neuf ans qui en fait partie) a été d’une telle importance qu’elle a impliqué d’importants experts salésiens dans son étude tout au long de leur vie, saisissant différentes perspectives au fil des ans. Un exemple riche et remarquable est constitué, par exemple, par les différents accents que le grand spécialiste de la pédagogie salésienne, le Père Pietro Braido, a mis en œuvre au cours de plusieurs décennies. Il s’agirait « d’une histoire édifiante laissée par un fondateur aux membres de la Société d’apôtres et d’éducateurs qui devaient perpétuer son œuvre et son style, en suivant ses directives, ses orientations et ses leçons. » (1965) – Ou « d’une histoire de l’Oratoire plus « théologique » et plus pédagogique que réelle, peut-être le document « théorique » d’animation le plus longuement médité et voulu par Don Bosco. » (1989) –   « Peut-être le livre le plus riche de contenus et d’orientations préventives » que Don Bosco ait écrit : « un manuel de pédagogie et de spiritualité « racontée », dans une perspective clairement oratorienne » (1999) – Ou encore un écrit dans lequel « la parabole et le message » passent avant et « au-dessus de l’histoire » pour illustrer l’action de Dieu dans les affaires humaines, et ainsi, par la réjouissance et la récréation, « réconforter et confirmer les disciples » dans une claire perspective « oratorienne » (1999). [27]

L’une des pierres précieuses de ce joyau, auquel je me réfère, est celle qui nous permet, à nous qui entrons dans le rêve avec un cœur salésien, quel que soit notre parcours chrétien-salésien ou dans la Famille de Don Bosco, d’être interpellés dans nos cœurs : sommes-nous prêts à apprendre, sommes-nous disposés à nous laisser surprendre par Dieu qui accompagne nos vies,  comme il a  guidé la vie de Don Bosco, et à nous sentir fils et filles face à l’immense paternité qui émane de la figure de notre père ? Car :

Si l’on ne devient pas CROYANT et si l’on n’est pas convaincu que Dieu est à l’œuvre dans l’histoire, dans l’histoire de Don Bosco et dans l’histoire personnelle de chacun, on ne comprendra rien ou presque des Mémoires de l’Oratoire et du rêve, et tout cela ne sera qu’une « belle histoire ».
Si l’on ne devient pas FILS ou FILLE, on ne pourra pas se mettre à l’écoute de la paternité que Don Bosco entend communiquer à travers les Mémoires de l’Oratoire.
Si l’on ne devient pas DISCIPLE, disposé à apprendre, on n’entre pas vraiment dans l’esprit desMémoires de l’Oratoire et du rêve.

Il me semble que ces trois dispositions initiales (foi, filiation et être disciple) sont des « clés essentielles » pour comprendre et assumer pour nous-mêmes ce que Don Bosco nous a raconté et nous a laissé comme héritage spirituel. Ce qui s’est passé dans sa vie, ce qui l’a marqué et éclairé pour toujours, Don Bosco a voulu en faire un héritage qui aiderait profondément ses Salésiens et nous tous qui, par grâce, nous sentons et faisons partie de sa Famille.

Les jeunes, protagonistes du rêve …
Dès le premier instant du rêve, la « mission oratorienne » confiée à Jean Bosco est évidente, même s’il ne sait pas comment la réaliser ni comment l’exprimer. Comme nous pouvons le voir, la scène est pleine de garçons, des garçons qui sont absolument réels dans le rêve de Giovannino.

Par conséquent, il me semble possible de dire que les jeunes sont les protagonistes centraux du rêve, et que, même s’ils ne prononcent pas un mot, tout tourne autour d’eux. De plus, les personnages « célestes » et Jean Bosco lui-même sont là grâce à eux et pour eux. Tout le rêve est donc à eux et pour eux : pour les jeunes. Si nous excluions les jeunes de ce rêve, il ne resterait plus rien de significatif pour notre mission.

Mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils ne sont pas comme une photographie qui fixe une image en un instant. Ces garçons sont constamment en mouvement et en action : aussi bien lorsqu’ils sont agressifs (comme des loups) que lorsqu’ils ne se supportent pas, et lorsque, transformés comme la Dame du rêve le demande à Giovannino, ils deviendront (comme des agneaux) des garçons sereins, amicaux et cordiaux. La chose la plus importante qui se passe dans le rêve et que Don Bosco lui-même apprend et, par la suite, tous ses disciples, c’est de découvrir que le processus de transformation est toujours possible. Il s’agit d’un mouvement – permettez-moi de le dire – « pascal », un mouvement de conversion et de transformation, de loups en agneaux, et d’agneaux en une communauté de jeunes – dirions-nous dans le langage d’aujourd’hui – qui célèbre Jésus et Marie. Il me semble certainement que c’est un élément essentiel et central du rêve.

… où il y a un appel vocationnel clair
« Voilà ton champ d’action, voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste et tout ce que tu vois arriver en ce moment à ces animaux, tu devras le faire pour mes fils. »[28] Ce qui se passe dans le rêve est avant tout un appel, une invitation, une vocation, qui semble impossible, inaccessible. Jean Bosco se réveille fatigué ; il a même pleuré. Et quand l’appel vient de Dieu (le personnage d’aspect vénérable dans le rêve est Jésus), la direction qu’un tel appel peut prendre est imprévisible et déconcertante.

Cet appel est quelque chose de très spécial dans le rêve, il est d’une richesse unique. Je dis cela parce qu’il semblerait qu’en raison de son âge, de son absence de père, du manque presque total de ressources, de la pauvreté, des problèmes internes au sein de la famille, des querelles avec son demi-frère Antoine, des difficultés d’accès à l’école à cause de la distance et de la nécessité de travailler dans les champs, il n’y ait pas d’autre avenir possible pour Jean que de rester là, à cultiver les champs et à s’occuper des animaux. Pour nous aussi, ce rêve peut sembler irréalisable et lointain, peut-être destiné à quelqu’un d’autre, mais pas à lui. C’est la même interprétation que la famille de Giovannino donne à ce rêve, comme le confirment les paroles de sa grand-mère : « Il ne faut pas faire attention aux rêves. »[29]

Cependant, c’est précisément cette situation difficile qui rend Don Bosco (à ce moment-là « Giovannino ») très humain, ayant besoin d’aide, mais aussi fort et enthousiaste. Sa volonté, son caractère, son tempérament, sa force d’âme et la détermination de sa mère, Maman Marguerite, une foi profonde de la part de sa mère et de Jean lui-même, rendent tout cela possible. Le rêve sera toujours là, mais lui le découvrira à travers la vie : j’ai compris comment, petit à petit, tout s’est réalisé… Il n’y a pas de magie, ce n’est pas un rêve « féerique », il n’y a pas de prédestination, mais une vie pleine de sens, de questions, de sacrifices, mais aussi de foi et d’espérance qui nous pousse à la découvrir et à la vivre chaque jour.

Dans le rêve, un homme très respectable, d’apparence virile, apparaît et parle à Jean, l’interroge et le remet entre les mains de sa Mère, la « Dame ». Il y a certainement un envoi en mission. Une mission de pasteur-éducateur où une méthode est également indiquée : la douceur et la charité. Voici un exemple de sa réponse vocationnelle :

« Jean, fidèle dès son plus jeune âge à l’inspiration divine, se met à travailler dans le champ d’action qui lui avait été assigné par la Providence. Il n’a pas encore dix ans et il est déjà apôtre parmi ses compatriotes du village de Murialdo. N’est-ce pas un « Oratoire festif », quoique embryonnaire, à l’état d’esquisse, qu’en 1825 commença le petit Jean, en utilisant les moyens compatibles avec son âge et son éducation ?
Doué d’une mémoire prodigieuse, amateur de livres, assidu aux prédications, il retient précieusement tout, instructions, faits, exemples, pour les répéter à son petit auditoire, inculquant avec une efficacité admirable l’amour de la vertu à ceux qui accourent pour admirer son habileté dans les jeux et entendre ses paroles enfantines mais chaleureuses. »[30]

Et elle, Marie, marquera à jamais le rêve de Jean et la vie de Don Bosco
Nous en arrivons au moment central du rêve : la médiation maternelle de la Dame (liée au mystère du nom). Pour Jean Bosco, sa mère et la Mère « qu’il a appris à saluer trois fois par jour », ce sera un lieu d’humanité où se reposer, où trouver sécurité et refuge dans les moments les plus difficiles.

« Je te donnerai la maîtresse sous la conduite de qui tu pourras devenir un sage et sans qui toute sagesse devient sottise. » C’est elle, en effet, qui lui indique à la fois le domaine où il devra travailler et la méthodologie à utiliser : « Voilà ton champ d’action, voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste. » Marie est sollicitée dès le début pour la naissance d’un nouveau charisme, car c’est précisément sa spécialité de porter en son sein et d’enfanter : c’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’un Fondateur, qui doit recevoir de l’Esprit Saint la lumière originelle du charisme, le Seigneur dispose que ce soit sa propre mère, Vierge de la Pentecôte et modèle immaculé de l’Église, qui en soit la Maîtresse. En effet, elle seule, la « pleine de grâce », comprend tous les charismes de l’intérieur, telle une personne qui connaîtrait toutes les langues et les parlerait comme s’il s’agissait de la sienne.[31]  C’est comme si le Seigneur du rêve disait au tout jeune Jean Bosco : « Désormais, entends-toi bien avec elle. »

Comme déjà dit plus haut, « ce n’est pas Giovannino qui choisit Marie, mais c’est Marie qui se présente en prenant l’initiative du choix : c’est Elle qui sera, à la demande de son Fils, l’Inspiratrice et la Maîtresse de la vocation de Jean. »[32]

Cette dimension féminine-maternelle-mariale est peut-être l’une des dimensions les plus difficiles du rêve. Lorsque nous regardons cette réalité avec sérénité, cet aspect se transforme en quelque chose de beau. C’est Jésus lui-même qui donne à Giovannino une maîtresse qui est sa Mère, et à qui « il doit demander son nom. » Giovannino doit travailler « avec ses fils à elle », et c’est « Elle » qui s’occupera de la continuité du rêve dans la vie, qui prendra Jean par la main jusqu’à la fin de ses jours, jusqu’au moment où il comprendra vraiment tout.

Il y a une grande intentionnalité à vouloir dire que, dans le charisme salésien en faveur des enfants les plus pauvres, les plus démunis et privés d’affection, la dimension de les traiter avec « douceur », avec douceur et charité, ainsi que la dimension « mariale », sont des éléments indispensables pour ceux qui veulent vivre ce charisme. La Madone a à voir avec la formation à la « sagesse du charisme ». Et c’est pourquoi il est difficile de comprendre que dans le charisme salésien il pourrait y avoir quelqu’un (personne, groupe ou institution) qui laisserait la présence mariale à l’arrière-plan. Sans Marie de Nazareth, nous parlerions d’un autre charisme, non pas du charisme salésien, ni des fils et des filles de Don Bosco. Le P. Ziggiotti le dit d’une manière merveilleuse, dans cette recherche que nous avons faite sur les commentaires des Recteurs Majeurs sur le rêve :

« Je voudrais convaincre tous les Salésiens de ce fait très important, qui illumine toute la vie du Saint d’une lumière céleste et donne donc une valeur indiscutable à tout ce qu’il a fait et dit dans sa vie : la Madone à qui il fut consacré par sa mère dès sa naissance, qui éclaira son avenir dans le rêve des neuf ans et qui revint ensuite le consoler et le conseiller, sous mille formes, dans les rêves, dans l’esprit prophétique, dans la vision intérieure de l’état des âmes, dans les miracles et les grâces sans nombre, qu’il opérait en l’invoquant, la Vierge Marie est tout pour Don Bosco ; et le Salésien qui veut acquérir l’esprit du Fondateur doit l’imiter dans cette dévotion. ».[33]

Docile à l’Esprit, confiant en la Providence
Certes, il y a beaucoup à apprendre. Devenir humble, fort et robuste, c’est se préparer à ce qui nous attend. Jean Bosco devra être obéissant, docile à la sagesse du Maître. Il devra apprendre à voir et à découvrir les processus de transformation, comprendre que l’itinéraire, le chemin parcouru avec ces jeunes conduit à la vie, et à la rencontre avec le Seigneur du rêve et avec sa mère, conduit à Jésus et à Marie. Jean Bosco a découvert tout cela.

Ce qui est en jeu, c’est l’obéissance à Dieu, la docilité à l’Esprit. Marie est Celle qui « laisse les choses arriver », qui laisse se réaliser en elle ce que Dieu a pensé et rêvé, au point d’exprimer son « fiat » à Dieu et de proclamer : « le Seigneur fit pour moi des merveilles ». De même aussi le Salésien, la Fille de Marie Auxiliatrice, chaque Salésien Coopérateur, chaque Dévot de Marie Auxiliatrice, chaque membre de notre Famille Salésienne, qui est la Famille de Don Bosco, devra apprendre et faire sien ce style de docilité à l’Esprit. J’ajoute que j’aimerais que ce style prenne vraiment corps à toutes les étapes de la formation initiale et de la formation permanente dans chaque Groupe, Congrégation et Institution salésienne. Et n’oublions pas que les « formateurs » et les « personnes en formation » devraient être – nous devrions être – les premiers à « nous laisser former » par l’Esprit, comme Marie.

Le rêve offre, comme aucun autre élément, comme aucune autre réalité, ce que je crois que l’on peut définir comme des indices « inaliénables » de l’ADN du charisme. Ce sont ces indices ou « principes » qui peuvent nous aider à lire, à discerner et à agir en harmonie avec la fidélité créatrice.

Et n’oublions pas qu’il s’agit d’une tâche communautaire que nous devons accomplir ensemble, « de manière synodale », pourrions-nous dire aujourd’hui dans la ligne des récents travaux synodaux, en tant que Famille Salésienne.

Accompagner Don Bosco dans sa réflexion sur son rêve des neuf ans, c’est aussi souligner son abandon à la Providence, c’est nous placer, comme lui, dans le « Tu comprendras tout en son temps ». Pour Don Bosco, le rêve même était une action de la Providence. Voilà la conviction radicale, le choix fondamental de la vie, « l’essence de l’âme de Don Bosco », le point central, la partie la plus profonde et la plus intime de sa personne. Il ne fait aucun doute que l’abandon à la Divine Providence, comme il l’avait appris de sa mère, a été décisif pour notre père et doit être pour nous la garantie de la continuité de la spiritualité salésienne. C’est l’abandon à Dieu, la confiance en Dieu, parce que le Dieu que Don Bosco a appris à aimer est un Dieu fiable. Il agit vraiment dans l’histoire, et il l’a fait dans l’histoire de l’Oratoire, au point que Don Bosco est allé jusqu’à dire aux Directeurs salésiens, le 2 février 1876 :

« Les autres Congrégations et Ordres religieux ont eu à leurs débuts quelque inspiration, quelque vision, quelque fait surnaturel qui a donné une impulsion à la fondation et en a assuré l’établissement. Mais le plus souvent, cela s’est arrêté à un ou quelques-uns de ces faits. Mais ici, chez nous, les choses se passent bien différemment. On peut dire qu’il n’y a rien qui n’ait été connu auparavant. Aucun pas n’a été fait par la Congrégation sans qu’un fait surnaturel ne le conseille, aucun changement ou perfectionnement ou élargissement qui n’ait été précédé d’un commandement du Seigneur… Nous aurions pu, par exemple, écrire toutes les choses qui nous sont arrivées avant qu’elles n’arrivent et les écrire minutieusement et avec précision. »[34]

Cependant, « pas avec des coups ». L’art de la douceur et de la patience pédagogique
Le rêve ne nous parle pas seulement d’un passé, mais aussi d’un présent, d’un aujourd’hui extrêmement actuel. Le « pas avec les coups » que la Madone dit à Jean dans le rêve nous interpelle encore aujourd’hui, et rend plus nécessaire que jamais de réfléchir sur notre manière salésienne d’éduquer les jeunes, car le discours de la haine et de la violence ne cesse d’augmenter. Notre monde devient de plus en plus violent et nous, éducateurs et évangélisateurs des jeunes, devons être une alternative à ce qui angoissait tant le petit Jean dans son rêve et qui nous fait tant de mal aujourd’hui. Comme l’a dit le Recteur Majeur, le P. Pascual Chávez, dans l’Étrenne de 2012,[35] il ne fait aucun doute que nous devrons « affronter les loups » qui veulent dévorer le troupeau : l’indifférentisme, le relativisme éthique, le consumérisme qui détruit la valeur des choses et des expériences, les fausses idéologies, et tout ce qui frappe vraiment et qui est une vraie violence.

Je crois que ce message est aussi actuel aujourd’hui qu’il l’était lorsque Giovannino (notre futur Don Bosco, père et maître) l’a reçu.

Le « pas avec les coups » est un « non absolu ». C’est très clair, et c’est la seule correction – on pourrait presque dire un reproche – que Jean Bosco reçoit dans son rêve. Et avant toute chose, c’est une certitude pour nous, la grande certitude que le chemin de la force et de la violence ne mène pas dans la bonne direction du charisme. Les « coups » du rêve peuvent prendre mille formes aujourd’hui. En fait, je me suis intéressé à lire, à réfléchir et à préciser de nombreuses formes de violence plus ou moins subtiles qui nous entourent et qui doivent être bannies de notre horizon éducatif et pastoral et de notre univers charismatique.

« Pas avec les coups » signifie lutter consciemment et sans aucune justification contre toutes sortes de violences :

Violence physique qui porte atteinte au corps (pousser, donner des coups de pied, gifler, coincer contre le mur, lancer des objets).

Violence psychologique et verbale qui nuit à l’estime de soi. La violence qui insulte et disqualifie, qui isole, qui surveille et contrôle sans respect. Violence et abus psychologique qui font que certaines personnes ont l’impression qu’elles ne donnent jamais assez d’elles-mêmes. Violence qui fait que les gens se considèrent toujours comme différents et dans l’erreur, voire immatures pour avoir pensé honnêtement ce qu’ils pensent. Violence et abus de la part de ceux qui ne s’intéressent à l’autre que lorsqu’ils veulent en tirer profit.

Violence affective et sexuelle qui nuit au corps, au cœur et aux affections les plus intimes, qui laisse des traces de douleur indélébiles et peut se manifester verbalement ou par écrit, avec des regards ou des signes qui dénotent obscénité, harcèlement, intimidation et même abus.

Violence économique par laquelle l’argent qui vous appartient ou qui est utilisé pour faire le bien est retenu, détourné, volé.

La violence est aussi une cyberviolence, une « cyberintimidation » avec harcèlement par le biais de l’internet, de sites web, de blogs, de textos ou de messages électroniques, ou encore de vidéos.

Violence qui découle de l’exclusion sociale où des personnes, des étudiants, des adolescents sont exclus ou humiliés publiquement, sans aucun respect.

Violence caractérisée par la maltraitance, par des verbes tels que menacer, manipuler, dévaloriser, nier, remettre en cause, humilier, insulter, disqualifier, se moquer, montrer de l’indifférence.

Il ne fait aucun doute que, charismatiquement, nous possédons l’antidote à ces situations qui nuisent à la vie. Il s’agit du génie pastoral de Don Bosco : « En nous souvenant, d’autre part, que l’intervention de Marie dans le premier rêve de Jean Bosco a été initialement de configurer le « génie apostolique » qui nous caractérise dans l’Église, je vous invite à concentrer ensemble notre réflexion sur le projet qui caractérise notre génie pastoral : le Système Préventif. »[36]

ELLE, la Dame : Maîtresse et Mère
La Dame du rêve se présente comme Maîtresse et Mère. Elle est la mère des deux : du majestueux Seigneur du rêve et de Giovannino lui-même ; une mère – permettez-moi la paraphrase – qui, le prenant par la main, lui dit :

« Regarde » : combien il est important pour nous de savoir regarder, et combien il est grave de ne pas « voir » les jeunes dans leur réalité, dans ce qu’ils sont ; quand nous ne réussissons pas à voir ce qu’il y a de plus authentique en eux, et ce qu’il y a de plus tragique et de plus douloureux en eux et dans leur vie. « Regarde » est le premier mot que dit la « dame d’aspect majestueux, vêtue d’un manteau qui resplendissait de toutes parts comme si chaque point eût été une étoile éclatante. »

Sans vouloir trop « interpréter » un seul verbe, il me semble qu’il y a là un signe « préventif » de ce que sera en fait le chemin que notre père devra suivre, fait avant tout d’apprentissage par l’expérience. Pensons combien les yeux comptent dans la vie de Don Bosco… C’est ce qu’il voit, lorsqu’il arrive à Turin – ou plutôt ce que Cafasso l’aide à voir – qui donne naissance à notre mission. C’est à partir de la façon dont il voit chaque garçon (on se souvient des premières rencontres dans les biographies qu’il écrit) : il y a là l’incipit qui est comme un miracle suivi de tout le reste, à la fois pour Savio, pour Magon, pour Cagliero, pour Rua… Au musée de Chieri, il y a une sculpture représentant les yeux et les regards de Don Bosco, qui était restée à côté de son autel en 1988. Il y a quelque chose d’unique dans son regard et le « regarde » dit par la Dame du rêve n’en est pas moins original et unique.

C’est précisément autour du « regard » qu’il est possible de trouver une référence explicite à un mot aussi fondamental pour nous que l’assistance. Et nous savons tous à quel point c’est essentiel.

Mon attention, cependant, ne s’éloigne pas beaucoup du pré des rêves aux Becchi, parce qu’en fait, sans qu’il ne s’en rende compte, Giovannino se formera par l’expérience : il apprendra de la vie, surtout dans les moments d’extrême difficulté et de fatigue.

« Regarde » amène la personne à se décentrer d’elle-même, à saisir quelque chose qui dépasse son horizon et son imagination et qui devient une invitation, un défi, une provocation, un appel et un guide. Car cela demande une implication pleine et entière à travers laquelle Jean fera tout son possible en faveur des jeunes. C’est à partir de là que nous pouvons aussi saisir l’importance de l’environnement dans toute la pédagogie salésienne.

Rien n’est enlevé au soin indispensable de l’intériorité et du silence. Nous sommes appelés à lever le regard, aussi bien quand nous le fixons sur le mystère de Dieu que lorsque nous passons à côté de l’homme qui « descendait de Jérusalem à Jéricho et tomba sur des bandits. » (Lc 10,30) Et c’est ce qui a toujours caractérisé la personne de Don Bosco, de l’enfance à la fin de sa vie.

« Apprends » : Devenir humble, fort et robuste, parce qu’il y a un besoin de simplicité face à tant d’arrogance ; la force face à tant de choses auxquelles on doit faire face dans la vie ; et cette robustesse qu’est la résilience, ou la capacité de ne pas se décourager, de ne pas « baisser les bras » lorsqu’il semble que l’on soit incapable de faire quelque chose.

Il est intéressant de noter que ce qui rend Jean « doux » (humble, fort, robuste), ce sont les événements (l’expérience) que la Providence (Marie) met sur son chemin. Par exemple, quelque temps après le rêve, en février 1828 (alors qu’il n’avait que douze ans), Maman Marguerite a été forcée de l’éloigner de la maison à cause des conflits avec Antoine. Le soir, Jean arrive à la ferme Moglia où il est accueilli plus par pitié que par réel besoin – ce n’est pas en hiver que l’on cherchait des garçons de ferme. Quoi qu’il en soit, la ferme est assez éloignée mais en même temps assez proche de Moncucco où se trouve l’un des meilleurs curés que le diocèse de Turin ait eus, Don Francesco Cottino (dont pour l’instant notre littérature salésienne parle encore très peu). Jean le rencontre tous les dimanches. C’est le premier « face à face », la première rencontre avec un vrai guide pour Jean. Ainsi, une saison qui ne pouvait être que triste et sombre devient une occasion très importante pour son cheminement. On sait aussi que le 3 novembre 1829, son oncle Michel le ramena dans sa famille, aux Becchi, et que le 5 novembre, Jean rencontrera Don Calosso à son retour de la mission de Buttigliera.

C’est pourquoi je considère qu’il est très important d’insister fortement sur l’incroyable accompagnement-direction de la Providence. Jean y correspond en s’impliquant librement. Cependant, les événements et les personnes qui se succèdent au bon moment sont les artisans de cet « humble, fort et robuste » indispensable à la mission qui, entre-temps, mûrit de plus en plus en lui.

Il y a donc un primat de la Grâce qui vaut avant tout pour nous si nous sommes capables de nous laisser former, et qui devient ainsi fécond pour la mission. Au point qu’il n’y a plus de limites ou de difficultés qui empêcheraient la croissance vers cette plénitude de vie qu’est la sainteté, quel que soit le contexte, même le plus exigeant.  

Évidemment, tout cela ne nous dispense pas de faire tous les efforts nécessaires pour améliorer les situations et surmonter les injustices. En effet, Don Bosco va « s’allier » avec la Providence sans limiter ses efforts, ses rencontres, la rédaction de contrats de travail pour défendre et protéger les jeunes apprentis qui sont les hôtes du premier oratoire. Surtout, Don Bosco ne les prive pas du ciel ! mais leur indique qu’il y a toujours « quelque chose de plus », un objectif supérieur auquel tout le monde peut accéder.

Une leçon similaire a été suggérée par sainte Mère Thérèse de Calcutta avec ses efforts « inutiles » pour les moribonds de Calcutta. Entre autres choses, sur une affiche qu’elle avait écrite à la main et accrochée dans sa chambre au début de sa nouvelle vie pour les plus pauvres d’entre les pauvres, elle avait écrit ces mots noir sur blanc : « Da mihi animas cætera tolle ».

« Et soyez patients », c’est-à-dire donnons du temps à tout et laissons Dieu être Dieu.

4. UN RÊVE QUI FAIT RÊVER
Chers membres de la Famille Salésienne, je ne peux pas conclure mon commentaire sur l’Étrenne sans exprimer pour les jeunes et pour nous, les nombreux rêves que je porte dans mon cœur. Ils peuvent s’identifier au désir de continuer à grandir dans la fidélité charismatique ; ou à l’aspiration et à la provocation sereine face à des changements qui nous sont difficiles, aux résistances qui peuvent étouffer le feu vivant de notre charisme. Ou encore des pulsions qui veulent traduire en réalité le rêve même de Don Bosco, mais deux cents ans plus tard !

Ces rêves, je les partage avec vous, dans l’espoir que quiconque me lit, où qu’il se trouve dans le vaste monde salésien, puisse sentir que quelque chose de ce qui est écrit ici lui est aussi destiné. Voici quelques éléments qui me semblent concrets pour la réalisation du rêve des neuf ans :

Don Bosco nous a montré tout au long de sa vie que seules les relations authentiques transforment et sauvent. Le Pape François nous dit la même chose : « Il ne suffit donc pas de disposer de structures, si on ne développe pas en leur sein d’authentiques relations ; c’est, de fait, la qualité de ces relations qui évangélise.»[37] C’est pourquoi j’exprime le désir que chaque maison de notre Famille Salésienne soit ou devienne un espace vraiment éducatif, un espace de relations respectueuses, un espace qui aide à grandir de manière saine. En cela, nous pouvons et nous devons faire la différence, parce que les relations authentiques sont à l’origine de notre charisme, à l’origine de la rencontre avec Barthélemy Garelli, à l’origine de la vocation même de Don Bosco.

Chaque choix de Don Bosco faisait partie d’un projet plus grand : le plan de Dieu pour lui. Par conséquent, aucun choix n’était superficiel ou banal pour Don Bosco. Son rêve n’était pas une anecdote de sa vie, ni un simple événement, mais une réponse vocationnelle, un choix, un chemin, un programme de vie qui prenait forme au fur et à mesure qu’il était vécu. Je rêve donc que chaque Salésien, chaque membre de la Famille de Don Bosco, éprouve, par vocation et par choix, de se sentir mal à l’aise et qu’il fasse l’expérience directe de la douleur, de la fatigue et de la peine de tant de familles et de jeunes qui luttent chaque jour pour survivre, ou pour vivre avec un peu plus de dignité. Et qu’aucun de nous ne soit réduit à être un spectateur passif ou indifférent face à la douleur et à l’angoisse de tant de jeunes.

« Le rêve premier, le rêve créateur de Dieu notre Père précède et accompagne la vie de tous ses enfants. »[38]NotreDieu a un rêve pour chacun de nous, pour chacun de nos jeunes, un projet pensé, « conçu » pour nous par Dieu lui-même. Le secret du bonheur tant désiré de tous sera précisément celui de découvrir la correspondance et la rencontre entre ces deux rêves : le nôtre et celui de Dieu. Et donc, comprendre ce qu’est le rêve de Dieu pour chacun de nous signifie, tout d’abord, réaliser que le Seigneur nous a donné la vie parce qu’il nous aime, au-delà de ce que nous sommes, y compris de nos limites. Nous devons donc croire que notre Dieu veut faire de grandes choses en chacun de nous ! Nous sommes tous précieux, nous avons une grande valeur, parce que, sans chacun de nous, il manquera quelque chose dans le monde et dans l’Église. En fait, il y aura des gens que je suis le seul à pouvoir aimer, des mots que je suis le seul à pouvoir dire, des moments que je suis le seul à pouvoir partager.

Et sans rêves, il n’y a pas de vie. Pour les êtres humains, pour nous tous, rêver, c’est se projeter, avoir un idéal, un sens dans la vie. La pire pauvreté des jeunes est de les empêcher de rêver, de les priver de leurs rêves ou de leur imposer des rêves inventés. Chacun de nous est un rêve de Dieu. Il est important de découvrir quel est mon rêve, quel rêve Dieu a pour moi. Et nous devons essayer de le développer, de le réaliser, parce que notre bonheur et celui de nos frères et sœurs en dépendent. Souvenons-nous de la façon dont Don Bosco pleura d’émotion et de joie lorsque, le 16 mai 1887, « il vit se réaliser » le rêve qui définissait sa vie, sa vocation, sa mission.

Dieu fait de grandes choses avec des « outils simples » et nous parle de multiples façons, même au plus profond de notre cœur, à travers les sentiments qui nous animent, à travers la Parole de Dieu reçue avec foi, approfondie avec patience, intériorisée avec amour, suivie avec confiance. Aidons-nous nous-mêmes, ainsi que nos garçons, nos filles et nos jeunes, à écouter leur cœur, à déchiffrer leurs mouvements intérieurs, à exprimer ce qui s’agite en eux et en nous, à reconnaître quels signes ou « rêves » révèlent la voix de Dieu et lesquels, au contraire, sont le résultat de choix erronés.

« Les difficultés et les fragilités des jeunes nous aident à être meilleurs, leurs questions nous défient, leurs doutes nous interpellent sur la qualité de notre foi. Leurs critiques aussi nous sont nécessaires, car bien souvent, à travers elles, nous écoutons la voix du Seigneur qui nous demande de convertir notre cœur et de renouveler nos structures.»[39] Un éducateur authentique sait découvrir avec intelligence et patience ce que chaque jeune porte en lui-même, et en tant que tel, il agira avec compréhension et affection, cherchant à se faire aimer.[40] Je rêve et je désire rencontrer chaque jour, dans chaque maison salésienne du monde, des Salésiens et des laïcs qui croient au miracle que l’éducation et l’évangélisation salésiennes ont le pouvoir de réaliser.

Vivre humainement, c’est « devenir », c’est se réaliser, c’est jouir des résultats qui sont le fruit de processus patients par lesquels Dieu agit et intervient dans nos vies. Comme je souhaite que notre passion éducative ressemble à celle de Don Bosco, « père de la bonté affectueuse salésienne » [« amorevolezza »] , afin que dans toutes nos présences dans le monde, les garçons et les filles rencontrent non seulement des professionnels formés, mais de véritables éducateurs, frères, amis, pères et mères.

Don Bosco, « prêtre des rues » avant la lettre, s’est littéralement consumé dans cette entreprise. Les Salésiens (et ceux qui s’inspirent de Don Bosco) sont en effet « les enfants d’un rêveur d’avenir », mais d’un avenir qui se construit dans la confiance en Dieu et dans l’immersion et le travail quotidiens dans la vie des jeunes, au milieu des fatigues et des incertitudes de chaque jour.[41] Et c’est pourquoi la rencontreavec le Seigneur de la Vie, en aidant chaque jeune à découvrir son propre rêve, le rêve de Dieu en chacun, et en le soutenant sur son chemin de réalisation, est le don le plus précieux que nous puissions offrir aux jeunes. Comme je souhaite que cela se produise dans toutes nos maisons !

Alors que le cœur de Don Bosco battait à tout moment, nous, « convaincus que chaque jeune porte inscrit dans son cœur le désir de Dieu, nous sommes appelés à offrir des occasions de rencontre avec Jésus, source de vie et de joie pour chaque jeune. »[42] Don Bosco ne pouvait tolérer que dans ses maisons, ses fils et ses filles ne proposent pas aux garçons, aux filles, aux adolescents et aux jeunes la rencontre avec Jésus – même dans la liberté avec laquelle nous éduquons aujourd’hui à la foi dans les contextes les plus divers. Aujourd’hui encore, nous sommes appelés à le faire connaître, à découvrir comment Il fascine chaque personne et à aider les jeunes d’autres religions à être de bons croyants dans leur propre foi et leurs propres idéaux. Je rêve que cela devienne une réalité dans toutes les maisons salésiennes du monde.

« Partout, l’Œuvre Salésienne doit tendre vers les jeunes les plus pauvres et les plus nécessiteux de la société, et doit utiliser avec eux les mille moyens inspirés par la charité qui anticipe. Don Bosco pleurait en voyant tant de jeunes grandir dans la corruption et l’incroyance ; et il aurait voulu pouvoir étendre ses soins – veiller, admonester, instruire en un mot, prévenir – à tous les jeunes du monde (…) C’est pourquoi, en acceptant de nouvelles fondations, il donnait la préférence aux lieux où les jeunes tournaient mal parce qu’abandonnés. »[43] Je rêve vraiment de voir, un jour, toute la Congrégation Salésienne avoir le même dévouement que Don Bosco avait envers ses garçons les plus pauvres. Je rêve de voir chacun de mes confrères donner joyeusement sa vie en faveur des plus petits. Dans de nombreux cas, il en est déjà ainsi. Je rêve que chacune de nos maisons soit remplie de cette « odeur de brebis » à laquelle le Pape François fait référence aujourd’hui pour toute personne appelée à une vocation apostolique. Et je le souhaite aussi à toute notre Famille Salésienne : personne ne doit se sentir exclu de cet appel.

« La vie de Jean avant son ordination sacerdotale est vraiment un chef-d’œuvre d’itinéraire vocationnel. »[44] Parlant de la vocation aux jeunes, le Pape François dit : « Je suis une mission sur cette terre, et pour cela je suis dans ce monde. Par conséquent, il faut penser que toute pastorale est vocationnelle, toute formation est vocationnelle et toute spiritualité est vocationnelle. »[45] Comme Don Bosco l’a toujours fait, je considère qu’il est de notre devoir d’aider chaque jeune, dans toutes nos propositions, à découvrir ce que Dieu attend de lui, à avoir des idéaux qui le fassent « voler haut », à donner le meilleur de lui-même, à désirer vivre la vie comme un don et un don de soi.

Marie brille par son rôle de mère et de gardienne. Quand, très jeune, elle a reçu l’annonce de l’ange, elle n’a pas hésité à poser des questions. Quand elle a accepté et dit « oui », elle a tout misé, en prenant un risque. Quand sa cousine a eu besoin d’elle, elle a mis de côté ses projets et ses besoins et elle est partie « avec empressement » (Lc 1,39). Quand la douleur de son Fils l’a frappée, elle a été la femme forte qui l’a soutenu et accompagné jusqu’à la fin. Elle, la Mère et Maîtresse, regarde le monde des jeunes qui la cherchent, même s’il y a beaucoup de bruit et d’obscurité sur le chemin. Elle parle dans le silence et entretient la lumière de l’espérance.[46] Je rêve vraiment que, dans la fidélité à Don Bosco, nous fassions en sorte que nos garçons, nos filles, nos jeunes tombent amoureux de cette Mère, tout autant que lui, parce que « la Vierge est tout pour Don Bosco ; et le Salésien qui veut acquérir l’esprit du Fondateur doit l’imiter dans cette dévotion. »[47]

5. DU RÊVE DES NEUF ANS À L’AUTEL DES LARMES
Je suis arrivé à la fin de ce commentaire. Je pourrais continuer, mais je crois que ce que j’ai écrit peut toucher le cœur de tout le monde. En soi, ce serait déjà une très bonne nouvelle.

Je veux simplement vous inviter à une minute d’intériorisation et de contemplation devant ce texte des Memorie Biografiche qui décrit en quelques lignes ce que Don Bosco a ressenti, versant de grosses larmes, devant l’autel de Marie Auxiliatrice dans la basilique du Sacré-Cœur de Jésus, à Rome, quelques jours à peine après sa consécration.

Dans ces moments-là, Don Bosco vit et entendit la voix de sa mère Marguerite, les commentaires de ses frères et de sa grand-mère qui évaluaient le rêve, le remettant même en question. C’est là, à ce moment-là, soixante-deux ans plus tard, qu’il a tout compris, comme la Maîtresse le lui avait prédit.

Ce récit m’émeut à chaque fois et c’est pour cette raison que je vous invite à le relire et à le méditer personnellement. Encore une fois :

« Pas moins de quinze fois, pendant le divin sacrifice, rapportent les Memorie Biografiche, Don Bosco s’arrêta, saisi d’une vive émotion et versant des larmes. Viglietti, qui l’assistait, dut le rappeler de temps en temps à la réalité, afin qu’il puisse continuer. Lui ayant demandé quelle avait été la cause de tant d’émotion, Don Bosco répondit :  » J’avais devant les yeux la scène où, vers l’âge de dix ans, je rêvais de la Congrégation. Je voyais et j’entendais ma mère et mes frères interpréter le rêve… » La Vierge lui avait dit alors : « Tu comprendras tout en son temps. » Soixante-deux ans de labeur, de sacrifices et de luttes s’étaient écoulés depuis ce jour-là, et un éclair soudain lui avait révélé, dans la construction de l’église du Sacré-Cœur à Rome, le couronnement de la mission qui lui avait été mystérieusement annoncée au début de sa vie. »[48]

Je crois vraiment que Marie Auxiliatrice continue d’être une vraie Mère et Maîtresse de vie pour toute notre Famille, encore aujourd’hui. Je suis convaincu que les paroles prophétiques du premier rêve prononcées par le Seigneur Jésus et Marie continuent d’être une réalité dans tous les lieux où le charisme de notre Père, don de l’Esprit, s’est enraciné. Et je suis sûr que dans chaque maison, au-delà de nos efforts et de nos fatigues, nous pouvons appliquer ce que Don Bosco disait à propos du Sanctuaire du Valdocco :

« Chaque brique est une grâce de Marie Auxiliatrice. Nous n’avons rien fait sans son intervention directe. C’est Elle-même qui a construit sa propre maison, et c’est une merveille à nos yeux ! »

Immaculée et Auxiliatrice, qu’Elle continue à nous guider tous par la main. Amen.

Turin-Valdocco, le 8 décembre 2023

P. Ángel Card. Fernández Artime, S.D.B.
Recteur Majeur


[1] F. Motto, Il sogno dei nove anni. Redazione, storia, criteri di lettura, in «Note di pastorale giovanile» 5 (2020), 6.

[2] P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. 1. Vita e opere, LAS, Roma 1979, 31s.

[3] P. Chávez V., Connaissant et imitant Don Bosco, faisons des jeunes la mission de notre vie, in AGC 412 (2012), 35-36. (p. 41 dans l’édition en langue française).

[4] F. Motto, o.c., 6.

[5] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al 1855 (en français, nous nous référons à Souvenirs autobiographiques, traduction d’André Barucq, Apostolat des Éditions, Paris, 1978).

[6] Cf. Ph. Rinaldi, Lettre circulaire publiée in ACS Année V – n° 26 (24 octobre 1924), 312-317.

[7] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al 1855, in Institut Historique Salésien, (Essai introductif et notes historiques éditées par A. da Silva Ferreira), « Fonti », première série, 4, mars 1991. Cf. A. Bozzolo, Le rêve des neuf ans, 3.1 Structure narrative et mouvement onirique in A. Bozzolo, Les rêves de Don Bosco. Expérience spirituelle et sagesse éducative, LAS-Rome, 2017, p. 235.

[8] R. Ziggiotti (édité par Marco Bay), Tenaci, audaci e amorevoli [Tenaces, audacieux et aimants]. Lettres circulaires aux Salésiens par le P. René Ziggiotti, LAS, Rome 2015, 575.

[9] Le Salésien Coadjuteur Marco Bay a été professeur à l’Université Pontificale Salésienne de Rome ; il est actuellement Directeur des Archives Centrales Salésiennes de Rome (UPS). Il m’a généreusement remis les recherches qu’il avait effectuées sur les références que les précédents Recteurs Majeurs avaient faites au rêve des neuf ans.

Je voudrais également profiter de cette occasion pour remercier le P. Luis Timossi, sdb, du Centre de formation permanente de Quito, et le P. Silvio Roggia, sdb, Directeur de la communauté du bienheureux Ceferino Namuncurá à Rome, pour leurs notes et leurs suggestions.

[10] P. Albera, Direction Générale des Œuvres Salésiennes, Lettres circulaires du P. Paul Albera aux Salésiens, Turin 1965, n. 123 ; 315 ; 339.

[11] Ph. Rinaldi, Lettre circulaire publiée in ACS Année V – n° 26 (24 octobre 1924), 312-317.

[12] Ibidem.

[13] La commémoration d’un « rêve », in BS année XLIX, 6 (juin 1925), 147.

[14] P. Ricaldone, Année XVII. 24 mars 1936, n° 74.

[15] P. Ricaldone, op. cit.,78.

[16] R. Ziggiotti, op. cit.,129.

[17] R. Ziggiotti, op. cit., 264.

[18] L. Ricceri, La parola del Rettor Maggiore. Conferenze, Omelie Buone notti [La parole du Recteur Majeur. Conférences, Homélies, Mots du soir] v. 9, Province Centrale Salésienne, Turin 1978, n. 27.

[19] Ibid., p. 28.

[20] E. Viganò, Lettres circulaires du P. Egidio Viganò aux Salésiens, vol. 1, Rome, Direction Générale des Œuvres de Don Bosco, 1996, n. 10.

[21] MB VII, 291. Cité dans J. E. VECCHI, Educatori appassionati esperti e consacrati per i giovani. Lettere circolari ai Salesiani di don Juan E. Vecchi [Éducateurs passionnés, expérimentés et consacrés pour les jeunes …]. Introduction, mots-clés et index par Marco Bay, LAS, Rome 2013, 380.

[22] P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. Vol. II, p. 32. Cité in J. E. VECCHI, op. cit., p. 381.

[23] P. ChÁvez Villanueva, Lettres circulaires aux Salésiens (2002-2014). Introduction et index par Marco Bay. Présentation du P. Ángel Fernández Artime, Rome, LAS, 2021, p. 450.

[24] F. Motto, op. cit., 8.

[25] Ibid., p. 10.

[26] G. Bosco, Memorie dell’ Oratorio, cité in F. Motto, op. cit., 9.

[27] F. Motto, op. cit., 10.

[28] Cité in P. Ricaldone, Année XVII. 24 mars 1936, n° 74.

[29] J. Bosco, op. cit., 1177.

[30] P. Ricaldone, Année XX, novembre-décembre 1939 n. 96.

[31] A. Bozzolo (éd.), Il Sogno dei nove anni. Questioni ermeneutiche e lettura teologica [Le rêve des neuf ans.Questions herméneutiques et lecture théologique], LAS, Rome 2017, 264.

[32] E. Viganò, Lettres circulaires du P. Egidio Viganò aux Salésiens, vol. 1, Rome, Direction Générale des Œuvres de Don Bosco, 1996, p. 10.

[33] R. Ziggiotti, op. cit., 264.

[34] F. Motto, op. cit., 7.

[35] Cf. P. Chávez : « Connaissant et imitant Don Bosco, faisons des jeunes la mission de notre vie ». Première année de préparation au Bicentenaire de sa naissance. Étrenne 2012, in ACG 412 (2012), 3-39.

[36] E. Viganò, Lettres circulaires du P. Egidio Viganò aux Salésiens, vol. 1, Rome, Direction Générale des Œuvres de Don Bosco, 1996, p. 31.

[37] Synode des ÉvÊques, Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel. Document final. Elledici, Turin, 2018, nº128.

[38] Pape François, Christus vivit. Exhortation Apostolique postsynodale aux jeunes et à tout le Peuple de Dieu, LEV, Cité du Vatican 2019, nº194.

[39] Synode des ÉvÊques, Les jeunes …, nº116.

[40] Cf. XXIII Chapitre Général Salésien, Éduquer les jeunes à la foi, CCS, Madrid, 1990, nº 99.

[41] Cf. F. Motto, op. cit.,14.

[42] R Sala, Il sogno dei nove anni. Redazione, storia, criteri di lettura, in «Note di pastorale giovanile» 5 (2020), 21.

[43] Ph. Rinaldi, Il sac. Filippo Rinaldi ai Cooperatori ed alle Cooperatrici Salesiane. Un’altra data memoranda [Le P. Philippe Rinaldi aux Coopérateurs et Coopératrices Salésiens. Une autre date mémorable] in BS, Année XLIX, 1 (janvier 1925), 6.

[44] E. ViganÒ, Lettres circulaires du P. Egidio Viganò aux Salésiens, vol. 2, Rome, Direction Générale des Œuvres de Don Bosco, 1996, p. 589.

[45] Pape François, Christus vivit, nº254.

[46] Cf. Pape François, op. cit., 43-48, 298.

[47] R. Ziggiotti, op. cit., 264.

[48] MB XVIII, 341.




Don Bosco et le dialogue œcuménique

            L’œcuménisme est un mouvement né au début du XXe siècle parmi les Églises protestantes, propagé ensuite dans les Églises orthodoxes et dans l’Église catholique elle-même, et qui vise à l’unité des chrétiens. Le décret sur l’œcuménisme du concile Vatican II affirme que l’Église a été fondée une et unique par le Christ Seigneur et que la division des Églises non seulement contredit ouvertement la volonté du Christ, mais est aussi un scandale pour le monde. À cet égard, notre époque apparaît donc bien différente de celle de Don Bosco.
            Lorsque l’on parle de « protestants » au Piémont, on pense avant tout à l’Église évangélique vaudoise et aux Vaudois. On connaît assez bien l’histoire, parfois tragique et héroïque, de cette petite église populaire qui a trouvé dans les vallées de Pignerol un refuge, un foyer stable et son centre religieux. On connaît moins le fort esprit de prosélytisme des Vaudois après l’édit d’émancipation signé par le roi Charles-Albert le 17 février 1848, qui leur accordait des droits civils et politiques.
            Parmi les initiatives les plus visibles de leur propagande anticatholique croissante, au Piémont, puis dans toute l’Italie, figurait celle de la presse populaire. Elle provoqua une vive réaction de l’épiscopat et des initiatives apologétiques correspondantes pour la défense de la doctrine catholique. Dans ce domaine, suivant les directives du Saint-Siège et des évêques piémontais, Don Bosco se montra également très soucieux de préserver de l’hérésie la jeunesse et les populations de nos terres.

Les « Lectures catholiques » de Don Bosco
            On peut comprendre que Don Bosco ait ressenti le devoir d’entrer dans la mêlée pour défendre la foi du peuple et des jeunes. Il engagea une action courageuse en faveur de la presse populaire catholique car il se rendit vite compte que les Vaudois du Piémont n’étaient que la tête de pont de l’assaut protestant prémédité contre l’Italie (G. SPINI, Risorgimento e Protestanti, Milan, Mondadori Ed., 1989, pp. 236-253).
            À ce propos, un article de N. Fabretti paru dans « Il Secolo XIX » le 30 janvier 1988, intitulé : Don Bosco, un saint « jeune », le décrit ainsi : « orthodoxe jusqu’à l’intolérance, violent contre les protestants qu’il considère, s’ils ne se convertissent pas, comme des enfants du diable et des damnés », et « polémiste furieux… qui, avec ses Lectures catholiques, décrie obsessionnellement Luther et les protestants et insulte publiquement les Vaudois ». Mais ces accusations vulgaires ne touchent pas le vrai Don Bosco.
            Les « Lectures catholiques », dont la publication remonte à mars 1853, étaient des brochures populaires que Don Bosco faisait imprimer mensuellement pour l’éducation religieuse de la jeunesse et du peuple. En vue d’une catéchèse simple, souvent sous forme narrative, il utilisait ces fascicules périodiques pour rappeler à ses lecteurs la doctrine catholique sur les mystères de la foi, l’Église, les sacrements, la morale chrétienne.
            Plutôt que de polémiquer directement avec les protestants, il soulignait les différences qui nous séparaient d’eux, en se référant à l’histoire et à la théologie telles qu’elles étaient connues à l’époque. Il est inutile de chercher dans les brochures qu’il a imprimées, telles que les Avis aux Catholiques et Le Catholique instruit dans sa religion, (« Lectures catholiques » 1853, n° 1, 2, 5, 8, 9, 12) les principaux éléments proposés aujourd’hui par la doctrine sur l’Église. Elles sont plutôt le reflet d’une catéchèse qui aurait besoin aujourd’hui d’être clarifiée et complétée. Le style apologétique de Don Bosco reflétait donc celui des auteurs catholiques bien connus dont il s’inspirait.
            Dans le climat œcuménique d’aujourd’hui, certaines initiatives peuvent paraître disproportionnées par rapport au danger, mais il faut garder à l’esprit le climat de l’époque où la polémique partait des protestants eux-mêmes et où « la controverse religieuse était ressentie comme une nécessité quotidienne pour évangéliser le peuple » (V. VINAI, Storia dei Valdesi, Vol. III, Torino, Ed. Claudiana, 1980, p. 46).
            La littérature protestante anticatholique de l’époque présentait en effet le catholicisme comme un réceptacle de péché, d’hypocrisie religieuse, de superstition et de cruauté envers les Juifs et les Vaudois. Un historien protestant bien connu déclare à cet égard : « Nous pouvons dire qu’en 1847, l’Italie était entourée d’une sorte de siège protestant, mis en place par l’épiscopalisme anglican, le presbytérianisme écossais et l’évangélisme « libre » de Genève et de Lausanne, avec le soutien également du protestantisme américain. À l’intérieur de la péninsule, outre les communautés étrangères traditionnelles, il existait déjà deux têtes de pont, les Vaudois et les « Évangéliques » toscans. À l’extérieur, il y avait deux communautés organisées avec leur propre presse à Londres et à Malte » (G. SPINI, o. c., p. 226).
            Mais il y a plus. Outre les attentats d’origine suspecte dont il fut l’objet, Don Bosco fut vilipendé dans plusieurs numéros de l’hebdomadaire protestant « La Bonne Nouvelle » de 1853-1854, avec des schémas très lourds contre sa personne (« La Buona Novella », Année 1853-54, An III, n. 1, p. 8-11 ; n. 5, p. 69-72 ; n. 11, p. 166-168, n. 13, p. 193-198 ; n. 27, p. 423-424).
            C’était l’époque du  » mur contre mur  » !

Don Bosco intolérant ?
            Don Bosco ne méritait certainement pas de telles insultes. Louis Desanctis, prêtre catholique passé à l’Église vaudoise, avait donné une grande impulsion à l’évangélisation protestante par sa présence à Turin, polémiquant même sur les publications de Don Bosco. Mais lorsque, à la suite de désaccords internes, il finit par quitter les Vaudois pour se rapprocher de la Société Évangélique Italienne, il eut beaucoup à souffrir. C’est alors que Don Bosco lui écrivit pour l’inviter chez lui afin de partager avec lui « le pain et l’étude ». Desanctis lui répondit qu’il n’aurait jamais pensé trouver une telle générosité et une telle bonté chez un homme qui était ouvertement son ennemi. « Soyons honnêtes, ajoutait-il, vous combattez mes principes comme je combats les vôtres ; mais tout en me combattant, vous me montrez que vous m’aimez sincèrement, en me tendant une main bienfaisante au moment de l’affliction. Vous montrez ainsi que vous connaissez la pratique de cette charité chrétienne qui, en théorie, est si bien pratiquée par tant de gens… » (ASC, Collection originale n° 1403-04).
            Même si Desanctis n’a pas cru devoir tirer les conséquences logiques de sa situation, cette lettre reste significative car elle révèle le vrai Don Bosco, certainement pas « l’orthodoxe jusqu’à l’intolérance » ni le « polémiste furieux » défini par le chroniqueur de « Il Secolo XIX », mais l’homme de Dieu intéressé uniquement par le salut des âmes.




Don Bosco et les animaux

Don Bosco aimait-il les animaux ? Sont-ils présents dans sa vie ? Et quelle relation entretenait-il avec eux ? Quelques questions auxquelles on tente de répondre.

Oiseaux, chiens, chevaux, etc.
            Dans l’étable de la petite maison où Maman Marguerite s’était installée avec ses enfants et sa belle-mère après la mort inattendue de son mari François, il y avait une vachette, un veau et un âne. Dans un coin de la maison, un poulailler.
            Dès qu’il le put, Giovanni emmenait la vache au pâturage, mais il était plus intéressé par les nids d’oiseaux. Il le rappelle lui-même dans ses « Mémoires » : « J’étais très habile à piéger les oiseaux avec la cage, le gui, les ficelles, et je connaissais très bien les nids d’oiseaux » (MO 30).
            Les différents incidents de son « métier » sont bien connus. On se souvient de la fois où son bras s’est coincé dans la fente d’un tronc d’arbre, où il avait découvert un nid de mésanges ; ou de cette autre fois où il a vu un coucou massacrer une nichée de rossignols. Une autre fois, il vit sa pie mourir de gourmandise après avoir avalé trop de cerises, y compris les noyaux. Un jour, pour atteindre une nichée trouvée sur un vieux chêne, il glissa et tomba lourdement sur le sol. Et un triste jour, en rentrant de l’école, il trouva son merle préféré, élevé en cage et entraîné à gazouiller des mélodies, tué par le chat.
            En ce qui concerne les gallinacés, on se souvient de l’histoire de la mystérieuse poule trouvée sous le tamis dans la maison de ses grands-parents à Capriglio et libérée par Giovanni avec des rires de soulagement. De ces années date également l’incident de la dinde volée par un voyou et restituée avec courage et un brin d’imprudence enfantine. Des années de Chieri date l’astuce du poulet en gelée apporté à table et qui sort vivant de la marmite avec des cris aigus.
            À Sussambrino, Giovanni se lie d’une véritable amitié avec un chien, le chien de chasse de son frère Giuseppe. Il lui apprit à attraper les morceaux de pain à la volée et à les manger seulement lorsqu’on le lui ordonnait. Il lui apprit à monter et à descendre l’échelle de la grange, à faire des sauts et des tours de cirque. Le chien le suivait partout et lorsque Giovanni l’offrit à des parents de Moncucco, la pauvre bête, prise de nostalgie, revint seule à la maison à la recherche de son ami perdu.
            Étudiant à Castelnuovo, Giovanni apprit également à monter à cheval. Au cours de l’été 1832, le prévôt Don Dassano, qui lui faisait répéter ses leçons, lui confia la garde de l’écurie. Giovanni devait mener le cheval en promenade et, une fois sorti du village, il sautait sur son dos et le faisait galoper.
            Jeune prêtre à peine ordonné, invité à prêcher à Lauriano, à une trentaine de kilomètres de Castelnuovo, il partit à cheval. Mais la chevauchée se termina mal. Sur la colline de Berzano, la bête, effrayée par une grande volée d’oiseaux, se cabra et le cavalier se retrouva à terre.
            Don Bosco fit encore beaucoup d’autres chevauchées au cours de ses déplacements dans le Piémont et des excursions avec les garçons. Il suffit de rappeler l’ascension triomphale de Superga, au printemps 1846, sur un cheval harnaché selon les règles de l’art, que lui avait envoyé à Sassi Don Anselmetti.
            Beaucoup moins triomphale fut la traversée des Apennins sur le dos d’un âne lors du voyage vers Salicetto Langhe en novembre 1857. Le sentier était étroit et escarpé, la neige abondante. L’animal trébuchait et tombait à chaque tournant et Don Bosco fut obligé de descendre et de le pousser en avant. La descente fut encore plus aventureuse et seul le Seigneur sait comment il put atteindre le village à temps pour son ministère.
            Ce ne fut pas le dernier voyage de Don Bosco sur un âne. En juillet 1862, il parcourut de la même manière les six kilomètres qui séparent Lanzo de Sant’Ignazio. Et il en fut probablement de même à d’autres occasions.
            Mais l’une des chevauchées les plus glorieuses de Don Bosco fut celle qui, en octobre 1864, le conduisit de Gavi à Mornèse. Il arriva au village tard dans la soirée, au son festif des cloches. Les gens sortaient de leurs maisons, avec les lampes allumées, et s’agenouillaient sur son passage pour lui demander une bénédiction. C’était l’hosanna du peuple au saint de la jeunesse.

Les animaux dans les rêves de Don Bosco
            Si l’on considère maintenant les rêves de Don Bosco, on y trouve une grande variété d’animaux domestiques et sauvages, paisibles et féroces, représentant les jeunes, leurs vertus et leurs défauts, le diable et ses flatteries, le monde et ses passions.
            Dans le rêve de 9 ans, lorsque les garçons eurent disparu, Giovannino vit une multitude de chevreaux, chiens, chats, ours et autres animaux qui se transformèrent ensuite en doux agneaux. Dans celui de 16 ans, la Dame majestueuse lui confia un troupeau ; dans celui de 22 ans, il vit à nouveau les jeunes transformés en agneaux ; et enfin dans celui de 1844, les agneaux se transformèrent en bergers !
            En 1861, Don Bosco fit le rêve d’une promenade au Paradis. Au cours de ce voyage, les jeunes qui l’accompagnaient se trouvèrent face à des lacs à traverser. L’un d’eux était peuplé de bêtes féroces prêtes à dévorer quiconque tenterait de le traverser.
            La veille de la fête de l’Assomption en 1862, il rêva qu’il se trouvait aux Becchi avec tous ses jeunes, lorsqu’un énorme serpent de 7 à 8 mètres de long apparut dans la prairie, provoquant l’horreur. Mais un guide lui apprit à l’attraper avec une corde, qui se changera par la suite en chapelet.
            Le 6 janvier 1863, Don Bosco raconta aux garçons le fameux rêve de l’éléphant apparu dans la cour du Valdocco. Il était d’une taille immense et amusait gentiment les garçons. Il les suivit dans l’église, mais s’agenouilla dans la direction opposée, le museau tourné vers l’entrée. Puis il sortit à nouveau dans la cour et, soudain, il changea d’humeur et, avec des barrissements effrayants, il se jeta sur les jeunes pour les mettre en pièces. C’est alors que la petite statue de la Vierge, que l’on voit encore aujourd’hui sous le portique, s’anima et ouvrit son manteau pour protéger et sauver ceux qui se réfugiaient auprès d’elle.
            En 1864, Don Bosco fait le rêve des corbeaux survolant la cour du Valdocco pour becqueter les garçons. En 1865, c’est au tour d’une perdrix et d’une caille, symboles respectifs de la vertu et du vice. Puis vint le rêve de l’aigle majestueux descendant pour s’emparer d’un garçon de l’Oratoire ; et encore celui du gros chat aux yeux de feu.
            En 1867, il sembla à Don Bosco qu’un énorme crapaud dégoûtant, le diable, entrait dans sa chambre. En 1872, il raconta le rêve du rossignol. En 1876, celui des poules, celui du taureau furieux, et aussi celui de la charrette tirée par un cochon et un énorme crapaud.
            En 1878, il voit en rêve un chat poursuivi par deux méchants chiens. Et ainsi de suite.
            Laissant aux experts le soin de discuter ces rêves, nous savons cependant qu’ils ont eu une grande fonction pédagogique dans les maisons de Don Bosco et que, surtout dans certains d’entre eux, il est difficile de ne pas voir une intervention spéciale de Dieu.

Le chien gris
            Mais si nous voulons arriver au seuil du mystère, nous devons nous souvenir du « Grigio », ce chien mystérieux qui est apparu tant de fois pour protéger Don Bosco à des moments où sa vie était en danger.
            Dans ses « Mémoires », Don Bosco lui-même écrit à son sujet : « Le chien gris a fait l’objet de nombreuses discussions et de diverses suppositions. Beaucoup d’entre vous l’ont vu et l’ont même caressé. Laissant de côté les histoires étranges que l’on raconte sur ce chien, je vais vous présenter ce qui est la pure vérité » (MO 251). Il poursuit en racontant les risques qu’il courait dans les années 1950 en rentrant au Valdocco tard le soir et comment ce gros chien apparaissait souvent à l’improviste à ses côtés et l’accompagnait jusqu’à la maison.
            Il raconte, par exemple, cette soirée de novembre 1854 où, dans la rue qui mène de la Consolata au Cottolengo (aujourd’hui Via Consolata et Via Ariosto, perpendiculaire au Corso Regina), il aperçut deux rôdeurs qui le suivaient et se jetèrent sur lui pour l’étrangler, lorsque le chien apparut, les attaqua avec rage et les obligea à s’enfuir précipitamment. Enfin, dernière occasion, il raconte que le Gris lui est apparu une nuit sur la route de Morialdo à Moncucco, alors qu’il se rendait, seul, à la ferme Moglia pour rendre visite à ses vieux amis.
            Mais ses « Mémoires », écrits dans les années 1873-75, n’ont pas pu mentionner ce qui semble bien être la dernière apparition du Gris, qui eut lieu dans la nuit du 13 février 1883. N’ayant pas trouvé de voiture, Don Bosco se rendait à pied, de Vintimille à la nouvelle maison salésienne de Vallecrosia sous une pluie battante, ne sachant où poser les pieds en raison de sa faible vue, quand son vieil ami, le fidèle Grigio, qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs années, vint à sa rencontre. Le chien l’aborda en lui faisant fête, puis il lui servit de guide en allant devant lui dans la boue et l’obscurité épaisse. Arrivé à Vallecrosia, et après avoir salué Don Bosco de la patte, il disparut (MB XVI, 35-36).
            Au cours d’un déjeuner à Marseille dans la famille Olive, Don Bosco raconta le fait. Madame Olive lui demanda alors comment une telle apparition était possible, car le chien aurait déjà dû être trop vieux. Don Bosco lui répondit en souriant : « C’était sans doute son fils ou un petit-fils de celui-là ! » (MB XVI, 36-37). Il éluda ainsi une question embarrassante, car il ne pouvait s’agir d’un phénomène naturel, mais il ne dit pas qu’il s’agissait d’un produit de son imagination. Il était trop sincère pour cela.
            Selon les témoignages de Giuseppe Buzzetti, Carlo Tomatis et Giuseppe Brosio, qui ont vécu avec Don Bosco dès les débuts, le Grigio ressemblait à un chien de troupeau ou à un chien de garde. Personne, pas même Don Bosco, n’a jamais su d’où il venait ni qui était son maître. Carlo Tomatis en dit plus : « C’était un chien à l’aspect vraiment redoutable et parfois Maman Marguerite, en le voyant, s’exclamait : « Oh ! quelle vilaine bête ! » Il ressemblait presque à un loup, avec un museau allongé, des oreilles retroussées, le poil gris, haut d’un mètre » (MB IV, 712). Ce n’est pas pour rien qu’il inspirait la crainte à ceux qui ne le connaissaient pas. Pourtant, le cardinal Cagliero témoignera : « J’ai vu la chère bête un soir d’hiver » (MB IV, 716).
            Chère bête !!! pour les amis !…
            Une fois, au lieu de raccompagner Don Bosco, il l’empêcha de sortir. Il était tard dans la soirée et Maman Marguerite essayait de dissuader son fils de sortir, mais il était déterminé et pensait à se faire accompagner par des garçons plus âgés. À la porte de la maison, ils trouvèrent le chien couché. « Oh, le Gris, dit Don Bosco, lève-toi et viens ! Mais le chien, au lieu d’obéir, poussa un hurlement de peur et ne bougea pas. Deux fois Don Bosco essaya de passer et deux fois le Gris l’empêcha de passer. C’est alors que Maman Marguerite intervient : « Se ‘t veule nen scoteme me, scota almeno ‘l can, seurt nen » (Si tu ne veux pas m’écouter, écoute au moins le chien, ne sors pas). Et le chien eut le dessus. On apprendra plus tard que des tueurs à gages l’attendaient dehors pour lui ôter la vie (MB IV, 714).
            Le Grigio a donc souvent sauvé la vie de Don Bosco. Mais il n’acceptait jamais de nourriture ni aucune autre forme de récompense. Il apparaissait soudainement et disparaissait sans laisser de traces une fois la mission accomplie.
            Mais alors, quel genre de chien était le Gris ? Un jour de 1872, Don Bosco est l’invité des barons Ricci dans leur maison de campagne à la Madonna dell’Olmo, près de Cuneo. La baronne Azeglia Fassati, épouse du baron Carlo, aborda le sujet du Gris mais Don Bosco dit : « Laissons le Grigio tranquille, il y a déjà quelque temps que je ne l’ai pas vu ». Cela faisait deux ans, parce qu’en 1870 il avait dit : « Ce chien est vraiment un cas dans ma vie ! Dire que c’est un ange ferait rire ; mais on ne peut pas dire non plus que c’est un chien ordinaire, car je l’ai vu encore l’autre jour » (MB X, 386).  Était-ce à l’occasion de son voyage à Moncucco ?
            Mais à une autre occasion, il affirmera ceci : « De temps en temps, il me venait à l’esprit de chercher l’origine de ce chien… Ce que je sais, c’est que cet animal a été pour moi une véritable providence » (MB IV, 718).
            Comme le chien de saint Roch ! Certains phénomènes passent à travers les mailles du filet de la recherche scientifique. Pour ceux qui croient, aucune explication n’est nécessaire ; pour ceux qui ne croient pas, aucune explication n’est possible.




Louis Variara, un « fondateur fondé »

Fondé dans un regard qui a marqué toute une vie
            Louis Variara est né le 15 janvier 1875 à Viarigi (Asti). Don Bosco était venu dans ce village en 1856 pour y prêcher une mission. Et c’est à Don Bosco que le père, le 1er octobre 1887, confie son fils pour le conduire au Valdocco. Le Saint des jeunes mourra quatre mois plus tard, mais la connaissance que Louis en fit suffit à le marquer à vie. Il se souvient lui-même de l’événement en ces termes : « C’était en hiver et un après-midi, nous jouions dans la grande cour de l’oratoire quand soudain on cria d’un côté à l’autre : « Don Bosco, Don Bosco ! » Instinctivement, nous nous sommes tous précipités vers l’endroit où apparaissait notre bon Père, que l’on promenait dans son fauteuil roulant. Nous l’avons suivi jusqu’à l’endroit où il devait monter dans le fauteuil ; aussitôt on vit Don Bosco entouré de la foule de ses fils tant aimés. Je cherchais avec anxiété un moyen de me mettre dans une position où je pourrais le voir à mon aise, car je désirais ardemment le rencontrer. Je m’approchai le plus possible, et lorsqu’on l’aida à monter dans le fauteuil, il me lança un doux regard, et ses yeux se posèrent sur moi avec intensité. Je ne sais pas ce que j’ai ressenti à ce moment-là… c’est quelque chose que je ne peux pas exprimer ! Ce jour-là a été l’un des plus heureux de ma vie ; j’étais sûr d’avoir rencontré un saint, et que ce saint avait lu dans mon âme quelque chose que seuls Dieu et lui pouvaient connaître ».
            Il demanda à devenir salésien : il entra au noviciat le 17 août 1891 et le termina le 2 octobre 1892 avec les vœux perpétuels entre les mains du bienheureux Michel Rua, qui lui murmurait à l’oreille : « Variara, ne varie pas ». Il étudia la philosophie à Valsalice, où il rencontra le vénérable André Beltrami. C’est là que passa, en 1894, le père Michel Unia, le célèbre missionnaire qui venait de commencer à travailler parmi les lépreux à Agua de Dios, en Colombie. « Quels ne furent pas mon étonnement et ma joie, racontera Don Variara, lorsque, parmi les 188 compagnons qui avaient la même aspiration, il fixa son regard sur moi et dit : « Celui-ci est pour moi » ».
            Il arriva à Agua de Dios le 6 août 1894. Le lazaret comptait 2 000 habitants, dont 800 lépreux. Il s’investit totalement dans sa mission. Doué de talents musicaux, il organisa une fanfare qui créa immédiatement une atmosphère de fête dans la « cité de la douleur ». Il transforma la tristesse du lazaret en gaieté salésienne, avec la musique, le théâtre, le sport et le style de vie de l’oratoire salésien.
            Le 24 avril 1898, il fut ordonné prêtre et se révéla rapidement comme un excellent directeur spirituel. Parmi ses pénitentes, il comptait des membres de l’Association des Filles de Marie, un groupe d’environ 200 jeunes filles, dont beaucoup étaient lépreuses. C’est face à cette prise de conscience que naquit en lui la première idée de jeunes femmes consacrées, bien que lépreuses. La Congrégation des Filles des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie vit le jour le 7 mai 1905. Il devint « fondateur » après avoir été « fondé » dans la pleine soumission à l’obéissance religieuse et, cas unique dans l’histoire de l’Église, il fonda la première communauté religieuse composée de personnes atteintes de la lèpre ou de filles de lépreux. Il écrit : « Jamais je ne me suis senti aussi heureux d’être salésien que cette année, et je bénis le Seigneur de m’avoir envoyé dans ce lazaret, où j’ai appris à ne pas me laisser voler le ciel ».
            Dix ans s’étaient écoulés depuis son arrivée à Agua de Dios, une période heureuse et pleine de réalisations, y compris l’achèvement de l’asile « Don Miguel Unia ». Mais une période de souffrance et d’incompréhension allait commencer pour le généreux missionnaire. Cette période durera 18 ans, jusqu’à sa mort à Cúcuta, en Colombie, le 1er février 1923, à 48 ans et 24 ans de sacerdoce.
            Le père Variara a su conjuguer en lui la fidélité au travail que le Seigneur lui demandait et la soumission aux ordres que son supérieur légitime lui imposait et qui semblaient l’éloigner des voies voulues par Dieu. Il a été béatifié par le pape Jean-Paul II le 14 avril 2002.

Fondé sur une amitié spirituelle
            À Turin-Valsalice, Luigi Variara avait fait la connaissance du vénérable Andrea Beltrami, un prêtre salésien atteint de tuberculose, qui s’était offert comme victime à Dieu pour la conversion de tous les pécheurs du monde. Une amitié spirituelle naquit entre ces deux salésiens et Don Beltrami inspirera Don Variara lorsqu’il fondera la Congrégation des Filles des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie en Colombie, en leur proposant la « consécration victimale ».
            Le vénérable Andrea Beltrami est le précurseur de la dimension victimale et oblative du charisme salésien : « La mission que Dieu me confie est de prier et de souffrir », disait-il. « Ni guérir, ni mourir, mais vivre pour souffrir », telle était sa devise. Très rigoureux dans l’observance de la Règle, il avait une ouverture filiale à l’égard de ses supérieurs et un amour ardent pour Don Bosco et la Congrégation. Son lit deviendra son autel et sa chaire, où il s’immola avec Jésus et d’où il enseigna comment aimer, comment offrir et comment souffrir. Sa petite chambre devint tout son monde, c’est de là qu’il écrivait et où il célébrait sa messe de sang : « Je m’offre en victime avec Lui, pour la sanctification des prêtres, pour les peuples du monde entier », répétait-il ; mais son caractère salésien le poussait aussi à avoir des relations avec le monde extérieur. Il s’offrit comme victime d’amour pour la conversion des pécheurs et pour la consolation des souffrants. Don Beltrami a pleinement saisi la dimension sacrificielle du charisme salésien, voulue par le fondateur Don Bosco.
            Les filles de Don Variara ont écrit ce qui suit à propos de Don Beltrami : « Nous sommes des pauvres filles frappées par la terrible maladie de la lèpre, violemment arrachées et séparées de nos parents, privées en un seul instant de nos espoirs les plus vifs et de nos désirs les plus ardents… Nous avons senti la main caressante de Dieu dans les saints encouragements et les initiatives charitables de Don Luigi Variara face à nos douleurs aiguës du corps et de l’âme. Persuadées que c’est la volonté du Sacré-Cœur de Jésus et trouvant que c’était facile à réaliser, nous avons commencé à nous offrir comme victimes d’expiation, en suivant l’exemple de Don Andrea Beltrami, salésien ».

Fondé dans les Cœurs de Jésus et de Marie
            Tel fut Don Variara, « fondateur fondé » de l’Institut des Filles des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Dans sa vie, il rencontra de grandes difficultés, comme en 1901 lors de la construction de la maison « Don Miguel Unia », mais il s’en remit à la Vierge en écrivant : « Plus que jamais, j’ai confiance dans le succès de cette œuvre, Marie Auxiliatrice m’aidera » ; « je n’ai de l’argent que pour une semaine, alors… Marie Auxiliatrice y pensera, car l’œuvre est entre ses mains ». Dans les moments douloureux, le père Variara renouvelait sa dévotion à la Vierge, trouvant ainsi la sérénité et la confiance en Dieu pour poursuivre sa mission.
            Dans les grands obstacles qu’il a rencontrés pour fonder la Congrégation des Filles des Sacrés Cœurs, Don Variara a agi comme dans les autres occasions, comme lorsqu’il a dû quitter Agua de Dios. Il a agi de la même manière lorsqu’on lui a annoncé qu’il avait contracté la lèpre. Certains jours, confessa-t-il, le désespoir m’assaille, avec des pensées que je m’empresse de chasser en invoquant la Vierge. Et à ses filles spirituelles, éloignées de ses conseils paternels, il écrivait : « Jésus sera votre force, et Marie Auxiliatrice étendra sur vous son manteau ». « Je ne me fais pas d’illusions, écrivait-il à une autre occasion, je laisse tout entre les mains de la Vierge ». « Que Jésus et Marie soient mille fois bénis et vivent toujours dans nos cœurs ».